Mon discours au centenaire Michael Sebastian, Novembre 2007, organisé par l'UNESCO et l'ICR Paris
My Speech at Centenary Michael Sebastian, November 2007, organized by UNESCO and ICR Paris
Sebastian et Proust, entre des miroirs parallèles
(traduit du roumain par Coralia Telea)
Nous avons commencé à nous occuper de ce sujet au moment précis où nous avons commencé la rédaction de notre thèse de doctorat en littérature roumaine moderne. Environ six ans sont déjà passés depuis notre première lecture critique et nous voilà, à présent, à même de nous exclamer, comme Socrate l’a fait lui-aussi, „Je sais que je ne sais pas tout en matière de biographie ou d’oeuvre ”. Nous sommes bien tristes pour avoir lu tous les livres sur Sebastian et pour ne pas y avoir trouvé des réponses à toutes nos questions. Pour rendre hommage au centenaire de cet écrivain roumain, nous avons repris notre première version du chapitre en question inclus dans notre thèse et nous l’avons développé de manière à en faire un livre à part. Il s’agit d’un mélange de biographie et de texte analytique, d’une véritable „critifiction” postmoderne, d’un livre qui sera publié cet automne dans une maison d’édition roumaine, spécialisée dans la publication de la littérature et des textes écrits pas des auteurs roumains d’origine juive, à savoir les Éditions Hasefer. C’est dans les Caiete (Cahiers) d’Emil Cioran
Emil Cioran, Caiete I, 1957-1965, cuvânt înainte de Simone Boué, traducere din franceză de Emanoil Marcu şi Vlad Russo, ediţia a doua, Editura Humanitas, 2005 que nous avons puisé ce fragment „On m’appelle au téléphone et on me demande si je connais un écrivain roumain qui s’appelle Mihail Sebastian, dont la mère vit à Paris (pour des raisons de droits en Allemagne). J’ai été bouleversé. Sebastian, écrasé par un camion après la Libération, venait d’être nommé comme attaché culturel à Paris. Il aurait fait une brillante carrière, puisque l’on peut difficilement concevoir un Roumain qui soit plus français qu’il ne l’est. Quelle finesse de l’esprit; quel homme merveilleusement dévasté! Et encore qu’il est tellement inconnu” (s. n.) (n. trad.).
Bien que, dans son journal intime, Sebastian lui-même n’ait pas du tout pardonné à Cioran ses idées de droite politique et ses gestes antisémites, celui-ci a pourtant la force de reconnaître sa valeur, malgré les quelques vingt ans passés. Emil Cioran, un francophile authentique et un philosophe doué d’un véritable „esprit de finesse” n’avait pas écrit les passages en question uniquement pour rendre hommage à son ami disparu, mais aussi pour lui demander pardon, de manière posthume, pareil à Mircea Eliade qui le fera aussi, dans son Journal portugais. La rencontre de Sebastian avec l’œuvre de Marcel Proust s’est très tôt produite, peut-être même pendant la période où il lisait ses œuvres, en tant qu’élève au lycée de Brăila. Son admiration engendrera la permanente relecture de l’œuvre de Proust et le désir de consacrer à cet auteur une étude monographique assez vaste. Ce projet a été, d’ailleurs, enregistré comme tel, dans le Journal.
