Andr 233 - Les Perversions 2 Le Sadisme

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Editions Le Bord de l’Eau – Collection La Muette, 2013


Gérant : Jean-Luc Veyssy
118 rue des gravières – 33310 Lormont (F)
www. editionsbdl. com – www. lamuette. be
Directeur de collection : Bruno Wajskop
Couverture : Damien De Lepeleire, Last Pogo in Antwerp,
bronze, 1/1, collection Taie.
ISBN : 978-2-35687-233-3
Dépôt légal : Avril 2013
Impression : Pulsio (FR)

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays. Toute


reproduction, même partielle, de cet ouvrage est strictement interdit !
Serge André

Le sadisme


Serge André
(1948 – 2003)
Que veut une femme, éd. Seuil
L’imposture perverse, éd. Seuil
Devenir psychanalyste… et le rester, QUE
Le sens de l’Holocauste : Jouissance et sacrifice, QUE
L’épreuve d’Antonin Artaud, QUE
Lacan : points de repère, La Muette/Le Bord de l’eau
Le symptôme et la création, La Muette/Le Bord de l’eau
La structure psychotique et l’écrit, La Muette/Le Bord de l’eau
No sex, no future-Le fétichisme, La Muette/Le Bord de l’eau
Les perversions #1 – Le fétichisme, La Muette/Le Bord de l’eau
Les perversions #2 – Le sadisme, La Muette/Le Bord de l’eau Les perversions #3 – Le masochisme, La
Muette/Le Bord de l’eau
Ce texte est la retranscription d’une conférence donnée à Gand le 11 janvier
1984.
Ce n’est pas par hasard, ni par simple commodité, que je propose deux
exposés distincts, l’un sur le sadisme, l’autre sur le masochisme. Cette
distinction dans l’exposé se veut refléter une particularité par laquelle
l’enseignement de Lacan se détache de celui de Freud : il n’est en effet pas
question pour Lacan de sado-masochisme au sens où Freud l’entendait, à savoir
d’une entité unique à deux faces, interchangeables, comme les deux modalités
d’une même pulsion. Sadisme et masochisme ne font pas couple comme le pense
l’opinion commune, ou comme le croit – ou l’espère – le masochiste qui, lui,
comme je le montrerai dans Perversions #3, rêve d’un sadique, mais d’un
sadique qui serait à ses ordres.
Le partenaire du masochiste, ce n’est pas le sadique, c’est généralement un
bouffon, un acteur, ou tout simplement un roublard. Qui est alors le partenaire du
sadique ? Lacan nous le désigne dans le texte même de Sade : c’est l’innocent,
c’est-à-dire celui qui ne fait pas de mal, le non coupable à qui le montage
sadique va justement faire porter tout le poids de la faute, c’est le bigot ou celui
qui fait son devoir, bref, à la limite, la victime élue du sadique, c’est l’homme
moral.
Tout scénario sadique est ainsi mis en question, voire mise à la question, de
la loi morale et de la démarcation entre le bien et le mal.
Cet exposé ne pourra que paraître aride par rapport au précédent (sur le
fétichisme – voir Perversions #1). Je ne puis m’en trouver excuse que dans le
fait – simple constat, mais qui mérite d’être interrogé – que je n’ai pas sous la
main de cas clinique à proposer à l’appui de mes réflexions. Ce n’est pas une
carence de ma pratique, mais tout simplement un défaut du cabinet analytique en
général : entre le sadique – je veux dire : le pervers sadique –, et l’analyste, la
rencontre n’a pas lieu.
Le sadique, ce n’est pas le cabinet analytique qu’il fréquente, c’est celui du
magistrat – ce qui, évidemment, constitue une sorte de réussite pour lui,
puisqu’il rencontre là un partenaire excellent, moralisateur et législateur à la fois.
Par ailleurs, une autre difficulté marquera inéluctablement mon
développement : c’est celle qui tient au caractère extrêmement ardu du texte de
Lacan auquel je me référerai, à savoir le Kant avec Sade (lecture et éclairage de
la morale kantienne au moyen du fantasme sadien).
Les avertissements donnés, je m’efforcerai néanmoins d’examiner ces choses
difficiles avec le plus de clarté et de rigueur possibles.
Nous devons partir de Freud, puisque c’est lui qui fait du sadisme l’un des
signifiants clefs de l’exposé de l’expérience analytique, plus spécifiquement de
l’exposé du processus de la pulsion. Freud, donc, part d’une idée extrêmement
simple, qu’il ne démentira jamais, c’est celle du couple sadisme-masochisme. Ce
postulat est présent dès la première édition des Trois essais sur la théorie de la
sexualité : il fait l’objet d’un des chapitres de la première partie du livre,
consacrée aux « aberrations sexuelles », plus précisément à celles qui constituent
des déviations par rapport au but sexuel normal.
« Le désir de faire souffrir l’objet sexuel – ou la tendance opposée –, est la
forme de perversion la plus fréquente et la plus importante de toutes ; elle a été
nommée par Kraft-Ebing sadisme ou masochisme, selon quelle est active ou
passive » (1)
Un peu plus loin, il précise : « Ce qui caractérise avant tout cette perversion,
c’est que sa forme active et sa forme passive se rencontrent chez le même
individu. Celui qui, dans les rapports sexuels, prend plaisir à infliger une
douleur, est capable aussi de jouir de la douleur qu’il peut ressentir. Un sadique
est toujours en même temps un masochiste, ce qui n’empêche pas que le côté
actif ou le côté passif de la perversion puisse prédominer et caractériser l’activité
sexuelle qui prévaut »(2).
Cette idée première d’une complémentation entre sadisme et masochisme,
nous la retrouvons tout au long de l’œuvre de Freud, où elle vient à l’appui d’une
série d’autres oppositions.
Dans la première édition des Trois essais, elle est, comme on vient de le voir,
un cas illustrant la relation entre l’activité et la passivité. Dans Pulsions et
destins des pulsions, en 1915, elle illustre les processus de retournement de la
pulsion : soit retournement en son contraire, soit retournement contre soi-même,
et donne ainsi l’exemple même de ce qu’on appelle la « grammaire de la
pulsion », grammaire que l’on retrouvera dans le développement en trois phases
du fantasme « Un enfant est battu ».
