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Éric Bosley dit Mon Colonel

Article consacré aux dessins d'Eric Bosley présentés dans le cadre de l'exposition La Plume & le crayon (Amiens, fracpicardie - des mondes dessinés, 2017)

Éric Bosley dit Mon Colonel quotidien Nicholas-Henri Zmelty Après s’être illustré dans le monde de la bande dessinée indépendante en remportant en 2006 le Prix de la B.D. alternative au Festival international d’Angoulême avec son collectif Mycose Comix Factory, Éric Bassleer dit Éric Bosley ou encore Mon Colonel, s’est essayé à toutes les formes d’expression à sa portée, du graf à l’installation en passant par l’illustration et même la musique. Si elle n’est donc qu’une des nombreuses cordes à son arc, sa pratique du dessin est cependant marquée par une approche singulière. En 2008, dans un entretien accordé au journal belge Le Soir, l’artiste se conie : Dans mes travaux, je parle de ce que je vis, des gens, des rencontres, des voyages, j’en ai besoin, je ne peux pas rester seul dans mon coin. Ça ne m’intéresse pas de raconter une histoire, mais plus ce que je vis, je vois ou j’entends. À un moment, j’étais en dépression, j’ai eu besoin de coucher sur un support tout ce que j’avais dans ma tête, sans trop réléchir à ce qui sort… 1 Réalisés durant cette période diicile, les sept dessins du fracpicardie font écho aux tranches de vie qui forment la substance de cette partie de l’œuvre de Bosley. Sans pudeur aucune, l’artiste dévoile ses états d’âme, clame ses colères, fait part de ses joies comme de ses peines dans une série d’aquarelles où les mots et les formes saturent l’espace de la feuille en une explosion de couleurs. Au gré des entretiens, l’artiste fournit des explications très claires sur les tenants et aboutissants de son travail à mille lieues des théories hermétiques au moyen desquelles il est parfois confortable de justiier la pauvreté de certaines propositions. Éric Bosley revendique 1 Catherine Calico, Lionel Samain, « L’autre bande dessinée », Le Soir, 8 mars 2008. 109 la spontanéité de sa démarche et établit des parallèles qui désamorcent d’emblée les arguments que pourraient mobiliser ses détracteurs : J’écris ce que je ne dis pas, ce que la pensée interdit de dire, ou me passe par la tête comme les noms d’artistes de musiciens, des refrains de chanson… Je trouve que ça ressemble aux inscriptions sur les bancs d’écoles, les murs de prisons, les portes de WC ou aux notes gribouillées en bas d’un carnet… 2 La coexistence de messages parfois diiciles à relier entre eux et la diversité des graphies justiient ce rapprochement avec les graitis tant d’un point de vue sémantique que formel. Le recours à l’écriture comme moyen de s’afranchir des convenances (« ce que la pensée interdit de dire ») tout en cédant volontiers aux aléas de l’automatisme (« J’écris ce… [qui] me passe par la tête ») invite à situer la pratique de Mon Colonel parmi les lointaines héritières des expériences surréalistes et peut générer chez le spectateur une certaine circonspection dans son interprétation : le regard navigue tant bien que mal au sein de ces labyrinthes de mots et butte parfois sur des phrases quelque peu énigmatiques en raison de leurs résonnances éminemment autobiographiques. Les références à la vie intime de l’artiste oscillent ainsi entre la conidence, le cri et le propos trop obscur pour être parfaitement élucidé. En consignant ses pensées sans iltre ni autocensure, Bosley transforme le texte en signe visuel d’une cacophonie psychologique et émotionnelle, à la fois symbolique et bien réelle, en particulier quand il fait allusion aux concerts et aux boîtes de nuit. Les mots ne jaillissent cependant pas sur le papier sans faire l’objet d’une esthétisation et revêtent souvent une forme qui se veut en adéquation avec leur sens. Variant à l’envi les couleurs et les caractères, Bosley crée des mots-images et s’adonne à une sorte d’exercice de calligraphie moderne qui dialogue avec sa pratique dans le domaine du graf et de la bande dessinée. À ceci s’ajoute un souci manifeste de lisibilité comme en témoigne sa préférence pour les lettres capitales. Les phrases, les interjections et les paragraphes se jouxtent sans jamais s’entremêler, se superposer, ni se chevaucher. De plus, l’artiste respecte généralement l’alignement horizontal traditionnel qui facilite la lecture. Dans La Folie dans nos têtes, certaines phrases suivent des diagonales qui indiquent 2 Mon Colonel (Eric Bosley, dit) Wallifornia Dream 2008 Id. 111 la direction de sons proférés par la bouche du personnage représenté de proil et dont l’ossature – bien que sommairement représentée – est aussi visible que sur un cliché radiographique. On pense au peintre futuriste Gino Severini et en particulier à son tableau Canon en action 3. Près d’un siècle auparavant, l’artiste italien avait tenté d’allier le mot et la forme pour signiier quantité de phénomènes et de sensations diférentes allant du bruit assourdissant de l’artillerie (matérialisé par un « Bboumm » inscrit à l’extrémité du canon) à la trajectoire des obus (signiiée par un laconique « courbe graduelle vers la terre » décrivant un arc-de-cercle). Toutes proportions gardées sur le plan formel, un autre lien entre les dessins de Bosley et le futurisme s’esquisse dans cette même tentative de condenser des espace-temps diférents. Chaque dessin est en efet en relation directe avec un épisode de la vie de