Un tel thème de comparatisme littéraire devrait avoir comme point de départ un célèbre concept critique, imaginé par Harold Bloom
Harold Bloom, The Anxiety of Influence, A Theory of Poetry, Second edition, Oxford University Press, 1997, celui de l’angoisse de l’influence. Marcel Proust est l’un des auteurs inclus par Harold Bloom dans le canon européen et l’impacte exercé par son œuvre sur une littérature plus petite que celle française, qui traversait une des étapes de sa formation, allait être majeur. Malgré tout cela, nous croyons fortement que nous devons prendre en considération le célèbre dicton qui a donné le titre du volume signé par René Etiemble, Comparaison n’est pas raison. Lorsque l’auteur roumain reprend de chez Proust certains thèmes, il opère, en fait, une sélection très personnelle, en aboutissant parfois à mener des polémiques contre l’illustre prosateur français. La théorie énoncée par E. Lovinescu, visant la mutation des valeurs esthétiques, semble y dévoiler sa parfaite illustration. Sebastian est retombé plusieurs fois sur l’œuvre de Proust, à travers des articles publiés dans la presse de l’époque, ceux-ci étant d’ailleurs encore à découvrir. L’influence de l’écrivain français se fait surtout sentir dans les deux romans de Sebastian, cela moins sous rapport stylistique et syntaxique que sous rapport thématique, tandis que sa contribution la plus originale est constituée par sa micromonographie ayant comme sujet Corespondenţa lui Marcel Proust (La correspondance de Marcel Proust – n. trad.). Bien évidemment, nous devrions nous occuper de l’analyse du thème de la jalousie, tel qu’il apparaît dans le roman Accidentul (L’accident – n. trad.) ou bien de celle des structures musicales, de l’interférence existant entre la musique et le roman, illustrée dans Oraşul cu salcâmi (La ville aux acacias – n. trad.). Le titre même de ce roman porte l’empreinte ineffaçable de l’influence proustienne, si nous envisageons la célèbre balade de Marcel sous les acacias du Bois de Boulogne, ce qui lui provoque sa première crise d’asthme. Nous avons déjà entrepris cette recherche, dont les résultats sont publiés dans notre étude parue aux éditions Hasefer. C’est, d’ailleurs, toujours ici, que nous avons aussi analysé la polémique de l’anti-dreyfussianisme de Proust, puisque, tout en étant d’origine juive, Sebastian ne pouvait pas être d’accord avec l’indifférence manifestée par le célèbre écrivain français à l’égard de la plus célèbre affaire du XIXème siècle. Vous trouverez plus de détails dans le livre ci-dessus mentionné. Nous essayerons par la suite, dans les limites imposées par notre brève intervention, d’ajouter des détails significatifs concernant l’édition du volume réunissant la correspondance de Marcel Proust.
La correspondance de Marcel Proust
En 1939, aux éditions Fundaţia Regele Carol II, le volume de Mihail Sebastian, Corespondenţa lui Marcel Proust (La correspondance de Marcel Proust – n. trad.) voit la lumière du jour et c’est par cet acte que l’écrivain roumain s’avère être un véritable pionnier. Dix-sept ans étaient à peine passés depuis la mort de Proust, la bibliographie critique de son œuvre avait déjà atteint des dimensions importantes, voire alarmantes pour tout chercheur en littérature, fallait-il encore ajouter que personne n’avait encore osé d’analyser l’immense quantité de correspondance envoyée (plus de 1200 lettres). Le seul auteur d’une telle étude était un Américain, à savoir Philip Kolb
Phillip Kolb, Correspondance de Marcel Proust. Chronologie et commentaire critique, Urbana, University of Illinois Press, 1949. Mihai Zamfir
Mihai Zamfir, Imaginea ascunsă, Bucureşti, Editura Univers, 1974 considère à juste titre ce critique comme étant l’un des plus documentés exégètes proustiens, celui-ci ayant publié l’édition ci-dessus mentionnée à la maison française d’édition Plon, la même qui avait d’ailleurs publié la première édition de Correspondance générale
Robert Proust, Suzy Mante Proust, Paul Brach, Correspondance générale de Marcel Proust, vol I-VI, Paris, Plon, 1930-1936. Le professeur Kolb a achevé son travail impressionnant par l’édition de l’intégrale des lettres de Proust en vingt-deux volumes et il a passé toute sa vie en corrigeant les lettres proustiennes, cela jusque avant sa mort, en 1992, à l’âge de 85 ans. Ce qui en est résulté, c’est bien les archives Kolb-Proust
adresa Proust-Kolb Archive, accessible on line à l’adresse http://www.library.uiuc.edu/kolbp/, mises gratuitement à la disposition des lecteurs par l’université Urbana-Illinois, ce véritable trésor numérique étant mis à la disposition de tous les chercheurs de l’œuvre de Marcel Proust. Le commentateur n’est pas pourtant atteint par cette curiosité maladive, pareille à celle de Tersit
Tersit est un personnage de l’Iliade qui avait l’habitude de se moquer des dieux. Le tersitisme désigne une attitude de démythisation, de blasphème, de prendre en dérision des valeurs. , qui est typique pour notre époque moderne, et qui veut transgresser les limites les plus intimes de la biographie d’un auteur. Cette attitude caractérise la critique du type Watergate et paparazzi, ainsi appelé par Nicolae Steinhardt. L’analyste Mihail Sebastian semble être parfaitement conscient du fait qu’une analyse stylistique ou de contenu, ce que nous désignons de nos jours par de termes modernes, comme analyse de texte, tout cela est beaucoup plus intéressant qu’une analyse de cas de Marcel Proust en tant que personne. Le lecteur de Sebastian a l’impression que les soucis que l’écrivain se faisait à l’égard de la valeur littéraire de ses écrits sont dus au fait qu’il avait déjà lu les reproches que Proust faisait au biographisme et à la méthode pratiquée par Sainte-Beuve.