Toute la théorie de la pulsion et toute la construction du fantasme chez Freud
sont donc tributaires de cette bipolarité sadisme-masochisme. Et ceci ne sera pas
modifié par l’introduction de la deuxième théorie de la pulsion, en 1920, puisque
dans l’Au-delà du principe de plaisir, la paire sadisme-masochisme sera une
nouvelle fois convoquée pour illustrer le dualisme de la pulsion sexuelle et de la
pulsion de mort.
Cette relation de réversion est totale, au point que Freud peut dire, dans
Pulsions et destins des pulsions, que « le masochisme est bien un sadisme tourné
contre le propre moi », et qu’il laisse entendre que le sadisme, en somme, ne
serait qu’une dénégation du masochisme.
Voici, en effet, comment il se représente le processus de va et vient entre
sadisme et masochisme ; il établit une sorte de genèse du sadomasochisme
comportant trois étapes :
1) le sadisme – qui serait donc, ici primaire – consisterait en une affirmation
de puissance à l’égard d’un autre pris comme objet ;
2) ensuite, cet objet serait abandonné et remplacé par soi-même
(retournement contre soi redoublé d’un retournement du but actif ou passif) ;
3) et enfin, dans un troisième temps, une nouvelle personne extérieure serait
recherchée, mais non plus en tant qu’objet, bien plutôt pour assumer le rôle du
sujet.
On a là un développement de la pulsion, en trois temps, que l’on peut appeler
sadisme-masochisme, développement où l’objet est d’abord mis en place (c’est
le temps proprement sadique), où ensuite cet objet est absorbé par le moi
(autopunition) et où enfin, un sujet est désigné à la pulsion, mais un sujet
extérieur au moi, la constitution du processus pulsionnel culminant ainsi dans la
genèse du masochisme. Ces trois temps étant résumés par Freud en une
transformation grammaticale du verbe qui passe de la voix active (tourmenter) à
la voix réfléchie (se tourmenter) et de là, à la voix passive (être tourmenté).
On sait que, par la suite, Freud reviendra sur cette genèse, en l’inversant,
c’est-à-dire en postulant un masochisme primaire, alors que dans Pulsions et
destins des pulsions, il allait jusqu’à écrire : « Un masochisme primitif qui
n’émanerait pas du sadisme, de la façon que nous venons de décrire, semble bien
ne pas exister ».
Enfin, le renversement de cette position dans Le problème économique du
masochisme ne mettra nullement en cause la relation de réversion entre les deux
polarités, ni par conséquent la thèse subsidiaire que Freud énonçait dans
Pulsions et destins des pulsions à propos de la fonction de la douleur. Il y
avançait en effet que la douleur, le fait d’infliger de la souffrance, n’est pas un
objectif primitif de la pulsion, autrement que le sadisme, à l’origine, ne consiste
pas à faire souffrir : « L’enfant sadique ne tient aucun compte de la douleur
infligée et ne la recherche pas. »
Ce n’est qu’une fois réalisée la conversion du sadisme en masochisme que la
douleur acquiert sa fonction et peut – rétroactivement selon la conception
développée dans Pulsions et destins des pulsions – devenir un objectif du
sadisme : « Quand l’impression douloureuse est devenue un but masochique, le
but sadique d’infliger de la douleur peut aussi en dériver par un retour en arrière.
Pendant qu’on inflige ces souffrances, on en jouit soi-même masochiquement,
par identification. »
Ceci permet d’éclairer un aspect central du héros sadien tel qu’il se livre dans
La philosophie dans le boudoir : son but n’est pas tant de faire souffrir l’autre,
que de s’asservir à un impératif de jouissance sans égard pour la pudeur ni le
bien-être de l’autre. « Ah ! Foutre ! Est-on délicat quand on bande ? » s’écrie
Dolmancé, au moment où le chevalier pénètre Eugénie de Mistival de son
membre énorme, en lui disant : « Crie tant que tu voudras, petite copine, je te dis
qu’il faut qu’il entre, en dusses-tu crever mille fois ! » (3)
Tout Sade est là : dans cet « il faut » de la jouissance, cet impératif dont le
sadique se fait le servant au mépris de la douleur de l’autre.
Ce n’est pas la douleur elle-même qu’il recherche chez son partenaire, mais
plutôt sa jouissance même au sein de la douleur. Mais nous reviendrons sur ce
point plus en détails.
Pour l’instant, et afin de poursuivre cet aperçu freudien, remarquons qu’une
deuxième idée fondamentale de Freud concernant le sadisme va bien dans le
sens de cette indifférence à la douleur. C’est l’idée énoncée dès les Trois essais,
selon laquelle le sadisme serait moins la recherche de la douleur de l’autre
comme telle, que la volonté de maîtriser l’objet sexuel par d’autres moyens que
la séduction.
Cette thèse recevra son plein développement à partir de 1915 lorsque Freud
en fera le point de liaison entre la tendance sadique et l’organisation prégénitale
anale. Ainsi si les enfants, à certains moments, peuvent être portés sur la cruauté
– à l’égard des animaux ou de leurs camarades de jeux le plus souvent – c’est
que « la pulsion de maîtriser n’est pas encore arrêtée par la vue de la douleur
d’autrui, la pitié ne se développant que relativement tard. » « Jusqu’ici, disait
Freud dans les Trois essais, on n’est pas encore parvenu à faire une analyse
approfondie de cette pulsion ».
Cette analyse, il en donnera les linéaments en découvrant le lien entre la
maîtrise et l’érotisme anal. Si le sadisme a ainsi un rapport étroit avec l’érotisme
anal, c’est que le dualisme évacuation-rétention qui dialectise le registre anal se
reflète dans la bipolarité qui sous-tend l’acte sadique et qui lui assigne la double
visée à la fois de détruire l’objet et de le maintenir pour le maîtriser. Duplication
que l’on retrouvera tout au long du drame sadien dans lequel, comme l’a noté
Lacan, la victime est le plus souvent dotée d’une peu croyable survie aux sévices
dont elle est accablée.
Ainsi, dans la scène finale de La philosophie dans le boudoir, Madame de
Mistival, qui s’est évanouie sous les sévices, ranimée à coups de fouet, peut-elle
s’écrier :
« Oh ! Ciel ! Pourquoi me rappelle-t-on du sein des tombeaux ? Pourquoi me
rendre aux horreurs de la vie ? »
La réponse ne se fait pas attendre : Dolmancé lui réplique aussitôt :
« Eh ! Vraiment, ma petite mère, c’est que tout n’est pas dit… » (4)
Telle est la logique – sadienne ou sadique – : tant que tout n’est pas dit, c’est-
à-dire tant que tout l’objet comme tel n’aura pas été nommé, « arrêté » au sens
de l’arrêt de justice, il faut qu’il survive pour rester offert aux coups de son
bourreau. Il faut qu’il survive, mais comme le mauvais objet, comme le déchet
de l’humanité dont il ne cesse pourtant de témoigner par sa plainte. Nous verrons
tout à l’heure comment Lacan, dans le Kant avec Sade, place là la douleur
d’exister et ce qu’il appelle « l’entre-deux-morts ».
