Les Oeuvres de Grand Style Selon Friedrich Nietzsche
Les Oeuvres de Grand Style Selon Friedrich Nietzsche
Les Oeuvres de Grand Style Selon Friedrich Nietzsche
MMOIRE
PRSENT
L'UNIVERSIT DU QUBEC TROIS-RIVIRES
COMME EXIGENCE PARTIELLE
DE LA MATRISE EN PHILOSOPHIE
PAR
Guy Lafrenire
DCEMBRE 2007
Avertissement
ii
REMERCIEMENTS
111
REMERCIEMENTS ........................................................................................... ii
TABLE DES MATIRES .................................................................................. iii
INTRODUCTION.............................................................................................. 1
PRCISIONS PRLIMINAIRES: LA NOTION DE SURHUMAIN ET LE LANGAGE
MTAPHORIQUE ............................................................................................. 7
2) Le dsert................................................................................................ 47
a) ... dans Hamlet ............................................................................. 47
b) ... chez Camus.............................................................................. 54
c) ... chez Nietzsche .......................................................................... 61
Ille CHAPITRE: L'ENFANT ET LES UVRES DE GRAND STYLE ................... 78
1) L'enfant .................................................................................................. 80
2) Les uvres de grand style ...................................................................... 87
INTRODUCTION
Ce mmoire a pour but de retracer les diffrentes tapes que franchit la cration
artistique qui, selon Nietzsche, porte la marque de ce qu'il nomme le grand style .
Les questions qui nous guideront sont nombreuses, en voici quelques principales.
Comment des artistes arrivent-ils crer des uvres d'un tel clat, au point que cellesci puissent assombrir le rayonnement de toutes les autres? Nous est-il possible de
comprendre ces diffrentes tapes qui prcdent le rsultat final? Comment, par
exemple, un Raphal ou encore un Michel-Ange, gnies de leur temps, ont pu russir
transfigurer leur ralit et la poser dans leurs toiles? Et pourquoi Wagner ne peut-il pas
tre considr comme en ayant fait autant? Qu'est-ce qui guide ces visionnaires dans
leurs crations? Enfin, comment fait-on la diffrence entre ce qui est beau et ce qui est
laid? Autant de questions, et pourtant si peu, comparativement ce qui nous vient
l'abme, dont le mot pousse aisment les imaginations les plus folles vers toutes sortes
d'interprtations, devra tre dmystifi, afin de lui faire perdre sa connotation
mtaphysique et le rhabiliter l'intrieur d'un discours plus scientifique, soit celui de la
psychophysiologie nietzschenne. Nous examinerons ce phnomne de l'abme grce
ce nouveau langage dvelopp par Nietzsche. Par la suite, nous pourrons valuer de
faon nouvelle le travail de l'artiste qui s'y est rendu. Cette perspective autorisera
l'abandon de l'valuation artistique base sur le critre de la vrit-correspondance. En
d'autres mots, nous abandonnerons la mthode valuative qui a pour logique
l'adquation des uvres d'art des principes esthtiques objectifs et universels, afin
d'adopter une mthode qui met l'accent sur le corps et ses intrts. Aux dires de Patrick
Wotling, commentateur de Nietzsche auquel nous aurons souvent recours dans ce
travail, l'approche dsute que nous retrouvons, par exemple, chez Kant, qui met
l'emphase sur le point de vue du spectateur dans l'analyse du beau, doit tre remplace
par une tude portant sur le point de vue du crateur. Car, dit-il:
Pourquoi parler de Kant ici? C'est qu'il constitue le point de rfrence partir
duquel Nietzsche construit son objection 2 . Il est l'adversaire, l'antipode de la pense
Nous
retrouverons dans ce travail ces personnages importants et bien d'autres, qui grossiront
les rangs des ennemis de la pense de Nietzsche.
L'ide qui sous-tend notre rflexion est que l'approche nietzschenne permettrait
un nouveau dpart; en opposition avec la tradition esthtique trop idaliste et
universaliste, le langage psychophysiologique nietzschen donnerait la possibilit
d'apprcier l'uvre en tant que symptme manant de l'artiste crateur. En d'autres
termes, et pour devancer un peu notre analyse, grce la psychophysiologie, nous
serions en mesure de poser un diagnostic sur la sant du corps crateur et ce, grce
la comprhension de sa cration. Et ainsi, suite l'valuation de l'organisme, nous
serions plus en mesure d'valuer le rsultat lui-mme. Plus simplement, il s'agit d'une
Afin d'atteindre notre objectif, c'est--dire de dcrire ce que Nietzsche entend par
uvres de grand style, nous nous inspirerons de son texte mtaphorique Les trois
mtamorphoses de l'esprit, que nous retrouvons dans son livre Ainsi parlait
Zarathoustra. En fait, nous construirons notre texte l'image de celui de Nietzsche.
Puisqu'il compte trois mtamorphoses, notre mmoire comportera trois chapitres, un
pour chacune des transformations que subira l'esprit. Nous dvelopperons dans l'ordre
un chapitre pour le chameau, un pour le lion et un pour l'enfant. Notre intention est de
dpeindre l'odysse vcue par la conscience humaine travers ses modifications et de
montrer galement, si cela est humainement possible, le dsert qu'elle doit traverser
afin d'atteindre le plus haut degr, devenir un enfant, un surhumain. Nous avons bon
espoir que cette dmarche nous permettra de bien faire comprendre au lecteur ce que
sous-tend la cration des grandes uvres. En associant le surhumain au grand artiste,
si nous saisissons la nature de l'un nous pourrons peut-tre saisir celle de l'autre et
ensuite juger de la qualit de sa cration.
Plusieurs auteurs ont guid notre rflexion pour la ralisation de ce mmoire. Dans
un premier temps, sachons que l'angle d'approche que nous avons choisi d'adopter est
fortement inspire par l'analyse de Patrick Wotling dans son ouvrage Nietzsche et le
problme de la civilisation. Nous devons ce commentateur la majeure partie de notre
1) Prcision 1 : le surhumain
Avant d'aborder notre sujet principal, celui d'entreprendre l'illustration de
l'odysse de l'esprit travers l'abme nietzschen, nous croyons sage ici, de clarifier
certaines notions essentielles qui seront utilises dans ce texte. Le fait de comprendre
en quel sens nous envisageons l'utilisation d'un concept particulier ou encore le fait de
connatre la raison qui justifie l'emploi d'un style de langage particulier, contribuera
certainement fournir au lecteur la cl donnant accs la comprhension de ce
mmoire. tout le moins, ces quelques prcisions en avant-propos fourniront peut-tre
une piste pour l'interprtation.
Dans un premier temps, voyons une notion qui mrite une explication afin que
nous vitions les possibles confusions: le Surhomme . C'est un concept qui a donn
lieu beaucoup d'interprtations et qui est dterminant dans la philosophie
nietzschenne. D'ailleurs, nous le retrouverons souvent au cours de ce mmoire. Afin
de clarifier l'utilisation que nous en ferons, il est important de mentionner que nous
optons pour l'interprtation labore par Patrick Wotling. Selon lui, la traduction de
l'allemand du substantif bermensch (<< surhomme), introduit par Nietzsche dans
Ainsi parlait Zarathoustra, devrait plutt signifier le surhumain . Car, dit-il:
C'est donc ce terme, surhumain, que nous emploierons tout au long du mmoire.
De plus, nous dit encore Wotling, le prfixe ber (<< sur ), fait rfrence une
valuation par degrs, grce une chelle de valeurs, au sein d'une hirarchie. Il s'agit
en fait d'une tentative d'valuation de la typologie humaine, c'est--dire d'une
interprtation des diffrentes formes qu'est susceptible d'adopter le systme pulsionnel
humain. Grce des substantifs comme surhumain ou homme grgaire, nous pouvons,
selon Nietzsche, indiquer sur un arc de valeurs, la position qu'occupe un type humain
particulier. De mme, nous pouvons valuer la valeur de la culture laquelle appartient
cet
individu.
Car,
l'interprtation
de
la
valeur
d'une
culture
nous
mnera
10
La question que je pose ici n'est pas de savoir ce qui doit prendre
la relve de l'humanit dans la succession des tres (car l'homme est
une fin), mais bien quel type d'homme il faut lever, il faut vouloir,
comme le plus riche en valeurs suprieures, le plus digne de vivre, le
plus assur d'un avenir. 5
11
mne facilement
la
sgrgation.
Nietzsche
tait
viscralement
oppos
C'est toi, mon pauvre lama6 , qui a fait une des plus grandes
btises, et pour toi et pour moi! Ton mariage avec un chef antismite
exprime pour toute ma faon d'tre un loignement qui m'emplit
toujours de rancur et de mlancolie. [ ... ] Car, vois-tu, mon bon lama,
c'est pour moi une question d'honneur que d'observer envers
l'antismitisme une attitude absolument nette et sans quivoque,
savoir: celle de l'opposition, comme je le fais dans mes crits. On m'a
accabl dans les derniers temps de lettres et de feuilles antismites;
ma rpulsion pour ce parti (qui n'aimerait que trop se prvaloir de mon
nom!) est aussi prononce que possible, mais ma parent avec
Forster et le contrecoup de l'antismitisme de Schmeitzner, mon
ancien diteur, ne cessent de faire croire aux adeptes de ce
dsagrable parti que je dois tre des leurs. Combien cela me nuit
et m'a nui tu ne peux pas t'en faire ide. La presse allemande
touffe mes crits sous le silence - et c'est depuis lors, dit
Overbeck. Mon abstention veille la mfiance de tous l'endroit de
mon caractre comme si je reniais en public une chose que je
favorise en secret et je ne peux rien faire pour empcher que les
feuilles antismites utilisent le nom de Zarathoustra [ ...
fi
12
biologique, l'humain est un terme et non une tape. Il n'y a pas cette soi-disant pure
race que certains, comme sa sur, cherche tablir. Par contre, il reconnat qu'en ce
qui concerne la culture, l'humain redevient une tape, un passage, permettant d'aller de
la bte au surhumain ou du surhumain la bte - le mouvement ne se fait pas dans un
sens unique; l'volution vers le surhumain n'est pas un acquis, la rgression vers la
bte est aussi possible - un fil tendu sur lequel on joue au funambule. C'est sur ce point
que nous devons porter toute notre attention. Il faut nous attarder la culture de
l'homme et non sa race! L'homme que nous devons tudier, est l'homme en tant que
rsultat d'une culture. C'est ce type que fait rfrence Nietzsche dans son livre Ainsi
parlait Zarathoustra. C'est toujours sous l'angle de sa culture et de son volution dans
celle-ci que l'homme est jug, jamais selon sa nature biologique d'tre humain. Ainsi,
sous la lumire d'une telle explication, un passage comme celui qui suit, gagne en
prcision et s'loigne, autant que cela est possible, des mauvaises interprtations:
L'homme est une corde tendue entre la bte et le surhumain, une corde sur l'abme. Il est dangereux de passer de l'autre ct,
dangereux de rester en route, dangereux de rester en arrire - frisson
et arrt dangereux. Ce qu'il y a de grand dans l'homme, c'est qu'il est
un pont et non un but: ce ~ue l'on peut aimer en l'homme, c'est qu'il
est un passage et un dclin.
Par cette prcision, nous esprons avoir dmystifi quelque peu le concept de
surhumain, ce qui devrait aider comprendre le sens dans lequel nous l'utiliserons tout
au long de ce mmoire et ainsi viter certaines ambiguts au sein desquelles cette
notion peut trop souvent nous plonger. Ainsi, chaque fois que nous parlerons
13
incommunicable. Avec une attitude digne des grands sophistes9 , qui ne croyaient pas
Pensons Gorgias, lve d'Empdocle, qui naquit au dbut du Ve sicle en Sicile et auquel
plusieurs attribuent l'introduction en Attique de la rhtorique sicilienne et de la discussion
ristique. Ce dernier a thoris l'impossibilit de communiquer nos penses et sensations
autrui, la suite d'un long raisonnement qui nous mne aux paradoxes suivants: 1- qu'il n'y a
rien, ni tre, ni non-tre. Ensuite, dans la foule de ce raisonnement, il affirme: 2- que mme
si nous nous trompons et qu'il y a bel et bien de l'tre, il serait inconnaissable, car l'tre ne
peut tre pens. Et finalement, il crit: 3- qu'admettant que nous nous trompons nouveau et
que l'tre est saisissable, par les sens ou la pense, il n'en demeure pas moins incommunicable
autrui. C'est prcisment ce troisime point qu'il nous intresse de mettre en relation avec la
pense nietzschenne. Nous croyons que la comprhension du raisonnement de Gorgias peut
aider faire la lumire sur les intentions de Nietzsche dans l'utilisation des mtaphores. Ainsi,
Gorgias affirme l'impossibilit de communiquer une autre personne, ce qui est, ce que nous
14
15
12
16
C'est un
nouveau
nouvel
signification
ordre d'exprience;
la
13
19
Nous en sommes nos premiers pas qui nous mneront la comprhension des
uvres de grand style. Nous sommes au premier niveau, celui de l'innocence, celui qui,
en d'autres mots, prcde la chute vers l'abme de cette crature nomme
l'Homme. Un temps o les tres humains vivent en parfaite harmonie avec la
Ce moment que nous tentons ici de dcrire, est celui o le monde ne pose pas
encore problme pour l'homme, c'est--dire qu'il ne se rvle pas encore comme un
problme en soi, devant tre mis en doute. Certes l'homme y connat l'horreur, mais
toujours prsent sous une certaine logique apparente. Ce qui fait peur a du sens et
14 ne pas confondre avec la pense de J-J. Rousseau et son interprtation de l'origine de
l'humanit. Son analyse se situe sur un plan anthropologique. Pour notre part, nous tentons
de situer notre analyse sur le plan ontologique, que nous considrons antrieur et ncessaire
la comprhension d'une analyse anthropologique ou encore, physiologique de l'homme.
