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Éthique Journalistique Entre Anciennes et Nouvelles Valeurs

Recherches en Communication

Dans cette contribution nous abordons l’évolution des normes déontologiques en Belgique francophone, Finlande, France, Italie, Portugal, Québec, Royaume-Uni et Suisse selon deux axes. Le premier concerne l’évolution digitale, avec les conséquences que la numérisation engendre sur les normes et leur portée, avec une attention particulière en matière d’User Generated Content et d’intelligence artificielle. Le second axe aborde les normes concernant les discriminations et la diversité, notamment en matière de genre et d’origine. Ces axes sont identifiés au départ d’une démarche inductive basée sur l’analyse comparée des différents conseils. Deux constats majeurs peuvent être tirés de cette analyse : d’une part, les conseils renforcent la responsabilité sociale du journalisme et les valeurs traditionnelles de la profession ; d’autre part, de nouvelles valeurs semblent s’affirmer, telles que la tolérance et la diversité.

L’éthique journalistique entre anciennes et nouvelles valeurs Lavinia Rotili1 Dans cette contribution, nous abordons l’évolution des normes déontologiques en Belgique francophone, Finlande, France, Italie, Portugal, Québec, Royaume-Uni et Suisse selon deux axes. Le premier concerne l’évolution digitale, avec les conséquences que la numérisation engendre sur les normes et leur portée, avec une attention particulière en matière d’User Generated Content et d’intelligence artificielle. Le second axe aborde les normes concernant les discriminations et la diversité, notamment en matière de genre et d’origine. Ces axes sont identifiés au départ d’une démarche inductive basée sur l’analyse comparée des différents conseils. Deux constats majeurs peuvent être tirés de cette analyse : d’une part, les conseils renforcent la responsabilité sociale du journalisme et les valeurs traditionnelles de la profession ; d’autre part, de nouvelles valeurs semblent s’affirmer, telles que la tolérance et la diversité. Cet article propose une lecture des enjeux éthiques à travers l’analyse des organes d’autorégulation de plusieurs pays analysés dans ce numéro de revue : la Finlande, la Suisse, le Portugal, l’Italie, le Royaume-Uni, le Québec et la Belgique francophone. À ceux-ci s’ajoute la France, qui s’est récemment dotée d’un conseil de presse. Notre objectif est de dresser un bilan de l’évolution des normes et des 1 Lavinia Rotili est assistante et doctorante à l’Observatoire de Recherche sur les Médias et le Journalisme, Université catholique de Louvain. Recherches en Communication, n° 54 – Article publié le 07/12/2022 204 LAVINIA ROTILI valeurs éthiques qui les sous-tendent, à un moment où plusieurs conseils de presse se renouvellent. L’inclusion de la perspective française à cette analyse apporte une approche complémentaire, bien que la naissance du conseil français soit trop récente pour tirer un bilan de son activité. Partant du postulat d’un journalisme « ductile », évolutif et en tension entre pouvoir, contraintes économiques et responsabilité visà-vis du public (Grevisse, 2016, p. 52), les normes déontologiques représentent « la traduction d’une visée éthique à un moment et un lieu de l’histoire du journalisme » (Cornu, 2009, p. 125, cité par Grevisse, 2016, p. 52). Autrement dit, les phénomènes que nous allons décrire et les réponses qu’y apportent les conseils de presse révèlent la manière dont ces phénomènes interrogent les valeurs traditionnelles du journalisme, ses droits et ses devoirs. Cela équivaut à interroger l’éthique de l’information en tant que « puissance de questionnement de l’ensemble du procès de l’information » (Cornu, 2009, p. 36). Notre analyse se concentre sur les codes de déontologie et sur les autres textes publiés par les instances d’autorégulation. D’un point de vue méthodologique, nous adoptons une démarche inductive, permettant de dégager deux axes de changement majeurs et transversaux : la digitalisation et la sensibilisation accrue aux questions de genre et diversité. Des études récentes, comme celle de Harder (2021) et Juntunen (2022) confirment l’attention de l’autorégulation à la digitalisation. D’autres facteurs d’évolution mériteraient sans doute une certaine attention, nous y reviendrons en guise de conclusion. L’évolution numérique est révélatrice d’un double défi éthique : le premier tient à la portée des normes déontologiques et à leur application, lié à la multiplication des producteurs de contenus et des canaux d’information. Le deuxième défi tient à l’établissement de limites et frontières dans les usages potentiellement infinis offerts par internet. À cet égard, nous analysons les normes portant sur les sources numériques, les contenus générés par les utilisateurs (UGC) et l’intelligence artificielle (IA). La prise en compte du contexte financier des médias sous-tend toute notre réflexion, comme facteur influençant les pratiques, alors que la sensibilisation accrue aux questions de diversité et de genre, moins abordée par les études, laisse supposer l’émergence de nouvelles valeurs dans le journalisme. L’ÉTHIQUE JOURNALISTIQUE 1. 