Au moment même où il discute sur la présupposition de l’homosexualité de Proust, étiquette qui avait été associée par quelques critiques au nom de l’écrivain, Sebastian hésite d’utiliser carrément le mot en question, en le considérant trop dur, et il préfère le remplacer par l’euphémisme “efféminement.” Malgré tout cela, il n’hésite pas de préciser que de la même façon que dans le roman il n’y a aucune scène de possession, dans les lettres non plus, l’auteur ne renvoie précisément à aucune femme aimée. La correspondance de Marcel Proust pourrait être caractérisée par un vers appartenant au poète roumain George Bacovia “Aucune bien-aimée ne pourrait y vivre. (n. trad.)” C’est dans l’œuvre de Proust qu’aucune bien-aimée ne pourrait vivre, sauf Albert(ine). C’est assez bizarre d’ailleurs que “Il n’y a aucune lettre d’amour, nulle part dans la correspondance. Un terrible silence couvre la vie sentimentale de Marcel Proust. Celui-ci, qui écrivait des centaines de lettres pour y parler des plus infimes accidents, n’écrit rien sur sa vie intime.” (n. trad.)
Derrière ce silence il y a bien une blessure morale. Contrairement à Gide, qui s’assume ouvertement sa différence sexuelle dans son autobiographie Si le grain ne meurt, Proust n’a pas le courage de l’affronter. Son éducation bourgeoise et l’amour éprouvé pour sa mère, sa timidité innée, tout cela l’empêche de s’assumer la différence. Puisque “Proust ne peut manifester ni le désespoir de vagabond propre à Rimbaud, ni l’inconscience alcoolique de Verlaine, ni le cynisme d’esthète de Wilde, ni le silence grave, responsable de Gide. La seule chose qu’il puisse faire pour se sauver c’est démentir, cacher, désapprouver.” (n. trad.)
La remarque faite par Mihail Sebastian en est une absolument correcte, la peur de Proust à l’égard du Je biographique ayant des racines psychiques abyssales. Le plus lucide observateur de Sodome et Gomorrhe, celui qui allait magistralement décrire la confrérie de Charlus, Jupien et Morel, et qui allait le faire avec une grande force satyrique, celui-ci était lui-même un membre de cette tribu. C’est ainsi que les nombreuses dénégations et dissimulations ne sont qu’une forme de la construction de ce que Henry Massis nommait à l’époque en question “un monumental alibi” (n. trad.). Dans l’œuvre il existe quelques “fissures”, qui, si elles n’affirment pas pleinement la vérité, elles attestent au moins l’existence d’un secret. Mais, au-delà de la biographie, comme Gilles Deleuze
Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, P.U.F., 1971, p. 123 le prouve, il existe l’obsession de l’androgyne, la théorie platonicienne du Banquet, qui sont tissées et cachées dans la structure immanente du texte. L’amour, tel qu’il est présent dans le roman de Marcel Proust, est propre à une époque et à une morale pre-chrétiennes, païennes, dans son cycle romanesque les sexes se mélangent suivant un modèle combinatoire qui suppose des changements et des variantes que la morale chrétienne interdit. Le déchiffrement de ce secret mystérieux est ajourné pourtant sine die: “Si jamais il y a quelque part des lettres qui expliquent comment déchiffrer ce secret terrible, elles ne seront publiées que très tard, ou peut-être qu’elles ne seront jamais publiées.” (n. trad.)