D'ailleurs, bien que ce mmoire tente de dmontrer la valeur de l'approche physiologique
nietzschenne, il sera possible pour un esprit initi de percevoir toute la teneur ontologique de
cette approche. En ce sens, La naissance de la tragdie, qui a une saveur plus mtaphysique,
nous a grandement inspir.
20
doit tre surmont. C'est le moment o l'homme embrasse le monde, l'enlace de toutes
ses forces, comme un enfant enlace sa mre. C'est ce moment qu'apparat le principe
apollinien 15 dcrit par Nietzsche dans La naissance de la tragdie. Grce ce principe,
l'homme, le grec antique en l'occurrence, connat et ressent les terreurs de l'existence,
mais parvient y faire face grce la cration du monde blouissant des dieux
olympiens, interposant entre lui et ce qui l'effraie, un monde de beaut, ordonn et
rconfortant. Grce ce stratagme, il est en mesure de surmonter les difficults qui se
prsentent lui, il est en mesure de leur survivre. Toutefois, il est important de
comprendre que l'homme ce stade ne confronte pas directement ses dmons, mais
les envisage plutt selon une fausse nature, dans une sorte d'alination au principe
apollinien. Il les recouvre pralablement d'un voile de beaut, de symtrie et d'ordre, qui
lui permet ensuite de les confronter et de les accepter. L'art dorique 16, qui donna
naissance au Parthnon, avec ses colonnes au style svre, reprsente bien cette
volont qu'avait l'homme hellnique de jeter par terre le monde des titans en lui
opposant un monde ordonn et durable. Qu'elles soient matrielles ou conceptuelles,
les structures cres par l'homme ce stade, sont des remparts d'illusions rassurantes,
21
donnant un sens sa prsence au monde. Des crations aux couleurs de vrits, mais
qui ne sont en fait que des erreurs, des machinations nes de l'imagination, mettant en
lumire la sublime navet de l'homme et la victoire absolue des dieux olympiens sur le
monde des titans.
L'tat de ressentiment dont nous parlons ici, celui o l'esprit de l'homme vogue
sur un ocan d'illusions, bien que reprsentant celui des Grecs dans La naissance de la
tragdie, doit tre compris de manire intemporelle. Il s'agit d'un tat qui s'adresse aux
22
croyance, d'une adhsion profonde de la part des hommes qui tirent de celle-ci toutes
leurs interprtations de la vie. partir de ce moment ce qui fait peur peut tre nomm;
que ce soit sous la forme des titans ou encore des dmons, ce qui tait trange peut
maintenant tre identifi. Il est question ici d'un tat psychologique, o les rponses
prcdent les questionnements. Oui, nous y retrouvons bien une intention de mettre de
l'ordre dans un monde dsordonn, de ramener la multiplicit drangeante de l'tre
une unit connue et rassurante. Mais cette intention est, selon nous, prconsciente, et
la noblesse que certains pourraient bien vouloir lui accorder, ne peut se voir justifie
selon l'angle que nous souhaitons envisager. Car, nous le verrons bientt, cette
intention en vue de rationaliser l'irrationnel relve plus d'un instinct de conservation que
d'un vouloir conscient. Mais pour l'instant, il faut comprendre que cette situation que
nous tentons de dcrire correspond un tat de rve, o l'esprit se trouve enfoui au
plus profond de la vie, agenouill et assujetti aux moindres caprices de celle-ci.
Nietzsche, dans son livre Ainsi parlait Zarathoustra, dresse le portrait de cet esprit en
l'associant un chameau. Nous utiliserons cette mtaphore afin de comprendre en quoi
consiste cet tat psychologique de l'homme prconscient . Mais voyons d'abord la
manire dont Nietzsche nous introduit Zarathoustra et la faon dont celui-ci nous
prsentera cette mtaphore.
Nietzsche, dans cet ouvrage, nous parle d'un homme, Zarathoustra, qui, par la
force de sa volont entreprend de sortir de l'tat de somnolence ceux qui taient jadis
ses semblables. C'est par lui que nous est transmis le texte mtaphorique Les trois
instincts et ne consiste plus en une unit distincte, elle devient plurielle. Elle fait partie d'un
processus plus englobant que nous ne pouvons localiser dans l'espace ou le temps.
23
mtamorphoses de l'esprit. De la montagne o il tait parti mditer en ermite sur sa
Avec ce grand cri d'alarme, tel un clairon qui sonne la charge, Zarathoustra parla
aux villageois; il leur enseigna le surhumain. Malheureusement de leurs cts, le regard
hagard et l'esprit pars, tel un troupeau de moutons, les villageois blrent l'unisson
un rire dcourager mme un dmon. Peine perdue, les gens de son village n'taient
pas prpars pour cette grande pope, la grande marche vers l'abme. Zarathoustra
comprit ce moment qu'il ne pouvait les conduire tous la fois. Car tous les individus
pris dans leur ensemble n'taient pas prts pour de telles considrations d'ordre
existentiel. L'esprit grgaire du troupeau, trop puissant, crasait toute voix individuelle
dissonante. En rponse ce problme, plutt que de s'adresser au peuple, c'est--dire
19
24
tous les gens du village en mme temps, Zarathoustra dcida d'agir en ravisseur et
de ne s'adresser qu' un petit nombre de personnes la fois.
}}.20
Zarathoustra essaie d'enseigner, cette flche vers l'inconnu, ce dlire qu'est l'homme
se sur-passant)} dans le devenir, se sur-montant)}, devenant sur-humain )}.
Cependant, comme nous le disions, le peuple tait insensible la parole de
Zarathoustra et n'tait pas prt recevoir cet enseignement.
Les questions que nous sommes en droit de nous poser sont les suivantes:
pourquoi le peuple ne le comprend-il pas? Si, par tout hasard, Zarathoustra vhicule
rellement un message de vrit, pourquoi ces hommes se refusent-ils d'y adhrer?
Nietzsche nous les dcrit comme incapables de recevoir le message de Zarathoustra.
Pourquoi? Encore une fois, si cette problmatique nous intresse, c'est que, bien
qu'elle s'applique un peuple ancien dans l'histoire de Zarathoustra, elle s'avre tre la
mme chez les peuples modernes face au message labor par Nietzsche. D'ailleurs,
20
25
ne se disait-il pas lui-mme incompris? Qu'un sicle au moins passerait avant que son
message soit entendu?
Qu'est-ce qui fait en sorte que le message ne passe pas? Pour quelles raisons?
Serait-ce une question de prparation ou encore de maturation? Serait-ce par peur de
quitter ce que nous avons toujours considr comme certain afin de vivre selon une
vrit incertaine? Nietzsche disait ce sujet dans Par del bien et mal: [ ... ] il peut
mme y avoir des fanatiques de la conscience l'esprit puritain qui aimeront encore
mieux avoir pour lit de mort un nant certain plutt qu'un quelque chose d'incertain.
21
26
mis part son environnement immdiat. ce stade, Nietzsche, par l'entremise de son
Zarathoustra, associe l'homme un chameau, une bte aux reins solides qui
s'abaisse prendre sur elle tout le poids de ce qu'on lui impose. Et ce poids, c'est celui
de l'illusion plusieurs fois millnaire, de l'existence laquelle l'homme jouit de s'obliger.
En d'autres mots, l'homme l'tat de chameau est compltement affair, il est perdu
dans le labyrinthe de la quotidiennet22 .
"
apparence relle qu'il a pourtant lui-mme cre. Une existence, une ralit qu'il
conoit telle que les hommes avant lui l'ont conue. L'illusion est son paroxysme.
L'homme-chameau est assujetti aux moindres caprices de la vie. On lui dicte, il prend,
jamais il ne va contre-courant! Ainsi Nietzsche dcrit-il la pense de cet esprit servile:
Faire briller sa folie, pour occulter sa sagesse: voil une caractristique qui
dcrit bien la nature de l'humain ce stade de comprhension. Bien entendu, nous
22 La manire dont nous utilisons le concept de quotidiennet heideggrienne fait rfrence
l'errance vcue par l'esprit en vertu de sa comprhension du jeu de l'tre et de l'tant. Une
errance laquelle, en raison de notre finitude humaine, nous sommes contraints. Pour
Heidegger, il s'agit d'un tat de confusion venant de notre oubli de l'tre et de l'oubli de l'abme
qui spare l'tre de l'tant.
23 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, p. 31.
27
sommes ici tout en mtaphores, ce qui ne rend pas le propos des plus simple saisir.
Cependant, nous croyons encore une fois, que ce style imag peut parfois mieux
communiquer le sens que ne le pourrait le langage traditionnel cristallis. Mais
poursuivons.
24
veut bien lui donner. Sa vision personnelle de la ralit est substitue par
celle d'un groupe d'individus, d'une socit ou d'une culture quelconque. En somme,
l'esprit du troupeau l'emporte sur celui de la bte. La comprhension de la ralit,
universalise dans le troupeau, est impose l'individu-chameau sans que ce dernier
ne rechigne sous ce fardeau. Peut-tre possde-t-il, face ses contemporains, une
certaine noblesse, par le fait de vouloir prendre sur lui la charge d'une vie en conformit
24 En rfrence Heidegger, l'homme, sous la dictature du On fuit l'angoisse existentielle.
Devant la ralisation de l'absurdit de l'existence, devant le vide de sens, l'homme se dissimule
dans l'tre, sous un mode inauthentique. L'tat psychologique que nous tentons de dcrire ici,
celui de l'homme-chameau, est mme antrieur toute tentative de fuite devant une ralisation
angoissante. Le moment que nous tentons de dcrire, est celui o la dictature du On est
totale, o le voile tir par ce dernier obstrue compltement la vision de l'homme. Bref, il s'agit
ici de dcrire un moment antrieur l'tonnement philosophique, antrieur au questionnement
vritable digne de la probit intellectuelle souhaite par Nietzsche.
28
et de pouvoir devenir disciple et dfenseur de ce qu'on lui dit tre la vrit. Mais il
demeure un fait, que ce qu'il supporte n'est autre que le fruit de l'imagination dlirante
d'une majorit. Peut-il vraiment y avoir noblesse chez un individu qui vit dans une
illusion qui, par surcrot, n'est pas perue comme telle? Prenons, par exemple, le cas
des nobles Templiers qui quittrent l'Europe pour la terre sainte en qute d'ternit.
Aveugls par la brillance d'une histoire peine millnaire, marchant par monts et par
vaux, au pril de leur vie afin que vive un idal: servir la croix du Christ. Nous pouvons
aisment imaginer un jeune disciple, bravant la tourmente, les yeux tourns vers le ciel,
se remmorant les paroles du grand matre le jour o il fut prsent l'ordre pour son
adoubement:
25
26
26
29
27.
30
envisag comme un atome faisant partie d'un ensemble plus grand. Il fait partie d'un
tout; il est une partie d'un tout. La culture - le tout - englobe les individus - les parties pour former un ensemble homogne. L'entit culturelle dicte le chemin ses
membres, alors que ses membres la maintiennent en vie. En somme, le rle de l'esprit
chameau est d'tre un support vital une entit qui l'englobe. Semblable un orchestre
o les musiciens jouent en harmonie, les membres supportent leur culture afin
d'terniser sa mlodie. Le tu dois du chameau est de la plus haute importance. Son
attitude d'esclave est ncessaire, car elle fait de lui un pilier de sa culture. Sans lui, sa
culture s'effondre, sans lui, ses idaux s'engloutissent. Sans les croiss, il n'y aurait pas
eu de croisades!
