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Traces : lieu introuvable

En hommage à Jean-Paul Demoule

1 Laurence Kahn « Traces : lieu introuvable » publié dans Archéopages, Constructions de l’archéologie (liber scriptorum prohibitorum), en hommage à Jean-Paul Demoule, 2008, pp. 94-98. "Qui nous apprendra à décanter la joie du souvenir ?" André Breton Nous ne laisserons personne dire que c'est le plus bel âge de la vie. Et pourtant, 1969 : nous avions vingt ans. Bohumil Soudsky avait traversé le rideau de fer, et de jeunes archéologues étaient réunis à Marseille pour l'entendre. Lui parmi d'autres, certes. Mais celui-là seul, avec un accent venu droit des films de Wajda, nous annonçait que l'archéologie était enfin une science jeune. Est-ce la raison pour laquelle il eut une influence déterminante sur le parcours de Jean-Paul Demoule ? En vérité, ce Tchèque était demoulien, tant on retrouvait dans sa tristesse joyeuse, dans son enthousiasme moqueur, le mélange de détermination et de mélancolie qui faisait le ton du jeune Français. À moins que ce ne fût le Français qui découvrit son âme tchèque dans cette amitié forte et durable, née un an auparavant lors du séjour de Jean-Paul sur le chantier de Bylani. Faut-il ajouter que, en matière de jeunesse, août 68 et ses chars russes lui rappelèrent cruellement que l'espérance temporairement confiée à l'émancipation soviétique des peuples avaient atteint le terme de son déclin ? Demoule quitta la Tchécoslovaquie en zigzaguant avec sa 4L au milieu des tanks. Quant à moi, je n'ai jamais vu Bylani que, un an plus tard, les chars postés à la frontière austro-tchèque gardaient toujours aussi inflexiblement. Et puis, le temps passa, avec son lot d'éloignements. Mais ce qui resta et nous donna l'occasion de collaborer fut précisément la relation si étrange que nos deux disciplines entretiennent avec le temps. J'avais cessé de me 2 consacrer à la Grèce antique et était devenue psychanalyste. Jean-Paul Demoule, lui, continuait de réfléchir sur les conditions dans lesquelles l'invention du passé déroge le moins aux règles de la science. Sans que j'y prenne garde, un point de contact s'établit, qui faisait l'un des objets de nos échanges épisodiques : la part essentielle faite à l'incertitude lorsque l'événement du passé se présente à notre entendement sous le jour de l'évidence d'un fait. Une telle comparaison entre nos deux disciplines nous tenait donc fort éloignés des commentaires convenus sur la proximité de démarches tournées toutes deux vers l'exploration des tréfonds du temps. Tout comme la pente de la psychanalyse appliquée était résolument évincée, qui nous aurait pourtant permis d'ajuster à peu de frais l'interprétation intelligente de quelque peinture rupestre et les fondements représentatifs de fantasmes inconscients épargnés par l'usure du temps. Si Jean-Paul Demoule s'est si souvent fait l'historiographe de la préhistoire, c'est bien pour mettre au jour les déformations innombrables dont est en permanence tributaire l'interprétation des données étudiées. Et tel était bien l'objet de nos conversations peu académiques : ce point de tangence qui engageait la méthode même de la pensée, lorsqu'il y va de la trace et de son interprétation. Donc, nos terrains étaient en tout point différents. Et rien ne nous portait à les confondre – quand bien même la référence de Freud à l'anthropologie préhistorique avait eu pour initiale intention de légitimer l'universalité de l'hypothèse psychanalytique au-delà de l'espace privé des traitements où elle s'était premièrement forgée. En vérité – et le chapitre serait ici long à développer –jamais le souhait démonstratif de Freud de sortir du camp retranché de la singularité des cas pour accéder à la généralité des sociétés humaines et de leurs productions ne mérita à ses yeux d'abandonner la précarité d'un sol où ce n'est que dans le moment de l'attribution d'une signification et d'une destination à l'acte psychique inconscient que celui-ci se constitue en objet de référence. Tel est d'ailleurs, en bref, le motif même de sa rupture avec Jung, ses schèmes culturels et ses symboles. Mais, dans cet horizon où tout sépare la nature même des "objets" envisagés, les modalités de leur saisie incitent au débat sur les conditions de leur construction. Si pour l'archéologue "il n'y a pas plus de regard brut qu'il n'y a de fait scientifique objectif", si "tous deux résultent d'une construction culturelle", l'analogie rapide avec l'activité de construction de l'analyste au travail n'est pas pour autant permise. Tout d'abord parce que, dans la situation de l'archéologue, le repérage de l'existence matérielle du fait ouvre au partage