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2005/1 - n° 121
ISSN 0335-2013 | ISBN 2130550631 | pages 73 à 89
1. Selon les statistiques dont il dispose pour 2003, le CICR comptait un réseau de plus de
80 délégations et missions dans le monde. Ses délégués ont rendu visite à près de 470 000 personnes
détenues dans 1 900 lieux de détention dans 80 pays. Il a permis à des proches séparés par un conflit
ou des troubles d’échanger environ 1,3 million de messages familiaux et il a localisé plus de 4 000 per-
sonnes recherchées par leurs familles (source : Annual Report 2003, ICRC, June 2004, p. 4).
2. L’auteur de cet article est conseillère politique du Comité international de la Croix-Rouge,
en charge de l’analyse prospective. Le présent article ne reflète toutefois pas nécessairement les vues
du CICR et n’engage que son auteur.
Relations internationales, no 121/2005
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aussi des droits. Les États ne peuvent pas lui confier une responsabilité sans
lui donner les moyens de s’en acquitter. Ils lui ont ainsi donné le droit
d’offrir ses services aux parties à un conflit armé non international, sans
que cela soit considéré comme une ingérence dans les affaires internes de
l’État4. Ils concluent avec lui des accords portant sur leur coopération ou
sur la mise en œuvre du droit humanitaire et des accords de siège par les-
quels ils reconnaissent à ses délégués les privilèges et immunités néces-
saires à l’accomplissement de leur travail. Ils lui reconnaissent aussi, bien
souvent, dans le cadre des organisations intergouvernementales, un statut
particulier. Songeons, par exemple, à la résolution du 16 octobre 1990 de
l’Assemblée générale des Nations Unies, parrainée par 138 des 159 États
membres, qui confère au CICR un statut d’observateur aux Nations Unies.
Elle lui donne ainsi la possibilité d’avoir un accès très large aux principaux
forums des Nations Unies, y compris le Conseil de sécurité. Seuls la Fédé-
ration internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-
Rouge et l’Ordre de Malte ont obtenu, après lui, un tel statut, de nature
équivalente5. Autre exemple, sur le plan régional cette fois-ci, le CICR et
l’Organisation de la conférence islamique (OCI), qui regroupe une cin-
quantaine d’États islamiques, ont signé, en 1994, un accord de coopéra-
tion ; ce dernier permet au CICR de participer en qualité d’observateur à
tous les sommets des chefs d’État et de gouvernements, aux réunions des
ministres des Affaires étrangères et à des réunions techniques d’intérêt
commun organisées par l’OCI.
Somme toute, le CICR est doté d’une personnalité juridique interna-
tionale fonctionnelle, de caractère limité, comme l’évoque François
Bugnion, dans son ouvrage sur le Comité international de la Croix-
Rouge et la protection des victimes de la guerre :
« Le Comité international a tout pour dérouter : institution issue de l’ini-
tiative privée, mais dont les attributions sont régies par le droit international
public, institution internationale par ses préoccupations, mais dont les membres
sont des personnes privées de nationalité suisse, institution dont l’action se fonde
sur des conventions internationales, mais qui n’est pas elle-même partie à ces ins-
truments, le Comité international est un défi permanent aux catégories juridiques
les mieux établies. »6
Le Comité international a une plus grande liberté que les États pour
approcher des acteurs non étatiques, car les gouvernements craignent sou-
vent que toute ouverture à l’endroit de groupes non reconnus ne leur
confère une légitimité. Le CICR, lui, n’a pas hésité à dialoguer, sur des
problèmes humanitaires, avec les dirigeants de l’Union nationale pour
l’indépendance totale de l’Angola (UNITA) en Angola, de l’ « Ejército de
Liberación Nacional » (ELN) ou des « Fuerzas Armadas Revolucionarias de
Colombia » (FARC) en Colombie ou des Tigres de libération de l’Eelam
tamoul (LTTE) au Sri Lanka. L’article 3 des conventions de Genève, appli-
cable aux conflits armés non internationaux, et le droit d’initiative huma-
nitaire qui lui est reconnu par les statuts du Mouvement international de
la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge donnent au CICR la latitude
d’établir des contacts avec des entités non étatiques, sans conférer de statut
juridique particulier à ses interlocuteurs.