28
31
32
de l'instinct de conservation. La construction de cette erreur passe par les instincts, qui
deviennent dans l'univers nietzschen, des composantes du corps humain avec
lesquelles il faut maintenant ngocier. Trop longtemps les instincts ont t sousestims, voire carrment ignors dans notre recherche de comprhension. D'ailleurs,
selon Nietzsche, nous devons:
33
culture, un rapport erron mais vital. Ds lors, nous pouvons parler d'une erreur vitale
suivant un pragmatisme vital. Puisque le monde est en constant devenir et que les
choses qui le composent sont changeantes et phmres; pour s'y maintenir, l'homme
doit construire des structures conceptuelles stables et permanentes. Selon la crature
humaine, nouvellement distincte de l'animal par sa capacit raisonner, le monde
environnant en constante transformation ne correspond pas la pleine et entire vrit,
car il semble impossible d'en tirer quoi que ce soit de stable et de permanent. La
multiplicit des tres, phnomne premier qui marqua l'tonnement de l'homme, presse
ce dernier vers sa qute de la simplicit. Le monde est sinistre, voil ce que l'homme
constate ce stade. Les phnomnes qui l'habitent sont imprvisibles et la souffrance y
est trop souvent prsente. Et que dire de la mort, cette grande noirceur qui nous guette,
tapie dans les moindres recoins de nos mouvements, attendant le moment de nous
faucher et de nous priver de notre prsence au monde, causant en lui ce sentiment
d'effroi? N'est-ce pas l trop d'instabilits, trop d'absurdits pour correspondre la
ralit? Tout cela doit tre une impossibilit! Voil ce que la crature humaine se dit.
L'effroi que ressent l'homme devant cette rflexion le mne la conclusion que
la vrit doit se trouver ailleurs, dans un endroit o tout est fix pour l'ternit. Une
vrit que son esprit pourra extirper afin de s'en servir un peu comme gouvernail.
partir de ce raisonnement, telle une araigne, l'homme dbute son hallucination des
arrires-mondes et commence tisser sa toile, en collaboration avec les autres
membres du groupe auquel il appartient. L'esprit-chameau sera par la suite, comme
nous l'avons vu prcdemment, le pilier sur lequel cette structure pourra reposer. Ainsi:
34
phrases ce phnomne qui a affect et qui affecte toujours l'humanit, nous le ferions
ainsi: le but de ces hommes est de crer un cadre de rfrence. Leur faon de faire
consiste en une simplification de la ralit, qui passe par la conceptualisation. Leur
motivation consciente et illusoire est d'annihiler la souffrance et l'angoisse par la
dcouverte de la vrit. Leur motivation inconsciente et relle est la falsification de
l'existence commande par leur instinct de conservation, dcoulant de ce que Granier
nomme le pragmatisme vital.
31
35
toute chose au mieux de son intrt et la vrit rien d'autre qu'un faire-vrai. Aux dires
de Nietzsche, l'tre humain s'est accommod d'un monde dans lequel il pouvait bien
vivre. Sans tous ces articles de foi face l'existence du corps, des causes et des effets,
des lignes, des formes, etc., il a de la difficult supporter le fardeau de l'existence.
}}32
Tout ce qui
faisait peur, tout ce qui n'tait pas simple, s'est alors vu refuser l'entre dans ce grand
royaume de la vrit. Le devenir hracliten tait vaincu par l'tre parmnidien 33 . Ce qui
36
venait en dernier fut prioris face ce qui venait en premier. En d'autres mots, le corps
crateur de l'ide, fut renvers par sa cration!
34
la falsification comme condition de vie. Il est affair de manire telle que jamais il ne
comprendra le jeu de la non-vrit. Du moins, tant qu'il sera dans cette condition que
nous lui connaissons, c'est--dire celle d'esprit servile, agenouill devant le devoir,
devant le tu dois , adoptant des apprciations de surface, bref, tant qu'il sera
chameau.
connaissance que dans la conception froide et permanente de l'tre. Notons que la pense de
Nietzsche est profondment imprgne par celle d'Hraclite.
34 Friedrich Nietzsche, Par-del bien et mal, p. 50.
37
Nous devons maintenant nous questionner sur la possibilit de quitter un tel tat
de conscience, sur la possibilit de faire voluer la science grce un certain veil de
l'esprit. Nietzsche nous parle de mtamorphoses, du passage de l'esprit travers
diffrents stades d'volution. Nous avons dcrit en quoi consistait le stade de l'esprit
lorsqu'il tait associ au chameau. Maintenant, nous allons voir de quoi il en retourne
lorsqu'il est associ au lion. Le prochain chapitre y sera entirement consacr. Nous
pensons que l'tude de cette transformation selon l'approche nietzschenne nous
permettra de dpeindre la mutation qui s'opre au niveau de l'esprit quant sa
comprhension du monde qui l'entoure.
35
au loin. Est-ce moi qui recule ou le monde qui s'en va? Autant
d'vidences que j'avais ici bas ... Jadis, j'avais les pieds au
ruisseau et la volupt de l'air chaud. Un hymne la joie en
guise d'interprtation pour un t toujours dj-l. Je vivais
dans un rve, symtrique et beau. Un songe profond qui tait
pour moi le plus doux des berceaux. Mais tout coup, il y eut
un fracas. Le mcanisme cessa et j'arrtai mes pas. Attentif un
moment, un frisson grandissant et ma protection s'envolant,
j'entrevis un abme sans repos grandissant. Et avec lui
l'intrieur, un regard inquitant. Mais qui appartiennent ces
yeux qui me glacent le sang? Intrigu, je me rsignai d'avancer,
du pas incertain de l'homme effray. Avec, pour seul rconfort,
cach au creux de ma main, les vestiges d'un monde ancien. Et
c'est alors que je compris ce que j'avais oubli, mais qu'au
fond, je savais dj. Que ce regard intrigant et terrifiant la
fois, qui dtruit cette ralit reposant sur la foi, que ce regard
en fait, c'tait moi. Il Guy Lafrenire, La rupture, 3 octobre
2006.
40
1) Le lion
L'esprit de l'homme, devenu bte de somme, prend sur lui tout le fardeau de ce
qu'il a lui-mme cr. En tant que chameau, il se fait un devoir de supporter les
directives du monstre qu'il a lui-mme enfant. Dans la mtaphore des trois
mtamorphoses de l'esprit, Nietzsche nomme cette cration le grand dragon . Tout
comme les templiers qui se devaient de combattre avec une me pure pour le
suprme et vrai roi [ ... ] 36, le chameau combat pour ce monstre. Identifi ce qui dicte
le tu dois qui pse sur son esprit, il s'avre tre la somme de toutes les valeurs
cres par le pass. Il est la culture gnrale, l'ensemble des rgles et des idaux qui
gouvernent la vie des hommes. Bref, le dragon est l'difice des valeurs que l'homme a
chafaud et auquel il a donn la fonction de gouvernail le guidant dans la ralit. Il est
en quelque sorte le matre dont s'est dot le chameau. C'est ce qui nous permet de
comprendre pourquoi ce dernier est toujours genoux devant lui. L'homme, devant le
grand dragon, s'agenouille, tel Rome devant Attila 37 . Oubliant son ancienne force, le
matre se courbe devant sa cration. Ainsi, l'homme ce niveau se soumet sa
cration, toutes ses penses vont dans le sens de celle-ci. Elle le domine, un point tel,
qu'il en oublie sa vritable nature. Tout va rond-rond et la mcanique se joue de
l'homme harmonieusement. En qute de notions telles que la stabilit, la vrit, le but et
la permanence, l'homme-chameau, lorsqu'il les acquiert, vit de ces dernires comme il
vit de l'oxygne dans l'air; elles lui sont ncessaires.
John Charpentier, L'Ordre des Templiers, p. 19.
Attila, roi des Huns. Fils du roi d'une tribu Huns, lev dans l'empire romain, il rgna sur
l'empire hunnique de 434 453. En 452, aprs une cuisante dfaite aux mains du gnral
gallo-romain Aetius aux champs catalauniques, il dirigea son arme jusqu'aux portes de Rome.
L'intervention du pape Lon 1er fut alors ncessaire afin qu'Attila n'envahisse pas la ville
impriale.
36
37
41
surgissant soudainement: Mais qu'est-ce que tout cela rellement? . Il est ici
question d'une nouvelle faon de questionner les phnomnes environnants, telle
qu'elle apparut chez les milsiens 38 , lorsque l'tranget des phnomnes n'imposa plus
leur esprit le sentiment du divin, mais se proposa plutt celui-ci sous la forme d'un
problme rsoudre.
Comment dcrire cet instant o le doute fait son apparition dans l'esprit des
hommes? Selon nous, ce qui se produit ce moment c'est que l'homme contemple
pour la premire fois d'un pas recul, le travail qu'il a accompli jusqu' prsent. Il
reconsidre ce qui le guidait, lui et les autres, depuis si longtemps. Les rponses ne lui
apparaissent plus aussi clairement et aussi simplement. La mosaque conceptuelle qui
s'tait cre semble tout coup s'effriter. la vue de ce spectacle, sa raction
premire, ou sa raction instinctive, dirait Nietzsche, est de dtourner le visage. Son
instinct de conservation lui dicte alors de fermer les yeux afin que demeure en vie ce
qui jusqu' maintenant le berait doucement. Mais paradoxalement, malgr sa peur, il
s'en trouve attir, probablement pouss par un instinct encore plus puissant, celui d'une
connaissance assoiffe de vrit. Nous pouvons, ce stade, imaginer l'homme se
Nous parlons ici des physiciens de l'cole de Milet, Thals, Anaximandre et Anaximne, qui
pratiquaient leur science au VIe sicle avant notre re. Ces derniers optrent pour une
explication scientifique de la nature. Ils se donnrent comme objectif de trouver des causes
naturelles afin d'expliquer les phnomnes naturels. Ils rompirent avec l'explication du monde
par les mythes, afin d'laborer des rponses en accord avec la raison. Ils sont considrs
comme les prcurseurs de la pense scientifique.
38
42
disant: Se pourrait-il que tout cela ne soit qu'une illusion, qu'un fantme que j'ai
imagin et dont je me suis amourach? Se pourrait-il que la vrit de cette ralit qui fut
longtemps mienne, ne soit autre que celle que je lui ai donne?
plus utiles que d'autres, mais qui n'taient aucunement des vrits.
43
dernier dieu; il veut lutter pour la victoire avec le grand dragon. 40 Il veut le terrasser,
mettre fin au rgne de cette cration qui lui a trop longtemps dict sa volont. Il veut
mettre le feu au ciel des valeurs, rompre avec la tradition. Il veut connatre la vritable
nature des choses et connatre sa vritable condition. Voguant sur l'impulsion que lui
profre son instinct de connaissance, il sait maintenant que les valeurs cres par le
pass, que l'ensemble des rgles et des lois qu'il se voyait imposer, que tout cela n'tait
rien d'autre qu'une partie de lui-mme qu'il avait oublie. Jadis, il envisageait le tu
dois comme la chose la plus sacre, la chose aimer par-dessus toute humanit.
Maintenant, il relve la tte, il cesse d'tre une bte de somme. Un nouvel impratif le
conditionne: alors que pendant longtemps il dut agir sous l'emprise du tu dois , il
peut maintenant le remplacer par le je veux . L'esprit veut; pour la premire fois, il
veut. De chameau qui vivait pour le devoir, l'esprit devient lion se nourrissant du vouloir.
Il s'agit ici d'une transformation importante, o l'esprit devient lion. Sans cette
mtamorphose, il ne pourrait pas arpenter les ddales de l'abme que nous allons
bientt prsenter. Il ne s'agit pas de l'tape la plus haute des changements de l'esprit,
mais plutt d'une tape transitoire, en marche vers un troisime changement.
Cependant, cela ne lui enlve rien de son importance. La noblesse du lion rside dans
sa force, dans sa capacit s'affranchir des chanes qui le contraignent, dans la lutte
qu'il mne frocement contre le grand dragon. Aux dires de Nietzsche ce propos:
40
44
le plus sacr, pour qu'il fasse, aux dpens de son amour, la conqute
de la libert: il faut un lion pour un pareil rapt. 41
Tel est le dfi de l'homme-lion: s'affranchir par la force de son vouloir de ce qui
longtemps l'a maintenu dans la servitude. La force dans cet homme n'est plus celle de
supporter mais celle de se librer. Toutefois, cela ne se fait pas sans souffrance, car se
librer de la seule chose que nous ayons connue conduit invitablement vers la
dcouverte d'une ralit jusqu'alors inconnue, trangre et angoissante. La victoire sur
le dragon, suivant sa lutte pour l'mancipation, conduit l'esprit dans de grands espaces
dsertiques qu'il n'avait pas redouts et ce, mme dans ses dlires les plus fous. La
mort du dragon cre un vide, que nous pouvons reprsenter tel un grand dsert, o de
manire paradoxale se prsentent l'esprit, la fois aucune et mille sorties. Dans sa
qute pour se dfaire de la tradition, il se retrouve dans un monde dont on a effac
l'horizon. Empruntant des chemins qui ne mnent nulle part, dans une srie de ddales
sans fin, il perd petit petit l'assurance qui lui allait si bien.
