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Proust et le nouveau

2012, Symposium

L'objectif de cet article est de montrer, contre toute attente peut-être, que le thème du nouveau est au centre du projet proustien d'une « recherche du temps perdu », autrement dit de sa conception de l'art comme une réminiscence. Compris dans un sens anti-platonicien, le nouveau correspond ultimement chez Proust à notre besoin d'être. 1 Cette dimension affleure dès le début de Du Côté de chez Swann, I, p. 4. L'édition ici utilisée est celle de Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu, éditée par Jean-Yves Tadié, tomes I à IV, Paris, Gallimard, « bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989. J'y réfère comme ci-dessus en indiquant d'abord l'intertitre, puis la tomaison et, enfin, la page.

PROUST ET LE NOUVEAU : UNE LECTURE ANTI-PLATONICIENNE DE SON ŒUVRE Marie-Andrée Ricard (Université Laval) L’objectif de cet article est de montrer, contre toute attente peut-être, que le thème du nouveau est au centre du projet proustien d’une « recherche du temps perdu », autrement dit de sa conception de l’art comme une réminiscence. Compris dans un sens anti-platonicien, le nouveau correspond ultimement chez Proust à notre besoin d’être. Mon objectif est ici de montrer que le thème du nouveau est au cœur de l’œuvre maîtresse de Proust. Comme cette affirmation peut d’emblée soulever des doutes, il convient, pour commencer, de tenter de la justifier. À première vue, en effet, tout porte à croire qu’associer le thème du nouveau à Proust est un contresens. Proust est l’auteur d’une seule grande œuvre, débutant par la célèbre phrase « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » et se terminant par la décision du Narrateur, suite à la révélation que lui offre une triple réminiscence, d’écrire sa vie passée. Ce n’est donc pas un hasard si cette œuvre s’intitule À la recherche du temps perdu. Ce qui la caractérise, c’est bien la réminiscence du passé, réputée effectuer non seulement le sauvetage de ce temps, mais aussi, et surtout, celui du Narrateur dont la vie s’est abîmée jusqu’ici en plaisirs mondains et frivoles, ou encore coupables. Or, répéter le passé, le fixer dans l’écriture, cela semble évidemment à l’opposé de l’apparaître ou encore de la création d’un autre, de quelque chose d’inaccoutumé, de différent qu’évoque immédiatement l’idée du nouveau1. C’est d’ailleurs justement                                                                                                               1 Cette dimension affleure dès le début de Du Côté de chez Swann, I, p. 4. L’édition ici utilisée est celle de Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu, éditée par Jean-Yves Tadié, tomes I à IV, Paris, Gallimard, « bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989. J’y réfère comme ci-dessus en indiquant d’abord l’intertitre, puis la tomaison et, enfin, la page. 4 Symposium : Revue canadienne de philosophie continentale cette recherche d’un autre, de sensations nouvelles qui spécifie l’art moderne en tant que tel, c’est-à-dire en tant que différent de l’art antérieur, lequel se bornait plutôt à fournir l’image ou encore le miroir de la réalité, que celle-ci soit considérée comme sensible ou intelligible2. Baudelaire est emblématique de l’art moderne et de sa négativité, précisément parce qu’il pousse inlassablement cette quête du nouveau jusqu’au seuil limite de la mort3. Comme Adorno le résume judicieusement dans sa Théorie esthétique : « La nouveauté est apparentée à la mort4. » La question qui se pose aussitôt est celle de savoir si la mémoire chez Proust correspond à une telle image mimétique du temps perdu. Si l’on se fie à ses propres dires, la réponse à cette question ne sera pas seulement négative, mais devra l’être. Car l’art ne constitue nullement une simple répétition du passé, dont on se demande alors comment cette opération pourrait bien le sauver. Au contraire, l’art produit du nouveau. En témoignent deux passages clés de la Recherche (c’est ainsi que j’abrégerai son long titre désormais). Le premier est tiré de La Prisonnière. Proust n’y affirme pas seulement que les artistes produisent du nouveau, au sens où ils susciteraient en nous des perceptions inédites – ce qui serait plutôt banal. Bien plus fortement, il affirme l’art comme le seul moyen, pour des êtres limités comme nous, de faire l’expérience du nouveau :                                                                                                               2 Sur la mimésis artistique comme un effet de miroir, voir Platon, République, 596d-e. 3 On peut penser, par exemple, à l’invitation faite à la mort à la fin du poème Le Voyage, poème dans lequel Jorge Semprun et Paul Ricœur prélèvent respectivement le sens de notre humanité dans la modernité, ou encore à l’interrogation concernant la possibilité d’une résurrection des « minutes heureuses », menée dans Le Balcon et dont Proust cite lui-même quelque vers dans Le Temps retrouvé, IV, p. 340 et auquel il fait sans doute aussi allusion dans Le Temps retrouvé, IV, p. 624. Voir Jorge Semprun, Mal et modernité, Paris, Climats, 1995, p. 36-37 et Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort suivi de Fragments, Paris, Seuil, 2007, p. 48. 4 T. W. Adorno, Théorie esthétique, traduction M. Jimenez et E. Kaufholz, Paris, Klincksieck, 1995, p. 42. Proust et le nouveau 5 « Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous permissent de traverser l’immensité, ne nous serviraient à rien. Car si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles5. »   J’ai souvenir d’un proverbe arabe qui s’énonçait de mémoire comme suit : « Si tu mènes un âne à la Mecque, il n’en restera pas moins un âne. » De la même manière, suggère Proust, même si l’être humain parvenait un jour à conquérir l’univers, cela n’implique pas pour autant qu’il échapperait à sa condition6. L’expérience du nouveau a néanmoins trait à cette métamorphose, à cette élévation7. Il ne réside pas dans du jamaisvu, dans l’objet que font miroiter les progrès de la techno-science et la publicité, par exemple. Une nouvelle version du jeu de Monopoly n’en reste pas moins un Monopoly. Le nouveau ne réside pas non plus dans une vision qui aplanirait toutes les différences, autrement dit, dans l’avènement d’une vue unique et commune des choses ou de nousmêmes, qu’appellent généralement la religion et la connaissance de leurs                                                                                                               5 Proust, La Prisonnière, III, p. 762. Hannah Arendt émet une idée toute similaire dans le prologue de sa Condition de l’homme moderne. 7 Proust décrit la phrase de la sonate comme le fruit de l’ascension de Vinteuil : « Certes, humaine à ce point de vue, elle appartenait pourtant à un ordre de créatures surnaturelles et que nous n’avons jamais vues, mais que malgré cela nous reconnaissons avec ravissement quand quelque explorateur de l’invisible arrive à en capter une, à l’amener, du monde divin où il a accès, briller quelques instants au-dessus du nôtre. » Proust, Du Côté de chez Swann, I, p. 345. 