Le double aspect de destruction et de préservation, Freud en donne une autre
explication dans l’Au-delà du principe de plaisir. Ce qui s’exprimerait ainsi dans
le sadisme, comme dans l’érotisme anal, ce serait la dualité fondamentale,
structurale, entre la pulsion de mort et la pulsion sexuelle. La maîtrise de l’objet
serait au service de l’Eros, tandis que sa destruction serait l’œuvre de la pulsion
de mort.
Mais il ne s’avance guère au-delà de cette hypothèse, interrompant sa
réflexion en confiant que « l’impression qu’elle donne est franchement
mystique » (5) (Quoiqu’il en soit, il y revient, quatre ans plus tard, dans Le
problème économique du masochisme, pour dire que si le sadisme est au service
de la pulsion sexuelle, c’est dans la mesure où il comporte par essence une
déviation de la visée de la pulsion de mort vers l’extérieur, ce qui tempère
quelque peu le poids du masochisme primaire : « La libido rencontre dans les
êtres vivants (pluricellulaires) la pulsion de mort ou de destruction qui y règne et
qui voudrait mettre en pièce cet être cellulaire et amener chaque organisme
élémentaire individuel à l’état de stabilité inorganique (…) La libido a pour
tâche de rendre inoffensive cette pulsion destructrice et elle s’en acquitte en
dérivant cette pulsion en grande partie vers l’extérieur, bientôt avec l’aide d’un
système organique particulier, la musculature, et en la dirigeant contre les objets
du monde extérieur. Elle se nommerait alors pulsion de destruction, pulsion
d’emprise, volonté de puissance. Une partie de cette pulsion est placée
directement au service de la fonction sexuelle où elle a un rôle important. C’est
là le sadisme proprement dit. Une autre partie ne participe pas à ce déplacement
vers l’extérieur, elle demeure dans l’organisme et là elle se trouve liée
libidinalement à l’aide de la coexcitation sexuelle dont nous avons parlé ; c’est
en elle que nous devons reconnaître le masochisme originaire, érogène » (6).
Enfin, la dernière idée maîtresse concernant le sadisme, qui me paraît devoir
être relevée dans ce parcours freudien, c’est dans le même article sur Le
problème économique du masochisme que nous la trouvons. Elle nous introduira
directement aux thèses lacaniennes du Kant avec Sade. L’effet de la désunion de
pulsions sur la structure du sujet freudien se traduit par l’instauration, entre le
moi et le surmoi, d’une relation qui est exactement celle qui lie le masochisme
au sadisme.
« Le sadisme du surmoi et le masochisme du moi se complètent
mutuellement et s’unissent pour provoquer les mêmes conséquences » (7).
Or, ce sadisme du surmoi, Freud le lie à la fonction de « conscience morale »
qu’il exerce vis-à-vis du moi. Le surmoi se montre d’une cruauté inexorable à
l’égard du moi qui n’atteint pas son idéal. Et c’est Freud lui-même qui pose ici la
référence à Kant, puisqu’il écrit :
« L’impératif catégorique de Kant est ainsi l’héritier direct du complexe
d’Œdipe » (8).
La question qui se pose alors, au sommet de ce périple, est bien celle de
savoir quel rapport il y aurait entre le sadisme de la perversion – dont Freud était
parti dans les Trois essais – et le sadisme de la conscience morale auquel il
aboutit en 1924. Eh bien, c’est exactement à ce point d’interrogation que Lacan
reprend la question du sadisme dans son Kant avec Sade, et pour y répondre que
la perversion sadique et la loi morale sont dans la relation la plus étroite qui soit,
au point que l’on peut dire que le sadisme constitue la vérité de la loi morale
Kantienne.
Pour ce faire, Lacan va prendre appui sur l’œuvre du marquis de Sade, œuvre
dont il détermine d’emblée la fonction en relevant dès les premières lignes de
son article que cette fonction consiste moins à anticiper Freud qu’à préparer le
terrain au discours de la science qui, lui-même, constitue la condition préalable
au travail freudien.
En quoi le boudoir sadien acquiert-il cette fonction, digne d’une école de
philosophie ? En ce qu’il est non seulement lieu où l’on parle, mais aussi lieu où
l’on expérimente une rectification de la position de l’éthique, rectification qui
implique une révision de la position subjective dont le discours de la science
peut tirer parti.
La science, ou tout au moins le discours de la science, comportant, pour
Lacan, une forclusion du sujet (9), nous aurons donc à nous demander comment
le boudoir sadien met en scène une éthique qui comporterait un rejet de la
position subjective. C’est la toute la question de la structure du fantasme sadien
telle que Lacan va en démonter la mécanique dans ce texte.
Mais cette rectification de l’éthique, propre à l’œuvre sadienne, ne prend
toute sa portée qu’à être rapportée à une autre œuvre, contemporaine, qui tente
elle-même de donner de nouveaux fondements à l’éthique, à savoir la Critique
de la raison pratique de Kant qui paraît en 1788, soit huit ans avant La
Philosophie dans le boudoir.
L’œuvre de Sade, soutient Lacan, complète celle de Kant, en en donnant la
vérité, c’est-à-dire en lui rendant son « diamant de subversion ». Cette
subversion – implicite dans l’œuvre de Kant et explicite dans celle de Sade –,
Lacan la localise autour de la satisfaction que l’on peut attendre de la loi : en
quoi puis-je me satisfaire de l’obéissance à la loi morale ? Pour que je puisse
m’en satisfaire, ou pour que je puisse satisfaire à la loi, il faudrait que l’objet à
quoi la loi se rapporte fût intelligible à ma volonté – mais c’est précisément cette
intelligibilité, cette saisie de l’objet de la loi qui se dérobe chez Kant, et qui peut-
être cerné à sa juste place par l’œuvre sadienne.