205 Portée et définition des normes déontologiques Le premier constat à dresser en analysant les textes déontologiques concerne la portée des normes. Leur évolution est la conséquence d’une réflexion éthique engendrée par les effets des nouvelles technologies. S’il est impossible d’aborder de manière exhaustive tous les effets de la digitalisation, il nous paraît opportun de souligner les effets de la numérisation sur l’espace public, qui a modifié les rôles journalistiques de gatekeeping et d’agenda setting. Ces changements remettent également en question l’identité et le rôle du journaliste, ce qui se reflète dans les normes déontologiques. En effet, d’une part, l’avènement des réseaux sociaux et des influenceurs comme nouvelles sources d’information interroge la position occupée par le journaliste au sein de la société : les journalistes risquent d’être relégués au second plan (Newman et al., 2021, p. 25). D’autre part, la digitalisation a ouvert la voie à des formes de journalisme participatif. Cette démultiplication des acteurs pose la question de l’identité du journaliste (Cornu, 2013, para 19) et celle du traitement de l’information en provenance du citoyen. En termes déontologiques, cela se traduit dans la redéfinition du champ d’application des normes, souvent étendu également aux non-journalistes de profession et dans le renforcement des principes de vérification de l’information et de respect de la vie privée. Ces principes sont évoqués par tous les conseils de presse, qui rappellent l’équilibre entre vie privée et droit du public de connaître les informations relevant de l’intérêt général. La notion de responsabilité sociale du journaliste en sort renforcée. En ce sens, les principes de base se montrent stables, même dans un contexte d’évolution technologique. Au sein des conseils des pays analysés, nous observons deux approches : l’une concerne l’application de la déontologie à tout producteur de contenu, qu’il soit journaliste de profession ou non ; l’autre concerne le type de média auquel s’applique la déontologie. Les conseils adoptent une approche soit transversale, soit « par média ». Dans ce dernier cas, l’autorégulation se base sur un principe de « convergence readiness » (Fielden, 2012, p. 101) qui dépasse les clivages entre « anciens » et « nouveaux » médias pour aboutir à un environnement où la seule différence concernerait les contenus régulés et non régulés. Tous les organes d’autorégulation n’ont pas encore adopté ce modèle. C’est le cas du Royaume-Uni, par exemple. Si cette approche visant à scinder l’autorégulation de la presse écrite et de l’audiovisuel 206 LAVINIA ROTILI correspond à une répartition des tâches presque « historique » et liée à la volonté des États « de gérer la répartition des fréquences » (Grevisse, 2016, p. 268), la situation varie d’un pays à l’autre : alors qu’au Royaume-Uni la distinction entre Impress, IPSO et Ofcom est nette, en Belgique francophone, la répartition des tâches entre le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et le Conseil de la Déontologie Journalistique (CDJ) est moins afférente aux secteurs qu’aux compétences de chaque organe. Au-delà de cette catégorisation, il importe également de souligner l’attitude des conseils de presse face aux réseaux sociaux et à la Toile. Selon une catégorisation proposée par l’AIPCE (2020) plusieurs « objets » peuvent rentrer dans le système de l’autorégulation : les publications des médias sur les réseaux sociaux, les publications des journalistes sur les réseaux sociaux, les commentaires des utilisateurs publiés sur les sites d’un média et les commentaires publiés par les utilisateurs sur les pages des médias reprises sur les réseaux sociaux et leur modération. Parmi les conseils de presse étudiés, ceux qui présentent le champ d’application le plus large sont le CDJ belge francophone/germanophone (CDJ) et le Conseil de Presse du Québec (CPQ) : les deux couvrent les médias dits traditionnels (presse écrite, presse magazine, audiovisuel), mais aussi les sites web, les podcasts, les blogs – tenus par des médias ou des blogueurs –, les livres de non-fiction et les contenus produits par les agences de presse. Le CDJ prend en compte l’activité journalistique dans son ensemble et dans toutes les étapes de sa production (CDJ, s. d.). Pour les journalistes, l’obligation déontologique naît de l’exercice d’une activité qui a une répercussion dans la société. Ce n’est donc pas le fait d’être professionnel du journalisme qui oblige à respecter la déontologie, ni d’être membre ou pas d’une association professionnelle ; c’est le fait de diffuser de l’information de type journalistique vers le public. (CDJ, s. d.) Depuis 2010, l’application de la déontologie s’étend également aux réseaux sociaux (CDJ, 2010). Le CDJ a récemment discuté de la possibilité de modifier l’avis de 2010 en raison du nombre de plaintes reçues à cet égard, sans qu’un consensus entre les parties puisse être trouvé (Juntunen, 2022, p. 14). L’ÉTHIQUE JOURNALISTIQUE 207 Au Québec, le CPQ exerce ses fonctions « à l’égard de tous les journalistes et de tous les médias d’information distribués ou diffusés au Québec, peu importe le support utilisé, qu’ils soient membres ou non du Conseil de presse » (CPQ, 2015, p. 4). Le CPQ considère que « les médias d’information sont responsables de tout le contenu journalistique qu’ils publient ou diffusent, sans égard au support utilisé, ce qui comprend les comptes des médias sociaux qu’ils exploitent » (CPQ, 2015, p. 11). La notion de journaliste est large et inclut toute personne exerçant une fonction journalistique et « ayant pour objectif de servir le public » (CPQ, 2015, p. 10). Une définition aussi large est donnée aussi par Impress, l’un des deux Conseils de presse britanniques, qui prend en compte à la fois la publication sur le web et les réseaux sociaux, mais aussi le matériel audiovisuel, photographique, lié aux titres ou aux animations. « Il peut également inclure le contenu de tiers (comme un rapport d’agence, des informations sur les marchés financiers et du contenu fourni par des services d’urgence, des organisations caritatives ou des groupes environnementaux) et le contenu généré par l’utilisateur (UGC), y compris les commentaires sous les articles d’actualité » (Impress, 2022b, p. 5). La portée d’application en Suisse est également large, à une exception près : les posts sur les réseaux sociaux rentrent dans