6 6 Symposium : Revue canadienne de philosophie continentale vœux. La possibilité du nouveau réside en réalité dans la vision, c’est-àdire en chacun de nous, à la condition que, paradoxalement, nous sortions de nous-mêmes. En tant qu’il réalise cette extase, l’art permet une communication à distance qui est le contraire de l’aliénation et qui nous remplit par conséquent de bonheur. Le second extrait, fameux, est tiré du dernier chapitre, Le Temps retrouvé. Le nouveau est présenté selon un point de vue moins spatial et statique, plus temporel cette fois : « Oui, si le souvenir, grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée ou à la pointe d’un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus8. »   À l’avant-plan se tient non plus la vision d’un paysage doté du charme du nouveau, mais la mémoire, la mémoire du paradis lui-même. Ce dernier possède deux traits paradoxaux. Premièrement, contrairement à ce qu’ont cru les poètes – parmi lesquels on peut sans doute ranger aussi ce grand faiseur de mythes qu’est Platon – ce paradis n’a pas existé une fois, au commencement ou encore dans l’enfance. S’il était perdu en ce sens de passé, il ne pourrait jamais être éprouvé à nouveau. Quoi qu’on fasse pour le rappeler, il resterait toujours éloigné du présent et soumis à notre même vieux regard. Deuxièmement, il se trouve que nous l’avons connu, intimement même. Bien qu’il ne soit pas d’ici, nous avons parfois l’impression de respirer son air. Il est présent, affirme Proust :                                                                                                               8 Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 449. Proust et le nouveau 7 « …à la façon de ces réminiscences, mais qui [cachent] non une sensation d’autrefois mais une vérité nouvelle, une image précieuse […] comme si nos plus belles idées étaient comme des airs de musique qui nous reviendraient sans que nous les eussions jamais entendus, et que nous nous efforcions d’écouter, de transcrire9. » Le paradis n’est donc pas quelque chose d’objectif, une entité située dans un espace et dans un temps lointains, extérieurs à notre vie, et qu’il s’agirait de commémorer nostalgiquement. Il n’est pas non plus, à l’inverse, quelque chose d’uniquement subjectif, d’artificiel, car lorsqu’il apparaît, nous l’accueillons au contraire comme ce qu’il y a de plus vrai, de plus réel. Il nous redonne goût à la vie. En outre, le paradis désigne quelque chose que nous connaissons, mais nous ne le savons pas. Face à cette paire de négations, on doit conclure que Proust était parfaitement conscient de ce qu’il faisait en qualifiant le paradis de perdu. S’il n’existe en effet de vrai paradis que perdu, c’est qu’il est proche et lointain à la fois10, voire, à la limite, jamais tout à fait accessible pour des êtres comme nous qui en sommes déchus, c’est-à-dire qui vivons dans le temps qui passe, et nous transforme, et qui n’avons, de ce fait, qu’une vision superficielle et fragmentaire des choses, des autres et de nous-mêmes. La grande thèse de Proust est que ce paradis, qui est autre, tout en n’étant pourtant pas étranger à nos vies, est rendu visible en et par l’art. « La vraie vie », déclare-t-il, « la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature11. » Il faudra donc tenter de comprendre comment, par le souvenir, l’art émerge dans la vie, et comment, à l’inverse, la vie ordinaire se transforme en œuvre d’art. Si nous nous arrêtons pour dresser un bilan, nous                                                                                                               9 Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 456-457. Voir Pietro Citati, La Colombe poignardée, traduction B. Pérol, Paris, Gallimard, 1997, p. 208, qui montre que le téléphone, ce moyen d’accès à la divinité, incarne la même dimension du proche et du lointain. 11 Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 474. 10 8 Symposium : Revue canadienne de philosophie continentale constatons que le thème du nouveau, loin de tomber en dehors de l’horizon proustien, en constitue effectivement le cœur. Proust est moderne dans la mesure où son œuvre repose sur des sensations nouvelles, qui nous ressuscitent, des sensations qu’elle communique d’ailleurs avec cette sorte de dérèglement de tous les sens que Proust appelle le style. Le style, en effet, n’est pas selon lui une affaire de technique, mais il relève d’une vision dont l’artiste est davantage l’objet que le sujet : « Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir sur la lune12. »   La nouveauté se conjugue ici avec la vérité. Ces sensations bienheureuses d’un autre air ne sont pas seulement désignées comme étant nouvelles, mais aussi comme étant les seules vraies et, partant, les seules qui importent vraiment pour nos vies. Il est clair, dès lors, que la séparation de l’image et de la réalité, à laquelle réfère naturellement la notion de vérité, et qui était centrale pour l’art pré-moderne, continue d’être déterminante pour l’œuvre proustienne. Cette tension entre l’image et la réalité traverse en fait toute la Recherche et c’est pourquoi je ne crois pas que Proust ait absorbé la réalité dans l’écriture, faisant de son roman un pur système de signes, de réseaux, de séries, ou bien encore l’accomplissement du livre avec un grand L, sans auteur, comme le soutiennent certains commentateurs13. Manifestement, Proust n’a pas cher-                                                                                                               12 Ibidem. On consultera notamment Gilles Deleuze, Proust et les signes, Pais, PUF, 2007 et Marcel Hénaff, « Le passeur. Lévi-Strauss avec Proust et Platon », dans Cahiers de l’Herne, Lévi-Strauss, tome 82, Paris, l’Herne, 2004, p. 425. Pour une juste critique de l’interprétation deleuzienne du signe, on lira l’article de 13 Proust et le nouveau 9 ché à liquider le moi, incluant le sien propre. En témoignent dans la Recherche l’affirmation de l’unité de l’œuvre, par delà l’infinité virtuelle des rapports entre les individus soumis au temps qu’elle tisse, puis, et surtout, la reprise de la question de l’immortalité de l’âme, sur laquelle je reviendrai plus loin14. Ce que Proust fait plutôt valoir et ce, d’une manière particulièrement douloureuse, c’est bien plutôt la non-identité qu’accuse désormais ce moi qui change avec le temps, étant ainsi incapable de rester fidèle à ses amours (c’est-à-dire, au fond, à lui-même), qui change également au gré des rencontres qu’il effectue avec les autres, êtres humains, paysages ou choses, lesquels se métamorphosent eux aussi avec le temps. Cette non-identité explique que Marcel oscille entre la position du Narrateur et celle de l’Auteur, et que le lecteur oscille lui aussi, à l’inverse, entre sa position de lecteur et celle de co-auteur, sans que cette ambiguïté puisse jamais être levée. Car tout comme l’auteur, chacun s’avère plutôt le lecteur de sa propre vie : « … mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants […] grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c’est bien cela, si les mots qu’ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j’ai écrits…15 »   _______________________   Sara Guindani « Reflets de vérité : transparence et opacité chez Proust », dans Mauro Carbone et Eleonora Sparvoli, dir., Proust et la philosophie aujourd’hui, Pisa, Edizioni ETS, 2008, p. 108-109. 