Entre temps, les critiques littéraires ont commencé à parler ouvertement de l’homosexualité de Proust et les sceaux de ce mystère ont été défaits. La génération de Sebastian était extrêmement pudibonde, trop retirée derrière certaines conventions pour pouvoir parler de ce statut et encore le faire à mots couverts et de manière euphémistique.
Le chapitre le plus émouvant du livre de Sebastian est le quatrième, celui qui porte le titre Mama lui Marcel Proust în opera şi corespondenţa sa (La mère de Marcel Proust à travers son œuvre et sa correspondance – n. trad.). La mère de Proust a été une des peu nombreuses “figures brillantes” de “cet immense roman sombre.” Sa mère était sa confidente dans des questions littéraires, c’était toujours elle qui lui donnait son appui permanent dans le combat qu’il menait contre sa maladie, celle qui le poussait sans arrêt à lutter contre “le temps perdu”, à écrire et à étudier, tout en encourageant ses préoccupations d’ordre esthétique. Au moment de la mort de sa mère, la vie de Proust, qui n’avait que 34 ans à l’époque, se divise en deux parties distinctes. La mort de sa mère ressort des lettres, on dirait un cri de la tragédie antique: “J’ai été mis à l’épreuve par toutes les douleurs imaginables du monde, je l’ai perdue, je l’ai vue souffrir, je crois qu’elle était consciente du fait qu’elle était en train de me quitter, qu’elle ne pouvait plus me dire certaines choses, qu’elle était terrifiée de ne pas pouvoir me les dire, j’ai le sentiment que ma faible santé a représenté sa plus grande douleur et le souci majeur de sa vie...J’ai été épargné d’une seule chose. Je n’ai pas vécu le supplice de mourir avant elle et de ressentir ainsi l’horreur qu’elle aurait pu vivre à ce moment-là. Mais le fait de m’avoir quitté pour l’éternité, tout en me voyant tellement peu fort pour lutter dans ma vie, voilà une terrible torture qu’elle avait endurée. Je crois qu’elle avait compris la sagesse des parents, qui, avant de mourir, tuent leurs enfants. Comme la sœur qui la soignait dit, j’avais à ses yeux l’âge de quatre ans” (n. trad.).
En réalité, tous les hommes dont les mères s’en meurent, n’importe leur âge, devrait tous être âgés de quatre ans. Et Proust, d’autant plus, puisqu’il était par sa maladie même, complètement dépendant de sa mère. La bien connue scène du baiser sur le front est décrite aussi bien dans sa correspondance, tandis que la madeleine y est représenté par un tout petit morceau du parquet ; au moment où il marchait dessus et que sa mère entendait ses pas et le grincement du morceau de bois, elle lui faisait “un petit signe de sa bouche comme si elle lui disait “Viens m’embrasser”.” (n. trad.). Cette blessure de son âme sera cicatrisée uniquement avec le passage du temps, tout lentement, c’est suite à un processus naturel de “travail pénible du deuil” (décrit par Sigmund Freud) que la douleur diminuera en intensité, mais, bien qu’il quitte l’appartement situé Rue de Courcelles, il louera un autre appartement Boulevard Haussmann, là où sa mère avait vécu pendant sa jeunesse. Le meilleur effet de la mort de sa mère est pourtant la décision qu’il prend d’écrire À la recherche du temps perdu. Rien de son œuvre, publiée jusqu’alors, qui était faite de chroniques, brèves études, articles, n’annonçait l’illustre romancier. La rupture provoquée par la perte de l’être le plus aimé engendre la nécessité d’un changement radical dans sa vie, la nécessité de l’idée du sacrifice total: “Devant son œuvre, Marcel Proust a hésité pendant beaucoup d’années, comme s’il avait été devant une décision qui supposait un départ qui ne comportait pas de voie de retour. C’est bien la mort de sa mère qui l’a obligé de prendre une décision. Sans ce malheur, peut-être que l’œuvre de Marcel Proust n’aurait jamais été écrite.” (n. trad.)