le champ d’action du Conseil seulement si le compte est utilisé pour des fins professionnelles, alors que les commentaires des utilisateurs sur les pages des réseaux sociaux des médias n’ont jamais fait l’objet d’une plainte (AIPCE, 2021). Le seul pays où les posts des journalistes sur les réseaux sociaux n’appartiennent pas au champ d’action du conseil est la Finlande (AIPCE, 2021). Cela pourrait être dû à une forte media literacy et à une grande confiance historiquement accordée aux médias (Newman et al., 2022) : ces éléments expliqueraient que le public est capable de faire la distinction entre la sphère privée et la sphère publique/professionnelle des journalistes. Pourtant, le conseil finlandais s’interroge sur l’autorégulation à appliquer aux nouvelles plateformes et aux éventuels non professionnels qui produisent des contenus journalistiques, comme le souligne Väliverronen (2022) dans ce numéro de revue. Bien plus floues sont les définitions appliquées par les organes d’autorégulation des pays que Hallin et Mancini (2004) incluent dans le modèle méditerranéen. En Italie, l’Ordine dei giornalisti ne semble opérer aucune distinction selon le type de média ou le format et considère que les normes déontologiques doivent être appliquées également 208 LAVINIA ROTILI sur les réseaux sociaux (Partipilo, 2017 dans Ugolini & Ciofalo, 2022), même si, dans les faits, la norme concernant les réseaux sociaux a été rarement appliquée (Ugolini & Ciofalo, 2022). Au Portugal, aucune mention de l’étendue des normes n’est donnée dans le code d’éthique. En revanche, la Commission de la carte professionnelle aborde une notion de la profession assez large, comprenant tous les médias et « tout autre moyen de diffusion électronique » pour les journalistes ayant obtenu leur carte professionnelle (CCPJ, s. d.). En France, le CDJM statue que la saisine « doit porter sur un acte journalistique édité, publié ou diffusé en France, ou à destination du public français » (CDJM, s. d.). Selon l’AIPCE, le conseil français doit trancher sur l’inclusion dans son champ d’application des commentaires des utilisateurs sur les sites des médias et des commentaires que les utilisateurs laissent sur les pages publiées par des médias d’information sur les réseaux sociaux. (AIPCE, 2021). Les différences constatées dans le champ d’action sont révélatrices de l’adaptation des conseils de presse aux usages des publics et aux pratiques professionnelles. En adoptant la vision d’un journalisme ductile (Grevisse, 2016, p. 52), cela correspond à repenser les traits distinctifs et caractéristiques de la profession dans un espace public aux multiples émetteurs. Pour les organes ayant élargi leur spectre, cela équivaut à reconnaître un espace public éclaté où l’intention communicative l’emporte sur le statut. L’application de la déontologie aux réseaux sociaux est emblématique de cette perspective : elle renforce la responsabilité sociale du journaliste en lien avec les effets induits sur le public. Face à des frontières floues entre communication et journalisme, sphère publique et privée sur les réseaux, la responsabilisation du journaliste par la norme lui rappelle que ses droits et ses devoirs sont valables sur tout support, en vertu de sa mission et de son impact sur le public. Cette vision semble ancrer davantage l’éthique journalistique dans une éthique de l’information telle qu’envisagée par Cornu (2009), capable de prendre en compte « les domaines de la diffusion et de la réception » (Cornu, 2009, pp. 16-17). D’un point de vue des identités professionnelles, le risque d’accroître le « professionnalisme du flou » (Ruellan, 1993) dans un espace public multiple est réel, mais les normes semblent justement renforcer les valeurs de base pour y remédier. En effet, miser sur les valeurs traditionnelles de responsabilité sociale et d’intérêt général correspond L’ÉTHIQUE JOURNALISTIQUE 209 à reconnaître les limites2 des approches élitistes3, fonctionnalistes4 et corporatistes de la profession : à l’ère du web, une quelconque carte de presse ou statut de journaliste sont, encore plus qu’avant, inaptes à définir qui est journaliste. Ainsi, le réflexe protectionniste de la profession, qui voit dans la déontologie un « rituel » (Ruellan, 2011, p. 20, cité par Grevisse, 2016, p. 55) ou un outil pour « protéger » le journalisme (Grevisse, 2016), s’avère insuffisant. Face à cela, d’autres éléments semblent plus performants pour définir le journalisme : le « comment » et le « pourquoi » (Friend & Singer 2007, p. 41, cité dans Cornu, 2013, para 25). Cette distinction rattache l’identité du journaliste à un système de valeurs pour distinguer le professionnel de l’amateur. Pour autant, il convient également de signaler que, dans certains cas, cet élargissement des normes peut aussi relever d’une démarche stratégique de la part des conseils de presse : « In the long term, ignoring these media may be unwise for media councils », affirme Harder (2021, p. 19). Pour lui, les instances d’autorégulation auraient intérêt à trancher les cas relatifs aux réseaux sociaux avant que des lois ne s’imposent et risquent, sous prétexte de contrer les fake news, de brider la liberté de la presse (Harder, 2021). Cela revient également à attribuer aux plateformes une couche éditoriale qu’elles-mêmes ne souhaitent pas assumer, dans un contexte de faiblesse de la réglementation internationale sur les GAFAM. L’enjeu de la crédibilité du journaliste demeure une toile de fond à ce renforcement des normes : qu’on élargisse les normes pour marquer le territoire de l’information ou qu’on le fasse de manière préventive vis-à-vis des GAFAM, la volonté de s’ancrer sur des valeurs de responsabilité vis-à-vis du public révèle une éthique consciente de son rôle à jouer dans la société. 