14 Proust qualifie l’œuvre de rendez-vous avec soi-même dans Le Temps retrouvé, IV, p. 564. Celle de Vinteuil a valeur de modèle : « …Vinteuil, cherchant puissamment à être nouveau, s’interrogeait lui-même, de toute la puissance de son effort créateur atteignait sa propre essence à ces profondeurs où, quelque question qu’on lui pose, c’est du même accent, le sien propre qu’elle répond. » La Prisonnière, III, p. 760. Cette unité s’enracine dans celle de la vie : « Notre moindre désir bien qu’unique comme un accord, admet en lui les notes fondamentales sur lesquelles toute notre vie est construite. » Albertine disparue, IV, p. 206. 15 Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 610, souligné par moi. 10 Symposium : Revue canadienne de philosophie continentale Toutefois, cet attachement pour la vérité de l’art rejette-t-il Proust du côté des pré-modernes ? Au-delà de l’accolage d’étiquettes, cette question a l’intérêt de relancer un débat majeur, soit celui de la validité de la détermination platonicienne de l’art comme mimèsis de la réalité. Après tout ce qui a été mentionné jusqu’ici à propos d’ascension vers l’invisible, de souvenir, de vision, de brillance, de transcription, on ne sera pas étonné, en effet, de voir surgir ici le nom de Platon. La relation entre Proust et Platon est si étroite que les commentateurs ont pu jusqu’ici affirmer aussi bien le platonisme de Proust que son non-platonisme, selon la manière dont ils ont chaque fois interprété sa conception du souvenir qui vise explicitement à extraire l’idée ou, dit autrement, l’essence du passé. Dans ce débat, deux points m’apparaissent à tout le moins certains. Le premier est qu’en identifiant la vraie vie à l’art, Proust croise le fer avec Platon qui l’identifie plutôt à la philosophie. Même dans le Banquet ou dans le Phèdre, où Platon se montre le plus réceptif à l’endroit de l’art, ce dernier n’est jamais élevé plus haut qu’au rang d’un véhicule vers la vraie vie, qui est ailleurs, et vers la philosophie, qui y mène. Le second point est que ce conflit entre l’art et la philosophie, que Platon qualifie d’originaire, c’est-à-dire touchant la vérité de l’être16, a pour centre un thème qui m’apparaît relégué au second plan dans la recherche philosophique actuelle sur Proust, à savoir la beauté. Or, dès l’Antiquité, celle-ci est apparentée au nouveau, au jeune ou à ce qui a le pouvoir de rajeunir, de rendre créateur. Le narrateur proustien est constamment à sa recherche. La réminiscence platonicienne Commençons donc par examiner le thème du souvenir et le mécanisme qui préside à son effectuation, soit la réminiscence. Sa considération procède chez Platon et chez Proust d’une même conscience aiguë de la différence qui existe entre la réalité et l’image que nous nous en faisons, qu’il s’agisse des choses ou encore de nous-mêmes. À moins d’un effort particulier, nous vivons habituellement dans un monde obscurci par les                                                                                                               16 Voir Platon, République, 607b. Proust et le nouveau 11 images17, ce qui implique non seulement la caducité de notre connaissance, mais surtout le fait que nous pouvons passer à côté de la vie, de notre propre vie. Dans la Recherche, par exemple, le Narrateur ne se rend compte de son amour pour Albertine que lorsque celle-ci est partie, un départ qui préfigure sa mort prochaine. C’est pourquoi le souvenir est si important : en dépassant les images que nous nous en faisons, il nous restitue notre vie, dont celle des autres fait également partie. D’où le bonheur que nous en éprouvons. Pour saisir l’originalité de la conception proustienne, je propose de jeter d’abord un coup d’œil sur celle de Platon, telle qu’il l’expose dans le Phèdre. Ce dialogue qui, comme son sous-titre l’indique, porte sur le beau, envisage en effet la réminiscence dans une perspective beaucoup plus large que celle de la connaissance et, du même coup, plus proche de notre propos et de celui de Proust18. Ce qui intéresse Platon, à travers la question du beau, c’est avant tout l’âme. Il en va exactement de même pour Proust19. La réminiscence entre en scène dans le cadre d’une investigation complexe et ramifiée à propos des bienfaits d’Éros. La folie que ce dieu insuffle est à l’origine, entre autres, de la création poétique. Possédé des Muses, l’artiste est en réalité leur interprète. Le plus grand bienfait                                                                                                               17 Obscurci aussi au sens d’illusoirement embelli, comme le fait en particulier le Nom de lieu ou de personne, avant qu’il ne soit illuminé à nouveau par la Mémoire. Voir, par exemple, Proust, Le Côté de Guermantes, II, p. 311 : « Cependant, la fée dépérit si nous nous approchons de la personne réelle à laquelle correspond son nom, car, cette personne, le nom alors commence à la refléter et elle ne contient rien de la fée; la fée peut renaître si nous nous éloignons de la personne… » 18 Mauro Carbone a bien aperçu le lien intime entre la conception proustienne de la réminiscence et celle de Platon, mais il l’envisage uniquement dans la perspective de la connaissance et borne de ce fait sa lecture au Ménon. Voir à ce sujet son Proust et les idées sensibles, Paris, Vrin, 2008, p. 144 suiv. 19 C’est ce que montre Martha Nussbaum, « Fictions of the Soul », dans Philosophy and Literature, oct. 1983, p. 145-161. 12 Symposium : Revue canadienne de philosophie continentale d’Éros consiste toutefois dans le fait qu’il permet à l’âme d’accomplir sa destination. Quelle destination ? Pour la rendre perceptible, Platon a créé un mythe qu’il adosse à la croyance en la réincarnation, et qui présente au fond une double affirmation ayant trait à notre humaine condition : premièrement sa dualité, mortelle et immortelle ou, si l’on préfère, sensible et intelligible, et, deuxièmement, notre soif de dépasser notre finitude. L’âme est comparée à un équipage formé de deux chevaux ailés et guidé par un cocher auquel l’un des chevaux, qui incarne le désir charnel, n’obéit qu’à peine et entrave ainsi toute ascension. Or, à proportion de sa capacité à dépasser cette part de désir charnel en elle, l’âme parvient avec plus ou moins de bonheur à se dégager de la « prison » du corps et à entrevoir la vraie réalité que Platon situe au-delà du ciel, afin de signifier son caractère purement intelligible20. C’est ainsi que notre âme, jadis, a pu jouir de la contemplation des idées. Ce qui atteste le plus que cette vision a eu lieu, c’est la connaissance. Connaître consiste en effet essentiellement à reconnaître. Pour pouvoir ramener une pluralité de sensations ou d’entités à l’unité d’une forme, il faut selon Platon se souvenir de la ressemblance de la chose perçue avec son modèle intelligible, par exemple le lit qui est la forme unique de tous les lits sensibles et divergents. Les images ou, dit autrement, les imitations les plus conformes à ce modèle résident évidemment dans la science, au premier chef dans les mathématiques. Mais, ces images étant moins sensibles, leur ressemblance est aussi plus difficile à apercevoir. C’est pourquoi l’expérience de la beauté est antérieure à la connaissance, plus saisissante et plus courante. La ressemblance avec elle qu’abrite un bel objet saute