45
troupeau que pour avoir entrevu le dsert, considrant ce dernier comme un simple
rve angoissant. Outre cela, il est identique au reste du troupeau. Deuximement, il y a
ceux qui s'y sont aventurs plus longuement, mus par ce que Nietzsche nomme
Malgr cela, contrairement Gthe, d'autres ont dcid d'y errer, y ont mme
pris plaisir et choisi d'y tablir rsidence pour ne plus jamais revenir. Mais, mince est la
42
46
ligne entre un abus de courage et la folie, car trop vouloir y jouer peut finir par nous
tuer. - Nous devanons ici le thme de /'instinct de mort qui habite certains penseurs
dont l'instinct de connaissance ne peut tre refrein, ce qui entrane inexorablement
l'esprit vers l'abme, dans un refus global de la ralit apparente. Si nous acceptons
l'ide de Nietzsche selon laquelle la vie n'est possible que grce l'erreur, alors une
volont de vrit exagre devient synonyme d'une volont de mourir. C'est un
phnomne que nous retrouvons souvent chez les scientifiques qui cherchent sans
relche repousser les limites du savoir et chez certains idalistes allemands, comme
Schopenhauer, influencs par les philosophes indiens qui trouvaient une motivation
dans la contemplation paradoxale du vide, de ce qu'ils nomment Nirvana et dans
l'abandon de la ralit des hommes. Nous reviendrons sur ce point plus tard. Finalement, il ya un troisime type d'homme, soit celui qui a su reconnatre l'essentiel
de ce qui lui tait prsent dans ce dsert, qui a su l'apprcier et qui a eu l'instinct de
s'en dtourner au bon moment, afin d'en ressortir avec un esprit plus clair. Fort de sa
dcouverte, ce type dpasse le stade du dernier homme et peut tre associ au
surhumain nietzschen, la quintessence de l'esprit dans le systme volutif de
Nietzsche. Le surhumain occupera d'ailleurs notre rflexion au cours du prochain
chapitre, alors qu'il sera question de la dernire mtamorphose de l'esprit, o le lion
devient enfant. Mais pour l'instant, c'est plutt le dsert lui-mme qui nous intresse, ce
vide devant lequel se retrouve le lion. Il nous semble essentiel de le dcrire afin de voir
s'il est aussi dangereux qu'on nous le laisse croire. Peut-tre pourrons-nous satisfaire
quelque peu notre curiosit en dvoilant certains de ses mystres.
47
2) Le dsert
La tradition philosophique, en parlant de ce phnomne, a utilis plusieurs
qualificatifs diffrents. Nant, tre, Abme, Chaos, Un primordial, Brahman, etc., autant
de noms pour dsigner ce spectacle auquel fut souvent convi l'esprit de l'homme
travers l'histoire. Mais qu'en est-il au juste? Qu'en est-il rellement de ce phnomne
qui accapare l'esprit? Devons-nous faire appel la mtaphysique ou pouvons-nous le
comprendre d'un point de vue purement physique? Qu'arrive-t-i1 l'esprit qui se perd?
Et le plus important, qu'est-ce que Nietzsche lui-mme pense de ce dsert?
nous augmenterons
les chances de
48
illusoire mais paisible, le monde apollinien, et de l'autre, une ralit vritable mais
destructrice, le monde dionysiaque. On peroit facilement dans son discours la
dialectique mtaphysique l'uvre, o le dualisme traditionnel rgne et o le jeu des
contraires, illusion/vrit, Apollon/Dionysos, bat son plein. On y voit galement la teinte
de son prdcesseur, Schopenhauer, qui voyait dans le monde des hommes un
immense mensonge et dans le non-tre une vrit atteindre. Tout comme lui,
Nietzsche invoquait la ngation du principe d'individuation afin de permettre la
contemplation d'une ralit antrieure l'homme, une sorte de chaos originel d'o a
merg notre ralit. L'influence de la mtaphysique traditionnelle tait vidente et bien
que la pense qui nous intresse chez Nietzsche soit celle qui s'en loigne, il n'en
demeure pas moins que nous retrouvons dans La naissance de la tragdie, une
intuition profonde et intressante de ce qu'est le dsert que nous tentons de dfinir. Par
ailleurs, cette intuition, qui sera plus tard raffine dans un nouveau lexique psychophysiologique, contient dj en elle l'ide importante que l'art constitue le moyen
privilgi de sortir noblement de ce dsert. Nous aborderons galement cette ide au
prochain chapitre. Pour le moment, voyons comment elle s'est dveloppe dans cette
uvre de jeunesse de Nietzsche.
43 Dans La naissance de la tragdie, Apollon est associ, comme nous l'avons vu, l'une des
deux pulsions de la nature, l'autre tant Dionysos. Cette pulsion est pense comme la source
des arts plastiques (sculpture) et comme la possibilit de neutraliser la puissance dsesprante
49
a peru la prsence sous-jacente de Dionysos44. Hamlet, tout comme le fait l'homme
dionysiaque, a jet un regard vrai sur l'essence des choses. Il a perc l'illusion et vu la
vrit. Il a aperu ... l'effrayante impulsion destructrice 45 au sein mme de la nature.
Dans l'extase dionysiaque, il a perdu les limites du temps et les frontires de
l'existence. Il s'est dgag des contraintes de l'individuation apollinienne et a plong
dans le flot du devenir dionysiaque. Il fut pris par un sentiment d'unit tout-puissant
avec la nature; il fit un avec la nature, avec Dionysos.
D'o la profondeur de la question que pose Hamlet : tre ou ne pas tre? Doit-il
dsormais vivre dans l'illusion ou retourner la vrit? Lui qui a vu, qui a sond la
profondeur de l'existence, peut-il faire un retour son ancienne vie? Aprs avoir perdu
le sens, perdu les repres qui le guidaient dans le monde, aprs avoir peru le chaos et
le devenir sous-tendant sa ralit, il est comprhensible qu'Hamlet soit pris de dgot
face la possibilit de continuer vivre. Car selon Nietzsche, La conscience pntre
de cette vrit une fois aperue, l'homme ne voit plus dsormais partout que l'horreur
et l'absurdit de l'tre.46 Hamlet est marqu au fer rouge de la lucidit. Il a vu ce qui
devait lui rester cach. Il ne peut envisager un retour la vie des hommes sans la
possibilit de voir partout le sceau de l'absurdit. Alors qu'il proclame la grandeur du
chef-d'uvre qu'est l'homme, il ne peut s'empcher de se demander ce que vaut ses
de la ralit. Elle sera aussi associe, dans le lexique physiologique, au rve, en opposition
l'ivresse reprsente par Dionysos.
44 Comme c'est le cas pour Apollon, Dionysos est associ l'une des deux pulsions artistiques
de la nature. Il est la pulsion des arts non-plastiques (musique). Dieu de l'ivresse, il s'oppose
au principe d'individuation engendr par Apollon et travaille la reconstitution de l'unit
originaire, antrieure la diffrenciation dans l'illusion. Par la suite, la notion de dionysiaque
permettra Nietzsche d'exprimer sa comprhension du monde en tant que devenir et
l'associera au thme essentiel de sa philosophie, la volont de puissance.
45 Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragdie, p. 55.
46 Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragdie, p. 56.
50
yeux cet amalgame de poussire qu'est la chair. Il est marqu par ce qu'il a vu et
empreint par le monde qui l'a engendr. Contradiction vivante, il voudrait quitter la vie
mais ne peut renoncer celle-ci. Voici d'ailleurs comment Hamlet s'exprime suite la
mort de son pre :
Que nous rvle cette tirade qui abjure l'existence? Que devons-nous
comprendre de ce qu'Hamlet nous dit? Il semble que le sens, ici, en soit assez
clairement nonc, et qu'il est manifeste qu'Hamlet nous tmoigne sa nause. Par la
description de son dgot, de son haut-le-cur existentiel, Shakespeare nous dvoile
dans ses mots, travers Hamlet, ce dsert que nous tentons de cerner. Nietzsche dira
de ce dsert travers par Hamlet, qu'il est le mme que celui que parcourt l'homme
dionysiaque. La vie a perdu sa raison! Tout ce qui faisait sens dans la vie d'Hamlet s'est
vapor. L'ordre qui rgnait jadis a t remplac par le dsordre. Son pre, le bon roi,
est dcd de la main d'un frre adultre, qui a pouss la draison jusqu' marier sa
veuve belle-sur. La structure a fait place au chaos, Hamlet perd le monde qu'il a
connu et entre dans l'inconnu. Le regard rempli de dgot pour la vie, pris de vertige, il
envisage la sagesse de Silne d'un il nouveau. Il serait ainsi prfrable pour un
homme de ne pas natre, et advenant qu'il soit n, de mourir au plus tt. L'action n'a
plus de sens, sinon que dans la vengeance. Voil donc le dsert d'Hamlet!
47
51
On sent bien cependant dans cette tragdie, que ce qui retient le hros dans la
ralit humaine, est un relent d'interdiction divine et un dsir de vengeance. cause
d'un dcret divin, il ne peut se donner la mort lui-mme. De plus, il se fait un devoir de
venger son pre. Sans ces obligations, la question ({ tre ou ne pas tre , peut-tre
aurait-il rpondu diffremment, peut-tre aurait-il choisi simplement de ne plus tre? Par
son comportement, Hamlet ne peut tre considr, aux yeux de Nietzsche, comme un
digne reprsentant du surhumain. Car ({ qu'est-ce que toute la mlancolie de Hamlet
compare la mlancolie de Brutus!48 49 Il n'est pas celui qui acquiesce d'un pas
dcid ce que lui offre l'existence. Nous pouvons mme dire qu'il est plus du type
vouloir se laisser mourir, ce qui va l'encontre de la typologie du surhumain
nietzschen. Par exemple, voici comment s'exprime Hamlet sur les tourments que lui
offre la vie: {( Mourir, ... dormir, rien de plus; ... et dire que par ce sommeil nous
mettons fin aux maux du cur et aux mille tortures naturelles qui sont le legs de la
chair: c'est l un dnouement qu'on doit souhaiter avec ferveur. 50 Et s'il ne met pas
fin ses jours, c'est bien par obligation, par devoir envers son dfunt pre et par peur
de l'inconnu. De plus, selon lui, il n'est pas seul dans cette condition. Bien d'autres,
comme lui, effectueraient le pas dans le trpas, si ce n'tait par crainte de quelque
chose aprs la mort.
48 Marcus Junius Brutus (85-42 av. J.-C.), clbre snateur romain qui poignarda Jules Csar
en 44 av. J.-C. Il est un des personnages de la tragdie de Shakespeare portant le nom de
l 'imperator Jules Csar.
49 Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, p. 111.
50 J. B. Fort, Thtre de Shakespeare, p. 768.
52
51
53
[ ... ] les hros tragiques sont plus superficiels dans leurs paroles
que dans leurs actes; et le mythe ne trouve en aucune faon son
objectivation adquate dans le langage parl. L'enchanement des
scnes et l'vidence des tableaux rvlent une sagesse plus profonde
que tout ce que le pote est capable par lui-mme d'enfermer dans les
mots et les concepts. La mme observation vaut d'ailleurs pour
Shakespeare [ ... ]52
En somme, l'image que nous retirons de cette uvre, dpasse les paroles
qu'elle contient.
dpasse les mots que nous y retrouvons. Ce qui importe ce n'est pas la pice, mais ce
quoi elle renvoie. Enfin, pour autant qu'elle puisse nous indiquer quoi que ce soit!
52
54
deuxime vision de ce territoire la fois hostile et fascinant, soit celle labore par
Albert Camus dans son ouvrage Le mythe de Sisyphe. Comme nous l'avons mentionn
plus tt, nous croyons que plus nous envisageons de perspectives diffrentes propos
d'un mme sujet, plus notre interprtation de celui-ci gagne en clart.
Camus, dans son ouvrage Le mythe de Sisyphe, dcrit ce lieu parcouru par
l'esprit du lion, travers son laboration du concept de l'absurde, notion essentielle qui
jouera un rle central dans sa philosophie et qui le conduira, tout comme Nietzsche
d'ailleurs, l'laboration d'une thique mettant l'accent sur la cration artistique. Si
nous voulons comprendre le dsert de Camus, il est ncessaire que nous comprenions
son concept de l'absurde. Alors, que veut dire ce concept?
55
Le sentiment d'absurde apparat parce que l'esprit humain a une tendance inne
vouloir rationaliser son univers et que ce dernier lui chappe. Il croit pouvoir matriser
le monde par la raison, mais dans les faits, cela s'avre impossible. Pourquoi? Parce
que le monde est, selon Camus, tout sauf rationnel. Il y a incompatibilit de
comprhension juste entre la raison et le monde, et c'est la dcouverte de cette
incompatibilit qui cre le sentiment de l'absurde. Ce phnomne n'est pas nouveau.
L'homme a toujours voulu rsoudre le problme de la multiplicit en le ramenant
l'unit; il a toujours voulu transformer le changement en quelque chose de permanent.
Bien entendu, cette ambition s'est accentue partir des premiers philosophes et de la
dcouverte du /ogos54. Pour la premire fois, les hommes possdaient un outil qui leur
permettait de saisir le devenir hracliten et d'y trouver la permanence parmnidienne.