La diplomatie humanitaire du CICR a pour autre particularité d’avoir
un seul objectif, humanitaire, de caractère limité : prévenir et alléger les
souffrances engendrées par les conflits armés, en mettant les parties au
conflit devant leurs responsabilités, en apportant, le cas échéant, une aide
directe aux victimes, en remédiant aux carences de systèmes défaillants
(pénitentiaire, sanitaire, ou autre) ou en agissant sur l’environnement des
conflits armés (par la promotion et la diffusion du droit humanitaire).
L’État a des intérêts plus larges à défendre, qui dépendent de sa politique
extérieure : par exemple, le maintien ou la restauration de la paix, la sau-
vegarde d’intérêts économiques, la protection de l’environnement, voire
l’engagement en faveur des droits de l’homme et de la démocratie. Il doit
concilier des intérêts divergents et parfois antagonistes. L’aide humani-
taire, si elle figure comme objectif de sa politique étrangère, sera peut-être
intégrée au maintien et à la promotion de la sécurité et de la paix, ce qui
lui donne un caractère très différent de l’action humanitaire du CICR. À
partir du moment où un État considère que les menaces à sa sécurité ne
sont pas seulement d’ordre militaire et n’émanent pas que d’États souve-
rains hostiles, dès lors qu’il voit dans la pauvreté ou les pandémies des
menaces à la sécurité collective, il a tendance à subordonner l’action
humanitaire à d’autres objectifs.
Un autre aspect frappant de la diplomatie humanitaire du CICR est son
indépendance. Le CICR ne lie pas sa diplomatie humanitaire à celle des
États ou des acteurs non étatiques, pour différentes raisons : la première
est de ne pas être, ni paraître instrumentalisé par une partie à un conflit.
La motivation du CICR, lorsqu’il apporte des secours aux victimes du
conflit, est de protéger la dignité d’êtres humains qui souffrent. Le CICR
ne se considère pas investi de la mission de restaurer la paix, même si son
action, en supprimant des causes d’affrontement au niveau local, peut y
contribuer. Il sait aussi que la paix est presque toujours un enjeu éminem-
ment politique. Une autre raison du CICR pour mener une diplomatie
humanitaire indépendante est la crainte que les efforts des États pour
régler des problèmes humanitaires n’échouent et n’entraînent l’action
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d’être présent dans les forums importants pour saisir les occasions de trans-
mettre à ses interlocuteurs un souci, mais aussi une émotion, une indigna-
tion, un sens de l’urgence7. L’intelligence émotionnelle est un vecteur de
communication puissant pour celui – ou souvent celle – qui a cette forme
d’intelligence.
Somme toute, la diplomatie humanitaire est une stratégie d’influence
pour prévenir et résoudre des problèmes humanitaires en recourant au
dialogue, à la négociation, à l’élaboration normative. Cette stratégie
donne de plus en plus souvent lieu à des « trains de démarches » planifiés
dans le temps, comportant à chaque étape des options selon la réaction de
l’interlocuteur (refus d’accès à des prisonniers ; acceptation sous condi-
tions, atermoiements, etc.). Ces trains de démarches intègrent des straté-
gies de communication. La diplomatie humanitaire, longtemps perçue
comme le parent pauvre de l’action concrète sur le terrain, est en passe de
devenir plus importante, car d’elle dépend l’acceptabilité de cette action.
7. Henry Dunant fut un précurseur. Non seulement il réussit à mobiliser chancelleries, hommes
d’État, familles régnantes, philanthropes de son époque autour de ses idées, en suscitant un enthou-
siasme exceptionnel, mais il eut l’idée, en 1863, d’aller à Berlin à un congrès international de statis-
tique pour obtenir un soutien à son projet de neutralisation des ambulances, une tactique qui s’est
révélée efficace. Sur le Congrès de Berlin, se référer à François Bugnion, « La fondation de la Croix-
Rouge et la première Convention de Genève », De l’utopie à la réalité. Actes du Colloque Henry Dunant,
tenu à Genève au palais de l’Athénée et à la chapelle de l’Oratoire les 3, 4 et 5 mai 1985, Genève,
Société Henry Dunant, 1988, p. 201-203 ; procès-verbaux des séances du Comité international de la
Croix-Rouge, 17 février 1863 - 28 août 1914, Genève, 1999, p. 23-24 (correspondant aux séances
du 25 août et du 20 octobre 1863). La diplomatie humanitaire de Dunant est décrite dans les ouvrages
suivants : Caroline Moorehead, Dunant’s Dream, War, Switzerland and the History of the Red Cross,
London, Harper Collins Publishers, 1998, 780 p. ; Marc Descombes, Dunant, Genève-Lucerne, Édi-
tions René Coeckelberghs, coll. « Les Grands Suisses », 1988, 159 p.
