La diversité, ruse ou dévoiement de l’égalité ?
Laure Bereni
Paru dans L’Observatoire, n°56, 2020 (p. 30-32)
La diversité s’est imposée comme une norme consensuelle dans la plupart des
démocraties libérales, requalifiant des politiques historiquement associées au principe
d’égalité. Le succès de cette rhétorique, notamment auprès des élites, tient à sa capacité
à masquer les hiérarchies et les antagonismes entre groupes sociaux. Inventé comme un
moyen de justifier le maintien de politiques antidiscriminatoires contestées, le discours
de la diversité fait en partie écran à la réalisation des principes égalitaires. Mais cette
catégorie, marquée par l’indétermination et l’ambivalence, ne saurait se laisser
entièrement domestiquer au service de l’ordre social.
Forgé aux États-Unis à la fin des années 1970 pour requalifier des politiques d’égalité et
d’action positive de plus en plus contestées par les courants conservateurs, le discours de la
« diversité » s’est aujourd’hui massivement diffusé dans les démocraties libérales. En France
comme ailleurs, il s’est imposé avec la force de l’évidence dans le monde des affaires, mais
aussi dans le champ politique, de la culture, de l’administration, ou encore des politiques
urbaines. En effet, comment peut-on être contre la diversité ? Le terme, qui renvoie à
l’harmonie, la pluralité, l’échange et la tolérance, s’intègre parfaitement dans le vocable du
libéralisme politique. Mais son succès tient aussi, et sans doute surtout, à sa grande plasticité :
loin de renvoyer à un contenu normatif stable, le sens de la diversité peut se recomposer à
l’infini selon les locuteurs et les contextes d’énonciation. Diversité des origines, des cultures,
des langues et des religions, diversité de genre, des sexualités et des âges, mais aussi diversité
des parcours, des talents, des savoir-être… La diversité ne renvoie pas à un sens plus
déterminé que la définition donnée par le dictionnaire Larousse : « caractère de ce qui est
divers, varié, différent ». Ce sont donc les usages sociaux de cette catégorie floue et
polysémique qu’il importe d’analyser.
DE L’EGALITE A LA DIVERSITE
Historiquement, la rhétorique de la diversité a partie liée avec les politiques d’égalité. À la fin
des années 1970, aux États-Unis, les programmes d’action positive (affirmative action)
cherchant à réparer les discriminations massives subies par les minorités ethnoraciales et les
femmes – accès à l’emploi, aux universités d’élite… –, font l’objet de contestations
croissantes par les mouvements conservateurs. C’est dans ce contexte que l’arrêt Bakke
(1979) de la Cour suprême consacre la rhétorique de la diversité comme justification légale du
maintien de l’affirmative action dans l’enseignement supérieur sélectif : la prise en compte de
la race et de l’ethnicité dans les procédures de tri des candidates et candidats demeure
possible, à certaines conditions restrictives, dès lors qu’elle est subordonnée à un objectif de
diversification du corps étudiant, considérée comme une source de performance de
l’environnement éducatif – bénéficiant aussi aux membres du groupe majoritaire [1]. Dans le
monde des affaires, quelques années plus tard, des consultants inventent le « management de
la diversité » (diversity management), là encore, au départ, pour justifier le maintien de
programmes menacés par l’administration Reagan : rompant avec les connotations morales et
juridiques de l’égalité des chances, la diversité devient une catégorie gestionnaire, associée à
la performance, au profit, à l’innovation et à la compétence [2]. En dehors du monde des
affaires, le discours de la diversité s’impose comme un référent progressiste consensuel dans
le champ des politiques urbaines, culturelles, éducatives ou dans le monde politique : il se
substitue à des termes plus clivants, comme affirmative action, multiculturalisme, ou égalité.