Enfin, nous disposions d'un instrument qui nous permettait d'extirper la vrit des
phnomnes qui nous paraissaient jusqu'alors hors de notre contrle. Du moins, c'est
ce que nous croyions! Dans la Grce antique, de Thals Socrate, cette pense s'est
labore et la civilisation occidentale n'en fut que l'hritire. Par la suite, pendant plus
de deux millnaires, la foi dans le pouvoir de la raison aura voil aux hommes la nature
relle de l'objet sur lequel ils posaient le regard, les laissant croire l'illusion de /a
connaissance du monde par la raison. Comble de l'ironie, selon Camus, pendant tout
53
54
56
57
En somme, Camus n'affirme pas que le monde est en lui-mme absurde, ce qui
serait dj trop dire, mais il croit que le monde est en lui-mme irrationnel et
insaisissable par l'esprit. Il ne nie pas non plus l'existence du monde qui l'entoure, il
doute simplement de la capacit de l'homme le connatre, ce qui produit chez lui le
sentiment de l'absurde. De plus, il explique que ce sentiment ne peut exister que dans
le rapport de l'homme avec son monde. Si nous enlevons l'un ou l'autre, l'absurde
disparat; bref les deux sont ncessaires.
Maintenant que le sentiment est prsent dans l'homme, celui-ci se retrouve dans
un dsert o il se sent tranger. Le monde chappe l'homme car il redevient ce qu'il
tait. L'illusion que l'esprit lui avait appose afin de pouvoir le connatre disparat. Le
monde dvoile sa vritable apparence. Par analogie, nous pouvons percevoir ce
phnomne comme le divorce de l'acteur d'avec son dcor. Le monde perd son sens, il
est priv d'illusions et l'homme le sent de plus en plus lointain. Un peu comme
Meursault, dans le roman L'tranger de Camus, qui ne reconnat pas les rgles qui
devraient structurer son comportement social. Prsent devant le juge d'instruction pour
une affaire de meurtre, Meursault ne peroit pas la teneur vridique des rgles qu'il a
transgresses. Tout lui parat n'tre qu'un jeu, qu'une affaire de conventions. C'est
d'ailleurs ce qui le mne, la suite de son entrevue avec le juge, la rflexion
suivante: En sortant, j'allais mme lui tendre la main, mais je me suis souvenu
56
58
57
comme c'est le cas pour l'esprit-lion chez Nietzsche, qui aprs avoir terrass le dragon
se retrouve devant un dsert inconnu. Cependant, il faut comprendre que ce sentiment
ne se maintient dans l'esprit qu'aussi longtemps que ce dernier aura l'honntet de lui
faire face. Mme si ce sentiment surgit subitement, il peut disparatre tout aussi
rapidement, selon le degr de probit dont l'esprit fera preuve. L'audace ncessaire
pour supporter ce sentiment n'est peut-tre pas donne tous les esprits.
Cette ralisation met l'esprit devant un fait; il doit faire le choix de partir ou de
rester. Peut-il retourner ses anciennes croyances, rebtir l'difice conceptuel qui lui
donnait jadis tout le sens , ou pire encore, peut-il, comme Hamlet, envisager le
suicide et mettre volontairement fin son questionnement? Ou finalement,
peut-il
envisager de rester dans cette contre o l'esprit perd tous ses repres? Longtemps
l'homme a vcu sa relation au monde selon l'habitude, selon une mcanique qu'il
croyait ncessaire. Maintenant que le doute a bris cette habitude, la question de
l'existence s'impose lui et il doit prendre une dcision. Selon Camus, la rponse qu'il
trouve ce problme dpend de la force selon laquelle il croit en ce qu'il vient de
dcouvrir. Par exemple, s'il rpond par le suicide cela implique qu'il croit profondment
dans l'absurdit de l'existence et qu'il est prt y rgler toutes ses actions. Camus
explique en ce sens que:
57
59
59
Par la tnacit dont l'esprit fera preuve, il sera un spectateur privilgi de ce jeu
inhumain dans lequel s'entremlent l'absurde, l'espoir et la mort. Par sa persvrance
en dehors des ncessits il s'ouvre toutes les possibilits. Il sera en mesure de nous
donner sa version du dsert, tout comme Shakespeare l'a fait avec son Hamlet.
58
59
60
60
hros absurde, celui qui est conscient du caractre drisoire de sa tche et qui
persvre malgr l'absence d'espoir. C'est d'ailleurs ce qui fait toute sa grandeur, le
fait qu'il soit conscient qu'il n'y ait pas d'espoir mais qu'il accepte tout de mme de
continuer. chacun de ces instants, o il quitte les sommets et s'enfonce peu peu
vers les tanires des dieux, il est suprieur son destin. Il est plus fort que son
rocher.
61
En fait, bien qu'il soit prisonnier d'une situation qu'il ne peut matriser, il se
sait matre de tout le reste, seigneur de ses jours. Il cre chaque jour ce qui s'ouvre
ses yeux. Il sait que sans lui ce spectacle ne pourrait tre. Certes, ce destin est
tragique, mais il sait qu'il en est l'auteur et que lui seul peut y mettre fin, ce qui est
suffisant pour qu'il y persvre.
61
61
62
62
Tout d'abord, sachons que l'angle selon lequel nous allons dornavant envisager
le travail de Nietzsche sera fortement dirig par l'analyse propose par Patrick Wotling.
Cette analyse nous permettra de comprendre comment on passe du langage de la
mtaphysique traditionnelle au langage de la psychophysiologie dvelopp par
Nietzsche dans ses crits ultrieurs La naissance de la tragdie. Grandement
influenc dans son
Schopenhauer et Kant,
reconnu
dans
un
Essai
63
63
dsert, tout cela doit tre repens dans un nouveau langage se rapportant
spcifiquement au corps humain.
Nous avons vu dans les sections prcdentes ce qui se produit lorsque l'esprit
devenu lion dtruit les systmes de valeurs et les idaux qui rgissaient sa conduite
dans l'existence; il est conduit vers un dsert. Nous avons utilis cette notion afin de
mettre en image la perte du sens et des raisons de vivre chez l'tre humain. Nietzsche
parlait de cette notion, dans La naissance de la tragdie, dfinissant celle-ci comme
une sorte de chaos primordial redcouvert, se permettant mme de la personnifier en
lui donnant le nom du dieu Dionysos. Il la reconnaissait comme La nature intouche
par la connaissance, encore verrouille aux intrusions de la civilisation [ ... ].64 Il
s'agissait d'une sorte d'idal mtaphysique semblable celui que l'on retrouvait chez
les romantiques allemands, dont Nietzsche voulut se dtacher dans ses uvres
ultrieures. Il opta pour un regard diffrent, celui d'un mdecin de la culture, interprtant
les manifestations des humains dans une optique psychophysiologique. La cration des
valeurs tait dornavant interprte, chez l'homme, comme la manifestation de ses
instincts.
partir de ce moment, toutes les grandes morales, toutes les grandes religions,
64
dans ses mots la raison derrire l'entreprise nietzschenne visant l'laboration d'un
langage nouveau:
voire
la tradition
philosophique - car c'est un trou noir qui absorbe tout, un abme sans fond.
Longtemps,
l'homme
dvelopp
son
langage
mtaphysique
65
sur
des
65
Selon Nietzsche, tous ces raisonnements ne furent que des erreurs dont
l'origine nous tait voile:
C'est pourquoi il est important pour lui de dployer un langage qui rend compte
de la ralit sous-tendant nos idaux. Maintenant, aprs avoir clair quelque peu les
raisons du passage du langage mtaphysique au langage de la psychophysiologie,
voyons vers quelle forme d'interprtation de l'abme cela nous conduit. Jusqu' prsent,
aprs avoir dtruit les idaux, les grandes valeurs provenant des grands concepts, nous
avons conclu que l'esprit humain se retrouve devant un vide, devant quelque chose
d'inconnu. Cependant, l o nous pensions qu'il ne restait plus rien, il demeurait
toujours une chose, l'homme lui-mme, conscient du vide, contemplant l'abme. Nous
avions beau mettre feu l'difice conceptuel cr par l'homme, nous n'osions pas
remettre en question l'ide de l'me, ou plutt, l'ide du je . Le je pense donc je
suis nous a longtemps paru un acquis. Descartes y a mme arrt son clbre doute,
faisant de la conscience le principe de toutes les sciences. Pourtant, en croire
66
67
66
Nietzsche, c'est prcisment le point que nous devons arriver dpasser, si nous
aspirons connatre la ralit. Le problme est le suivant:
70
pris au pige des mots. La divinisation de ce que l'homme nomme l'intellect doit cesser.
Car il n'y a pas pour cet intellect de mission qui dpasserait le cadre d'une vie
humaine. Il est au contraire bien humain, et seul son possesseur et son crateur le
traite avec autant de passion que s'il tait l'axe autour duquel tournait le monde. 71 En
fait, la pense n'est que le rapport mutuel des instincts, une sorte d'extension utile du
68
69
70
71
67
corps permettant de faciliter sa survie. Le problme est que l'homme s'est enorgueilli de
cet intellect, qui, en vrit, n'a d'autre fonction que de dissimuler la ralit aux individus
les plus faibles et les moins robustes. Ce fut d'ailleurs le sujet de notre premier chapitre,
o l'esprit-chameau tait confront cette ralit labore afin de justifier son
existence. L'intellect et tous les idaux que nous pouvons lui rattacher, sont considrs
par Nietzsche comme des moyens de conservation de l'individu. [ ... ] l'illusion, la
flagornerie, le mensonge et la tromperie, la calomnie, l'ostentation, le fait de parer sa
vie d'un clat d'emprunt et de porter le masque, le voile de la convention, le fait de jouer
la comdie devant les autres et devant soi-mme [ ... ]
)}72,
lesquels la ralit est dissimule aux yeux de l'individu. Mais alors la question se pose,
qu'est-ce donc que cette ralit cache pour Nietzsche? Profondment plong dans le
rve et l'illusion, que sait en vrit l'homme de lui-mme?
68
chameau devient lion. Certes, la nature enferme l'homme, mais certains de cette
espce trouvent tout de mme une issue et ce moment, l'abme se dcouvre leurs
yeux. Ils comprennent alors ceci de leur rapport la nature:
73
69
Nietzsche explique que c'est sur ce fond organique, sur cet abme, que se sont
construits les mensonges qui ont rgi l'histoire de l'humanit. L'homme avait besoin de
repres et besoin de se faire rassurer. Grce son langage, il s'est donn un cadre
qu'il nomma vrit, ce cadre tait sens le guider dans la ralit. Mais cette
entreprise tait voue l'chec. Le mensonge ne pouvait pas durer pour l'ternit, la
capacit d'oubli de l'homme finirait un jour par tre dpasse. Selon Nietzsche, l'instinct
de connaissance finit toujours par pousser la conscience remettre en doute le
mensonge qu'elle a cr. C'est ce qui se passa lorsque l'esprit du chameau devint lion;
il transgressa l'illusion et comprit que la structure logique qu'il utilisait pour penser le
monde n'tait pas causa sui mais bien le rsultat du processus organique. cet instant,
l'esprit dcouvre que les concepts, en tant que fondement de la vrit, n'apparaissent
qu'au moment o l'homme postule l'identit du non-identique et qu'il formule un mot afin
de se rappeler une exprience particulire. Loin de russir, les concepts cristallisent
l'exprience dans quelque chose de gnral, faisant ainsi oublier le caractre originel et
unique de cette exprience. Nietzsche illustre cette ide en disant que de mme qu'il
est vident qu'une feuille n'est jamais identique une autre, il est tout aussi vident que
le concept de feuille a t form partir de l'abandon de ces caractristiques
particulires arbitraires, et de l'oubli de ce qui diffrencie un objet d'un autre. 74 Il en va
ainsi pour l'homme dans l'ensemble de ses entreprises, guid par des concepts qui lui
voilent la ralit des choses.
70
ncessairement une logique. En fait, sous les concepts se trouvent des sons, derrire
les sons des images et derrire les images des excitations nerveuses rsultant de notre
rapport aux choses. L'origine des concepts se trouve donc dans la relation que
l'homme, compos d'une multitude d'instincts, entretient avec son monde. Cette
enqute gnalogique mene par Nietzsche permet de dmystifier le problme de la
vrit. Elle serait en fait:
en lion, il reconnat sa cration et voit l'abme qui le prcde. " se remmore ce qu'il
avait oubli, qu'il avait dissimul sous un amas d'ides. Il reconnat le fond meurtrier de
la vie, le flot incessant du devenir avec la mort comme aboutissement. Dpouill de ses
idaux, il ressent la grande douleur, celle qui le consume lentement, le conduisant
inexorablement vers le trpas. " voit se dessiner devant lui une lente agonie qui pourrait
s'terniser, toute la vie durant! Et nous pouvons imaginer un tel homme s'criant:
Des corps! Nous ne serions que des corps!
75
76
71
77
72
73
conclure comme Nietzsche, que toutes forces qui exercent des effets participent un
certain principe unificateur, ce qu'il nomme la volont de puissance . Suivant ce
raisonnement, toutes nos interprtations des phnomnes devront dornavant se
comprendre en lien avec le travail souterrain de cette volont qui cherche acqurir de
la puissance, dans la joute des instincts et des affects. En somme, la lumire des
derniers arguments, nous pouvons dire, avec Nietzsche, que Le monde vu du dedans,
le monde dtermin et dsign par son caractre intelligible - il serait prcisment
volont de puissance et rien d'autre [ ... ]79. Et que toutes les interprtations des
phnomnes renvoient ncessairement l'interprtation du travail de cette force.