aux yeux, pour ainsi dire. Cette propriété découle de la phénoménalité même de la beauté. Celle-ci se définit, en effet, comme « ce qui se manifeste avec le plus d’éclat et qui suscite le plus                                                                                                               20 Notons que la participation ou non du corps est ce qui détermine la différence entre la simple mémoire et la réminiscence d’après le Philèbe, 34b. Proust et le nouveau 13 d’amour.21 » Parmi toutes les idées, c’est elle que l’âme a aperçue en premier, et c’est aussi d’elle que nous nous souvenons initialement. La peinture que brosse Platon de l’effet que produit sur nous la rencontre fortuite d’un bel objet a fait époque. L’âme éprouve un « frisson » qui la saisit tout entière, lui donne des ailes, et marque en somme non seulement une coupure (une sorte de mort à la vie dans le sensible), mais surtout le début d’un nouvel élan vers la transcendance. En gros, cette ascension trouve son point de départ dans l’amour de l’objet qui reflète icibas le plus adéquatement la beauté, objet que Platon, qui sera suivi en cela par toute une tradition, assimile à un beau visage, passe de là à la contemplation de la beauté sensible comme telle, laquelle inclut la beauté produite par l’art, puis à la contemplation de la beauté morale et, de fil en aiguille, aboutit à l’expérience de la quintessence du beau. L’âme est alors devenue philosophe. Comme je vais essayer de le montrer maintenant, la manière dont Proust conçoit la réminiscence intègre tous les éléments marquants chez Platon, mais en les inversant. Notons d’abord les points de convergence. Proust part comme Platon du principe de la dualité de notre nature et de sa soif d’immortalité. Ensuite, il admet lui aussi que la connaissance de la vraie réalité, celle qui transcende les images, consiste en une réminiscence dont la ressemblance est le ressort. Enfin, il considère également que cette expérience provoque une telle charge émotive qu’elle peut nous transformer, c’est-à-dire nous tourner vers les « joies de l’esprit22 » et nous ramener à la vie, désormais perçue « comme digne d’être vécue23 ». Les points de divergence sont cependant tout aussi importants. En premier lieu, Proust accorde à la vie sensible un primat sur l’intelligence. La                                                                                                               21 Platon, Phèdre, traduction L. Brisson, Paris, Garnier Flammarion, 1989, 250d, p. 124-125. 22 Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 444 et 450. 23 Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 609. 14 Symposium : Revue canadienne de philosophie continentale vraie réalité n’équivaut donc pas pour lui à l’intelligible et, corrélativement, n’est pas saisie par l’intelligence. La vraie vie renvoie bien plutôt à cette vie terrestre. C’est pourquoi, dans le débat opposant Socrate à Hippias au sujet de la beauté, Proust prend ouvertement le parti de ce dernier : la beauté n’est pas une idée commune à plusieurs individus, mais elle est au contraire « un type nouveau, impossible à imaginer que la réalité nous présente24 », à savoir cette fille aperçue, à laquelle il voudrait chaque fois mêler sa vie. En second lieu, la ressemblance que l’artiste doit reconnaître ne réside pas dans l’adéquation à un déjà vu, autrement dit dans un rapport de copie à original. Cette ressemblance est métaphorique et procède de tout un travail de traduction ou, dit autrement, d’interprétation. En dernier lieu, la beauté n’est pas seulement un véhicule transitoire permettant de s’élever du sensible à l’intelligible, mais le résultat même du processus de réminiscence : la « réelle présence25 » d’un individu transi de phénoménalité, transparent, pour la désignation duquel Merleau-Ponty a forgé l’oxymore d’« idée individuelle » ou encore d’« idée sensible26 ».                                                                                                               24 Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1954, p. 70. On retrouve le même motif dans À l’ombre des jeunes filles en fleur, II, p. 16, où Proust affirme que « nous oublions toujours qu’ils [la beauté et le bonheur; M.-A.R.] sont individuels, et leur substituant dans notre esprit un type de convention que nous formons en faisant une sorte de moyenne entre les différents visages qui nous ont plu, entre les plaisirs que nous avons connus, nous n’avons que des images abstraites qui sont languissantes et fades parce qu’il leur manque précisément ce caractère d’une chose nouvelle, différente de ce que nous avons connu, ce caractère qui est propre à la beauté et au bonheur. » Voir enfin Platon, Hippias Majeur, 287c. 25 Pietro Citati insiste sur cette idée qui apparaît déjà au début de Du Côté de chez Swann, I, p. 13. Comme le Christ dans l’hostie, la mère est présente dans son baiser. Voir en particulier Citati, La Colombe poignardée, p. 97, 209 et 313, 341 et 414. 26 Pour chacune de ces appellations, voir respectivement Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 54 et Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 198. Citati utilise pour sa part l’expression Proust et le nouveau 15 La réminiscence proustienne : l’exemple de la « madeleine » La conception proustienne de la réminiscence fait l’objet d’un exposé quasi théorique à deux reprises, la première fois dans la Préface de son Contre Sainte-Beuve et, la seconde, dans le dernier chapitre de la Recherche, donc dans le cadre du « temps retrouvé ». Le fait que Proust l’ait insérée à cet endroit suggère une autre dimension de son antiplatonisme qu’on pourrait formuler comme suit : dans la vraie vie, le temps n’est pas aboli, mais au contraire « retrouvé ». Puisque la Recherche reprend l’essentiel de ce qui est présenté dans la Préface et que cette dernière a l’avantage d’être brève, tournons-nous donc vers elle. Proust y proclame d’entrée de jeu la supériorité de la sensibilité sur l’intelligence : « Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce n’est qu’en dehors d’elle que l’écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions, c’est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l’art. Ce que l’intelligence nous rend sous le nom de passé n’est pas lui27. » Les impressions sont déterminées négativement comme ce qui est en dehors de l’intelligence ou même contraire à elle, plus précisément comme ce qui touche intimement au vécu de l’artiste, constitue la matière de l’art et, enfin, peut ressusciter le passé au lieu d’en rendre une simple image. Cette dernière caractéristique ne ressort d’ailleurs qu’indirectement et peut surprendre. De prime abord, en effet, il n’est pas évident que l’art ait essentiellement affaire au passé, voire à celui de l’auteur28. L’intelligence non plus du reste. En fait, en récusant l’équivalence entre « je sais » et « j’ai vu » qu’on trouve en grec ancien et qui sous-tend également le mythe de l’attelage du Phèdre, Proust inscrit déjà, d’une manière implicite et critique, sa réflexion sur l’art dans la perspective de la réminiscence.   _______________________   d’ « essence individuelle » dans La Colombe poignardée, p. 215. Voir de plus p. 469. 27 Proust, Contre Sainte-Beuve, p. 43. 