2. Évolution des codes L’analyse de la portée et de l’étendue des normes et du champ d’application des organes d’autorégulation permet également une analyse plus approfondie de l’évolution des normes déontologiques. Dans la section qui suit, nous nous penchons sur deux aspects inhérents au numérique, tels que l’User Generated Content (UGC) et l’intelligence 2 Ruellan, 1993, cité dans Cornu, 2013. 3 Neveu, 2009, cité dans Grevisse, 2016. 4 Ruellan, 1993, cité dans Cornu, 2013. 210 LAVINIA ROTILI artificielle (IA) en tant que préoccupations communes à plusieurs conseils de presse. 2.1. Sources en ligne et User Generated Content (UGC) En termes de pratiques journalistiques, l’éclatement de l’espace public se traduit par une multiplication des sources. Une partie d’entre elles, provenant des utilisateurs, sont définies par le terme User Generated Content (UGC) (Salaverría, 2021). Or l’UGC a des racines anciennes : les formes d’interaction comme le courrier des lecteurs, l’envoi de témoignages ou l’interpellation des journalistes ont toujours existé. Le phénomène s’est amplifié avec la digitalisation, posant deux défis majeurs : la vérification de l’information en provenance de sources parfois inconnues et le danger de la diffusion de contenus ou expressions inappropriés (Singer, 2011 dans Salaverría, 2021, p. 320). La vérification de l’information renvoie au danger des fausses informations, qui pose, à son tour, le problème de la confiance dans les médias (Salaverría, 2021). Le danger lié à la diffusion de contenus inappropriés oblige le journaliste à une prudence accrue et mobilise sa responsabilité sociale. En réaction, les conseils de presse semblent développer ce que Juntunen (2022) définit comme une propension à la transparence. Ce constat est à nuancer, étant donné qu’il ne concerne pas tous les organes d’autorégulation, ni tous les domaines. Dans bon nombre de cas, les instances d’autorégulation ont rappelé les bases de la vérification des sources dans l’objectif de respecter le devoir de recherche de la vérité. Cependant, tous les conseils de presse n’ont pas adapté leurs codes : pour ces organes, une révision trop fréquente des normes peut générer de la confusion, là où des normes plus générales peuvent laisser de la place à la réflexion du journaliste (Juntunen, 2022, p. 5). Avant nous, Harder (2021) a également relevé une tendance des conseils de presse à clarifier les consignes en matière de sources en ligne. Les approches sont alors de deux types : peu de conseils parlent ouvertement d’UGC, alors que la plupart d’entre eux se focalisent, de manière plus générale, sur les sources en ligne. Les seuls organes d’autorégulation étudiés qui parlent explicitement d’UGC sont l’Impress britannique et le Conseil de presse du Québec. Chez Impress, l’UGC est défini comme L’ÉTHIQUE JOURNALISTIQUE 211 tout matériel sur un site d’information volontairement fourni par le public (en opposition [au matériel fourni par] l’équipe éditoriale). Il peut s’agir, entre autres, de : lettres à l’éditeur, commentaires en dessous des articles, critiques et témoignages, toute image, vidéo ou enregistrement vocal téléchargé, visualisé, partagé et échangé dans les espaces réservés aux membres (utilisateurs). (Impress, 2022b, p. 4) L’utilisation de ce contenu est doublement réglementée, rappelle Impress : l’autorégulation impose le respect de la Clause n° 1, relative à l’accuracy, la loi oblige à éviter la diffamation (Impress, 2022b, p. 4). Le devoir de vérification en sort renforcé, même si la mise en parallèle de la norme déontologique et de la loi témoignent de la frontière floue qui existe entre autorégulation et hétérorégulation. La réflexion menée par Impress permet toutefois de mieux comprendre cette frontière : la question de l’UGC a été abordée sous l’angle de ses effets sur la propagation de la désinformation et des contenus incitant à la haine. Pour éviter ces deux dangers, Impress attribue une responsabilité accrue aux éditeurs (Impress, 2022b, p. 5). Au Québec, le CPQ évoque explicitement les contributions du public. L’élément distinctif du Guide réside dans la mise en avant de la pluralité des opinions au travers d’un contenu que l’on peut définir de type UGC : « Les médias d’information qui choisissent d’accepter les contributions du public doivent tenter de refléter une diversité de points de vue. » (CPQ, 2015, p. 23) Pour le reste, la norme québécoise est similaire aux autres lorsqu’elle évoque le respect de la vie privée et de la dignité. Dans les autres conseils de presse, cette question est abordée sans utiliser explicitement la notion d’UGC. Au sein de l’autre conseil de presse britannique, IPSO, la question est abordée dans le cadre d’une plus vaste Guidance sur les réseaux sociaux mise à jour en 2022 (IPSO, 2022 ; Urwin, 2017). À la différence des autres conseils, IPSO adopte une approche davantage pédagogique en adressant un document au public pour expliquer comment les journalistes utilisent les réseaux sociaux (IPSO, s. d.