Le rapport de ces deux œuvres, leurs manières respectives de tourner autour
de l’objet et de déterminer par ce tour la position du sujet, nous est donné par les
deux formules auxquelles Lacan les ramène dès le départ du Kant avec Sade,
deux formules qui sont apparemment contradictoires, mais dont Lacan va
montrer qu’elles se soutiennent l’une l’autre : la première, sadienne, c’est que
l’on soit bien dans le mal, et la seconde, kantienne, c’est que l’on soit bien dans
le bien. Tout le Kant avec Sade est construit à partir de ce rapprochement,
rapprochement qui tient à un fil, précisément à une « remarque philologique »,
c’est que l’idée que l’on se sente bien dans le bien repose sur une homonymie
que la langue de Kant n’admet pas. Ce que dit Kant au début de la Critique de la
Raison pratique, c’est : « Man fühlt sich wohl im Guten ». Et bien, ce que Lacan
va accentuer c’est que le « wohl » n’est pas le « Gute », que le plaisir n’est pas le
bien moral, et que c’est bien de cette distinction que l’œuvre de Sade prend son
point de départ, de même que l’œuvre de Freud y trouve son aboutissement.
Le « wohl » c’est la loi du bien-être, c’est le principe du plaisir. Or, ce que
montre Kant, c’est qu’aucune loi morale ne peut se fonder sur ce bien-être qui ne
dépend que d’objets phénoménaux : la loi qui énoncerait comme principe
d’avoir pour plaisir le bien-être serait un esclavage dont on ne pourrait attendre
ni le bien moral comme tel, ni même le bien-être recherché, car il n’est aucun
objet phénoménal qui puisse se prévaloir d’un rapport constant au plaisir. Entre
le sujet du bien être et l’objet du plaisir, la rencontre n’est jamais que
hasardeuse : aucune loi ne peut être fixée qui les lierait l’un à l’autre. Ainsi la
recherche du bien qu’implique la loi morale a-t-elle pour point de départ l’échec
ou la limite de la recherche du bien-être.
Le « Gute », le bien qui est l’objet de la loi morale, se situe au-delà du plaisir,
au-delà de tout objet phénoménal qui se proposerait comme condition du plaisir :
« … Ce bien n’est supposé le Bien que de se proposer, comme on vient de le
dire, envers et contre tout objet qui y mettrait sa condition, de s’opposer à
quelque ce soit des biens incertains que ces objets puissent apporter, dans une
équivalence de principe, pour s’imposer comme supérieur de sa valeur
universelle » (10).
Le « Gute », l’objet de l’impératif catégorique kantien doit donc être
« soustrait », comme dit Lacan, à tous les contentements que le sujet peut
ressentir dans ses plaisirs phénoménaux. Le « Gute » doit être le plaisir
universel, inconditionnel, le résultat de l’obéissance à la loi en tant que celle-ci
serait conforme à la raison.
L’objet de la loi morale est ainsi posé dans une sorte de négativité par rapport
à tout objet, négativité qui n’est plus habitée par une chose : la voix intérieure, la
voix de la conscience qui articule en maxime la loi morale. Et c’est ici que se
trouve, dans la logique kantienne, la faille par où Lacan va s’introduire « avec
Sade » : « Retenons le paradoxe que ce soit au moment où ce sujet n’a plus en
face de lui aucun objet, qu’il rencontre une loi, laquelle n’a d’autre phénomène
que quelque chose de signifiant déjà, qu’on obtient d’une voix dans la
conscience (…) »(11).
En effet, pour Kant, la voix intérieure par où s’énonce l’impératif moral
devrait éclipser, faire disparaître, tout objet, tout plaisir extérieur qui devraient
cesser d’être désirés.
Mais alors, cette voix en dedans ne devient-elle pas elle-même objet
phénoménal ? Et la loi, par conséquent, ne perd-elle pas, du même coup, au
moment même où elle s’énonce, son caractère de loi universelle ? La question se
pose d’autant plus qu’après tout, cette voix intérieure à laquelle Kant ne cesse de
se référer, c’est bien quelque chose que le sujet entend : ce n’est pas lui qui parle,
c’est la voix qui bien que voix « du dedans », apparaît ainsi comme détachée de
la subjectivité de son auditeur. Entre les deux, faisant le lien et assurant la
soumission du sujet à une loi qu’il n’a donc pas édictée lui-même, Kant place la
volonté ; le statut de cette volonté est d’ailleurs paradoxal puisqu’elle doit être à
la fois totalement déterminée, c’est-à-dire attribuable à un sujet universel qui
dépasse tout sujet individuel, et absolument libre puisque détachée de tout
phénomène et émanant de la raison.
C’est cette énigme – qui n’est énigme que parce que Kant en méconnaît le
ressort – que Lacan résout en montrant comment Sade en apporte la clef. On va
voir, en effet, dans le texte sadien une mise en évidence de ce qui reste occulte
dans la démarche kantienne, c’est-à-dire la désignation de l’objet de la loi
morale dans la voix du tourmenteur et la division subjective qui y répond,
division qui rend compte du paradoxe de la volonté chez Kant.
Il faut remarquer que le texte que Lacan choisit dans l’œuvre sadienne pour
illustrer son propos, n’est pas celui où foisonnent les actes de sadisme les plus
spectaculaires : ce ne sont ni Les cent vingt journées de Sodome, ni l’Histoire de
Juliette, par exemple, qu’il va chercher, mais un texte aux résonnances plus
théoriques, comme son titre le laisse deviner, à savoir La philosophie dans le
boudoir. C’est, il faut en convenir dans le titre, soit celui de philosopher dans le
lieu moins fréquenté de la philosophie : le boudoir, cette pièce où les dames
peuvent se retirer, et non pas seulement pour bouder… On va donc philosopher
dans le boudoir, et on va même y établir une philosophie du boudoir. C’est donc
un pamphlet qui porte sur la position, le lieu, du philosophe qui se voit ainsi
placé en une indécente Académie, et plus précisément c’est un pamphlet sur la
position du philosophe moraliste. De plus, tel un rêve dans le rêve, ce texte
comporte un pamphlet dans le pamphlet, un petit opuscule dont le Chevalier fait
la lecture aux autres protagonistes, interrompant ainsi la suite de scènes de
débauche auxquelles ils se sont livrés jusque-là. Cet opuscule porte le titre de
Français, encore un effort si vous voulez être républicains et sa lecture
n’intervient pas à n’importe quel moment dans l’action du boudoir, puisqu’elle
se place immédiatement après qu’Eugénie de Mistival, qui joue ici le rôle de
l’élève des libertins, ait été déflorée par le chevalier.
