L’Ami dont l’aventure n’est pas ambiguë d’Amadou Elimane Kane ou la conscience des valeurs de l’éthique Le récit de L’Ami dont l’aventure n’est pas ambiguë n’est pas une chronique de plus sur la trajectoire d’un immigré qui cherche...
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Le récit de L’Ami dont l’aventure n’est pas ambiguë n’est pas une chronique de plus sur la trajectoire d’un immigré qui cherche désespérément à rejoindre l’Europe comme seule possibilité pour assouvir un rêve commun à beaucoup de jeunes africains. C’est l’histoire, en deux temps, de ce dont l’homme, la femme déterminé(e) est capable d’accomplir, en bien comme en mal. Les deux parties qui composent le livre peuvent se lire comme un récit continu.
Boubacar, personnage principal, est animé d’un sens du devoir très poussé. Il fonctionne avec une volonté déterminée et dynamique, avec le rythme d’un homme en marche, un homme qui va vers l’avant, à la rencontre du monde ; un homme qui tire, par devers lui, l’amas d’espoir nourri de l’angoisse présente, et du souvenir des siens, du tissu usé de pantalons qui ont longtemps frotté les bancs de l’école, mais aussi la certitude d’un soleil nouveau qui brillera sur les cendres de ses doutes.
Quand Boubacar brûle son passeport au milieu du Sahara, il confie au hasard le sacrifie d’une mère ternie par les tracas de jours maigres. Mais la vie n’est pas un hasard. Il lui faudra travailler dur en France pour réussir et pouvoir rentrer au pays natal auprès des siens.
En miroir, il y a le récit de Samba Diallo, dont la carrière politique est l’incarnation d’une logique prédatrice qui constitue une rupture avec l’idée de don de soi qu’impose le service public et justement l’engagement pour des valeurs panafricaines et de justice sociale. En somme, il est une métaphore du désabusé postcolonial, de l’engloutissement du potentiel de tout un continent et de ses ressources vitales par une poignée d’hommes égoïstes, rapaces et cyniques. Pour Amadou Elimane Kane, une décolonisation mal faite aura produit, entre autres phénomènes, une classe de saccageurs de patrimoine dont la démarche repose sur l’abrogation de toute retenue et de toute décence.
Le récit met ainsi en parallèle plusieurs trajectoires à l’épreuve de la Vie. Il reprend le thème de la confrontation des cultures de Cheikh Hamidou Kane mais àpartir d’un autre paradigme, celui de l’éthique. Car il s’agit de comprendre un choc de valeurs comme étant le socle du malaise, ou du travers (c’est selon) qui anime les différents personnages. Ces derniers, malgréleurs différences, sont assez attachants.De Mariam Asta qui s’épanouit comme une fleur à travers les petits apprentissages à Samba Diallo qui sombre dans l’aveuglement malgré sa grande perspicacité. Finalement, ce ne sont pas des personnages qui sont mis en récit mais une époque, ainsi que des catégories d’humains.
La deuxième partie du livre est une promenade lyrique et une découverte des états de l’âme de Mariam Asta, femme pensive et rêveuse dont la richesse, l’intensité de la vie intérieure invite à renouer avec les échos brumeux d’un passé séculaire qui s’insinuent silencieusement dans les méandres de la pensée.
La vie de Boubacar en particulier suscite un flot d’interrogations pour Mariam Asta, mais révèle aussi une peur informulée que son jeune garçon à elle puisse être tenté, tout comme Boubacar plusieurs années auparavant, par le chemin de la séparation et de l’exil. Car Mariam Asta éprouve une grande difficulté à établir un rapport entre, d’une part cet esprit complexe marqué par des tiraillements qui vont au-delà des contradictions d’une appartenance fragmentée à des cultures différentes, et d’autre part, l’ami d’enfance qui a puisé à la même source de vie. Mais si tiraillement il y a, c’est un tiraillement apaisé, «une chance plutôt qu’un malaise » (p.133), l’aboutissement d’un débat intérieur qui n’est jamais résolu et n’a peut-être pas besoin de l’être. Dans cette deuxième partie, la raison de la fiction est renversée dans le sens où Mariam Asta, être en apparence faible et dominé, se donne effectivement les moyens d’agir contre les attentes des lecteurs.