-c). La Finlande, elle, aborde la question dans une annexe de 2011, où elle établit une distinction nette entre les contenus éditoriaux (réalisés par les journalistes) et les contenus produits par le public qui se retrouve sur les sites des médias (CMM, 2014). Au-delà de cette spécificité, la 212 LAVINIA ROTILI norme est très semblable à celles qui sont appliquées dans d’autres pays en matière de modération : attention à la vie privée, à la dignité, à la protection des publics des contenus de haine. Un point d’attention est consacré aux enfants. Comme la Finlande, la Belgique francophone aborde la question dès 2011 : le CDJ affirme que les règles déontologiques doivent également être appliquées aux démarches journalistiques entreprises dans les forums, et donc dans l’interaction entre les lecteurs, ainsi que dans les espaces d’expression des internautes, ce qui appelle à la responsabilité du média plutôt que du journaliste et configure la modération comme une véritable activité journalistique (CDJ, 2011, p. 8). L’année suivante, le CDJ éclaircit les balises déontologiques des rapports avec les sources (CDJ, 2012), sans évoquer explicitement les sources numériques. En Suisse, les Directives émises par le Conseil de la presse contiennent des indications pour le courrier des lecteurs et les commentaires en ligne (Directive 5.2) ainsi que pour leur signature (Directive 5.3) : la déontologie s’applique également à ces contenus, et les interventions au sein des courriers de lecteurs sont légitimées uniquement en cas de violation de la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste. Si la notion d’UGC n’est pas abordée de manière explicite, le conseil prend en compte la dimension numérique de l’information, en modifiant certaines de ses directives, notamment l’art. 7 et les directives 7.1 ; 7.3 ; 7.8 (Dubied, 2022). Pour Dubied, la prise en compte des supports numériques est actée dans la notion de « domaine public » (Dubied, 2022). En Italie, le Testo Unico dei Doveri del Giornalista est moins exhaustif : il rappelle, dans son art. 9, que, sauf exception liée à l’anonymat, les sources doivent toujours être bien indiquées, que le matériel provienne d’autres médias, d’agences ou de réseaux sociaux (Ordine dei Giornalisti, 2019). La norme est également succincte en France, où le CDJM se base sur la Charte d’éthique mondiale de la Fédération Internationale des Journalistes (FIJ), qui se limite à indiquer un devoir de prudence « dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux » (FIJ, 2019). Au Portugal, en revanche, aucune norme du code d’éthique ne fait référence à l’UGC, de près ou de loin. De cette analyse, nous pouvons tirer deux constats. Tout d’abord, les questions relatives aux sources en ligne et à l’UGC sont abordées sous l’angle du devoir de vérification des sources et de prudence. À cela s’ajoutent un devoir de transparence par rapport aux sources dans L’ÉTHIQUE JOURNALISTIQUE 213 les codes suisse et italien ; un devoir de transparence dans la séparation entre contenu éditorial et non éditorial en Finlande ; un devoir de modération étendue comme activité journalistique en Belgique francophone, et, en partie, en Finlande. Au Québec, l’UGC est également abordé sous l’angle de la diversité des opinions. Dans un seul cas, celui d’Impress, nous sommes à la marge entre la liberté principale et la liberté interstitielle, pour utiliser les mots de Michel Mathien (cité dans Grevisse, 2016, p. 30) : rappelant aux journalistes et aux éditeurs qu’une utilisation inappropriée de l’UGC pourrait entraîner la violation du code déontologique et de la loi, Impress délimite les limites posées par la loi et, par ricochet, délimite la marge qui reste aux rédactions. Ensuite, en ce qui concerne le lien entre ces normes et la responsabilité du journaliste, si Internet semble « pulvériser » l’attribution des responsabilités en multipliant les acteurs (Cornu, 2009, p. 205), les conseils de presse veulent, eux, renforcer le lien entre journalistes et publics. Cette intention nous paraît claire dans le renforcement de normes visant à protéger les publics de contenus nuisibles et dans le rappel du devoir de vérification. On y perçoit la volonté de restaurer un lien de confiance avec les publics. La digitalisation semble alors remettre le public au sein de la réflexion éthique, dans une démarche où, au contraire de ce qui arrive pour l’instant, la déontologie serait moins réactive et plus proactive, pour utiliser les mots de Salaverría (2021, p. 321). Les mesures analysées dans ce paragraphe semblent en effet constituer un rempart à l’égard de défis éthiques posés par l’immédiateté et l’hybridation des tâches au sein des rédactions. Elles visent à contrer la tendance croissante à mettre en œuvre une éthique réactive, plutôt que proactive (Salaverría, 2021, p. 321). 2.2. Réglementer l’Intelligence Artificielle (IA) Un autre aspect émerge dans les textes de référence de la déontologie : l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) et des algorithmes. Si les défis éthiques posés par ces outils sont nombreux5, peu de conseils de presse ont pris les devants jusqu’à présent. En 2019, le CMM finlandais a adopté un statement qui renforce la responsabilité de l’ensemble de la rédaction : « The editorial staff – ultimately the chief editor – bears the responsibility for the effects of algorithms on journalistic content » (CMM, 2019). Ainsi, le CMM 5 Une analyse approfondie est menée par Salaverría, 2021. 214 LAVINIA ROTILI considère que l’automatisation de l’information implique des choix éditoriaux et que l’entreprise de presse se doit d’être transparente en matière de personnalisation des contenus, de collecte des données et de production automatique d’informations. Très pragmatiquement, il fournit une formule que les médias doivent reprendre sur leurs sites. L’autre conseil de presse qui prête attention à la question de l’IA est Impress, qui propose des lignes de conduite dans les sections Accuracy et Transparency. L’IA étant considérée comme un outil pour disséminer du false content, le code recommande la prudence, en incitant les rédactions à éditorialiser et vérifier les contenus produits par l’IA (Impress, 2022b, p. 13). Dans la section consacrée à la transparence, la clause 10.5 fait correspondre le devoir de transparence en matière d’IA avec un contrat de lecture clair pour le public. Ainsi, comme pour le CMM : « Les éditeurs doivent étiqueter de manière bien visible tout le contenu qui a été généré entièrement ou partiellement par l’IA, afin que leurs lecteurs sachent que c’est le cas. » (Impress, 2022b, p. 52) Ce devoir s’accompagne de