Les critiques français ont établi qu’il existe des photos de la mère de Marcel Proust, prises avant sa mort, ce qui constitue un détail biographique extrêmement significatif, que nous ne pouvons pas ignorer. Mihail Sebastian
Mihail Sebastian, Corespondenţa lui Marcel Proust, Bucureşti, Editura Fundaţiei pentru Literatură si Artă Carol al II-lea, 1939, p. 33 apportait plus de précisions dans son étude, Corespondenţa lui Marcel Proust (La correspondance de Marcel Proust – n. trad.):
”Proust avait 14 ans, lorsqu’il avait rempli le formulaire d’une enquête entreprise dans des écoles – à l’époque, il était élève au lycée Condorcet. À la question visant à nommer la plus terrible douleur, il a simplement répondu: “être séparé de maman.”(…) Pour le lecteur de l’œuvre de Proust, la mère de l’écrivain est depuis longtemps devenu une figure familière. Elle est, à côté du portrait exemplaire de la grand-mère, la seule figure sur laquelle aucune ombre ne vient s’installer. Elle est le seul être humain face auquel l’ironie clairvoyante du romancier cède. Sa voix, ses paroles, ses gestes, ses robes, ses lectures préférées, son attitude envers le monde, ses rares gestes sévères de mère, sa tenue un peu effacée, un peu timide, d’épouse, tout y est évoqué avec du dévouement, de la tendresse, et le besoin de la revoir et de la garder, ce qui confère aux pages où elle y est “le bruit léger de sa robe”, une vibration spéciale.” (n. trad.). Bien évidemment, il s’agit dans le passage ci-dessus du célèbre questionnaire de Marcel Proust.
Une des dimensions métaphysiques du roman de Proust contient justement cette extraordinaire et continuelle évocation pieuse de la mère. Le fils qui ne veut pas s’en séparer se penche sur le temps perdu, c’est comme s’il lançait un défi à la mort, contre laquelle il proteste, tout en étant convaincu que rien au monde ne pouvait le séparer de l’icône de sa mère, qu’il essayait d’ailleurs préserver à côté d’autres objets et coutumes familiaux transposés dans son écriture. Ses lettres, datant de 1905, reconstruisent l’agonie et les symptômes de la maladie de sa mère, qu’il transfère dans le roman et qu’il attribue au personnage de la grand-mère, et il le fait peut-être suite au désir de délocaliser une douleur, qui, fixée au même endroit, risquerait de faire trop de mal. Le masque mortuaire de la mère, dessiné par l’auteur même dans une des lettres adressées à Ana de Noailles, l’écrivain française d’origine roumaine qui jouissait de l’amitié de l’auteur, passe dans le roman sur les moments de final qui décrivent l’agonie de la même grand-mère. En psychanalysant l’auteur, Sebastian croit que Proust n’aurait pas osé, au-delà du sentiment tragique qui enveloppe tous ses romans, il n’aurait pas osé publier un roman susceptible de provoquer pas plus d’un seul regard blessé de sa mère. Au moment de sa mort, le terrible secret de Polichinelle pourrait, enfin, être avoué.