d'une "même" donnée, possédée en commun par une "même" population, dans le décours d'une temporalité commune elle aussi. Ce faisant, le raisonnement interprétatif 3 dispose d'un point d'appui que la pratique même de la psychanalyse fait voler en éclats du seul fait de sa méthode. Point d'appui que l'on retrouve dans la possible vision panoramique des élucidations successives, lesquelles mettent en lumière la diversité, l'antagonisme, voire la tournure follement insolite des constructions développées au fil du temps. Reste que chaque fois le caractère collectif du territoire, spatial et temporel, confère à la matérialité du reste une valeur d'étai qui ne peut être sujette à caution. Pourtant, mieux loti, l'archéologue n'en est pas moins aux prises avec le découpage des données matérielles – ce découpage qui faisait écrire à Lucien Febvre que "la Providence ne fournit aucun fait brut, … des faits doués par extraordinaire d'une existence de fait parfaitement définie, simple, irréductible" , et dont on sait que c'est de lui que va découler la suite des inférences. Du reste, si l'usage de la psychanalyse appliquée aux productions préhistoriques est à ce point contestable, c'est précisément parce que le décryptage des "contenus" sémantiques archaïques apparaît comme l'unique et ô combien discutable support du découpage même des données. Ce grâce à quoi les psychanalystes trouvent, par la voie sommaire d'une telle translation vers le sens, matière à un soulagement momentané que la pratique analytique en principe déconcerte sans cesse. Non seulement Jean-Paul Demoule ne s'est jamais livré au moindre exercice de ce type, mais on peut affirmer que, jusqu'au jour d'aujourd'hui, l'ensemble de ses travaux emprunte le chemin inverse. Ce qui apparut avec la plus grande netteté dans les deux contributions qu'il accepta de donner à la Nouvelle Revue de psychanalyse : en 1991, dans le numéro consacré aux Destins de l'image et, en 1994, dans celui qui avait pour thème Aimer Être aimé. Aussi bien dans "Les images sans les paroles" que dans "L'amour passé", il montre en effet combien la construction de l'objet, prise dans le maillage de la théorie, engage en réalité la zone la plus turbulente de notre mémoire. Par conséquent, aucun amalgame à vocation conciliatrice dans ces textes, et pas davantage de concession au décryptage. L'attention y est entièrement tournée vers les gestes de la pensée : gestes de la découverte, gestes de la retenue et du délai ; plus encore gestes de l'homme actuel lorsque, aux prises avec ces lieux de mémoire, il omet soudain que "leur invisibilité se dérobe dans le visible même". Des gestes d'autant plus menacés dans leur volonté de répondre scientifiquement des procédures d'inférence utilisées que, sur ces terrains où s'entrelacent le mort et le vivant, la passion joue immanquablement sa partie. Le point de tangence apparaissait alors clairement, qui tient à l'impact sur l'observateur non seulement de l'attraction libidinale ayant clandestinement présidé à l'investigation, mais également aux résistances élevées contre une telle attraction. 4 Ainsi, des troubles digressions sur les "Vénus impudiques" à l'assertion d'un panthéon préhistorique, de l'attestation du matriarcat primitif à la réduction fonctionnaliste, l'excédent interprétatif prend-il corps dans la volonté même de conférer une cohérence à ces productions muettes, jusqu'au moment où, tendant à la totalisation, l'explication devient l'instrument du fourvoiement de la pensée, sous le coup du désir. Les fluctuations du destin de la "scène primordiale de la préhistoire" en sont le parfait exemple puisque chaque reste, chaque trouvaille se trouve pris tour à tour dans la figuration d'une humanité idéale en forme de couple adamique, dans la théorisation d'une division bourgeoise du travail, dans l'hypothèse des copulations déréglées, censées commander le commerce sexuel de la horde. Jean-Paul montrait ainsi aux psychanalystes que "le rêve nostalgique d'un lieu perdu ou introuvable" – cela même qui fait descendre les préhistoriens au fond des grottes après avoir poussé nos ancêtres à y pénétrer si profondément, mais qui tout aussi bien fait demeurer, des heures durant, les psychanalystes à l'écoute de l'inaudible – le rêve de ce lieu occupe tout le champ interprétatif, sous le couvert ou dans le déguisement d'une scénographie oublieuse de la polysémie et de la mutité des objets qu'elle traite. En somme, il défaisait fil à fil l'illusion selon laquelle la perception de l'archéologue entrerait en contact avec ce qui est refusé au psychanalyste. Point de tangence, disais-je, et, de fait, si la passion est mue par "le désir de renouer la chaîne