Comme le dit Mme de Saint-Ange, « Il faut qu’un peu de théorie succède à la
pratique ; c’est le moyen d’en faire une écolière parfaite » (12).
Double dépucelage donc. Mais resituons d’abord rapidement le
développement de ce texte et la position des membres de cette nouvelle
Académie. Il se présente sous l’apparence d’un genre classique à l’époque, celui
d’un traité d’éducation des filles. Madame de Saint-Ange, libertine sans égal, va
recevoir pour deux jours Eugénie de Mistival, jeune fille encore vierge et fille
d’un libertin et d’une bigote. Le projet est de déniaiser cette petite, mieux : de
l’initier aux voluptés libertines, à ce que, tout en déniant la signification, le texte
ne cesse d’appeler : le crime.
À ce projet d’éducation accélérée, Madame de Saint-Ange convie son frère,
le Chevalier de Saint-Ange qui, lui-même, a convié l’un de ses amis, nommé
Dolmancé et qui passe pour « L’homme le plus immoral, l’individu le plus
méchant et le plus scélérat qui puisse exister au monde ». Ce Dolmancé n’aime
que les délices de Sodome, et presque exclusivement avec les hommes, tandis
que nos deux autres libertins sont moins à cheval sur les principes. Si bien que la
jeune Eugénie se verra, dans le projet échafaudé par Mme de Saint-Ange,
partagée anatomiquement entre les deux hommes : au Chevalier « la moisson de
myrtes de Cythère » et à Dolmancé « celle des roses de Sodome ». Quant à
Madame de Saint-Ange, elle s’octroiera « deux plaisirs à la fois » : « celui de
jouir moi-même de ces voluptés criminelles et celui d’en donner des leçons, d’en
inspirer les goûts à l’aimable innocente que j’attire dans nos filets ».
L’éducation est donc d’emblée assimilée à la corruption qui fera de l’élève
« aimable et innocente » une libertine qui rejettera l’amour pour jouir
exclusivement et pour se découvrir déjà coupable puisque partageant le goût du
crime.
D’autres protagonistes interviendront au fil du dialogue. Les deux premiers
au titre d’accessoires, littéralement, de porteurs de l’instrument de scandale :
successivement Augustin, jardinier de Mme de Saint-Ange, qui a la particularité
d’être doté d’un membre tellement énorme que c’est, en soi, un outrage que de le
faire pénétrer dans un corps, et Lapierre, valet de Dolmancé, qui sera convoqué
dans la scène ultime, pour le motif unique que son membre à lui porte la vérole.
Le troisième protagoniste, nécessaire à la scène finale pour recevoir le membre
vérolé de Lapierre, n’est autre que la mère d’Eugénie, qui débarque soudain dans
le boudoir sur l’instigation de son mari afin d’être livrée à l’outrage suprême.
C’est là que culmine le fantasme sadien, mais c’est là aussi, comme Lacan le
soulignera, qu’il reste fantasme, c’est-à-dire qu’il rencontre sa limite.
En effet, Eugénie ayant été initiée à toutes les voluptés libertines et s’étant
métamorphosée d’oie blanche en adepte du principe selon lequel il faut toujours
foutre, en vient à vouloir plus. C’est que, comme la loi kantienne, la loi libertine
en réclame toujours davantage, elle n’est jamais assez satisfaite. Il faut donc
qu’Eugénie en arrive au crime, et au crime suprême : celui qui prendra pour
objet la mère elle-même. L’arrivée inopinée de Madame de Mistival est donc une
aubaine qu’Eugénie va mettre à profit.
« Tu voulais une victime, Eugénie ? » ; « en voilà une que te donnent à la
fois la nature et le sort ».
L’occasion fait le larron, comme on dit. Ici, l’occasion de perpétuer la loi du
crime provoque un nouveau serment de jouissance ; car c’est bien par un
serment qu’Eugénie répond alors au sort et à la nature qu’évoque Mme de Saint-
Ange : « Eugénie – Nous en jouirons, ma chère, nous en jouirons, je te le
jure ! ».
Voilà qui définit le mur au pied duquel parvient le héros sadien ; avant de
s’élancer pour le franchir, il fait serment : il jure de jouir de la mère. Tiendra-t-il
parole ? Sautera-t-il au-delà de ce mur ? Il ne s’aventurera en tout cas pas au-
delà du cache du fantasme, puisque si Mme de Mistival est bien outragée de
diverses façons, ravalée, battue, sodomisée et finalement vérolée par le valet de
Dolmancé, elle n’est cependant pas mise à mort. Comme l’écrit Lacan en
conclusion de son Kant avec Sade, « Sade s’est donc arrêté là, au point où se
noue le désir à la loi. (…) L’apologie du crime ne le pousse qu’à l’aveu détourné
de la loi »(13).
Car c’est bien sur un « ne pas toucher à la mère » que l’œuvre se clôt. L’arrêt
de mort est bien prononcé, par la bouche de chacun des protagonistes qui
condamnent Madame de Mistival, tour à tour, à être pendue, à être coupée en
vingt-quatre mille morceaux, à être rompue ou brûlée vive, mais Dolmancé,
celui qui est censé être le plus monstrueux « adoucit l’arrêt » en une tirade
curieuse, prononcée de sang-froid précise le texte : « DOLMANCÉ, de sang-
froid – Eh bien, mes amis, en ma qualité de votre instituteur, moi j’adoucis
l’arrêt ; mais la différence qui va se trouver entre mon prononcé et le vôtre, c’est
que vos sentences n’étaient que les effets d’une mystification mortelle, au lieu
que la mienne va s’exécuter. ».
L’arrêt de mort est donc laissé en suspens. La mère ne sera pas assassinée,
mais vérolée par les deux conduits de la nature, et ensuite recousue : Eugénie va
lui coudre le con et Dolmancé, le cul, après quoi Dolmancé pourra conclure :
« Tout est dit. »
Le Chevalier n’aura plus qu’à reconduire Mme de Mistival chez elle, non sans
recevoir une ultime mise en garde de Dolmancé : « Adieu Chevalier ; ne va
foutre madame en chemin, souviens-toi qu’elle est cousue et qu’elle a la
vérole. »
C’est de cette clôture que je vais partir pour dégager l’enseignement que
Lacan nous livre quant au sadisme, soit que le développement sadien est une
illustration du lien du désir à la loi, et qu’il comporte donc littéralement une
leçon de morale digne de la raison pratique.
