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Recension de « Changer : méthode »

2022, Spirale

Recension rédigée avec Léandre Plouffe. Avec Changer : méthode, Édouard Louis effectue un nouveau retour sur son passé, en se concentrant sur des épisodes qui l’ont marqué et en s’efforçant de restituer, le plus fidèlement possible, les fils rouges et les ruptures qui ont ponctué son parcours. Ce cinquième roman reprend plusieurs questions abordées dans les ouvrages précédents de Louis, notamment la violence de la pauvreté et les nombreux défis auxquels les personnes qui veulent s’en extraire sont confrontées, mais l’analyse qu’il offre ici de son « odyssée » comprend aussi des éléments inédits : une plus grande attention aux personnes qui l’ont aidé à changer et qui l’ont accompagné dans son devenir, une expérimentation plus poussée de différents styles d’écriture (une séance de questions et de réponses entre Louis et son lectorat, des extraits de courriels, un monologue en hommage à Jean-Luc Lagarce), ainsi qu’un regard plus tendre et nuancé sur son milieu d’origine.

Document généré le 6 sept. 2022 10:04 Spirale arts • lettres • sciences humaines Odyssée d’une transformation Changer : méthode d’Édouard Louis Léandre Plouffe et Emanuel Guay Numéro 280, été 2022 URI : https://id.erudit.org/iderudit/99643ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Spirale magazine culturel inc. ISSN 0225-9044 (imprimé) 1923-3213 (numérique) Découvrir la revue Citer ce compte rendu Plouffe, L. & Guay, E. (2022). Compte rendu de [Odyssée d’une transformation / Changer : méthode d’Édouard Louis]. Spirale, (280), 84–86. Tous droits réservés © Spirale magazine culturel inc., 2022 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ R 0 M A N L É A N D R E P L O U F F E E T E M A N U E L G U AY ODYSSÉE D’UNE TRANSFORMATION É d i t i o n s d u S e u i l , 2 0 2 1, 3 3 6 p. 280 no ÉD OUARD LOUIS SPIRALE — CHANGER : MÉTHODE Avec Changer : méthode, Édouard Louis effectue un nouveau retour sur son passé, en se concentrant sur des épisodes qui l’ont marqué et en s’efforçant de restituer, le plus fidèlement possible, les fils rouges et les ruptures qui ont ponctué son parcours. Ce cinquième roman reprend plusieurs questions abordées dans les ouvrages précédents de Louis, notamment la violence de la pauvreté et les nombreux défis auxquels les personnes qui veulent s’en extraire sont confrontées, mais l’analyse qu’il offre ici de son « odyssée » comprend aussi des éléments inédits : une plus grande attention aux personnes qui l’ont aidé à changer et qui l’ont accompagné dans son devenir, une expérimentation plus poussée de différents styles d’écriture (une séance de questions et de réponses entre Louis et son lectorat, des extraits de courriels, un monologue en hommage à Jean-Luc Lagarce), ainsi qu’un regard plus tendre et nuancé sur son milieu d’origine. JOUER DES RÔLES Transfuge de classe ou « transclasse », pour employer le néologisme forgé par Chantal Jaquet, le jeune Louis échappe à son destin social en intégrant le lycée d’Amiens, où il pratique le théâtre. Plus qu’une vocation artistique, il conçoit celui-ci comme un « instrument de réinvention de sa vie », en continuité avec ce qu’il a fait dès son plus jeune âge pour essayer de correspondre aux normes hétérosexuelles et masculines dominantes, soit jouer des rôles. C’est au lycée qu’il fait la connaissance d’Elena, à laquelle la première partie du livre est consacrée. Il se met à imiter son amie, à lire les mêmes livres qu’elle, à fréquenter les mêmes lieux de culture. Il redouble d’efforts pour rattraper son retard et combler l’écart entre le monde d’Elena et celui dont il provient : « fake it until you make it, joue à être ce que tu n’es pas, jusqu’à le devenir, jusqu’à ce que ce rôle devienne ton être » constitue alors son leitmotiv. 84 Une deuxième rencontre déterminante a lieu lors d’une conférence donnée à Amiens par Didier Eribon, qui l’encourage à poursuivre sa scolarité. Louis se prépare ensuite pour un départ vers Paris, qui met fin à son amitié avec Elena et l’introduit à la vie intellectuelle de la métropole. Son arrivée à Paris lui permet de vivre plus ouvertement son homosexualité, par laquelle il se rapproche d’hommes appartenant aux élites européennes et internationales. Louis a d’abord perçu son éloignement radical de sa famille comme une « belle violence », une violence de l’arrachement qui ne serait pas destructrice, mais plutôt transformatrice. Son regard a toutefois évolué : se sentant initialement « destiné à une vie plus belle et plus grande », le recul l’amène à interpréter la rupture familiale comme « le signe de l’injustice » et « le résultat de la violence de classe ». ÉMOTIONS, CORPS, PAUVRETÉ Trois thèmes qui traversent ce livre nous semblent particulièrement importants pour bien comprendre la démarche de Louis. Il y a celui des émotions, qui « contiennent en elles-mêmes la possibilité de leur propre mutation, l’amour en jalousie, le ressentiment en haine, l’inquiétude en angoisse, le désir de vengeance en désir de revanche ». On reconnaît dans Changer : méthode des émotions familières : la honte et le dégoût éprouvés par Louis durant ses premières années en Picardie, le désir de fuir et d’écraser les personnes qui l’ont vu grandir, en continuant ses études, en