L’espace de la correspondance peut offrir des renseignements intéressants sur le roman proprement dit. Le lecteur des lettres peut y découvrir l’énorme quantité d’énergie consumée en vue de l’argumentation. L’écrivain n’hésite pas de demander des conseils à ses amies sur les robes d’un tel ou tel personnage féminin et il demande l’avis de toute une foule de “horticulteurs, tailleurs, astronomes, héraldistes, pharmaciens” (n. trad.), qui ont souvent moins de connaissances théoriques que lui! La description de la haie d’aubépine ( en bas de la page, Sebastian, qui n’est pas du tout un des traducteurs qualifiés de l’œuvre proustienne, avoue la difficulté de traduire le mot français “aubépine” qui apparaît à côté des mots “rouge” et “églantine”dans le jardin qui donne sur la maison de Swann) déclenche un échange soutenue de lettres avec Lucien Daudet, et c’est bien dans ces lettres-ci que Proust dévoile une petite partie de son effort immense de documentation: “Quant aux fleurs, je t’assure, j’ai beaucoup de scrupules; c’est ainsi que, dans la première version, l’aubépine se trouvait dans le même paysage que l’églantine. Mais puisque j’ai trouvé dans l’ouvrage La flore de Bonnier l’information conformément à laquelle l’églantine ne fleurit que plus tard, j’ai tout changé et j’ai fini par écrire: “on n’y pouvait voir l’églantine que quelques semaines plus tard.” En ce qui concerne la verveine et l’héliotrope, il est vrai que Bonnier affirme que la première fleurit entre juin et octobre et la seconde entre juin et août! Mais comme il s’agit de fleurs sauvages dans le livre de Bonnier, j’ai bien cru (et l’horticulteur auquel j’ai écrit une lettre m’en a rassuré) que dans un jardin ... on peut les faire fleurir dès le mois de mai, lorsque l’aubépine est encore fleuri. Puisque c’est impossible, qu’est-ce que je peux bien mettre à la place? Le rosier et le jasmin seraient possibles, ou bien en faudrait-il encore d’autres?” (n. trad.)
Il n’y a que les romanciers naturalistes qui manifestaient tant de préoccupation pour le détail, ce qui atteste, à notre avis, une haute conscience professionnelle. D’ailleurs, les propositions faites par le fils de l’écrivain Alphonse Daudet, un possible modèle pour Bergotte, allaient être rejetées car “les pensées ne vont pas, puisqu’elles sont des fleurs trop plates, larges et sans aucun parfum” (n. trad.) et elles ne ressemblent pas du tout à la verveine. Cette image semble être construite selon les règles de la synesthésie, tout en obéissant à une des règles jamais écrites de l’art impressionniste, art qui allait fasciner l’illustre écrivain français, par sa picturalité vague. Parfois, la situation se présente à l’envers. Comme il avait demandé à madame Strauss, son conseiller principal côté vêtements, pour savoir comment projeter la toilette de la princesse Mathilde, que celle-ci avait aperçu à un moment donné vêtue d’une crinoline mauve très spéciale, et comme la lettre de réponse arrive trop tard, la robe en question n’est plus décrite dans le roman.
D’autres fois, Marcel Proust consulte ses amis dans des questions d’étymologie ou bien sur des histoires très précises que sa mémoire prodigieuse d’ailleurs, n’a pu retenir dans des détails. Ces lettres ébranlent le mythe de la mémoire proustienne, puisque celle-ci bénéficiait souvent de l’aide de tous ses amis et conseillers, auquel l’écrivain n’hésite pas de faire recours, chaque fois qu’il se trouve dans une impasse. En empruntant le nom Guermantes d’un château détenu par François de Paris, il écrit au propriétaire du domaine, tout en le priant de lui renvoyer “l’étymologie, la devise et les armoiries des Guermantes” (n. trad.), ce dernier oubliant, pourtant, de les lui expédier. Mihail Sebastian commente: “Peut-être que le principe est trop rigoureux, surtout pour un écrivain qui a été accusé d’être prolixe et dont l’œuvre est pleine de parenthèses, digressions, qui revient souvent sur ses mots, mais c’est surtout pourquoi le mot en question doit être retenu. Marcel Proust a été le plus préoccupé par rien d’autre que par une stricte économie de son matériel, qu’il a toujours maîtrisé et tenu sous contrôle. Dans la précision presque maniaque qu’il veut inculquer aux choses, dans l’insistance avec laquelle il se documente à différents sujets, il ne faut pas voir un romancier ayant l’attention déchirée par plusieurs objectifs secondaires, mais il faut y voir un artiste qui, ayant la conscience du tout, se voit bien obligé de vérifier petit à petit le matériel dont il fait l’usage.” (n. trad.)