Ce que cette clôture nous indique, c’est bien que Sade, dans son écrit tout au
moins, ne franchit pas le cadre du fantasme ; la philosophie du boudoir est une
illustration, voire un éloge du fantasme qui reste donc solidement appuyé sur
l’Œdipe.
Que la mère doive y être recousue témoigne simplement de la Verleugnung
qui marque cet Œdipe et qui connote l’interdiction qu’il comporte : qu’on
referme ce trou qui, sinon, risquerait de s’ouvrir sur l’horreur. Mais cette clôture
se marque tout aussi bien dans la théorie qui accompagne la pratique ; les
dialogues des libertins laissent en effet apparaître le besoin qu’ils ont d’une loi
pour se soutenir en tant que fauteurs par rapport à elle. L’impératif de jouissance
dont le héros sadien se fait le serviteur, n’a de sens et de consistance qu’en tant
qu’il s’oppose à l’interdiction de cette jouissance.
Si le plaisir de la sodomisation est tellement prôné par Dolmancé, c’est qu’il
fait scandale par rapport au plaisir que procure l’orifice non pas naturel, mais
légal, du plaisir sexuel. Si le libertin réclame le droit au libertinage pour les
femmes, c’est, détour comique, au nom des droits de l’homme tous frais encore.
De même, c’est bien parce qu’il est prohibé que l’inceste est exalté. A chaque
pas du dialogue, on retrouve cette logique de la loi et du désir que Saint-Paul
déjà avait mise en lumière, à savoir que c’est la loi qui permet d’être
démesurément pécheur. Madame de Saint-Ange le confie d’ailleurs
explicitement à Eugénie : « Ce qu’il y a de plus sale, de plus infâme et de plus
défendu est ce qui irrite le mieux la tête… C’est toujours ce qui nous fait le plus
délicieusement décharger. »
De même, Dolmancé, faisant l’éloge du blasphème, ne peut-il qu’y découvrir
la nécessité de ce Dieu qu’il dit abhorrer : « Ne vous étonnez point de mes
blasphèmes : un de mes plus grands plaisirs est de jurer Dieu quand je bande. Il
me semble que mon esprit, alors mille fois plus exalté, abhorre et méprise bien
mieux cette dégoûtante chimère ; je voudrais trouver une façon ou de la mieux
invectiver, ou de l’outrager davantage ; et quand mes maudites réflexions
m’amènent à la conviction de la nullité de ce dégoûtant objet de ma haine, je
m’irrite et voudrais pouvoir aussitôt réédifier le fantôme, pour que ma rage au
moins portât sur quelque chose. »
D’ailleurs, ne lira-t-on pas, dans la première partie de Français, encore un
effort…, qu’il serait nécessaire pour des hommes libres que l’on rétablisse les
dieux du paganisme, simulacres plus imposants que le fantôme chrétien ?
Aussi, ce qui caractérise le discours sadien, ce n’est pas qu’il s’oppose à la
loi : il trouve bien son solide appui, mais c’est qu’il conteste à cette loi son
fondement « naturel ».
Et c’est donc au nom de la Nature qu’il cherche à faire valoir, contre la loi
morale, ou contre ce qu’on appelle les « bonnes mœurs », sa volonté de
jouissance. Le héros sadien ne cesse en effet de répéter qu’il n’y a ni vices ni
vertus dans la nature (sous-entendu : seulement du désir), et que « C’est obéir à
ses lois (de la nature) que de céder aux désirs qu’elle seule a placés dans nous ;
ce n’est qu’en lui résistant que nous l’outragerions. »
Ce en quoi il a à la fois raison et tort : raison de contester à la loi son
fondement naturel, mais tort de vouloir lui substituer un désir naturel.
Il nous faut donc nous demander quel est ce fantasme proprement sadien,
quel est le désir qu’il soutient et quelle particularité de position en découle pour
le sujet qui s’en fait l’adepte. C’est bien là le projet qui forme le centre du Kant
avec Sade. Et l’expliciter me permettra de donner un appui supplémentaire à la
thèse que j’avais entrepris d’énoncer à propos du fétichisme (14), à savoir que le
signe de la perversion n’est pas le fantasme lui-même, mais bien la façon de
l’énoncer, que c’est dans la parole même que le pervers commence à passer à
l’acte en se mettant d’emblée à la place de l’Autre pour nous renvoyer
l’inversion de notre propre message.
Puisque nous sommes dans le registre du fantasme, nous pouvons partir de sa
structure telle que Lacan l’a mise en formule, soit ($<>a {S barré poinçon petit
a}) où le poinçon se lit « désir de ». Il s’agit donc de la division du sujet qui se
soutient du désir causé par l’objet a. Lacan fait remarquer que ce qui caractérise
le sadique, c’est d’abord son mode de présence dans ce fantasme (15).
En effet, c’est d’emblée à la place de l’objet a que le sujet sadique vient
s’installer, et ce pour produire chez l’autre, chez sa victime, un effet de division.
Il y a là, dit Lacan, un véritable « calcul du sujet » – ce que nous devons
entendre aux deux sens de l’équivoque : d’une part, il y a calcul, ruse, de la part
du sujet sadique, mais aussi, d’autre part, cette ruse a-t-elle pour visée de
calculer, c’est-à-dire d’obtenir le chiffre exact, du sujet en tant que tel, soit du
sujet non barré S, qui pourrait résulter de l’addition de l’objet a (le bourreau) au
sujet barré (la victime).
Ce calcul, Sade nous en donne une illustration littérale dans les dernières
pages des Cent vingt journées de Sodome, puisque l’œuvre se termine par des
comptes où l’on récapitule le nombre des sujets employés pour les supplices,
jour après jour :
« Cette récapitulation fait voir l’emploi de tous les sujets puisqu’il y en avait
en tout quarante-six, à savoir :
– Maîtres 4
– Vieilles 4
– A la cuisine 6
– Mistricanes 4
– Fonteurs 8
– Jeunes garçons 8
– Épouses 4
– Jeunes-filles 8
– Total : 46
Que sur cela il y en eu trente d’immolés et seize qui s’en retournent à Paris.
Compte du total :
– Massacrés avant le 1er mars dans les premières orgies : 10
– depuis le 1er mars : 20
– et ils s’en retournent 16 personnes
– Total : 46 » (16).