la possibilité pour le public d’introduire une plainte par rapport au contenu produit par l’IA, ce qui met sur un plan d’égalité le contenu IA et le contenu produit par les humains. Par ailleurs, la responsabilité des éditeurs est engagée pour les contenus produits par l’IA. En comparant les normes, il ressort que la responsabilité journalistique est fortement sollicitée dans la sélection et la diffusion de contenu : l’IA est conçue comme une manière de véhiculer l’information derrière laquelle doit s’exercer un contrôle éditorial. La responsabilité des éditeurs et des rédactions est renforcée par les normes, tout comme la transparence : en Finlande, cette transparence vise à protéger les publics et ses données, alors qu’Impress met l’accent sur la transparence dans le processus éditorial et de diffusion. La thèse de la transparence est par ailleurs abordée également par Juntunen (2022). La seule différence entre les deux pays est qu’Impress met davantage l’accent sur l’accuracy que son homologue finlandais : nous émettons l’hypothèse que le haut niveau de confiance en la presse en Finlande pourrait expliquer l’absence d’un tel rappel dans ses normes déontologiques. 3. Genre et diversité : approches comparées La dernière partie de cet article aborde les dispositions prises par l’autorégulation à l’égard des questions de diversité dans le traitement médiatique. L’enjeu n’est pas anodin : la littérature démontre un lien L’ÉTHIQUE JOURNALISTIQUE 215 entre la représentation de la diversité et la confiance attribuée aux médias (Fletcher, 2021). Nous allons d’abord survoler les normes générales sur la discrimination pour ensuite analyser les normes spécifiques. 3.1. Les normes Tous les codes analysés comprennent des mesures portant sur la discrimination. Tous, à l’exception de l’Italie, présentent un article explicitement consacré à la discrimination basée sur le genre, la langue, l’orientation sexuelle, le handicap, l’origine, la religion ou l’état de santé mentale. Le Testo Unico italien, lui, n’a pas un article précis sur la discrimination, mais il aborde la question au travers de deux articles sur les violences de genre et le traitement médiatique des étrangers. Pour ce qui est des autres pays, l’analyse de ces dispositions est relativement simple : en France, la discrimination est abordée au point 9 de la Charte d’éthique de la FIJ (FIJ, 2019). En Finlande, le même principe est affirmé au point 26 et dans l’annexe de 2011 sur l’incitation à la haine en ligne (CMM, 2014). En Suisse, c’est le chiffre6 8 qui régit le traitement de la discrimination. À la différence des autres codes, cet article évoque clairement le respect de la dignité humaine, qu’on cherche à atteindre en évitant les discriminations. Le volet des discriminations en ligne est également abordé en prônant la modération de commentaires a priori (Conseil suisse de la presse, s. d.-a ; Conseil suisse de la presse, s. d.-b). Au Québec, la discrimination est abordée à l’art. 19 (CPQ, 2015, p. 27). Il affirme que les caractéristiques relevant de « la race, la religion, l’orientation sexuelle, le handicap ou d’autres caractéristiques personnelles » (CPQ, 2015, p. 27) ne doivent être mentionnées que lorsqu’elles sont nécessaires. Le mot « genre » n’apparaît nulle part. En revanche, le CPQ s’est impliqué dans la couverture des homicides intrafamiliaux en commandant une étude : celle-ci met l’accent sur la contextualisation des faits et le respect des victimes afin d’éviter le sensationnalisme (Léveillée et al., 2015). Ces principes sont les mêmes que ceux qui sont évoqués dans les cas du traitement médiatique des violences faites aux femmes au sein des autres pays. 6 En Suisse, le mot « chiffre » est synonyme du mot « article » dans le cadre de la nomenclature des normes des conseils de presse. 216 LAVINIA ROTILI Dans d’autres pays, en revanche, les normes concernant les discriminations sont plus approfondies. C’est le cas pour la Belgique francophone et germanophone, le Royaume-Uni, le Portugal et l’Italie. En Belgique francophone et germanophone, des recommandations ont été adoptées pour le traitement de la diversité d’origine et le traitement des violences faites aux femmes. La première, adoptée en 2016 et basée sur une recommandation de 1994, est accompagnée d’un glossaire. Le CDJ a mis à jour cette recommandation suite « au nombre croissant de plaintes qui portaient sur l’application de l’article 28 du Code de déontologie journalistique » (CDJ, 2016, p. 3). Cette recommandation aborde la nécessité d’éviter les stéréotypes et les amalgames, de respecter la diversité de la société et d’appliquer un devoir de modération sur les réseaux sociaux. La recommandation sur les violences faites aux femmes est plus récente. Il est très probable que le CDJ ait opté pour une recommandation plutôt que pour une révision du code pour des raisons pratiques (Juntunen, 2022, p. 7-8). Cette recommandation (CDJ, 2021) est complémentaire à celle fournie par l’Association des Journalistes Professionnels (AJP) (Impe, 2021) : l’articulation entre les deux révèle une approche corporatiste de la profession dans la mesure où l’association professionnelle s’empare également du sujet qui, en principe, devrait relever uniquement de la compétence de l’organe déontologique. Dans son texte, le CDJ fait explicitement référence à l’hétérorégulation et à l’art. 378bis du Code pénal sur l’interdiction de divulguer l’identité de la victime sauf accord de celle-ci. La norme est citée pour rappel, mais surtout pour déterminer son lien avec l’autorégulation. La dérogation pour les journalistes est admise uniquement dans des cas bien précis : Du point de vue déontologique, seul l’intérêt général peut justifier, dans des circonstances exceptionnelles, de déroger à cette disposition pénale. […] les