interprétative brisée", chaque fois l'élucidation bute sur la résistance, c'est-à-dire la consistance de l'énigme. Que celle-ci se présente comme la rupture d'une trame mémorielle qui ne saurait en dernier ressort être résorbée (lorsqu'il s'agit par exemple de la fonctionnalité des instruments matériels) ou qu'elle prenne le visage de cet autre qu'on ne verra jamais et qui nous a adressé le message d'une image faite pour n'être pas vue (il est cette fois question des peintures rupestres), toujours l'autonomie du reste et sa densité figurale révèlent notre difficulté à voir. Cette "polysémie du figural préhistorique, qui est un autre nom de son hétérogénéité au discours, n'en finit pas de produire des récits, des mythes, des rêves." Pente qui semble se renforcer lorsque le regard réappropriateur que ne cesse de porter l'Occident sur ces origines excite la volonté de transparence. Certes, on peut faire appel "au silence respectueux des mots face à l'indicible des formes", tel LeroiGourhan qui tente de faire sa place à la mise à distance de l'objet et à son observation la plus fine. Mais, on le devine, l'ascèse de la description perpétuelle n'épuise en rien la véhémence de la quête. Et d'ailleurs, comment regarder, comment entendre, comment déchiffrer si les vestiges et les traces perdent le pouvoir d'attraction qu'elles exercent sur le chercheur ? 5 Sans l'excitation et sa cohorte d'affects, ne sommes-nous pas guettés par le professionnalisme de la profession, c'est-à-dire par la résorption de la puissance événementielle de la trouvaille, par sa réduction dans un système d'échange dont on admet si complaisamment le caractère partial, bref par l'assujettissement de l'absolument hétérogène à des normes de commutation bien tempérées ? Faut-il en appeler au relativisme, à cette "variante sceptique de l'empirisme logique", pour innocenter l'interprétation des effets déformants produits par l'excitation de la vision et l'effort de sa contention ? Cette question domine évidemment le champ théorique et pratique de la psychanalyse. On le sait, cette discipline n'est pas la dernière à inventer des "mythes rationnels", et elle n'a rien à envier à la préhistoire quand il faut statuer entre récits extravagants et politique correcte d'une subjectivité narrative que l'on prétend postmoderne. Comme l'archéologie, elle a à se débattre entre la croyance et la dégradation, entre la chausse-trappe des "faux" – qui trahissent une autre vérité – et toutes les formes de la décomposition et de la transformation. Les pages consacrées par Jean-Paul au fac-similé consolateur de Lascaux, au faux de Glozel, ou à l'étrange traitement des mégalithes bretons, fracturés, déménagés, réaménagés, auraient assurément fait rêver Freud lorsque, aux prises avec le désaccordement des temporalités psychiques, il découvrait auprès de Dora que la solution du symptôme se présente "par fragments, enchevêtrés dans des contextes différents et répartis sur des époques fort éloignées". Ainsi le point de tangence entre les deux disciplines se situe-t-il non dans la similarité expéditive de contenus dits archaïques, mais bien dans le traitement même de la mémoire où altération et réemplois sont partie constituante du souvenir, de sa fragmentation, de sa recomposition. Autant de liaisons et de déliaisons qui interdisent au reste de se donner dans sa forme d'origine. D'où la question cruciale du geste que l'on subsume sous la règle technique. Si dans leur apparente visibilité, les vestiges préhistoriques résistent à la perception ou l'emballent (ce qui revient au même), si ces "témoignages de la spiritualité humaine" traversent les millénaires en bute à une cécité que l'on ne peut imputer à la seule ignorance, c'est bien que le neutre enregistrement des faits du passé n'a pas plus cours ici que dans toute entreprise anamnestique. Et comment pourrait-il en être autrement dès lors que l'observateur est aux prises avec l'entrelacs du mort et du vivant ? Je ne perds pas de vue que, aux yeux du psychanalyste, l'archéologue a paru de prime abord mieux nanti, autorisé qu'il est à faire fond sur la stabilité du reste. C'est précisément la confiance faite à une telle stabilité qui a amené Freud dans un premier 6 temps à pousser loin la métaphore archéologique pour rendre compte de la psychologie des profondeurs : l'inaltérabilité de l'inconscient porterait la promesse que la scène traumatique, enfouie dans le sous-sol psychique, se retrouvera – ce qui, dans cette version freudienne préanalytique, permet de penser que la restauration des fragments disparus dans la chaîne remontant au souvenir pathogène engendrera la résolution du symptôme. Mais pour que perdure