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rations et dans les votes. En outre, les débats doivent respecter la neutra-
lité du mouvement. Les discours enflammés sur des questions politiques
sont interrompus, l’objet de la conférence étant l’humanitaire, et la poli-
tique reléguée aux corridors de la conférence. À l’heure où la société
civile prend une place croissante sur la scène internationale (songeons,
par exemple, au processus d’Ottawa qui a abouti à l’interdiction des
mines anti-personnel), cette conférence a le mérite de créer une synergie
originale entre des intérêts parfois différents, voire opposés. Elle peut
également servir de tremplin à une conférence diplomatique, réunissant
uniquement les États, à laquelle le CICR participera en tant qu’expert,
dans le cadre du processus d’élaboration du droit international huma-
nitaire.
Si diplomate et délégué du CICR ont de nombreuses interactions, ils
restent des acteurs très différents. En premier lieu, le diplomate représente
les intérêts d’un État. Le délégué représente les intérêts des victimes. Il est
vrai que, parfois, le délégué du CICR peut donner l’impression qu’il
défend l’intérêt de l’Institution. C’est humain, mais c’est néanmoins un
travers dans lequel chacun s’efforce de ne pas tomber.
Le diplomate défend, dans le cadre d’une politique étrangère, un
modèle de société qui peut être influencé par l’histoire, l’idéologie, la reli-
gion, l’identité des cercles au pouvoir. Le délégué du CICR, lui, ne pro-
meut pas un modèle de société particulière, si ce n’est une société plus
humaine. Sa vérité, c’est l’humanisme. Pour le reste, il n’a pas la préten-
tion de détenir une vérité supérieure à celle des autres. Il est prêt à écouter
l’intégriste religieux avec la même attention que le démocrate occidental,
sans exprimer ni approbation ni critique, de façon à pouvoir secourir ceux
qui souffrent. Le délégué accepte que l’autre soit autre et, par cette ouver-
ture, il ouvre la voie au respect d’autrui. La joie d’un père qui lit un mes-
sage de son fils de l’autre côté d’une ligne de front facilite pour le délégué
cette perte d’identité voulue, afin de pouvoir mieux s’imbiber de
l’environnement de l’autre, sans nécessairement y adhérer, et de mieux le
secourir dans sa souffrance. En cela, le CICR se distingue d’autres organisa-
tions humanitaires qui défendent, elles, un système de valeurs, qui va au-
delà de l’humanisme, pour s’attaquer aux causes des souffrances, dans une
approche plus politique.
Le diplomate dispose des attributs de la puissance, relative, de son
pays. Il peut utiliser la carotte et le bâton, faire miroiter des avantages éco-
nomiques, menacer de sanctions ou même, s’il représente un État puis-
sant, de représailles militaires. Le délégué du CICR n’est pas – et ne désire
pas être ! – aussi bien loti. Il a, dans sa boîte à outils, son pouvoir de
conviction, les pressions politiques de tiers qu’il peut solliciter et la possi-
bilité, dont il use très parcimonieusement, de s’adresser aux médias. Ne
pas avoir grand-chose à « négocier » ne signifie pas pour autant ne pas
avoir de poids. Le droit humanitaire qu’il défend lui donne une assise.
Lorsque le délégué s’exprime, il parle de ce qu’il sait, de ce qu’il a vu et
non de ce qui lui a été rapporté. Sa présence « sur le terrain » donne une
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très grande force à ce qu’il dit. Par ailleurs, certaines actions du CICR ont
une valeur économique importante dans des pays dévastés par la guerre,
que ce soit en termes d’achats, d’assistance distribuée ou d’emplois four-
nis. Certes, le délégué n’en fera pas état, mais ses interlocuteurs en sont
conscients, comme ils savent que sa présence donne une image positive
des autorités qui collaborent avec lui.
11. http://www.state.gov/www/global/human_rights/001220_fsdrl_principles.html.
12. Gilles Carbonnier, « Corporate responsibility and humanitarian action. What relations
between the business and humanitarian worlds ? », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 83,
o
n 844, décembre 2001, p. 947-968.