journalistes et les rédactions n’identifient que les personnes qui ont donné pour cela leur accord explicite ou implicite, et à défaut d’un tel accord, leur identification n’est permise que lorsqu’une autorité publique a communiqué au préalable son identité, lorsqu’il s’agit d’une personnalité publique, ou lorsqu’elle relève de l’intérêt général. (CDJ, 2021, p. 2) L’ÉTHIQUE JOURNALISTIQUE 217 Comme ce sera le cas pour le Royaume-Uni et l’Italie, le CDJ rappelle qu’il ne faut pas banaliser les actes ni culpabiliser les victimes. Il est également fait mention de la nécessaire prudence dont il faut faire preuve vis-à-vis de l’accusé. Le trait qui distingue l’approche belge est qu’elle cherche notamment à « sortir » les violences faites aux femmes de la rubrique des faits divers pour lui donner un traitement médiatique plus approfondi (Impe, 2021). Au Royaume-Uni, les nouvelles normes d’Impress mettent l’accent sur les risques de discrimination et sur l’incitation à la haine, en élargissant la norme aux papiers d’opinion. Les critères de discrimination ont également été complétés par une prise en compte des femmes, de la nationalité et de l’ethnie. En ajoutant des exemples sur la discrimination en ligne, Impress affirme que la norme s’étend désormais à tout type de média (images, animations, audio et vidéo). Une attention particulière est liée à la religion, pour ne pas confondre pratiques religieuses et culturelles7 (Impress, 2022a, p. 12). Pour ce qui est du traitement des violences faites aux femmes, Impress aborde la question dans la section consacrée à la discrimination, mais aussi à la justice. Dans cette section, la norme porte particulièrement sur la non-identification dans les médias des victimes d’abus sexuels. Quand bien même la victime donne son consentement pour diffuser son nom, le média doit s’assurer que ce consentement soit éclairé. Sur son site, Impress renvoie également à des guidelines très précises, rédigées par une association féministe8. Elles portent sur la manière de parler des féminicides. Pour finir, le conseil invite à ne pas culpabiliser la victime (Impress, 2022b, p. 35). Les normes sont presque identiques du côté d’IPSO (IPSO, 2021). La seule différence est qu’IPSO dispose de deux ressources supplémentaires, l’une ayant trait au traitement des violences sexuelles, l’autre au traitement journalistique de la transidentité. Dans l’un comme dans l’autre cas, ces guidances (IPSO, s. d.-b ; IPSO, 2016) exposent les principes déontologiques mobilisés, contiennent des ressources ou checklists pour les journalistes, et dressent une courte revue de littérature de la jurisprudence. Les normes sur les femmes, qui datent de 2019, sont le fruit d’un lobbying (Frank & Toms, 2021, p. 231), alors qu’il s’agit d’une préoc- 7 Voir Harb (2022) dans ce numéro de revue. 8 Accessibles à l’adresse : https://www.welevelup.org/media-guidelines 218 LAVINIA ROTILI cupation ancienne, déjà pointée par la Leveson Inquiry en 2012 (Franks & Toms, 2021, p. 229). Quant aux normes sur la diversité d’origine, IPSO mène un monitoring constant et transparent de la Clause 12 (qui aborde les discriminations). Cette volonté de transparence survient après des discussions sur la manière dont le conseil appliquait la norme (IPSO, s. d.-a). Cette transparence, qui caractérise d’autres aspects de la déontologie à l’ère actuelle (Juntunen, 2022), semble émerger ici comme solution pour recréer un lien avec le public. Au Portugal et en Italie, les codes réfutent les discriminations et invitent à ne pas identifier les victimes de crimes sexuels, tout en respectant les victimes et leurs proches dans la narration (Sindicato dos Jornalistas, 2017 ; Ordine dei Giornalisti, 2020). Cependant, la norme portugaise est plus ancienne que la norme italienne, bien que le phénomène des féminicides ne date pas d’hier dans la Péninsule. De même, dans le Code portugais, l’article relatif au traitement médiatique des violences à l’égard des crimes sexuels (art. 8) précède celui sur la discrimination (art. 9) et mentionne la présomption d’innocence pour l’agresseur présumé avant de se pencher sur les droits de la victime (Sindicato dos Jornalistas, 2017). Le Testo Unico italien aborde la question du « Respect des différences de genre » dans un nouvel article, approuvé en 2020, le 5bis, qui explicite les cas visés : « [Ceux de] féminicide, violence, harcèlement, discriminations et faits divers qui concernent des aspects liés à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre ». L’art 5bis invite le journaliste à « éviter les stéréotypes » et à ne pas « banaliser ou minimiser la gravité des faits ». La norme est également moins précise par rapport à celle d’autres pays, mais intègre la notion de fait divers. La non-identification des personnes concernées par des crimes sexuels est, elle, abordée par l’art. 3 sur le droit à l’oubli. La présomption d’innocence est explicitement abordée à l’art. 8, dans la section consacrée à la « chronique judiciaire et procès à la télé » (Ordine dei Giornalisti, 2019). L’art. 7, en revanche, se penche sur les « Devoirs à l’égard des étrangers » (Ordine dei Giornalisti, 2019). Cet article est plus concis que les recommandations belges sur le même thème. Il aborde notamment la préservation de l’image et de l’identité des migrants, des réfugiés et des demandeurs d’asile. Comme le CDJ, l’Ordre inclut un glos- L’ÉTHIQUE JOURNALISTIQUE 219 saire9 pour éviter « la diffusion d’informations imprécises, sommaires ou déformées » à cet égard (Ordine dei Giornalisti, 2019). Si la crise migratoire en Italie peut avoir joué un rôle, l’analyse d’Ugolini et Ciofalo (2022) dans ce numéro de revue situe les origines de ces normes contre la discrimination dans le journalisme sportif. Conclusions Cette analyse permet de pointer plusieurs tendances : face à la digitalisation, à l’éclatement de l’espace public et à la multiplication des acteurs, les conseils de presse ont élargi la portée de leurs normes. La prise en compte des nouveaux canaux de communication et des nouveaux acteurs met en avant une vieille interrogation en journalisme : qui est journaliste ? (Cornu, 2013). L’élargissement du champ d’application des normes déontologiques cherche à répondre à cette question en renforçant la responsabilité sociale du journalisme, l’intérêt général et le respect des personnes. Or en renforçant la responsabilité des journalistes, l’autorégulation cherche à faire passer, à notre sens, un message plus profond : celui que la liberté du journaliste et sa liberté d’expression ne sont pas absolues. Elles se situent toujours en lien avec le public, en équilibre entre l’intérêt général et le respect de l’individu. Rappeler le principe d’une liberté d’expression qui n’est pas absolue semble d’autant plus important à l’ère du web et des réseaux sociaux, où les moyens techniques donnent l’impression d’être dans un espace public « illimité », où la liberté d’expression est donnée à tout le monde et à tout moment. C’est d’ailleurs au départ de l’ancrage dans ces valeurs que semble pouvoir se redessiner une identité journalistique davantage tournée vers le public. Plus que jamais, ce sont les valeurs défendues et les intentions communicationnelles qui configurent la profession. À travers la responsabilité sociale et le respect de la vie privée, l’éthique journalistique semble glisser vers une éthique de l’information soucieuse de prendre en compte « les domaines de la diffusion et de la réception » (Cornu, 2009, pp. 16-17). Nous pouvons espérer que cela permette le passage d’une déontologie protectionniste et réactive à une déontologie proactive (Salaverría, 2021, p. 321). Sur le plan pratique, certains conseils décident de ne pas alourdir leur appareil normatif, laissant une place à la réflexion du journaliste 9 Disponible ma/24291 à l’adresse : https://www.odg.it/allegato-3-glossario-carta-di-ro- 220 LAVINIA ROTILI en matière de numérique et, donc, à sa responsabilisation (Juntunen, 2022). En ce sens, les pays qui correspondent au modèle méditerranéen de Hallin et Mancini (2004) tels que l’Italie, le Portugal et la France semblent disposer des normes les moins étayées, même si la récente création du conseil de presse français (2019) peut expliquer l’état moins abouti de ses normes. Toutefois, il ne faut pas oublier les forts liens entre ces systèmes médiatiques et les pouvoirs politiques, qui, avec des degrés de professionnalisation moins forts, peuvent expliquer les développements de la déontologie en Italie et au Portugal (Hallin & Mancini, 2004). En revanche, plus on avance vers des modèles corporatistes, plus la déontologie paraît établie (Hallin & Mancini, 2004). Cela se reflète dans une autorégulation forte et des normes poussées : c’est le cas pour la Belgique (plus proche du modèle méditerranéen) et la Suisse, dotée de normes plus ou moins récentes en matière de numérique. La Finlande, quant à elle, est le pays européen le plus avancé en matière de règlementation numérique parmi ceux qui sont ici analysés, notamment en raison de normes sur l’IA plutôt inédites. Pour finir, les pays du modèle libéral, tels que le Royaume-Uni ou le Canada, présentent des caractéristiques qui ne sont pas toujours similaires. Le Royaume-Uni, avec sa répartition entre Impress, IPSO et Ofcom, court le danger d’éparpiller les approches déontologiques. Pourtant, les régulateurs de la presse écrite montrent une volonté d’aller de l’avant, dont témoigne le renouvellement du code d’Impress, finalisé pendant l’été 2022. Toujours au Royaume-Uni, les normes montrent une prise en compte croissante des enjeux de la digitalisation, comme le prouvent les normes sur l’UGC et l’IA. Au Québec, en revanche, la remise en question de l’autorité du CPQ risque de mettre en danger son activité. Mais cela n’a pas empêché l’adoption de normes assez avancées (même si pas très récentes), comme en matière d’UGC. Pour ce qui est des autres aspects liés à la digitalisation, le Québec présente plus de similitudes avec les pays du modèle corporatiste. À côté du renforcement des valeurs traditionnelles du journalisme, de nouvelles valeurs se frayent leur chemin dans l’éthique de l’information. Ces valeurs, telles que la tolérance, le respect et la diversité se reflètent dans une attention accrue aux questions de genre et de diversité. Au-delà de balises générales en termes de discrimination, plusieurs conseils de presse renforcent les normes en matière de diversité, notamment en Belgique, en Italie et au Royaume-Uni. Il est intéressant de constater que chacun de ces pays appartient à un système médiatique L’ÉTHIQUE JOURNALISTIQUE 221 différent selon la catégorisation de Hallin et Mancini (2004). À bien regarder les contextes sociaux et politiques où émergent ces normes, celles-ci semblent davantage liées à des faits d’actualité (féminicides et migration accrues en Belgique et en Italie ; sensationnalisme et migration au Royaume-Uni), plutôt qu’à des cultures politiques particulières. Cette hypothèse mériterait toutefois d’être approfondie par une analyse comprenant davantage de pays. Si ce bilan permet d’amorcer certaines pistes d’interprétation, d’autres mériteraient d’être explorées de la même manière : les effets de la pandémie de Covid-19, le développement d’une conscience écologique en lien avec un probable essor du journalisme scientifique, ou encore l’analyse des évolutions de la règlementation sur les réseaux sociaux constituent les exemples les plus emblématiques de ces champs à observer. Références AIPCE (2020, septembre 29). Comparative Data on Media Councils. 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