28 Proust s’oppose d’ailleurs ici à la méthode biographique de Sainte-Beuve. 16 Symposium : Revue canadienne de philosophie continentale Sa thèse est qu’il est faux de croire que le passé correspond à ce que l’intelligence en sait. Formulée de manière positive elle devient : sur l’échelle de la vérité, la poésie se tient plus haut que la connaissance, contrairement à ce que soutient Platon. Pour prouver son assertion, ce qui est impossible par voie argumentative, Proust convoque d’ailleurs aussitôt toute une série d’exemples de réminiscences qui aboutiront plus tard dans la Recherche, à quelques variantes près, comme si certains détails importaient peu pour ce qui est de la résurrection du passé. La première expérience présentée dans la Préface en témoigne : entre autres, le célèbre rôle joué par la madeleine dans la Recherche est tenu ici par du vulgaire pain grillé. « Il y a une maison de campagne où j’ai passé plusieurs étés de ma vie. Parfois je pensais à ces étés, mais ce n’étaient pas eux. Il y avait grande chance pour qu’ils restent à jamais morts pour moi. Leur résurrection a tenu […] à un simple hasard. L’autre soir, étant rentré glacé par la neige […] ma vieille cuisinière me proposa de me faire une tasse de thé, dont je ne prends jamais. Et le hasard fit qu’elle m’apporta quelques tranches de pain grillé. Je fis tremper le pain grillé dans la tasse de thé, et au moment où j’eus la sensation de son amollissement pénétré d’un goût de thé contre mon palais, je ressentis un trouble, des odeurs de géranium, d’orangers, une sensation d’extraordinaire bonheur ; je restai immobile, craignant par un seul mouvement d’arrêter ce qui se passait en moi et que je ne comprenais pas, et m’attachant toujours à ce bout de pain trempé qui semblait produire tant de merveilles, quand soudain les cloisons ébranlées de ma mémoire cédèrent, et ce furent les étés que je passais dans la maison de campagne que j’ai dite qui firent irruption dans ma conscience, avec leurs matins, entraînant avec eux le défilé, la charge incessante des heures bienheureuses. Alors je me rappelai : tous les jours quand j’étais habillé, je descendais dans la chambre de mon grand-père qui venait de s’éveiller et prenait son thé. Il y trem- Proust et le nouveau 17 pait une biscotte et me la donnait à manger. Et quand ces étés furent passés, la sensation de la biscotte ramollie dans le thé fut un des refuges où les heures mortes – mortes pour l’intelligence – allèrent se blottir... 29 » On peut distinguer quatre grandes étapes dans ce vécu. 1. La première loge à l’enseigne de la mémoire volontaire – aussi bien dire de l’oubli. Il s’ouvre sur une évocation du passé teintée de mélancolie. D’un part, il s’agit de son passé, des « étés de ma vie », comme Proust l’écrit. Ces étés-là, centrés autour de la maison de campagne, ne désignent pas des étés quelconques, des étés parmi d’autres de sa vie ou a fortiori de la vie d’autres personnes, et dont tout le monde peut se faire une notion générale, par là même banale et usée. Pareils étés sont indifférents, tandis que les étés de sa vie tiennent à lui, au sens propre et dérivé d’être attaché que Proust fait valoir à la fois30. Leur oubli porte à la mélancolie car il signifie en quelque sorte sa propre mort aussi. D’autre part, ces étés reviennent bien parfois dans sa mémoire ; il y pense. L’intelligence s’en procure alors une image, mais cette dernière est composée d’éléments fragmentés et approximatifs, sans nécessité. Ce passé remémoré n’est pas lui, pas plus qu’un instantané de Venise n’est semblable à Venise elle-même. C’est un cliché superficiel. Le gros de notre vie, nous le passons d’ailleurs à l’ombre de ces images, de ces doubles ou encore de ces « froids fantômes » que forme notre intelligence et qui, de surcroît, s’effacent progressivement ; c’est pourquoi la vie, avec le temps, nous déçoit. En somme, les étés de sa vie semblent morts à jamais. 2. Le récit se poursuit à l’enseigne d’une autre faculté, la sensation cette fois. Par hasard, tout à fait en dehors de ses habitudes, le narrateur consent à boire une tasse de thé et à goûter du pain grillé qu’il y a trempé. Il éprouve une sensation gustative et tactile sur son palais.                                                                                                               29 30 Proust, Contre Sainte-Beuve, p. 43-44. Voir Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 624. 18 Symposium : Revue canadienne de philosophie continentale 3. Dans la troisième étape commence le processus de réminiscence que Proust, comme on sait, met au compte de la mémoire dite involontaire. Ce processus se déroule lui-même en trois temps : d’abord celui du vécu impressionnel, ensuite celui de l’attention et, pour finir, celui du souvenir à proprement parler. À mon sens, Proust opère ici une description phénoménologique détaillée de ce que nous appellerions aujourd’hui une expérience du sublime, soit de l’infini dans le fini qui constitue la quintessence de la beauté. Examinons chacun des trois moments séparément. a) Le moment initial est placé à l’enseigne du sentiment. Entrent donc cette fois en scène les impressions, sur lesquelles Proust fait reposer toute la création artistique, comme nous l’avons vu. Ces impressions sont elles-mêmes de deux ordres. Un trouble, un tressaillement se fait d’abord sentir. Il est provoqué par la montée d’impressions qui ne concordent pas avec celles auxquelles on est habituellement en droit de s’attendre dans le contexte de l’expérience sensorielle en cours (en l’occurrence, boire une gorgée de thé, savourer du pain mouillé sur sa langue). Ces impressions sont par conséquent non seulement inconnues, mais surtout inintelligibles. Dans la Recherche, Proust les désigne comme des « avertissements » ou encore des « signes31 », de manière à accentuer leur caractère non fortuit, destinal, pourrait-on même dire. Ces vocables évoquent en effet le mode d’intervention du dieu ou encore du daimon chez les Anciens. Il s’agit en réalité d’un message chiffré qui, à lui seul adressé, concerne intimement la vie de celui qu’elles bouleversent32. Le trouble cède ensuite la place à l’extase. Les impressions de lumière éblouissante, d’un « tourbillon de couleurs33 », d’odeurs etc., se confondraient bien avec la vision de la beauté que l’âme platonicienne a                                                                                                               31 Voir Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 445-447 et p. 458. L’expérience de la Sonate de Vinteuil par Swann est emblématique à cet égard : la petite phrase lui apparaît comme « la déesse protectrice et confidente de son amour ». Proust, Du Côté de chez Swann, I, p. 342. Swann n’a toutefois pas eu la force de répondre à cet appel. Voir Proust, Le temps retrouvé, IV, p. 456. 33 Proust, Du Côté de chez Swann, I, p. 46. 