l’artiste s’échelonnant sur des périodes plus ou moins longues durant la phase de déprime qu’il traverse alors. Dans Party Harders, il fait clairement état des idées noires, violentes, contradictoires et parfois absurdes qui l’assaillent et illustre la situation de manière symbolique en se représentant de proil, le cerveau ressemblant à un inextricable plat de spaghettis à la bolognaise. Trois autres dessins évoquent les pages d’un journal intime tenu par un jeune homme meurtri par une peine de cœur engendrant une profonde remise en question : 3 jours 3 mots, Spleendayz/preXmass et Casser du Christmass. Les titres et bien sûr la lecture (littérale et igurée) de ces œuvres permettent au spectateur d’en comprendre les sujets plus facilement que ce que pourrait laisser présager de prime abord ces surfaces grouillantes où quelques dessins gravitent parmi des centaines de mots colorés. Dans 3 jours 3 mots, Bosley relate ainsi un court séjour à Oostende qu’il espère favorable à un retour sur lui-même après sa rupture sentimentale. Conçus durant la période de Noël 2007, Spleendayz/preXmass et Casser du Christmass sont inspirés par l’angoisse et la déprime auxquelles Bosley est alors en proie à l’approche des fêtes de in d’année. La igure du fameux chef cuisinier du Muppet Show au milieu de la feuille dans Casser du Christmass – et dont la présence est élucidable à la lecture de certaines phrases qui entourent le motif – introduit cependant une variable humoristique qui constitue une des caractéristiques majeures de l’œuvre de Mon Colonel. 3 Mon Colonel (Eric Bosley, dit) Party Harders 2007 Casser du Christmas 2008 Hate Boat 2007 La Folie dans nos Têtes 2008 Gino Severini, Canon en action, 1915, huile sur toile, 50 x 60 cm, Cologne, Museum Ludwig. 113 La dimension éminemment cathartique de ces trois dessins où la soufrance et le désarroi sont exprimés avec une certaine candeur n’est en efet guère représentative d’une œuvre polymorphe fortement marquée par l’humour et la dérision. L’un des exemples les plus signiicatifs en la matière est sans doute sa participation à la chanson de Party Harders vs The Subs sobrement intitulée The Pope of Dope dans laquelle Bosley incarne le pape en question adressant aux enfants des messages à prendre au seconde degré : Ici la drogue qui vous parle. La drogue vous parle. Les enfants, venez. A la sortie de l’école, le dealer est toujours là au coin de la rue. Vole 20 euros à ta mère et tu les dépenses au dealer. Vole de l’argent ou va travailler au McDonald ou chez Ikea le dimanche pour t’acheter de la drogue 4. Mon Colonel (Eric Bosley, dit) 3 jours 3 mots 2007 L’œuvre Hate Boat est le relet direct de cet intérêt de Bosley pour les musiques électroniques et de sa fréquentation assidue dans les années 2000 des soirées organisées en « Wallifornie », cette zone ictive de Belgique qui correspond approximativement au Brabant wallon et dont le nom est une contraction des mots « Wallonie » et « Californie ». La construction du dessin s’opère dans le sens des aiguilles d’une montre : du mercredi au dimanche, l’artiste relate une sorte de road trip ponctué de soirées riches en excès. Tout commence en haut à gauche avec l’évocation d’un concert du groupe américain d’electroclash ADULT qui n’a guère convaincu l’artiste. Il les revoit en in de semaine et note un « plus jamais » tout à fait éloquent. Dans cette espèce de journal de bord, Bosley fait allusion à une soirée du vendredi visiblement mémorable. Le jour suivant, le set du DJ The Acid Mercenaries au Recyclart à Bruxelles lui a laissé un bon souvenir. Le dimanche, l’artiste est dans un état critique : « J’ai des hallucinations. 56 heures sans dormir… des ombres dans le coin des yeux. » Au centre de l’image un œil exorbité entouré d’une sorte de brume… Dans un dernier dessin où pour une fois l’image prend le dessus sur le texte, un personnage à l’air hébété (probablement un autoportrait) fait face au spectateur. Au bas de la feuille, les mots « Wallifornia Dream » sont rayés. Fin d’un rêve, in d’une époque. En déinitive, ces œuvres ressemblent à des collections d’instants et traduisent la volonté de conserver le souvenir de toutes ces émotions et de leur maté- 4 115 Voir le clip à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=aEdPOn0HmdQ. Mon Colonel (Eric Bosley, dit) Spleen Dayz / PreXmass 2007 – 2008 117 rialisation éphémère qui font la richesse, la complexité et en déinitive la beauté des rapports humains. Derrière cet efort de ixation se trame le rêve d’échapper au temps qui passe et l’illusoire tentative de lutter contre l’inexorable in de toute chose en laissant une trace à tout prix. Le projet inspire dès lors une profonde mélancolie ironiquement contrebalancée par une désinvolture aichée. Le style si particulier de ces œuvres a essaimé sur d’autres supports : en 2015, Mon Colonel s’est associé à son acolyte Spit (alias Thomas Stiernon) ain de concevoir une série de vases ornés d’images et de mots comparables en tous points à ceux évoqués plus haut. Exposé au musée de Lanchelevici à La Louvière, leur travail a été récompensé et le duo s’est vu adjugé le Prix de la commission des arts de Wallonie5. Mon Colonel (Eric Bosley, dit) Casser du Christmas 2008 3 jours 3 mots 2007 Hate Boat 2007 La Folie dans nos Têtes 2008 Spleen Dayz / PreXmass 2007 -2008 Party Harders 2007 5 Voir le court sujet sur le prix en question : https://www.youtube.com/watch?v=6y5nedwiQEI. 119