Que le sadique se place en position d’objet a dans le fantasme, c’est ce que
Lacan exprime en disant que sa présence s’y réduit à n’être plus que l’instrument
du supplice, instrument où se pétrifie la jouissance dont il voudrait faire loi, ce
qui fait de lui comme « le fétiche noir » d’un Autre maléfique. C’est d’ailleurs ce
que disent nos héros de La Philosophie du boudoir lorsqu’ils soutiennent, à
l’exemple de Dolmancé, que la destruction étant une des premières lois de la
nature, le meurtrier ne fait que la servir, qu’il prépare donc une jouissance à la
nature en lui fournissant des matériaux quelle emploie sur le champ.
De l’autre côté, que fait la victime ? Elle implore, demande et ce jusqu’au
terme qui l’abrège, comme il peut abréger le plaisir, soit l’évanouissement : c’est
cet évanouissement subjectif du partenaire qui fait couple avec la position de
l’exécuteur. On peut donc commencer par écrire la formule de ce fantasme : d ->
a <> $ {d flèche droite petit a poinçon de S barré}, où (d) représente le désir
sadique, (a) la position d’instrument de l’exécuteur, et ($){S barré}
l’évanouissement du sujet livré au supplice.
Encore faut-il préciser maintenant ce qui soutient, ce qui argumente dans le
boudoir, ces deux termes, et comment fonctionne le poinçon entre eux. C’est
ainsi que Lacan va construire un graphe, le graphe du fantasme sadien. La
position de l’exécuteur y soutient un désir qui se déclare « volonté de
Jouissance ». C’est par ce biais que la position du sadique rejoint celle, évoquée
par Freud, de servant du moi féroce, et que sa philosophie, ou sa morale, ne peut
que mettre en œuvre le registre du discours du maître : le signifiant-maître du
sadique étant bien le terme de « jouissance », terme sous lequel il refoule sa
position subjective :
Il ne veut pas être le sujet de la jouissance, il ne veut en être que le moyen,
afin que ce soit la victime qui jouisse. Il veut lui faire éprouver quelque chose
qui ne trompe pas, c’est pourquoi Lacan a pu dire aussi que ce que recherche le
sadique, c’est fondamentalement l’angoisse de l’autre, plutôt que sa douleur
comme telle.
Mais c’est là, dans cette volonté de jouissance, qu’une impuissance du
fantasme apparaît inéluctablement, impuissance à laquelle Sade reste aveugle,
mais que Lacan relève bien. C’est que le fantasme, supportant un désir, ne peut
que rester « soumis au plaisir », comme dit Lacan (17) et donc faire tourner court
la visée de la jouissance.
Je m’explique, à l’aide du texte sadien : dans une de ses tirades théoriques,
Dolmancé explique à Eugénie en quoi les plaisirs de la cruauté se justifient.
C’est que « nous voulons être émus », dit-il, et que « nous voulons l’être par les
moyens les plus actifs » : « Il s’agit d’ébranler la masse de nos nerfs par le choc
le plus violent possible ; or il n’est pas douteux que la douleur affectant bien plus
vivement que le plaisir, les chocs résultatifs sur nous de cette sensation produite
sur les autres seront essentiellement d’une vibration plus vigoureuse, retentiront
plus énergiquement en nous (…), embraseront aussitôt les organes de la volupté
et les disposeront au plaisir. Les effets du plaisir sont toujours trompeurs dans les
femmes (…) Il faut donc préférer la douleur, dont les effets ne peuvent tromper
et dont les vibrations sont plus actives » (18).
Ce passage illustre bien la complexité, c’est-à-dire en fin de compte la
division propre à la position du sadique. Il faut que la victime jouisse pour que
lui, le sadique, ait du plaisir : il soutire du plaisir à la jouissance en les
répartissant l’un et l’autre sur les deux positions de l’exécuteur et de la victime.
Le terme de son montage demeure, bien qu’il puisse « foutre », comme on dit
dans La Philosophie du boudoir, ou que l’on « décharge », comme préfère dire le
texte des Cent vingt journées ; mais cette décharge obtenue, « la posture se
rompt » : la limite est atteinte par laquelle le plaisir fait barrière à la jouissance.
La douleur n’a donc ici que le rôle d’un signe, signe de la jouissance, signe d’un
au-delà du plaisir dans lequel la victime s’effondre pour que le sadique, lui,
puisse récupérer le plaisir ainsi soustrait à l’autre. C’est pourquoi Lacan peut
dire que la volonté de jouissance dont le sadique se réclame tout entier ne
l’empêche pas de rester serf du plaisir, et que par conséquent c’est bien à une
division subjective que l’on a affaire du côté du sadique.
« Mais que sa jouissance s’y fige, ne le dérobe pas à l’humilité d’un acte dont
il ne peut faire qu’il n’y vienne comme être de chair, et, jusqu’aux os, serf du
plaisir.
Duplication qui ne reflète, ni ne réciproque (pourquoi ne se mutuellerait-elle
pas ?) celle qui s’est opérée dans l’Autre des deux altérités du sujet. Le désir, qui
est le suppôt de cette refente du sujet, s’accommoderait sans doute de se dire
volonté de jouissance. Mais cette appellation ne le rendrait pas plus digne de la
volonté qu’il invoque chez l’Autre, en la tentant jusqu’à l’extrême de sa division
d’avec son pathos ; car pour ce faire, il part battu, promis à l’impuissance.
Puisqu’il part soumis au plaisir, dont c’est la loi de le faire tourner en sa visée
toujours trop court » (19).
Ainsi, dans le fantasme sadien, le plaisir a-t-il le double statut d’être à la fois
rival et complice de la volonté de jouissance.
On peut maintenant construire le graphe complet de ce fantasme :

où la ligne du bas inscrit le fantasme qui supporte l’utopie d’un désir qui se
réclame de la volonté de jouissance (V) dont le sadique se fait l’instrument (a) ;
la ligne sinueuse, elle, décrit le « calcul du sujet » évoqué plus tôt, soit ce qui,
passant par l’évanouissement de la victime ($){S barré}, aboutirait à édifier un
pur sujet du plaisir (S), c’est-à-dire un sujet qui aurait seulement du plaisir à la
jouissance.
Mais cet aboutissement est utopique, et c’est ce que méconnaît le discours
sadien. Car, comme Lacan le rappelle plus loin, l’enseignement de la
psychanalyse, c’est bien que le déplaisir surgit dans la satisfaction du désir (en
tant que celui-ci est refoulé), aussi bien que dans la forme de satisfaction que
constitue le retour du refoulé, tandis que le plaisir, lui, provient non pas de la
satisfaction du désir, mais de la satisfaction de la loi qu’est la défense. Si Sade
méconnaît cette règle, ou veut la méconnaître, il en laisse passer cependant
quelques traces dans ses écrits.