La diplomatie humanitaire du Comité international de la Croix-Rouge 85
13. François Thual, Géopolitique des religions ; le Dieu fragmenté, Paris, Ellipses Éditions Marke-
ting, 2004, 92 p.
14. Code de conduite pour le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-
Rouge et pour les Organisations non gouvernementales (ONG) lors des opérations de secours en cas
de catastrophe.
15. « Strengthening protection in war », sous la dir. de Sylvie Giossi Carvezasio, CICR,
mai 2001, 127 p.
86 Marion Harroff-Tavel
16. Jakob Kellenberger et Angelo Gnaedinger, « Message from the president and the director
general », Annual Report 2003, ICRC, June 2004, p. 4.
17. Nicolas de Torrenté, « Humanitarianism sacrificed : Integration’s false promise », Ethics
& International Affairs, vol. 18, no 2, 2004, p. 6 (notre traduction). Ce numéro contient plusieurs autres
articles sur les défis de l’intégration.
18. Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c/ États-Unis
d’Amérique), fond, arrêt, CIJ, Recueil, 1986, p. 115.
La diplomatie humanitaire du Comité international de la Croix-Rouge 87
que les forces armées qui apportent de l’aide la distribuent de façon pure-
ment impartiale, quelle sera la perception de ceux qui n’en reçoivent pas ?
Ne penseront-ils pas qu’ils ont été écartés pour des motifs politiques et ne
ressentiront-ils pas un profond ressentiment envers la main qui aide leur
voisin ?
Ensuite, la personne assistée n’est pas sans opinion sur l’origine de
l’aide lorsqu’elle peut faire la part des choses. Certes, lorsqu’on vit en
situation dramatique, voire à la limite de la survie, toute aide est bonne à
prendre, quelle que soit sa couleur, mais une fois les besoins vitaux satis-
faits, il en va autrement. Le réfugié hésitera à se rendre dans un camp mis
sur pied par un État ou une alliance militaire qui a bombardé son village
et tué ses voisins. Et, s’il n’a pas d’autre choix, il pourra se sentir humilié.
Être assisté est déjà douloureux, l’être par le soldat qui la veille combattait,
aussi bien intentionné que puisse être ce dernier, peut être difficile à
vivre. C’est parfois aussi dangereux, car le « frère », le résistant de son
propre camp, assimilera à de la traîtrise le fait d’accepter une aide dont les
motivations et la source sont controversées.
Enfin, si une aide humanitaire apportée par l’armée en situation
d’urgence ne saurait être écartée lorsqu’elle est seule à même de répondre
aux besoins les plus criants, elle devient problématique lorsqu’elle se pro-
longe. D’une part, elle pose des problèmes de sécurité pour les acteurs
humanitaires indépendants et neutres, que la population ne distingue plus
des membres des forces armées qui leur distribuent des vivres, surtout
lorsque ceux-ci sont en tenue civile19 ; d’autre part, elle peut avoir des effets
négatifs lorsqu’elle est menée sans l’expérience de délégués dont c’est le
métier et sans considération des programmes humanitaires déjà en place. À
titre d’exemple, quelle compréhension les soldats ont-ils de l’interaction
entre urgence et développement, ou du renforcement des capacités locales ?
De façon plus générale, le dilemme a été illustré par Pierre
Krähenbühl, le directeur des opérations du CICR, lorsqu’il a commenté la
mise sur pied d’équipes provinciales de reconstruction en Afghanistan,
dans les termes suivants :
« Les objectifs strictement militaires ou sécuritaires que ces équipes se sont
donnés ne sont pas quelque chose que le CICR souhaite commenter. Mais ce qui
est préoccupant, c’est la façon dont elles intègrent des réponses humanitaires dans
un concept global de nature militaire et sécuritaire, de telle sorte que répondre
aux besoins de la population en vient à être considéré comme la composante
d’une stratégie plus large visant à provoquer la défaite d’un opposant ou d’un
ennemi. »20
21. Jakob Kellenberger, « Speaking out or remaining silent in humanitarian work », International
Review of the Red Cross, vol. 86, no 855, September 2004, p. 593-609.
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CONCLUSION
22. Manuel Castells, Fin de millénaire. L’ère de l’information, Paris, Fayard, 1999, 492 p.