Voici donc l'abme que contemple l'esprit-lion, le monde en tant que volont de
puissance se dvoilant ses yeux. Si nous voulions dfinir en quelques lignes ce
qu'elle est, nous dirions d'abord qu'elle n'est pas une simple force externe qui cause
des effets - ce que nous retrouverions dans une interprtation mcaniste o la force est
distincte de l'objet qu'elle transforme - mais qu'elle est plutt une volont possdant
une force lui donnant la capacit d'affecter et d'tre affecte. En d'autres mots, elle
possde la force d'affecter ou d'tre affecte par une autre volont. Elle est un
processus qui se manifeste de manire incessante, sans neutralit ni repos, mais
n'tant pas non plus un simple tre ou un devenir indiffrent. Elle n'est pas un simple
processus mcanique. La volont de puissance est une chose intresse,
insparable du sentiment de plaisir. Elle cherche atteindre la puissance et lorsqu'elle
russit, elle est affecte par le sentiment de plaisir qui s'accrot avec l'accroissement du
sentiment de puissance.
79
74
Cependant, il est clair que la pauvret de notre langage nous empche, tout
comme elle a empch Nietzsche, de dfinir de manire concise et prcise cette
nouvelle hypothse de la volont de puissance . Cette interprtation que nous en
faisons et que nous comparons de manire analogique un abme pour la pense, bien
qu'elle puisse avoir tout son sens dans la tte de celui qui la pense, reste des plus
difficiles rendre accessible par les mots. Nietzsche se devait de considrer ce
problme tout en cherchant un moyen de faire correspondre sa dfinition de la volont
avec la ralit de cette dernire. C'est dans cette optique qu'il labora le concept de
l'interprtation. Devant rendre compte du jeu des instincts et des affects qui cherchent
sans cesse imposer leur forme, donner leur sens, il pensa la notion
d'interprtation, qui constitue pour lui la forme qu'une force impose aux forces
80
75
concurrentes. Le sens devient secondaire par rapport au jeu des forces. En d'autres
termes, c'est parce que le monde, en tant que volont de puissance, a cette capacit
d'interprter et d'tre interprt, que nous pouvons assister la cration de ce que
jour le sens prexistant, mais devient elle-mme le processus de cration du sens. Et,
suivant cette logique, la ralit perd donc tout son sens!
Il n'est donc pas vident de dcrire l'abme nietzschen. Partant des ides,
remontant vers le corps et les instincts qui le composent, nous dcouvrons la notion de
la volont de puissance qui serait, selon Nietzsche, la base de notre ralit.
L'abme serait ce monstre de forces en mouvement, processus organique interprtant
le monde de manire incessante; il serait la volont de puissance . Nous pouvons
facilement imaginer qu'un esprit, ayant longtemps vcu selon des idaux bien prcis,
lorsqu'apercevant ce qui le sous-tend, puisse grandement s'apeurer et vouloir oublier.
Tout comme Hamlet, ou comme le hros absurde de Camus, l'esprit contemplant le
gouffre nietzschen doit choisir, il doit accepter cette ralit ou encore la fuir. C'est
prcisment de cela qu'il sera question dans le chapitre suivant, de l'esprit qui accepte
le monde des possibilits qui s'offre lui, qui accepte qu'on ait dtruit la vrit, qu'on ait
terrass le grand dragon et qu'on n'ait pas l'intention de le ressusciter. Voil le dfi de
81
76
l'esprit-lion, de celui qui devra trouver la force d'assumer le meurtre qu'il a commis 82 .
Angoiss, l'esprit-lion doit se mtamorphoser nouveau afin de ne pas fuir devant ce
que cet homme insens, que nous raconte Nietzsche, avait lui annoncer:
82 Nous faisons ici rfrence la notion de la mort de Dieu que nous prsentons dans le texte
qui suit. La mort de Dieu est une autre mtaphore, analogue celle de l'anantissement du
grand dragon, qui fait aussi rfrence la perte des valeurs et des idaux, mais en adoptant le
langage propre la religion, en l'occurrence, le langage du christianisme.
83Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, p. 137.
77
ralit qui l'entoure. Enfin, ce langage nietzschen nous permettra de rendre compte de
ce quoi correspondent l'artiste de grand style et ses uvres.
80
1) L'enfant
Entendu que l'esprit s'est mtamorphos, passant de chameau lion. Entendu
qu'ensuite il souleva le voile d'illusion qui recouvrait sa ralit et qu'il terrassa le grand
dragon. Entendu aussi qu'il dcouvrit l'abme, qu'il y plongea son regard et comprit qu'il
devenait ce moment le crateur de toutes les nouvelles valeurs. Entendu enfin, que
par cette ralisation l'esprit-lion entama sa dernire transformation. Acceptant ces
prmisses, il nous est permis de dire que tout ce qui va suivre, peut tre considr
comme une conclusion valide des raisonnements des chapitres prcdents. Si nous
accordons quelque peu de crdibilit l'argumentation qui a prcd, nous pouvons en
tirer les consquences que nous allons retrouver dans ce Ille chapitre.
81
chameau a bris ses chaines pour devenir lion. Maintenant, nous sommes rendus la
troisime et dernire transformation, celle qui nous permettra d'atteindre l'objectif que
nous nous tions fix. Alors, n'attendons pas plus longtemps.
Pour faire un bref rsum, l'esprit, dans un premier temps, avait pris la forme de
la bte de somme, se faisait un honneur de porter sur lui le poids de la ralit et de
toutes les valeurs cres par l'humanit. Par la suite, il s'tait transform et rebell.
Comme nous l'avons vu partir du texte de Nietzsche, il tait alors pass du stade du
chameau fort et orgueilleux, celui du lion fier et audacieux. La noblesse d'assumer le
sens donn ne le satisfaisant plus, il voulait devenir son propre matre et pour ce faire, il
dut terrasser le gardien des valeurs, le grand dragon. Aprs qu'il y soit parvenu et qu'il
dcouvrit le vide -
interprtations - vide laiss par la mort du monstre, c'est ce moment que son cur a
palpit et que l'angoisse s'est empare de lui. Mais c'est aussi ce moment que s'est
produite la troisime mtamorphose, que l'esprit apprit oublier et que de lion devint
enfant.
Bien entendu, il peut sembler quelque peu farfelu qu'un enfant dpasse le lion
dans la hirarchie des mtamorphoses. Aprs tout, ce dernier n'a-t-il pas toujours, dans
beaucoup de cultures, symbolis la force et la grandeur, la domination et la victoire?
N'a-t-il pas t l'emblme de grands rois? Que peut encore l'enfant que ne peut le lion?
Comment un tre aussi fragile pourrait dpasser un tre aussi puissant? Nietzsche
posa la mme question par l'entremise de son Zarathoustra: Mais dites-moi mes
82
frres, que peut faire l'enfant que le lion ne pouvait? Pourquoi faut-il que le lion
ravisseur devienne enfant?
84
renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-mme, un premier mouvement, une
sainte affirmation.
85
en mesure de jouer dans le grand dsert et de s'y amuser. Il est le symbole utilis par
Nietzsche pour reprsenter l'homme qui ne cherche pas fuir l'angoisse dans les
illusions, qui ne passe pas son temps ressasser des idaux sclross. Si l'enfant
dpasse le lion, c'est bien parce qu'il n'est pas constamment en train de se remmorer
le pass. Il ne regrette pas! Aussitt retourn, il a dj oubli. Il est un nouveau
commencement, un renouveau. De plus, il est pour Nietzsche, celui qui reconnat le
corps comme le point de dpart de toutes les reprsentations et qui accepte de n'en
tirer aucune vrit, aucun sens dfinitif et aucune affirmation. Mais nous reviendrons
sur ce point sous peu. Pour l'instant, sachons qu'il est celui qui joue le jeu de la cration
et qui cherche avoir son propre monde. Conscient que ce qu'il cre n'est rien d'autre
qu'une forme de falsification de la ralit, il continue simplement parce qu'il retire du
plaisir de son action. Tout comme l'artiste absurde chez Camus qui dcouvre la joie par
excellence dans la cration, l'enfant, haute instance de la volont de puissance
l'ouvrage, ressent du plaisir dans la transformation du monde. Selon Nietzsche, parce
qu'il a vu l'abme et qu'il n'a pas fui, il dispose d'un regard plus afft et d'un sens de
l'interprtation tel que nous les retrouvons chez les grands artistes. Il disait dans ces
mots:
On revient de pareils abmes, de pareille grave langueur, comme
aussi de la langueur du grave soupon, on en revient n nouveau,
84
85
83
avec une peau neuve, plus chatouilleux, plus mchant, avec un got
plus affin de la joie, avec un palais plus dlicat pour toutes bonnes
choses, avec des sens plus joyeux, avec une seconde et plus
dangereuse innocence dans la joie, la fois plus naf et cent fois plus
raffin qu'on ne l'tait jamais auparavant. 86
Dans Le gai savoir, Nietzsche reconnat aux Grecs cette sensibilit qui fait les
grands artistes. Il disait de ces derniers: Ces Grecs taient superficiels - par
profondeur!
87
comprendre le lien qui unit l'abme et l'enfant, et qui nous permet de mieux saisir ce
qu'est le type de l'artiste de grand style, celui qui est, comme les Grecs, superficiel par
profondeur! Selon Nietzsche, les Grecs avaient conscience de l'abme qui les soutenait,
du chaos qui gisait sous leur pieds, ils avaient conscience de la [ ... ] longue et lente
douleur qui prend son temps, et dans laquelle pour ainsi dire nous sommes consums
[ ... ] 88.
calme, le devenir dans lequel ils se trouvaient. Cela leur faisait perdre confiance en la
vie, car il n'y avait plus dans celle-ci qu'un grave problme interprter. Cependant,
dcouvrant et contemplant l'abme, plutt que d'en tre affaiblis, ils en ressortaient
approfondis. En fait, plutt que de chercher le fuir ou encore le connatre jusque
dans ses moindres replis, ils avaient appris l'oublier et ne-pas-savoir. Ils avaient
choisi la troisime option, ils taient demeurs dans le dsert et avaient dcid de
jouer. C'est ce qui faisait de ces Grecs des artistes. Ils avaient appris vivre et tre
superficiels. Nietzsche dit que, d'une manire courageuse, ils s'arrtaient en quelque
sorte la surface, l'piderme de la ralit. Et pour quelles raisons faisaient-ils cela?
86
87
88
84
Premirement, parce qu'ils avaient compris que dans la fuite il n'y avait pas de dignit
et deuximement, que dans la recherche de la vrit tout prix ils ne trouveraient en
bout de ligne rien d'autre que la mort. Nietzsche mentionne d'ailleurs, propos de ce
deuxime point, que la connaissance acharne n'est rien d'autre qu'un moyen pour
l'humanit de s'anantir elle-mme. Car:
90.
Grecs, ils ont gravi les plus hautes montagnes et jet un regard vers le bas, vers
l'abme, comme les Grecs, ils sont devenus des adorateurs de l'apparence, des formes,
des sons et des paroles et comme les Grecs, ils ont compris que pour ne pas mourir de
89
90
85
la vrit, ils devaient devenir des crateurs, des falsificateurs, bref, des artistes, joyeux
et fiers, superficiels par profondeur!
Nous nous souvenons de l'abme que nous avons dcouvert travers l'analyse
nietzschenne, un abme de chair et de sang qui n'avait plus rien voir avec les arriremondes de la mtaphysique traditionnelle - du moins c'est la prtention qui justifiait
l'entreprise gnalogique de Nietzsche -. Nous y avons dcouvert le rle primordial
jou par les instincts, que nous avons dpeints dans une sorte de lutte constante pour
la mise en forme et l'assimilation d'autres instincts. Et nous avons aussi, brivement
devons-nous dire, expliqu la ralit d'o provenaient ces instincts, la volont de
puissance, sorte de monstre de force en mouvement, en perptuel devenir, cherchant
sans cesse assimiler l'autre, l'interprter. Nous souvenant donc de cet abme, nous
pouvons mieux comprendre vers quoi les yeux des Grecs que nous prsente Nietzsche
taient tourns. C'est parce qu'ils avaient contempl le phnomne de la volont de
puissance, qu'ils s'taient consciemment rsolu tre superficiels. Comprenant que
l'illusion des apparences dans lesquels ils vivaient leur tait ncessaire, un peu comme
s'ils s'taient veills dans un rve, ralisant trs bien le mensonge de leur situation,
mais sachant aussi que s'ils tentaient d'en sortir, ils perdraient tout ce qu'ils avaient. Ce
que Nietzsche veut exprimer c'est la retenue ncessaire dont doit faire preuve la
connaissance humaine face l'existence qui la berce.