la validité d'une telle métaphore, il faut omettre que la voie ouverte vers l'objet perdu par la rencontre du reliquat trouvé est fondamentalement tributaire du régime de l'attention qu'on lui porte. Excitée, celle-ci s'empare des signes immédiats et supplée à ce qui manque au point d'en être comblée. De sorte que l'impatience de l'interprétation entre littéralement en collision avec l'excès de clarté. La précipitation en forme d'aveuglement ébloui est ce que Freud découvre en même temps qu'il abandonne la théorie d'une source événementielle et réelle des troubles psychiques, en même temps qu'il affronte l'opacité de l'agent psychique endogène qu'est le sexuel infantile, en même temps que s'impose à lui la règle technique de la lenteur et de la retenue, nécessaires au déploiement du transfert et de la répétition. C'est à Jean-Paul que je dois la connaissance de la recommandation de Pitt Rivers : en cas de découverte importante, commencez par allumer une cigarette. Tout comme l'appel au calme lancé par Leroi-Gourhan lorsqu'il met en garde contre l'exaltation de la grande découverte : "Le fouilleur est vraiment grand s'il a le courage de s'asseoir et d'allumer une cigarette pour réfléchir". Des remarques précieuses non seulement parce qu'elles disent pourquoi l'on fume, mais parce qu'elles indiquent combien le trouble fou de Schliemann, haute silhouette qui domina le rêve archéologique du jeune Freud, continue de déterminer a contrario les prescriptions techniques de la fouille. La menace que fait peser la trouvaille tient dans l'illusion de retrouvailles, illusion qui immanquablement engendre le circuit court de la pensée. Convertir l'excitation de la prise en intelligence de l'enquête est la part commune de nos disciplines, exposées qu'elles sont, l'une et l'autre, au statut ambigu de la trace. Car la trace ne dit rien en tant que telle. Elle ébranle l'entendement, elle impulse la spéculation. C'est de ce point de vue que doit être entendue la place accordée à la primitivité par Freud, qui jamais ne se résume au réalisme d'un primitif observable. L'enjeu de ce qu'il nomme "concordances psychiques entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés" va très au-delà du débat sur la véracité ou la douce insanité de l'hypothèse de Totem et Tabou. Elle outrepasse également ce que Freud confie au fossile actif du meurtre dans la construction de la destructivité humaine – encore que, en matière de primitivité, cet 7 aspect essentiel, qui a le mérite de résister à la pente enthousiaste de la réappropriation, disparaît généralement sous le fardeau des stades développementaux et autres considérations de psychologie génétique. En vérité, cette hypothèse prend à revers la conviction que l'archéologue serait mieux pourvu que le psychanalyste, car elle inverse la flèche du temps. Interrogeant l'empreinte d'un état ancien dont la seule visibilité se présente dans la surface actuelle, l'hypothèse de l'inscription psychique de la trace prend corps dans la reviviscence de dispositifs pulsionnels pérennes, quelles que soient les transformations ou les réorientations de leurs formes manifestes. Le disparu est toujours vivant, et si en matière de sexuel infantile il est encore permis de parler d'archéologie, ce sera à condition de considérer que l'archéologie est désormais celle de l'actuel, le transfert se chargeant tout à la fois de transmettre de génération en génération cette préhistoire au présent, et de brouiller génération après génération la vue des humains aux prises avec l'amour, le meurtre et la répétition. Les égarements successifs de l'interprétation dans le champ préhistorique n'indiquent-ils pas que le transfert joue là aussi sa redoutable partie lorsque la réalisation hallucinatoire de désir s'empare de la perception du vestige et l'asservit ? Reste la trouvaille et son irruption. Reste l'aptitude à ne pas la réduire dans le flot verbeux du sens pour lui conserver, le temps nécessaire, sa valeur d'événement, cela même qui fait trembler le discours. Ce que disait André Breton lorsqu'il écrivait dans L'amour fou : "Toujours est-il que le plaisir est ici fonction de la dissemblance même qui existe entre l'objet souhaité et la trouvaille. Cette trouvaille, qu'elle soit artistique, scientifique, philosophique ou d'aussi médiocre utilité qu'on voudra, enlève à mes yeux toute beauté à ce qui n'est pas elle. C'est en elle seule qu'il nous est donné de reconnaître le merveilleux précipité du désir. Elle seule a le pouvoir d'agrandir l'univers, de le faire revenir partiellement sur son opacité, de nous découvrir en lui des capacités de recel extraordinaire, proportionnées aux besoins innombrables de l'esprit."