Le point d’évanouissement ($){S barré} de la victime est en effet sans cesse
reculé dans l’imaginaire du fantasme sadien : la victime tient le coup à travers
les pires sévices ; et de même le point S du plaisir brut est forcément fractionné
de par la nécessité de l’action dans le texte, comme par les particularités qui
affectent régulièrement les héros ; ainsi du côté du tourmenteur, on voit dans les
Cent vingt journées que le sadique le plus monstrueux est aussi le plus
impuissant : Saint-Fond ne bande plus et sa décharge ne passe pas par
l’érection ; du côté de la victime, par ailleurs, jamais on ne voit le sujet supplicié
accéder au plaisir du bourreau : « L’œuvre jamais ne nous présente le succès
d’une séduction où pourtant se couronnerait le fantasme : celle par quoi la
victime, fût-ce en son dernier spasme, viendrait à consentir à l’intention de son
tourmenteur, voire s’enrôlerait de son côté par l’élan de ce consentement » (20).
Si Eugénie peut s’enrôler du côté des libertins, c’est bien parce qu’elle n’a
pas eu à subir, elle, de réels sévices : quelques indélicatesses tout au plus,
quelques chatouillements, qui ne sont rien à côté de ce qui sera infligé à sa mère.
Il me faut maintenant, en conclusion, revenir sur l’argument central du Kant
avec Sade, soit l’homologie du fantasme sadien et de la morale kantienne, et de
là, préciser davantage où est le sadisme en tant que perversion, c’est-à-dire en
quoi consiste exactement la position d’objet a du sadique en tant que servant
d’une volonté de jouissance.
Quelle est la maxime qui exprimerait la volonté de jouissance du sadique ?
Lacan nous en propose une formule presque littéralement extraite du texte de
Sade : « J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et ce droit, je
l’exercerai, sans qu’aucune limite m’arrête dans le caprice des exactions que
j’aie le goût d’y assouvir » (21).
Le droit à la jouissance est en effet élevé, dans Français, encore un effort…
au rang de règle universelle. Rien ni personne ne pourrait avoir le droit de
m’empêcher de jouir, parce que la jouissance m’est commandée par la nature et
que m’y soustraire serait outrager celle-ci.
À une telle maxime, assure Lacan, nous devons reconnaître le caractère
d’une règle recevable comme universelle en morale, puisqu’elle présente les
caractères que Kant réclame pour une telle règle :
1) elle ne se règle sur aucun bien phénoménal, aucun « wohl », ne se
conditionne par aucun plaisir ni aucun sentiment d’amour ou de pitié ; et
2) elle a pour seule substance sa forme même et relève donc de la pure
intelligibilité de la Raison.
Ce que ce rapprochement met ainsi en lumière c’est que la loi kantienne,
relue avec Sade, se révèle pour ce qu’elle est, à savoir l’expression du primat
absolu du signifiant sur tout registre « pathologique », comme dit Kant, c’est-à-
dire sur la vie elle-même. Autrement dit, en termes freudiens, nous sommes bien
là au niveau où la pulsion de mort prime.
Mais ce qui distingue l’énoncé sadien de l’énoncé kantien est sa forme
pronominale. La maxime kantienne : « Agis de telle sorte que la maxime de ta
volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation
universelle » se traduit immédiatement à la première personne : « je dois agir de
telle sorte que… »
Ce n’est qu’une simple application de la règle lacanienne qui structure la
parole, règle selon laquelle le sujet reçoit de l’Autre son message sous une forme
inversée. Mais la maxime sadienne, elle, place son destinataire dans une position
différente : elle s’impose à nous « comme à l’Autre, et non comme à nous-
mêmes », dit Lacan (22).
Qu’est-ce que cela veut dire ? Que dans la loi sadienne, ce n’est jamais moi
qui formule la loi, je ne fais jamais que l’écouter : « je peux jouir de ton corps »,
me dit-on : c’est toujours un autre qui prononce la loi à ma place. Après tout,
c’est là une vérité par laquelle Sade démasque ce que la voix du dedans
kantienne escamotait, à savoir la refente du sujet entre l’énonciation et l’énoncé.
La loi ne peut effectivement venir que de l’Autre, Sade est là-dessus plus
honnête que Kant, dit Lacan.
Cela n’empêche pas qu’à partir de cette vérité première, Sade se livre, à son
tour, à un nouvel escamotage.
Que la Loi vienne de l’Autre n’entraîne pas, en effet, dans la logique
sadienne, que le sujet s’y fonde comme sujet. Cette place de sujet, le sadique
s’en esquive et la laisse à son partenaire, pour se placer, lui, du côté de l’Autre.
Comme instrument ou objet, ai-je dit jusqu’ici. On peut préciser maintenant que
cette position de a, radicalement, est celle d’instrument du signifiant, c’est-à-dire
celle de l’objet de la loi morale que Kant n’avait pas aperçu.
Si la loi est fondamentalement ce qui nous vient du signifiant, son
instrument, comme le démontre le héros ou héraut sadien, c’est la voix. La voix
en tant qu’objet étrangement séparé du sujet, la voix de la Loi, voilà la position
où le sadique se confine, se réduisant, face au sujet qu’est sa victime, à n’être
que le point d’émission de cette voix, aussi « inhumain », aussi désubjectivé,
qu’un disque ou un poste de radio.
On retrouve là la fonction du Surmoi, et aussi bien celle de la voix
hallucinatoire de la psychose.

1 Trois essais, p. 43
2 Trois essais, p. 45-46.
3 La Philosophie dans le boudoir, p. 188
4 La Philosophie dans le boudoir, p. 309.
5 V. Essais de psychanalyse, p. 102.
6 Névrose, psychose et perversion, p. 2 91.
7 Névrose, psychose et perversion, p. 297.
8 Névrose, psychose et perversion, p. 295.
9 voir La science et la vérité
10 Écrits, p. 766.
11 Écrits, p. 767.
12 La philosophie dans le boudoir, p. 192.
13 Écrits, p-790.
14 Voir Les perversions #1 – Le fétichisme, même collection.
15 Écrits, p. 773.
16 Les cent vingt journées, t. III, p. 245-246
17 Écrits, p. 773.
18 La Philosophie dans le boudoir, p. 121-122.
19 Écrits, p. 773.
20 Écrits, p. 787.
21 Écrits, p. 768-769.
22 Écrits, p. 770.

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