En relisant L’Ami dont l’Aventure n’est pas ambiguë, je ne peux m’empêcher de repenser aux bienfaits de la lecture comme acte de reconstitution. La spécificité de la lecture réside dans le fait qu’elle donne accès à la mémoire d’une manière différente à d’autres modes d’accès à la connaissance de soi, des autres et de son rapport au le monde. En découvrant un livre, on se découvre également.
Le contraste des personnages de Boubacar, avide de livres et des connaissances qui en découlent, et de Mariam Asta dont l’éducation orale limite les modes d’accès aux mêmes connaissances est assez saisissant. Il ne s’agit pas ici de poser le simple rapport du lettré par rapport à l’illettré, mais de noter l’importance de codages multiples mis en jeu: l’auditif et l’autographique mais aussi le visuel, la combinaison de plusieurs modes donnant accès à différents aspects de l’être et de la mémoire. Mariam Asta est obligée de multiplier les instruments d’accès autres qu’autographiques. La conscience de soi, elle s’en rend compte, passe forcément par les autres. L’accès à soi est possible selon le degré de disponibilité de l’individu par rapport aux autres. En l’occurrence, la réticence de Mariam Asta à laisser partir son fils dénote une autre réticence, à reconnaître la singularité de celui-ci, en tout cas au début, avant de reconnaître petit à petit le besoin de celui-ci de se chercher au-delà du cadre moral maternel. À travers cette concession certes douloureuse, Mariam Asta reconnaît le désir de son garçon d’élargir le monde par le départ, comme dirait Sony Labou Tansi, afin de s’approprier l’essentiel.
L’Ami dont l’Aventure n’est pas ambiguëest le genre de livre auquel on revient souvent, comme une invitation chez un vieil ami, pour prendre des nouvelles de nous-mêmes et de notre époque postcoloniale, un monde qui peut parfois paraitre désespérant parce que répétitif mais Amadou Elimane Kane montre, en la personne de Boubacar, qu’il est loin d’être irréversible.
Pour Amadou Elimane Kane, le choix de Samba Diallo de trahir son peuple n’est en fin de compte ni un hasard ni un dépit, c’est une cohérence qui renvoie l’individu à lui-même. Parce que l’individu est responsabilité.
En contraste, Boubacar, cette « ombre invisible, perdue sur la route, sans attache, sans nom » (p.131) avait su mettre à profit les courants divers qui l’ont traversé. Il garde toujours cette capacité de surplomb, un souffle égal qu’il tire de ses expériences diverses pour dire les évidences qui échappent dans un monde où le mimétisme souvent règne en maître. Boubacar est un esprit qui observe, qui écoute, qui s’autorise aussi de s’emporter envers les êtres qu’il aime. Le ton est parfois naïf. Pour autant, il ne verse jamais dans l’abattement. Il faut dire que l’horizon dans lequel l’auteur et son livre s’inscrivent est le Monde en tant que champ de lutte.
L’Ami dont l’Aventure n’est pas ambiguë est un récit large, au souffle long, un récit construit, qui échappe à l’auto-complaisance, à la nostalgie béate et au ton péremptoire quoiqu’on détecte forcément dans sa méthodologie, c’est à dire une pédagogie de l’humain médiatisée et tempérée par la poésie—un souci de convaincre. C’est un récit qui mélange le conte lyrique, l’autobiographique romancé et l’essai sociologique sur un ton jamais suffisant mais une langue exigeante qui cherche à dire la valeur juste. Peu importe finalement le genre, l’impossibilité de l’exercice taxonomique s’applique aussi bien à la forme qu’au fond.
Ainsi le livre est un manifeste qui s’inscrit, logiquement, dans une trajectoire de militantisme intellectuel et pédagogique, particulièrement la tradition du « prophétisme » panafricain si profondément ancré dans le champ intellectuel transatlantique. Cette tradition est présente chez beaucoup d’écrivains africains tels que Tchicaya Utamsi, Ahmadou Kourouma, Birago Diop et bien d’autres. Amadou Elimane Kane s’inscrit dans cette tradition durablement, avec grande consistance. Il nous invite également à un dialogue intergénérationnel à travers des personnages qui n’interagissent pas forcément d’une manière prévisible.
Amy NIANG, écrivain et chercheure en sciences politiques