32 Proust et le nouveau 19 obtenue, si elles n’étaient pas si charnelles. Le sentiment d’extraordinaire félicité qui accompagne ces impressions ressortit en fait à leur caractère extra-temporel, c’est-à-dire affranchi de l’ordre du temps. Dans l’épisode de la madeleine de la Recherche, Proust décrit cet affranchissement comme suit : « Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel34. »   b) Le second moment de la réminiscence est confié à l’attention. Cela implique un tournant par rapport aux étapes précédentes, car l’intelligence commence cette fois à jouer un rôle. La supériorité des impressions sur cette dernière n’est donc pas synonyme d’exclusion. Proust affirme au contraire leur dépendance réciproque dans la conclusion de sa Préface : « … les vérités de l’intelligence, si elles sont moins précieuses que ces secrets du sentiment… ont aussi leur intérêt. Un écrivain n’est pas qu’un poète… Même les plus grands de notre siècle […] ont relié d’une trame d’intelligence les joyaux de sentiment où ils n’apparaissent que çà et là. […] Et cette infériorité de l’intelligence, c’est tout de même à l’intelligence qu’il faut demander de l’établir. Car si l’intelligence ne mérite pas la couronne suprême, c’est elle seule qui est capable de la décerner35. »                                                                                                                 34 Proust, Du Côté de chez Swann, I, p. 44. Voir également Le Temps retrouvé, IV, p. 451. 35 Proust, Contre Sainte-Beuve, p. 49-50. Proust s’oppose à Platon qui désigne l’intelligence comme « la reine du ciel et de la terre » dans le Philèbe, 28c. 20 Symposium : Revue canadienne de philosophie continentale Sous l’attention, Proust range en fait deux activités, l’une passive, spectatrice, si l’on veut, et l’autre active, créatrice. Comme il ressort du récit dans la Recherche, la première consiste à rentrer en soi, à se concentrer autrement dit sur son vécu, soit en en répétant le geste (boire une autre gorgée de thé, éprouver à nouveau les impressions qui en émanent etc.), soit en s’efforçant de se le rappeler. Cela implique une solitude qui ne se limite pas à un isolement matériel, mais qui signifie une descente en soi, en un « pays obscur36 », comparable à un séjour auprès des morts37. Cela vaut pour tous et non seulement pour l’artiste : les choses, pour apparaître, se nourrissent de nous, tout comme les œuvres, pour naître, puisent au passé. La seconde activité consiste justement à se mettre à l’écoute du message que semblent vouloir délivrer ces impressions. La réminiscence suppose cette capacité de se laisser dire quelque chose, la capacité proprement poétique, en d’autres termes, de voir dans les choses plus que ce qu’elles sont. De même que la chevelure chez Baudelaire, pour prendre cet exemple auquel Proust lui-même se réfère, chaque chose condense en elle toute une portion du temps, solidifie tout un sentiment38. Or, c’est par                                                                                                               36 Proust, Du Côté de chez Swann, I, p. 45. Voir Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 624. Ici aussi Proust inverse un thème platonicien, qui sous-tend la subordination d’Éros à la philosophie dans le Phèdre, à savoir celui de la philosophie comme apprentissage de la mort, autrement dit comme volonté de se détourner du sensible ou de la finitude, pour atteindre l’intelligible, la vraie réalité. Proust écrit plutôt, citant d’abord un vers de Victor Hugo : « Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent. Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur “déjeuner sur l’herbe”. » Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 615. 38 Pour cette référence à Baudelaire, voir Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 498499. Sur cette ambiguïté des choses, voir en particulier Le Temps retrouvé, IV, p. 448, 457 et 467-468 : « Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. » Le Narrateur est significati37 Proust et le nouveau 21 l’exercice attentif de cette capacité que les impressions pourront être « reconnues » : « Que de fois des amis m’ont vu ainsi, au cours d’une promenade, m’arrêter devant une allée, qui s’ouvrait devant nous, ou devant un groupe d’arbres, leur demander de me laisser seul un moment ! C’était en vain ; j’avais beau, pour reprendre des forces fraîches pour ma poursuite du passé, fermer les yeux, ne plus penser à rien, puis tout à coup les ouvrir, afin de tâcher de revoir ces arbres comme pour la première fois, je ne pouvais savoir où je les avais vus. Je reconnaissais leur forme, leur disposition, la ligne qu’ils dessinaient semblait calquée sur quelque mystérieux dessin animé, qui tremblait dans mon cœur. Mais je ne pouvais en dire plus, eux-mêmes semblaient de leur attitude naïve et passionnée dire leur regret de ne pouvoir s’exprimer, de ne pouvoir me dire le secret qu’ils sentaient bien que je ne pouvais démêler. Fantômes d’un passé cher, si cher que mon cœur battait à se rompre, ils me tendaient des bras impuissants, comme ces ombres qu’Énée rencontre aux Enfers39. » 4. Le processus de réminiscence est alors près d’aboutir. Lorsque cette évocation réussit, ce qui n’est pas toujours le cas, comme nous venons de le lire, la métamorphose de ce qui est mort en quelque chose de vivant amène l’instant du souvenir en tant que tel. Soudain, le goût de la madeleine que lui tendait jadis sa tante, et, avec celui-ci, tous ces étés de son passé reviennent littéralement à la vie. Comme le remarque merveilleu-   _______________________   vement au plus bas lorsqu’il s’écrie : « Arbres […] vous n’avez plus rien à me dire, mon cœur refroidi ne vous entend plus. » Le Temps retrouvé, IV, p. 433, souligné par moi. À propos de cette capacité poétique et du silence des choses qui accompagne l’état dépressif, on consultera J.-B. Pontalis, Frère du précédent, Paris, Gallimard, 2006, p. 129 et 132. 39 Proust, Contre Sainte-Beuve, p. 47-48. 22 Symposium : Revue canadienne de philosophie continentale sement Proust, cette goutte d’éternité est sortie tout droit de sa « tasse de thé40 ». Le nouveau veut donc surtout dire chez Proust un « encore une fois » qui abrite au fond une révélation, autrement dit le fait qu’on connaît effectivement et pleinement, pour « la première fois ». Dans ce qui suit, je vais essayer de montrer comment ce caractère du nouveau, qui fait signe vers l’essence même de la vérité, se réalise plus précisément en art. Trois aspects communs à la création artistique et à l’œuvre d’art viendront ainsi à l’avant-plan : premièrement, l’aspect métaphorique, deuxièmement, l’aspect festif et, troisièmement, le mystère. En d’autres termes, la possibilité du nouveau renvoie à la création de métaphores, à la temporalité de la fête et, enfin, à quelque chose d’inconnu qui s’insinue particulièrement en face de la mort. Ces trois aspects se développent autour d’une même question : comment le passé est-il reconnu en et par l’art ? L’aspect métaphorique Proust soutient que le passé peut être reconnu, que l’altérité, autrement dit, peut être dépassée. Pour expliquer comment, il ne peut toutefois reprendre la théorie platonicienne de la réminiscence, pour plusieurs raisons. Premièrement, l’intelligence ou la mémoire volontaire sont ici hors circuit. Deuxièmement, les sensations qui conservent le mieux le passé n’offrent pas cette ressemblance avec le modèle ou l’original que procure la vision et qui confère à cette dernière, aux yeux de Platon, une intelligibilité supérieure sur les autres sens et également une affinité avec la beauté41. L’apparition dont il s’agit ici passe plutôt par le goût, l’ouïe, le toucher et l’odorat, se fixant ainsi dans des objets inintéressants et dépourvus de valeur morale pour l’intelligence42. Troisièmement, et avant tout, la reconnaissance ne se fonde pas sur la vision préalable de la vraie                                                                                                               40 Proust, Du Côté de chez Swann, I, p. 47. Voir Platon, Phèdre, 250d et, quant aux odeurs, Philèbe, 51e. 42 Voir Proust, Contre Sainte-Beuve, p. 46 et Le Temps retrouvé, IV, p. 461. 