En France, c’est au milieu des années 2000 que le terme diversité fait son apparition dans
l’espace public, sur fond de renforcement du droit antidiscriminatoire : sous l’injonction de
directives européennes, le nombre de critères de discrimination incriminés par la loi s’étend
(sexe, handicap, âge, origine, état de santé, orientation sexuelle, patronyme, etc.), la charge de
la preuve est allégée pour les plaignants, et une autorité administrative indépendante chargée
de faciliter le recours au droit voit le jour (la HALDE, qui se fond en 2011 dans le Défenseur
des Droits). Les premiers procès pour discrimination raciale, mettant en cause de grandes
entreprises, défraient la chronique. C’est dans ce contexte que le terme de « diversité » est
promu, au départ par les milieux patronaux [3]. La « Charte de la diversité », signée en 2004
sous l’égide de Claude Bébéar par une trentaine de dirigeants de grandes entreprises
s’engageant à « promouvoir l’application du principe de non-discrimination » et à « chercher
à refléter la diversité de la société française, notamment culturelle et ethnique », marque la
première acclimatation de la notion dans le monde des affaires français. Le terme ne tarde pas
à s’inscrire dans le répertoire républicain : l’État crée, en 2009, le « label diversité » qui
récompense les employeurs pour leurs « bonnes pratiques » en matière de prévention des
discriminations (formalisation des procédures de gestion des ressources humaines, mise en
place de formations et de sessions de sensibilisation, création d’un dispositif interne de
réception des réclamations…). Ce label, délivré à plusieurs centaines de grandes entreprises et
administrations, a contribué à diffuser la rhétorique et les instruments de la diversité dans les
secteurs privé et public. Le champ des politiques culturelles est au cœur de ce mouvement :
dès 2006, la loi pour l’égalité des chances confie au CSA la mission de veiller à ce que les
programmes de la radio et de la télévision « reflètent la diversité de la société française ». Dix
ans plus tard, le ministère de la Culture et de la Communication, dans le cadre de sa
candidature au label diversité (obtenu en 2017), met en place un « Collège de la diversité »
chargé de faire des propositions pour « promouvoir la diversité dans le secteur culturel » [4].
Dans ce secteur comme ailleurs, c’est aujourd’hui principalement sous la bannière de la
diversité que les politiques de lutte contre les discriminations sont désormais conduites.
CE QUE LA DIVERSITE FAIT A L’EGALITE
Le discours de la diversité a suscité quatre principales critiques parmi les spécialistes et portevoix des politiques d’égalité.
C’est d’abord l’utilitarisme de ce discours qui a été critiqué. Dans le monde des affaires, par
exemple, les promoteurs de la diversité n’ont eu de cesse de vouloir démontrer l’équation
entre diversité, performance et profit. De prestigieux cabinets de conseil en management,
comme McKinsey & Company, ont transféré toute leur autorité à ce discours : les politiques
de la diversité ont été présentées comme un moyen d’attirer les meilleurs talents, de faire face
à des pénuries de main-d’œuvre, de susciter l’innovation et l’engagement des salariés, ou
encore de conquérir de nouveaux marchés. Cette conception de la diversité, explicitement
subordonnée à des fins marchandes et gestionnaires, contribue à dégrader l’autonomie et la
valeur de la norme d’égalité.
C’est, en deuxième lieu, le caractère générique de la diversité qui pose problème du point de
vue des principes antidiscriminatoires. Si le terme est initialement apparu comme une manière
euphémisée de parler de race et d’ethnicité, il a rapidement montré sa capacité à englober une
gamme potentiellement infinie de différences : des caractéristiques sociales qui, tels le sexe,
l’assignation ethnoraciale, ou le handicap, sont des marqueurs de différenciation entre des
groupes sociaux inégaux, ont été mises en équivalence avec des traits personnels, tels que le
talent, le savoir-être, le parcours. Dans tous les pays où le discours de la diversité s’est
répandu, on a assisté à la même dynamique d’euphémisation des rapports sociaux
asymétriques et de mise en saillance des différences individuelles. Le terme de diversité offre
par ailleurs l’avantage de pouvoir se décliner « à la carte », en effaçant opportunément
certains rapports sociaux [5]. En France, en particulier, la diffusion du discours de la diversité
s’est accompagnée d’une dilution de la question ethnoraciale. Les politiques de la diversité
arborées par les employeurs se sont focalisées sur l’égalité professionnelle, le handicap et la
gestion des âges, reflétant les priorités des politiques publiques nationales. La question des
discriminations liées à l’origine, entre tabou et déni, a progressivement disparu [6].
Ce sont, en troisième lieu, les dérives essentialistes du discours de la diversité qui ont été
mises à l’index par ses critiques : la catégorie tend à diluer l’objectif d’égalité dans un horizon
autonome de valorisation des différences. Par exemple, la rhétorique du « management au
féminin », souvent promue pour justifier la féminisation des postes de décision, prête aux
femmes des qualités spécifiques, comme l’horizontalité, la coopération, l’orientation vers le
bien commun, ou encore le souci de conciliation entre engagement professionnel et personnel.
Ces caractéristiques présumées féminines sont louées pour leur contribution à la performance.
Or, une telle rhétorique différentialiste contribue à reproduire les mécanismes d’exclusion des
femmes des lieux de pouvoir, dont l’accès repose en réalité toujours sur des qualités
socialement construites comme masculines : ambition, assurance, autorité, attrait pour le
risque, ou encore capacité à déléguer le travail domestique.