L’œuvre proustienne est un immense puzzle où l’œil du critique sait voir, au-delà de l’apparente laxité, l’attentive construction et la dimension architectonique. À Paul Souday, qui n’avait presque rien compris de son œuvre, Proust écrit en assurant celui-ci que son ouvrage, à part le titre trompeur, a été minutieusement conçu ainsi que “le dernier chapitre du dernier volume a été écrit tout de suite après le premier chapitre du premier volume. Tout le reste est venu ensuite, mais cela a été fait il y a très longtemps.” (n. trad.)
Le seul critique ayant compris cette chose était Benjamin Crémieux et Proust salue son esprit d’observation dans une lettre enthousiaste: “Je vous remercie d’avoir comparé mon livre à une ville... On ignore trop souvent le fait que mes volumes représentent une véritable construction, mais ayant une si large ouverture de compas que leur composition rigoureuse, pour laquelle j’ai tout sacrifié, est vraiment difficilement décelable. On ne pourrait le nier que lorsque la dernière page du Temps retrouvé finira exactement sur la dernière page de Swann.” (n. trad.)
La publication de ce volume a signifié pour Sebastian le cadeau d’une nouvelle amitié, avec un ami d’enfance de Proust, le prince Antoine Bibesco. Se trouvant sur le front, l’écrivain reçoit un beau jour un volume sur Proust, qui lui avait été envoyé par la poste, accompagné d’une invitation au domaine de Corcova, qu’il honorera un peu plus tard. C’était le début d’une amitié littéraire, le prince ayant besoin à l’époque d’un agent littéraire pour promouvoir ses pièces de théâtre en Roumanie, par conséquent, il invitera Sebastian à Corcova à plusieurs reprises. La pièce “Steaua fără nume” a été écrite durant une de ces escapades. Les jours où il habitait à Bucarest, le prince invitait Sebastian à dîner ensemble au restaurant de l’hôtel Athenée Palace, et lorsque ce premier oublie d’y venir au rendez-vous, Mihail Sebastian ne désespère pas, en notant dans son Jurnal qu’il s’attendait bien à être traité de la sorte, puisqu’il avait connaissance des mœurs aristocratiques, qui lui étaient familières justement par le biais…du roman de Proust : « Mais je m’y connais, aux mœurs du clan, je veux dire (Proust m’aide en cela), au chiffre de leur argot, à l’inanité de cette préférence fastueusement déclarée – et qui finit brusquement, sans laisser de trace, jusqu’à, qui le sait, un nouvel accès » (n. trad.). La fiction dépasse la vie, le modèle proustien créé de la réalité, il engendre en permanence des situations typiquement roumaines, tandis que le personnage se confond avec le héros en chair et en os. Le roman de Proust devient un texte d’escorte, s’il est amoureux ou jaloux, s’il est heureux ou désespéré, Sebastian s’identifie à tour de rôle avec les différents personnages proustiens, il cherche dans les fictions des arguments pour s’expliquer à soi-même sa propre existence.
En guise de conclusion, nous pouvons affirmer que l’œuvre de Mihail Sebastian croise celle de Marcel Proust. Nous, les chercheurs roumains en littérature, nous avons le devoir de mener à bonne fin une édition critique de l’œuvre de Sebastian, et pour le faire, tout en poursuivant les travaux entrepris par notre regrettée collègue Cornelia Ştefănescu, nous espérons réussir à restituer l’ensemble des articles de presse publiés par Sebastian, ce qui nous donnera une image très proche de la réalité des dimensions de son œuvre. C’est en quoi réside, peut-être, l’atout du comparatisme littéraire, puisque de ce dialogue à distance, de la projection entre les deux miroirs parallèles, nos deux cultures, à savoir celle roumaine et celle française, ressortent enrichies.
Novembre 2007, Paris
Iulian Coman Băicuş
Maître Assistant, Docteur èn Philologie
Département de Littérature Roumaine
Faculté des Lettres
Université de Bucarest