41 Proust et le nouveau 23 réalité. Au contraire, on pourrait dire qu’elle la crée43. D’une part, ce que nous avons vécu, nous ne l’avons pas connu au moment où nous le vivions, et sa remémoration volontaire ne nous avance guère à cet effet44. À proprement parler, on ne saurait donc attribuer un caractère de déjà vu à ce passé. D’autre part, Proust considère ces impressions comme l’empreinte que la vie a laissée sur nous, sans que nous y soyons pour rien. C’est précisément le caractère involontaire ou inintentionnel de cette empreinte qui garantit la vérité de ces impressions et qui assure en outre leur communication avec d’autres vécus de notre vie45. Toutefois, entre le passé lui-même (ces étés de Combray), ces impressions fugaces et extratemporelles (de lumière, d’odeurs, etc.) et la sensation actuelle de la saveur du thé et du pain mouillé, il n’existe rien de commun à prime abord. Ce sont trois états de chose différents entre lesquels il semble bien impossible de jeter un pont. À l’instar de la mémoire involontaire, c’est pourtant bien ce que le poète parvient à faire. Pour retrouver ce qu’il a vécu sans l’avoir soupçonné, et pouvoir espérer le transmettre à d’autres qui s’en serviront à leur tour comme d’une clé pour retrouver leur propre vécu, l’artiste doit déchiffrer ce que ces impressions veulent dire, bien qu’elles le fassent dans un langage tout à fait inconnu. C’est pourquoi Proust réactualise l’antique conception de l’artiste comme un interprète ou un traducteur, plutôt qu’un créateur46. À la façon d’une phrase musicale, d’un air, ses impressions semblent lui intimer : « Saisis-moi au passage si tu en as la force, et tâche à résoudre l’énigme de bonheur que je te                                                                                                               43 Proust écrit : « Chercher ? pas seulement : créer. Il [l’esprit ; M.-A. R.] est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. » Du Côté de chez Swann, I, p. 45. 44 Le bonheur lui-même est toujours au passé, ressenti après coup. Voir Proust, Le temps retrouvé, IV, p. 455-456 et T.W. Adorno, Minima Moralia, Paris, Payot, 1991, §72. 45 Voir Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 457-458. 46 « Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur ». Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 469. Pour cette conception de l’artiste comme d’un greffier de la nature, on pourra consulter Hölderlin, Remarques sur Œdipe, dans Œuvres, traduction P. Jaccottet, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 957. 24 Symposium : Revue canadienne de philosophie continentale propose47. » Or, dans l’écriture, cette résolution de l’énigme prend la forme d’une métaphore. Comme le remarque Aristote, le fabricant de métaphores est celui qui a le don de voir les ressemblances48. Grâce à la métaphore qui ne se réduit pas à un effet de style, les choses communiquent entre elles et apparaissent sous un jour nouveau qui constitue en fait leur vrai jour. Proust écrit : « On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style. Même, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l’une et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore49. »   L’exemple de métaphore le plus souvent cité est celui des aubépines : leur blancheur finit par s’incarner en un rose vêtement couleur de fête pascale50. L’aspect festif La question de la reconnaissance peut également être envisagée selon l’angle de la donation : comment ce passé se donne-t-il en effet pour qu’il soit reconnu ? Le point capital ici, qui confère leur primauté aux impressions, c’est qu’il se donne en personne, comme Proust l’affirme au début de sa Préface au Contre Sainte-Beuve. Sitôt que le souvenir du passé refait surface, c’est tout le passé qui l’entoure qui apparaît non en                                                                                                               47 Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 446. Voir Aristote, Poétique, 1459a, 6-9. 49 Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 468. 50 Voir Proust, Du Côté de chez Swann, I, p. 136 à 138. 48 Proust et le nouveau 25 image, mais en personne. Cette présence insigne se décline selon deux points de vue : du point de vue de sa temporalité, d’une part, et du point de vue de son être ou, autrement dit, de son identité, d’autre part. Comme nous allons le voir, ces deux modalités ne se laissent pas séparer, car ce type de présence se caractérise précisément par leur fusion. L’écart qui surgit nécessairement, avec le temps, entre l’image et la réalité, entre la conscience et son objet, entre l’attente et son remplissement, disparaît ici totalement. Du point de vue temporel, ce qui survient d’abord est la contemporanéité du passé et du présent. Autrement dit, le même ressenti est éprouvé et dans le moment actuel et dans le moment passé51. Dès lors, le passé est en mesure de passer intégralement dans le présent, au point de s’y substituer et de dérober celui qui le vit au temps actuel. Il est là – et il déroule ses heures en rayonnant autour de ce point extra-temporel du souvenir. C’est le temps retrouvé. Du point de vue ontologique, ce qui apparaît n’est certainement pas identique au passé chronologique. Pourtant, c’est le passé lui-même, tel qu’en lui-même qui se présente. C’est pourquoi on éprouve une certitude absolue de sa présence et, à la fois, une joie intense. En somme, nous voyons que cette apparition du passé n’est pas une simple image, même si, par ailleurs, elle n’est pas un événement du monde actuel. Elle n’est pas non plus une pure abstraction de l’esprit, puisque le passé est ressenti comme étant pleinement là. Cette sorte d’êtres « réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits52 », Proust les nomme des essences ou encore des idées, comme mentionné plus haut. Elles représentent selon lui « un peu de temps à l’état pur53 ». Pour mieux saisir de quoi il en retourne ici, on peut invoquer deux exemples familiers et apparentés entre eux historiquement et ontologiquement.                                                                                                               51 Voir Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 449-451. Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 451. 53 Ibidem. 