Quatrièmement, le discours de la diversité a été critiqué en raison du caractère principalement
symbolique des dispositifs qu’il qualifie : les recherches ont montré que ceux-ci reposent
essentiellement sur des outils de communication (déclarations des hauts dirigeants, sections
dédiées dans les rapports extra-financiers et sur le site internet des entreprises, « journées de
la diversité », formations pour les cadres, etc.), loin de déboucher sur des transformations
substantielles du fonctionnement des organisations [7]. Les mécanismes structurels qui
garantissent le maintien des privilèges du groupe majoritaire restent ainsi intouchés. Ces
politiques, au mieux, facilitent la formation d’une petite élite de femmes et de personnes non
blanches, qui servent souvent d’alibis (token) dans les cercles de pouvoir, sans modifier les
règles d’accès à ces espaces, et apportent même, par leur présence, une nouvelle légitimité
aux hiérarchies établies.
LES AMBIVALENCES DE LA DIVERSITE
Ainsi, le discours de la diversité, né comme une ruse de l’égalité – un moyen de maintenir des
dispositifs de réparation des injustices en masquant leur raison d’être initiale – a pu apparaître
comme un dévoiement de l’égalité – une idéologie qui fait écran à la réalisation des idéaux de
justice sociale. Mais il faut se garder de toutes conclusions hâtives sur les significations, les
usages et les effets du discours de la diversité. Sa propension à être célébré par les élites, ses
affinités avec les catégories gestionnaires dominantes et sa capacité à masquer les hiérarchies
et les antagonismes ne doivent pas conduire à attribuer à ce terme une signification stable et
une fonction univoque. Comme le discours de la parité, avec lequel il entretient de fortes
affinités, le discours de la diversité peut parfois introduire une brèche dans l’ordre social. Par
exemple, il apparaît désormais de plus en plus difficile de justifier l’existence d’une
assemblée dirigeante composée uniquement d’hommes blancs âgés. En outre, aux États-Unis
notamment, le terme diversité continue d’être utilisé pour défendre des politiques
d’affirmative action ciblées par des attaques conservatrices de plus en plus vives. Par ailleurs,
malgré les efforts déployés par certains de ses promoteurs pour éroder ses connotations
critiques et son lien avec les rapports de pouvoir, le terme diversité continue d’être associé à
la question des inégalités ethnoraciales, y compris en France. Dans le secteur de la culture, par
exemple, ce terme n’a cessé de renvoyer à cette dimension, et les préconisations du Livre
blanc du Collège de la diversité, en 2017, ont été assimilées par ses détracteurs à un soutien
au collectif Décoloniser Les Arts, qui s’inscrit dans une démarche de contestation des rapports
de domination ethnoraciaux. Enfin, il ne faut pas surestimer le pouvoir performatif d’un
discours. Le faible impact des politiques de diversité des entreprises ou des administrations
tient, avant tout, à la faiblesse des dispositifs légaux et politiques qui les encadrent.
Finalement, s’il ne fait guère de doute que le discours de la diversité fonctionne le plus
souvent comme un instrument de mystification et de reproduction de l’ordre établi, il demeure
toujours possible de le voir se muer en outil de déstabilisation discrète des inégalités.
Sociologue, directrice de recherche au CNRS (Centre Maurice Halbwachs), Laure Bereni a
notamment publié La bataille de la parité : mobilisations pour la féminisation du pouvoir (Economica, 2015) et,
avec Alexandre Jaunait, Sébastien Chauvin et Anne Revillard, Introduction aux études sur le genre
(Bruxelles, de Boeck, 2020 – 3e édition revue et augmentée). Ses recherches actuelles portent sur les
politiques de diversité et de responsabilité sociale dans le monde des affaires en France et aux ÉtatsUnis.
NOTES
[1] D. Sabbagh, L’égalité par le droit. Les paradoxes de la discrimination positive aux ÉtatsUnis. Paris, Economica, 2003.
[2] F. Dobbin. Inventing Equal Opportunity. Princeton, Princeton University Press, 2009.
[3] L. Bereni, « “Faire de la diversité une richesse pour l’entreprise” : la transformation d’une
contrainte juridique en catégorie managériale ». Raisons politiques, 35, 2009.
[4] Ministère de la Culture et de la Communication, Le Livre blanc du Collège de la diversité,
2017, p. 14.
[5] M. Doytcheva, « Réinterprétations et usages sélectifs de la diversité dans les politiques des
entreprises ». Raisons politiques, 35, 2009.
[6] L. Bereni, « La valeur professionnelle de l’identité. Genre, racialisation et légitimité
managériale à New York et à Paris, Sociétés contemporaines, 116, 2020.
[7] L. Edelman, Working Law : Courts, Corporations, and Symbolic Civil Rights. University
of Chicago Press, 2016.