s’embourgeoisant, en adoptant de nouvelles manières d’être afin d’élargir le fossé entre lui et les gens du village. Il y a les moments d’euphorie et de désespoir, le sentiment d’avancer, puis l’impression de stagner, de ne pas parvenir à trouver sa place et à être accepté par les autres. Des dimensions nouvelles se manifestent aussi, notamment une reconnaissance du rôle émotionnel joué par son entourage dans son processus de changement, l’importance des encouragements de ses ami・e・s et des membres de sa famille, des paroles et des gestes avec lesquels ils et elles ont alimenté sa quête en le convainquant que cette dernière n’était pas en pure perte. L’ouvrage est caractérisé au début par la colère et se conclut sur une certaine mélancolie, ou plus exactement une nostalgie, une envie de « revenir dans le temps » et de renouer avec un univers que Louis a déserté « pour un bonheur [qu’il n’a] jamais obtenu ». La transformation est une affaire d’émotions, mais elle est également une affaire de corps, elle se joue dans la posture et la gestuelle qui trahissent ou dissimulent nos appartenances sociales. Louis a souligné à de nombreuses reprises, dans ses écrits, que la politique se manifeste dans les corps, et notamment ceux des opprimé·e·s qui sont brisé·e·s par le poids du monde. Il parle du travail qu’il a mené sur son élocution, sa tenue et ses réflexes afin de se conformer aux attentes dans les nouveaux milieux qu’il s’est mis à fréquenter. Il évoque les heures passées devant le miroir pour apprendre à se mouvoir autrement, les insultes qu’on lui a réservées depuis l’enfance, à défaut d’avoir un corps qui « convient » – trop efféminé dans son village, pas assez distingué à Amiens et à Paris, trop distant lorsqu’il retourne voir sa famille. Il parle aussi du corps de son père broyé par un accident à l’usine, et des humiliations qui ont suivi la perte de son emploi. Il met en lumière la douleur, tant physique que mentale, provoquée par un statut social subordonné, ainsi que celle qui accompagne les efforts pour se soustraire à ce statut. 85 R 0 M A N R 0 M A N SPIRALE — no 280 Louis décrit avec justesse et sobriété la pauvreté et les conditions difficiles dans lesquelles son enfance s’est déroulée. Contraints de faire des économies, sa famille et lui se lavaient à l’eau d’un même bain jusqu’à ce qu’elle soit sale ; la nourriture manquant parfois, c’est Louis qu’on envoyait demander la charité à ses voisin·e·s afin de leur inspirer de la pitié. Entre autres scènes marquantes de son quotidien sont évoqués le tabagisme et l’alcoolisme de ses parents, la violence conjugale et le rapport des gens de son milieu à l’instruction scolaire, au monde du travail, à l’altérité. Sont aussi mentionnés les habitudes et les interdits qui empêchent ses proches d’accéder à certains milieux ou mondes sociaux. Tandis qu’il incorpore de nouveaux traits et de nouvelles manières d’agir afin de faciliter sa fuite, sa mère le moque et dit devant lui qu’« il parle comme un médecin » et, lorsque viendra le temps de quitter Amiens pour Paris, la rumeur aura tôt fait de circuler qu’il est « égoïste » et « arriviste ». S’il sent peser sur lui la dureté des verdicts sociaux à différents moments de son évolution, Louis fait néanmoins preuve de compassion et revient sur la sévérité des jugements qu’il a portés à l’endroit de sa famille dans Pour en finir avec Eddy Bellegueule. Il se questionne, sans effronterie, sur ce qui explique les réactions hostiles de son entourage face à son changement de caractère. À bout d’hypothèses, il se demande s’il n’existe pas tout simplement « une détestation du changement, sans cause, sans explication, qui se transmet entre les corps et à travers le temps ». UNE ESTHÉTIQUE DE L A CONFRONTATION Pierre Bourdieu mentionne, dans un passage particulièrement touchant de son Esquisse pour une auto-analyse (2004), que son engagement dans différentes initiatives intellectuelles et politiques au cours de sa vie était largement motivé par « la désolation intime du deuil solitaire : le travail fou était aussi une manière de combler un immense vide et de sortir du désespoir en prenant intérêt aux autres ; l’abandon des hauteurs de la philosophie pour la misère du bidonville était aussi une sorte d’expiation sacrificielle de [s]es irréalismes adolescents ; le retour laborieux à une langue dépouillée des tics et des trucs de la rhétorique scolaire marquait aussi la purification d’une nouvelle naissance ». En s’inspirant entre autres de Bourdieu, d’Eribon et d’Annie Ernaux, Louis offre, dans une langue elle aussi dépouillée d’artifices et portée par une vive indignation face au monde, un aperçu des pratiques, des relations et des milieux qui ont mené à sa propre « nouvelle naissance », qui lui ont permis de devenir un auteur, de changer de classe et de se transformer lui-même, tout en exposant la souffrance et les déceptions qui ont accompagné ce processus. Il souligne, vers la toute fin de l’ouvrage, qu’il espère écrire des livres « qui soient des armes pour les autres ». Nous pensons également que la littérature peut nous rappeler que nous avons des armes, en prônant une esthétique de la confrontation et en encourageant les odyssées, tant individuelles que collectives, au travers desquelles se profile la possibilité du changement social et de la transformation. 86