A trop
vouloir connatre, on
plonge la conscience dans un gouffre o elle peut clater en milliers d'clats. Nietzsche
disait ce propos dans Le gai savoir:
86
C'est ce qu'admire Nietzsche dans le peuple hellnique, cette capacit qu'ils ont
eue de s'veiller dans l'existence et de comprendre qu'ils devaient continuer rver. Et
si nous pouvons leur affilier l'enfant et le surhumain, c'est parce que ces derniers ont
aussi dvelopp cette aptitude. C'est parce qu'ils ont reconnu dans l'apparence la
ralit elle-mme, vivante et agissante, que l'enfant et le surhumain sont pour
Nietzsche des symboles de haute hirarchie. Partant de cela, si nous associons ces
symboles aux artistes crateurs d'uvres de grand style, nous pouvons sans difficult
attribuer ces derniers cette capacit d'veil que nous venons de voir ainsi que cette
comprhension de l'abme que nous avons labore auparavant. En d'autres mots,
l'artiste de grand style, est le surhumain que nous annonce Zarathoustra, et suivant le
jeu de mtamorphoses de l'esprit, il est l'enfant, celui qui a appris jouer dans le
dsert, qui contemple les feux follets et qui rit, qui rit. ..
91
87
88
instincts. Cette notion n'est pas nouvelle, nous l'avons brivement aborde la fin du Ile
chapitre afin d'expliquer ce qu'tait le dsert chez Nietzsche. Rappelons-nous
cependant que, suivant cette logique, l'esprit n'est plus peru comme une unit
glorieuse et indpendante, comme c'tait le cas, par exemple, dans la philosophie
cartsienne. Non, il est dornavant peru comme un outil, comme une extension utile
pour le corps, bref, comme [ ... ] un appareil de slection et de simplification de
l'apparence, destin faciliter l'activit de la puissance qui caractrise le corps.
}}92
L'esprit permet l'homme de crer sans cesse des formes spcifiques qu'il impose au
devenir, exprimant ainsi sa tendance premire qui est de faire du non-identique, une
unit. L'artiste de grand style, que nous cherchons dfinir, reprsente un type
89
l'organisme humain comme un gros estomac digrant sans relche la ralit. Ainsi,
l'interprtation, activit premire de l'organisme, devient la digestion.
94,
manire que les individus ont de digrer le monde et par consquent, avec la faon
dont la volont de puissance s'exprime. En d'autres mots, si nous nous accordons
dire que l'artiste est avant tout un corps interprtant, ce qui rsulte dans son uvre
correspond, selon cette approche, sa manire de digrer son environnement et donc,
la faon dont la puissance s'est accrue travers lui. Analyser la culture revient
regarder, de manire gnalogique, la manire dont le processus digestif fonctionne
chez des individus et par le fait mme, comment s'accrot la volont de puissance chez
ces derniers. Finalement, si nous acceptons ce raisonnement, ce type d'analyse nous
Comme nous l'avons prsent au premier chapitre, le concept de culture que nous
retrouvons dans la philosophie de Nietzsche ne vise pas la formation intellectuelle ni le savoir,
mais englobe le champ constitu par l'ensemble des activits humaines et de ses productions:
morale, religion, art, philosophie aussi bien que, structure politique et sociale, etc. Il recouvre
donc la srie des interprtations caractrisant une communaut humaine donne, un stade
prcis de son histoire. , cit dans, Patrick Wotling, Le vocabulaire de Nietzsche, p. 20.
94
90
L'homme fort, puissant dans les instincts d'une forte sant, digre
ses actes exactement comme il digre ses repas; il vient bout mme
des nourritures lourdes: mais pour l'essentiel, il est guid par un
instinct intact et rigoureux, si bien qu'il ne fait rien qui ne lui convienne,
de mme qu'il ne mange rien qui ne lui plaise. 95
.96
souterrain des instincts et des affects qui produisent la culture et non plus la culture
elle-mme. La morale, les religions, la philosophie, la politique et notre sujet d'tude,
l'art, sont tous soumis cette mme contrainte. Ils ne peuvent plus tre interprts sans
que nous interprtions le corps qui les produit, sans que nous interprtions sa faon de
digrer et par le fait mme la sant de celui-ci. Selon Nietzsche, nous retrouvons dans
95
96
91
les choses ce que l'homme y apporte, et ce qu'il y met sert toujours ses intrts. En
introduction, nous avions d'ailleurs brivement prsent cette ide selon laquelle, il n'y
a pas de cration exempte d'intrt. Selon Nietzsche, la philosophie a fait fausse route
en pensant cela. Par exemple, inversement ce qu'un philosophe comme Kant pouvait
croire, la cration n'est jamais dsintresse. Au contraire, elle correspond toujours
l'objectif que se donne un corps afin d'acqurir du plaisir et ce, travers l'expansion de
sa force. Des corps forts et en sant augmenteront leur vigueur aux dpens des plus
faibles et malades, parce qu'ils gagnent le faire. Ainsi en est-il du surhumain
nietzschen qui sait laisser la vie s'panouir par et travers lui. De mme aussi en estil de l'artiste de grand style qui sait, de par sa constitution dbordante, appliquer sa
volont au monde et le mettre en forme. C'est donc dans cette optique que la
psychophysiologie envisage le processus cratif, toujours intress accrotre sa
puissance.
L'uvre d'art trahit toujours son auteur. C'est sur ce point que
Kant a manqu de discernement: le recours au concept de
dsintressement pour analyser le beau relve d'une confusion entre
le conscient et l'infraconscient. C'est de la surestimation du thorique,
92
De plus, Nietzsche explique qu'une autre des conditions du grand art se trouve
dans l'ivresse, dans un tat o l'esprit est pris d'un sentiment de puissance de haute
intensit, ressentant sa plnitude. C'est grce ce sentiment qu'il peut mettre en forme
son monde. ce moment:
98
93
99.
L'artiste de
grand style est celui qui accepte ce qu'il vient de dcouvrir, qui accepte la grande
souffrance qui le mne lentement mais srement vers la mort, qui accepte l'absurdit
de son existence et le fait transparatre dans ses ralisations. Alors que l'artiste nihiliste,
sans style, est celui qui se refuse cette dcouverte; incapable de digrer et de
recommencer, il cherche nier la vie, il devient navement athe!
3) uvres analyses
Au tout dbut de son livre Le cas Wagner, Nietzsche se plat comparer ces
deux types, l'artiste acquiesant, celui qui sait nous rendre fconds, qui sait transfigurer
son poque et la mettre dans une uvre, et l'artiste renonant, celui qui fuit dans les
formes, qui cherche faire de son art une sorte de narcotique pour apaiser l'angoisse.
cette occasion, il compare l'opra Carmen de Bizet1o avec l'uvre en gnral de son
100
94
ancien ami Richard Wagner 101 . Pour bien comprendre le passage qui va suivre, il faut
garder
l'esprit
tout
ce
que
nous
savons
maintenant
de
l'approche
Hier - me croira-t-on? - j'ai entendu pour la vingtime fois le chefd'uvre de Bizet. Une fois de plus, j'ai, avec un doux recueillement,
persvr jusqu' la fin, une fois de plus, je n'ai pas pris la fuite. Cette
victoire sur mon impatience me surprend. Comme une telle uvre
vous rend parfait! On en devient soi-mme un chef-d'uvre ... Et,
de fait, chaque fois que j'ai entendu Carmen, je me suis senti plus
philosophe, meilleur philosophe qu'il ne me semble d'habitude: rendu
si indulgent, si heureux, si indien, si rassis ... Rester assis cinq heures
de suite: premire tape de la saintet! - Oserai-je le dire,
l'orchestration de Bizet est peu prs la seule que je puisse encore
supporter. L'autre style d'orchestration qui est actuellement en vogue,
le wagnrien, brutal, artificiel et naf tout la fois, et qui, ainsi, parle
simultanment aux trois sens de l'me moderne ... comme il me fait du
mal, cet orchestra wagnrien! Je l'appelle sirocco. Il m'en vient de
dsagrables sueurs. Fini, alors, pour moi, le beau temps.102
Nietzsche nous mentionne ici que la beaut n'est pas seulement reconnue dans
les uvres, mais qu'elle est aussi ressentie travers le corps du spectateur. Il affirme
que l'opra de Bizet fait natre en lui la pense, qu'elle le rend plus prolifique et plus
philosophe. Il dit: {{ Bizet me rend fcond. Tout ce qui est bon me rend fcond. C'est la
seule preuve dont je dispose pour dsigner ce qui est bon. 103 Ainsi, une chose bonne,
une chose belle, est ce qui incite l'organisme se dpasser, produire. L'artiste qui a
ressenti l'abme, le pose dans sa cration et le fait dcouvrir aux spectateurs. Voil le
95
grand style, celui qui donne des ailes aux penses, qui rend l'esprit libre, qui nous fait
philosophe. Bref, le grand style rend l'esprit de celui qui le peroit plus productif. De
plus, Nietzsche admire la ralisation de Bizet en ce qu'elle est la fois mchante,
raffine et fataliste, riche et prcise. Il l'admire aussi parce qu'elle est lgre. Selon lui
Ce qui est bon est lger. Tout ce qui est divin marche d'un pas dlicat [ ... ]
.104
C'est
pour cette mme raison qu'il estime tant les Grecs. Car ces derniers ont aussi eu
l'audace et la libert de sentiment d'affronter l'ennemi puissant, la grande angoisse, ils
ont su glorifier leur terrifiante existence afin de la mettre en uvre. Devant l'absurdit
de leur ralit, ils ont su rester lgers et superficiels, ne sombrant pas dans le dsespoir
et la mlancolie, ils ont brav l'inconnu et labor les tragdies. En somme, Bizet et les
tragdiens grecs reprsentent pour Nietzsche, l'antithse de la pense dcadente de
son poque. Il peroit dans leur art l'antipode de l'art romantique dcadent, dont le plus
illustre reprsentant est Wagner. L'art de Bizet gurit, alors que celui de Wagner rend
malade. Dans une lettre crite en 1881, Nietzsche mentionne son ami Peter Gast
comment il a apprci la dcouverte de l'opra de Bizet:
104
105
96
Le problme avec l'uvre de Wagner c'est qu'elle fait figure de narcotique bien
plus que d'art librateur. Plutt que de nous donner la force de nous manciper de
notre angoisse, elle nous y plonge profondment, se contentant d'anesthsier notre
conscience. Les idaux vhiculs dans ses pices visent toujours sauver les
hommes, les librer d'une douleur quelconque, abolir le mal qui les accable. Aux
dires de Nietzsche, Wagner n'a mdit aucun problme plus intensment que celui du
salut: son opra est un opra du salut. Chez lui, on trouve toujours quelqu'un qui veut
tout prix tre sauv: c'est tantt un bonhomme, tantt une petite bonne femme: voil
son problme lui.
106
problmes d'hystriques. Il jette de la poudre aux yeux des spectateurs, il les ensorcle
et les contamine. Wagner est un artiste de la dcadence, combattant la grandeur
humaine par sa sottise. Malheureusement pour Nietzsche, trop de gens se laissent
charmer par ce vieux serpent. Il disait d'ailleurs ainsi: Wagner est-il un tre humain?
N'est-il pas plutt une maladie? Il rend malade tout ce qu'il touche, - il a rendu la
musique malade.
107
nous de l'admirer autant? Wagner est un de ces types d'hommes qui ont su faire de
leur point de vue sur le monde une sorte d'impratif. Populaire et adul, il a impos sa
volont l'existence, causant ainsi la propagation de la maladie et l'accroissement en
puissance d'instincts allant l'encontre de la libration de l'esprit. En fait, Wagner est
Le dcadent typique qui se sent ncessaire dans son got dprav, dont il prtend
106
107
97
108
Par contre, nous ne retrouvons pas ce problme dans les ralisations du peintre
Raphal. Celui-ci est considr par Nietzsche comme un de ceux qui a su transfigurer
sa ralit travers ses toiles. Une de ses peintures porte d'ailleurs le nom La
transfiguration. Elle fut la dernire uvre du peintre, qu'il n'acheva que quelques jours
avant sa mort. Nietzsche admire cette uvre et voit dans Raphal l'exemple mme de
l'homme en sant, disant oui l'existence, acquiesant son monde. Selon Nietzsche,
Raphal ignorait l'attirance pessimiste pour la laideur, allant ainsi contre l'esprit de son
poque. Car il se plaisait plutt reprsenter de jolies femmes, ne s'attardant gure
peindre les portraits des martyrs chrtiens. Selon Patrick Wotling :
108
109
98
.110
En somme, les thmes religieux ne sont pour lui qu'un moyen utilis
afin de mettre en place son interprtation de la ralit. Ce qui n'tait pas le cas pour le
compositeur Wagner.