52 26 Symposium : Revue canadienne de philosophie continentale Ils appartiennent tous deux à la sphère de la mimèsis, ce terme compris toutefois dans sa signification originelle, préplatonicienne en l’occurrence, à laquelle Proust se rallie de toute évidence lorsqu’il décrit l’œuvre d’art comme l’incarnation d’une idée, d’une divinité ou encore d’un grand artiste54. À l’origine, « mimèsis » signifie la présence du représenté55, une parousie qui s’effectue dans l’univers du théâtre et du culte. Le premier de ces exemples est justement celui du miracle qui se produit sur la scène, au théâtre, chaque fois qu’un acteur disparaît totalement derrière le personnage qu’il représente. C’est alors Phèdre qui s’avance à travers le jeu devenu transparent de la Berma56. Il en va de même lorsqu’un grand musicien ou, mieux encore, un vrai musicien joue, car il n’est nul besoin d’être un virtuose ici. La musique se détache de son jeu matériel et revêt alors une sorte d’existence autonome, absolue, incomparable et close sur elle-même. Elle devient une pure actualité, elle se joue. Le second exemple est celui de la grande fête ou de la fête rituelle. Comme Gadamer l’a montré dans Vérité et Méthode, la temporalité d’une telle fête consiste dans la répétition57. Or, ce type de retour du même est à l’opposé de la répétition, plus ou moins ennuyeuse ou dou-                                                                                                               54 Un Vinteuil parvient à réussir ce tour de force : « J’essayai de chasser la pensée de mon amie pour ne plus songer qu’au musicien. Aussi bien semblait-il être là. On aurait dit que, réincarné, l’auteur vivait à jamais dans sa musique; on sentait la joie avec laquelle il choisissait la couleur de tel timbre, l’assortissait aux autres. » Proust, La Prisonnière, III, p. 758. 55 « Le représenté est là, telle est la relation mimétique originelle. » Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, traduction P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Paris, Seuil, 1996, p. 131 [118]. On pourra consulter à ce sujet Mauro Carbone, Proust et les idées sensibles, p. 96-98 et mon article, « La théorie gadamérienne de la mimésis », dans Laval théologique et philosophique, vol. 53, 1, février 1997, p. 27-43. 56 Voir Proust, Le Côté de Guermantes, II, p. 347. 57 « Répétition ne signifie certes pas ici que quelque chose soit répété au sens propre du terme, c'est-à-dire ramené à l'originel. Toute répétition a, au contraire, le même rapport originel à l'œuvre même. [...] L'expérience temporelle de la fête est au contraire célébration, présent sui generis. » Gadamer, Vérité et méthode, p. 140 [128]. Proust et le nouveau 27 loureuse, de quelque chose ayant eu lieu une fois dans le passé. C’est plutôt le passé lui-même qui revient, encore une fois mais comme si c’était la première fois, assurant ainsi la continuité du temps au beau milieu de ses intermittences. C’est pourquoi il y a fête, même dans le cas de cette sinistre fête des masques qui constitue la parousie du Temps, à la fin de la Recherche. Et nous y prenons part, corps et âme. Car en nous fondant dans la ronde de ce temps totalement rempli ou, à l’inverse, de cette essence intégralement réalisée, nous ne commémorons pas simplement un événement extraordinaire. Nous connaissons un moment d’immortalité. Le mystère Mais cette présence supposée réelle est-elle seulement un « trompel’œil58» ? Il y a bien tout de même quelque chose de mystérieux dans la venue de ce passé dans le présent du souvenir, dans ce présent incomparable de notre vie. Proust n’a de cesse de répéter que l’essence qui se présente seulement fugitivement dans le souvenir, mais que l’œuvre d’art parvient à retenir, en plus de l’éclaircir, consiste au fond dans notre propre essence, dans notre propre vie59. Il récuse sans doute par là l’admission d’un monde intelligible, dont la lumière nous éclairerait, certes, mais auquel nous n’aurions pleinement accès qu’une fois la vie terrestre abolie. La vraie vie n’est pas ailleurs, le temps retrouvé est dans la vie de chacun. Mais quelle vie ? Quel est en effet ce moi « profond », qui a vécu tous ces passés, mais qui ne se confond totalement ni avec celui que j’ai été, ni avec celui que je sais être moi ? Qui ne se présente que lorsque je suis dessaisi de mon moi conscient, qui aspire pour ainsi dire à sortir de moi et à communiquer avec les autres, pour toute l’éternité ? Qui jubile au contact d’un simple rai de lumière60 ou encore d’une simple œuvre d’art, comme s’il y faisait la rencontre de sa vie, voire de toute la vie ?                                                                                                               58 Voir Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 452. Voir Proust, Le Temps retrouvé, IV, p. 474. 60 Voir Proust, Contre Sainte-Beuve, p. 67. 59 28 Symposium : Revue canadienne de philosophie continentale Dans un des épisodes les plus fameux de la Recherche, qui envisage la vanité de la vie et, en particulier, celle de l’art, Proust raconte la mort d’un écrivain survenue au cours de sa visite dans un musée. Bien que malade, Bergotte – tel est le nom de cet écrivain divin entre tous – décide de s’y rendre afin de vérifier si la Vue de Delft contient bien un petit pan de mur jaune qu’un critique dit y avoir perçu, mais que lui-même n’a jamais remarqué auparavant. Il l’aperçoit et meurt en se disant qu’il aurait dû polir encore plus sa phrase de sorte qu’elle en soit venue à être faite d’une matière aussi précieuse que ce petit pan de mur jaune. Le Narrateur s’interroge : « Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Certes, les expériences spirites pas plus que les dogmes religieux n’apportent de preuve que l’âme subsiste. Ce qu’on peut dire, c’est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure ; il n’y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l’artiste athée à ce qu’il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers… Toutes ces obligations qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner… De sorte que l’idée que Bergotte n’était pas mort à jamais est sans invraisemblance61. »   L’âme de Bergotte est-elle enserrée dans ses livres, dont Proust nous assure que « toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, disposés trois par trois », ils « veillaient comme des anges aux ailes éployées…62 » ? Est-                                                                                                               61 62 Proust, La Prisonnière, III, p. 693. Ibidem. Proust et le nouveau 29 elle bien plutôt retournée dans la patrie perdue dont « l’ange écarlate du matin63 » est la promesse ? En somme, l’espoir de l’immortalité de l’âme qu’éveille l’expérience jubilatoire d’une grande œuvre d’art est-il vain ? Il serait trop long de tenter de répondre adéquatement à cette question ici64. Ce qu’on peut fortement présumer, en tout cas, c’est que malgré la mort, malgré le temps qui emporte tout, nous nous efforcerons quand même de créer ou de recréer des œuvres d’une « durable nouveauté65 », tant et aussi longtemps que nous serons encore à la recherche de notre vie. marie-andree.ricard@fp.ulaval.ca                                                                                                               63 Voir Proust, La Prisonnière, III, p. 767. Sur ce point, je renvoie le lecteur à la fin de mon article intitulé « Métaphysique et émancipation dans la pensée d’Adorno », in : Pierre-François Noppen, Iain Macdonald, Gérard Raulet (dir.), Les Normes et le possible: héritage et perspectives de l'École de Francfort, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2013, à paraître, ainsi qu’à mon livre sur la pensée morale et politique d’Adorno également à paraître dans la même maison d’édition en 2013. 65 Proust, La Prisonnière, III, p. 758. 64