Selon Nietzsche, ce dernier aurait certes normment souffert de la vie, ce qui lui
aurait donn une certaine supriorit sur les autres musiciens. Ayant contempl
l'abme, il en serait ressorti plus sensible et plus perceptif. Nietzsche dit d'ailleurs que:
110
III
99
112
Sixtine, en est un bon exemple. Ainsi, Nietzsche peroit dans ce dernier, un plus haut
degr de sant, de sorte que son uvre, sur l'chelle d'valuation du grand style,
devient plus leve que celle de Raphal. De plus, dans cette foule de la
hirarchisation artistique, Michel-Ange est dpass par le gnie d'un autre grand de la
Renaissance, Lonard de Vinci. Nietzsche peroit en lui le type du supra-chrtien, celui
qui a su garder des perspectives libres dans un monde dogmatique. Ainsi, celui qui a
peint le Dionysos romain, Bacchus, occuperait un rang plus lev dans l'chelle du
grand style.
Malgr tout cela, selon Patrick Wotling, il faut tout de mme considrer Raphal,
tout comme ses deux compatriotes italiens, comme des artistes authentiques. Son art,
112
100
avec celui de Michel-Ange, et plus encore celui de Lonard de Vinci, est l'un des
symptmes qui permettent au mdecin de la culture de dceler dans la Renaissance
une haute priode de sant. 113 Nietzsche a reconnu en eux, tout comme il l'a reconnu
dans Bizet, ce quelque chose qui fait la grandeur, qui fait du crateur quelqu'un de
grand. Apposant de manire gnrale le titre d'artiste ceux qui faonnent la ralit
des hommes, qui crent la culture , Nietzsche a jet les bases de son esthtique, il a
confront les antagonistes et prsent la joute qu'ils se livrent. D'un ct l'artiste
apollinien tel qu'explicit au chapitre 1, considrez dcadent en ce qu'il s'aline la
forme, et de l'autre l'artiste du grand style, capable d'utiliser la puissance du principe
apollinien tout en gardant prsent dans ses uvres l'aspect dionysiaque de l'existence.
Deux dsirs qui s'affrontent avec des objectifs et des rsultats bien diffrents:
Alors qu'un type d'homme, comme celui que Wagner reprsente, cherche nier
la vie, un autre, reprsent par les peintres italiens de la Renaissance et le compositeur
franais Bizet, tente de la glorifier. Voil ce que nous pouvons comprendre de l'analyse
esthtique nietzschenne, de l'approche psychophysiologique nouvelle. Toute cration,
toute uvre d'art, fait partie d'un ensemble que nous nommons la culture . Et,
envisager ces ralisations de toutes sortes selon le critre du grand style, nous permet
de les valuer, en termes de degrs, relativement la qualit et la sant des corps
113
114
101
qui les font natre. L'analyse souterraine mene par Nietzsche nous aura permis de
faire un peu la lumire sur la cration de l'esprit, qui, travers les mtamorphoses, a su
se faire enfant, a su devenir un surhumain.
Bien videmment, rien de tout cela n'est fix dans le bton! Il s'agit d'une
interprtation, tente par un hyperboren, qui ne porte en elle aucunement la prtention
CONCLUSION
104
Nous venons par ce qui prcde, de peindre en mots l'odysse laquelle est
convi l'esprit dans sa qute de cration des uvres de grand style. Au meilleur de
notre capacit, nous croyons avoir russi atteindre l'objectif que nous nous tions fix.
travers trois tapes marques, que nous allons brivement reprendre ici, nous
sommes arriv dcrire ce que sont les grands artistes, les surhumains, et comment ils
se sont faits tels. Ce groupe d'individus rares, dans lequel Nietzsche s'inclut en disant:
Nous autres artistes! Nous autres dissimulateurs de la nature! Nous autres lunatiques
ce groupe nous en avons racont la gense. Certes ce fut fait de manire trs
logique
mtaphorique
115
105
Dans le 1er chapitre, nous nous sommes donc attard examiner la constitution
de l'esprit de l'homme au stade du chameau. Prsentant d'abord Zarathoustra venu
enseigner aux hommes la possibilit de se dpasser, nous avons ensuite dcrit la
raction qu'ils eurent face ce dernier, ce qui dfinissait bien le caractre de ces
individus encore au stade de l'errance. Nous avons reconnu en eux des tres
orgueilleux, fiers de leur fardeau et heureux de supporter une chose belle en
apparence, mais aussi des tres errants, perdus dans l'illusion de la ralit, assujettis
aux moindres caprices de la vie et brillants dans leur folie. Des crateurs inconscients
de la culture qui sont la fois les piliers de celle-ci. Sans eux, tout ce que renferme le
concept de culture, c'est--dire les valeurs, la morale, la philosophie, les arts, etc., tout
cela perd son sens. L'esprit humain au stade de chameau est un gardien de la tradition,
ardent dfenseur de ce qui est et de ce qui doit tre. Insensible au jeu infraconscient
des instincts l'uvre dans son action, il est considr par Nietzsche comme la
premire phase d'un long cheminement vers le dpassement. En somme, dans la
hirarchie du grand style que nous voulions dcrire dans ce travail, la bte du dsert est
bien peu leve. Comme nous l'avons vu, l'esprit du chameau, limit, doit se
transformer nouveau afin de faire davantage.
Cette seconde mtamorphose fut l'objet de notre Ile chapitre. La bte de somme,
fort de son esprit de troupeau, doit un certain moment de son volution se faire
106
violence et se retourner contre son matre. Cette partie de notre analyse voque le
mouvement de rbellion exerc par l'homme, lorsqu'il s'mancipe de ses chanes et
laisse aller vers le ciel le rugissement du lion. C'est une tape cruciale de l'odysse
spirituelle vers les grandes ralisations, car [ ... ] rendre libre pour la cration nouvelle
- c'est ce que peut la puissance du lion.
116
Dans la suite de ce Ile chapitre nous nous sommes attard sur cette dcouverte,
cet endroit grand et vide que plusieurs ont nomm le dsert. travers les yeux de trois
auteurs, nous avons tent de cerner ce lieu et d'en clairer les traits. D'abord, dans
l'analyse de la pice Hamlet de Shakespeare. Nous avons cru bon de nous y arrter un
instant, car Nietzsche lui-mme, dans La naissance de la tragdie, disait y avoir peru
une description du dsert travers par l'individu qui l'intressait alors, l'homme
dionysiaque. Berc par la posie de Shakespeare, nous pouvons imaginer un grand
espace se dvoilant aux yeux du jeune hros Hamlet et l'emplissant de dgot.
Dcouvrant le dsordre l o jadis rgnait l'ordre, il perd par le fait mme toute sa
raison de vivre. Son univers bascule et le monde perd son sens, ce qui le force se
demander s'il ne serait pas mieux pour lui, ou pour tout homme, de ne point tre!
Intrigu par la vision du pote anglais, nous avons dcid de poursuivre l'analyse
de ce thme par le biais d'un auteur que nous souponnions d'en avoir galement
116
107
trait, Camus, dans son ouvrage Le mythe de Sisyphe. Nous y avons tout d'abord
trouv une intuition quelque peu diffrente, teinte par l'laboration du concept de
l'absurde - notion essentielle de la pense de Camus - qui permet de mettre des mots
sur ce que peuvent ressentir les hommes face ce phnomne du dsert, l'angoisse.
Une sorte de sentiment, naissant de la confrontation entre leur dsir perdu de
rationalisation et le monde irrationnel qu'ils dcouvrent. Mais plus important, cette partie
de notre analyse nous a permis de dcouvrir une manire diffrente qu'a l'esprit de se
comporter dans ce Sahara de la pense. Par l'entremise du hros tragique Sisyphe,
Camus prsente la grandeur d'une conscience qui, malgr l'paisseur et l'tranget
nouvelle du monde, fait le choix lucide de persvrer. En fait, Sisyphe, devant la tche
absurde qui l'incombe, soit de rouler sans cesse un rocher jusqu'au sommet d'une
montagne d'o la pierre retombe de son propre poids, accepte tout de mme de
continuer. Mme s'il tait conscient de l'absence d'espoir, il continue, dpassant ainsi
son destin, se sur-passant .
108
C'est ainsi que nous avons pu aborder notre 111 8 chapitre, portant essentiellement
sur la dernire mtamorphose ainsi que sur l'analyse plus directe du critre esthtique
nietzschen. Nous avons alors prsent le thme de l'enfant, comme la forme qui
permet l'esprit d'accomplir les choses qu'il ne peut pas en tant que lion. Le problme
tant que lorsqu'il arbore l'aspect du roi flin, il est incapable de crer de nouvelles
valeurs et de nouveaux dieux, sa puissance ne se canalisant essentiellement que dans
sa capacit dtruire. En revanche, l'enfant, reprsentant l'innocence et le
commencement, possde cette capacit d'oubli et de gaiet ncessaires la mise en
forme de choses nouvelles. En fait, si l'esprit devient enfant, c'est qu'il accepte le terrain
sur lequel il joue prsent et qu'il acquiesce volontairement la joie absurde de la
cration. Ce comportement fait de lui une sorte de surhumain. L'enfant est le surhumain
109
nietzschen. De plus, ce sont les individus entrant dans cette catgorie, qui ralisent
des uvres d'art de grand style, d'o l'importance de faire la lumire sur ce stade de
l'volution. Par l'entremise de Nietzsche, nous avons compris qu'il fallait oublier l'ide
de la beaut en soi. Une uvre dpend toujours de son crateur et de l'interprtation
de la ralit qu'il a tente travers celle-ci. Le chef-d'uvre qui fait office du grand
style, laisse transparatre le haut degr de sant de son crateur. Transfigurant son
poque et son existence mieux que quiconque, le grand artiste est celui qui sait se
rendre matre, laissant parler ses instincts qui glorifient la vie. Considrant cela, nous
avons procd en fin de chapitre, une courte analyse du travail de quelques artistes
renomms qui ont tous, leur faon, plus ou moins excell dans la cration. Nous y
avons vu l'interprtation nietzschenne de l'uvre maladive de Wagner et de celle,
forte et spirituelle, de Bizet. Nous avons galement hirarchis les ralisations de
grands peintres italiens de la Renaissance tels que Raphal, Michel-Ange et Lonard
de Vinci. Enfin, la thorie de Nietzsche duque notre jugement esthtique, car elle
dveloppe un regard diffrent et donne des attentes toutes nouvelles celui qui
cherche la beaut.
En terminant, nous dsirons laisser le lecteur sur un paradoxe que nous prsente
Nietzsche en rapport avec la pense qu'il tente de mettre en forme. En fait, toute son
entreprise a un but qui est celui de l'ducation de l'homme. S'il labore des textes
comme Les trois mtamorphoses de l'esprit, c'est dans l'ultime objectif de favoriser
l'apparition d'un type d'individus l'image du surhumain. L'enseignement de son
Zarathoustra vise encourager l'mergence plus frquente de grands personnages tels
110
Ludwig van Beethoven ou Napolon Bonaparte, qui ont su marquer leur temps.
Toutefois, Nietzsche considre que la mtamorphose de l'homme exige des milliers
d'annes pour la formation du type. Ce n'est pas le simple travail d'une journe que de
changer les corps. Pour crer des crateurs, a prend du temps. Le problme est que,
mme si cela s'avre un travail de longue haleine, nous avons besoin d'eux afin
d'laborer de nouvelles valeurs et de nous dbarrasser des anciennes. Car: Quelle
folie n'y aurait-il pas prtendre qu'il suffirait de dnoncer cette origine, ce voile
nbuleux du dlire pour anantir le monde tenu pour essentiel, la soi-disant ralit !
Seuls les crateurs peuvent anantir! 117 Cependant, Nietzsche est aussi conscient de
l'absurdit que cela engendre invitablement. Ces grands hommes qui nous sont
ncessaires, qui crent de grandes choses, finissent tous, eux aussi, par tre idoltrs,
par tre levs au niveau d'un idal que l'humanit doit atteindre. Nietzsche dit
d'ailleurs: N'oublions point ceci: il suffit de crer de nouveaux noms, des
apprciations, des vraisemblances nouvelles pour crer la longue de nouvelles
"choses,,.118 Conscient du flux et du reflux, il se doute bien que ce que ces derniers
construisent devra galement un jour tre dtruit. Il en arrive ce que Camus a ritr
plus tard, la considration que mme la cration qui est suppose nous sauver, est
compltement absurde. Finalement, considrant ce paradoxe, que lui reste-t-il? Et
surtout, que nous reste-t-il? Peut-tre simplement, comme Sisyphe, d'tre heureux!
117
118
BIBLIOGRAPHIE
1. uvres de Nietzsche
Nietzsche, Friedrich,
La
gnalogie
de
la
morale
(1887),
tr.fr.
Isabelle
L'antchrist
(1888),
tr.fr.
Jean-Claude
Hmery,
Paris,
Gallimard, 1974.
tr.fr.
Pierre
Klossowski,
Paris,
Gallimard, 1967.
112
crits posthumes
1870-1873, tr.fr.
Jean-Louis Backes,
2. Ouvrages de commentateurs
Granier, Jean,
Wotling, Patrick,
Zweig, Stefan,
113
3. Ouvrages complmentaires
Battistini, Yves,
Camus, Albert,
Fort, J.B.,
Voilquin, Jean,