Virginie Beaudin-Houle Novembre2015
Virginie Beaudin-Houle Novembre2015
Virginie Beaudin-Houle Novembre2015
Mémoire présenté
dans le cadre du programme de maîtrise en éthique
en vue de l’obtention du grade de maître ès arts
PAR
© Virginie Beaudin-Houle
Novembre 2015
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Composition du jury :
Avertissement
La diffusion de ce mémoire ou de cette thèse se fait dans le respect des droits de son auteur,
qui a signé le formulaire « Autorisation de reproduire et de diffuser un rapport, un
mémoire ou une thèse ». En signant ce formulaire, l’auteur concède à l’Université du
Québec à Rimouski une licence non exclusive d’utilisation et de publication de la totalité
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moraux ni à ses droits de propriété intellectuelle. Sauf entente contraire, l’auteur conserve
la liberté de diffuser et de commercialiser ou non ce travail dont il possède un exemplaire.
vi
À la mémoire de Marc-André et
Colombe Beaudin. Mon éclaireur et
son immortelle grande sœur.
viii
AVANT-PROPOS
Un texte décrivait dans le détail les difficultés des exécutions par fusillade et les
solutions techniques qui leur furent progressivement apportées. Mme Rondeau en faisait la
lecture sans émotion et le texte était si rationnel qu’il eut raison de ma conscience : l’espace
d’un moment, j’oubliai qu’il était question d’assassiner des êtres humains et me concentrai,
moi aussi, sur l’aspect technique. Le temps d’une brève lecture, exemple exceptionnel d’un
« discours technique » soutenu par une « autorité légitime », ma conscience s’était
assoupie. Le réveil fut brutal. Mes yeux s’embuèrent car je comprenais qu’à l’instar des
soldats nazis j’avais le potentiel d’accomplir l’irréparable sans même avoir l’intention de
nuire. Je comprenais que je n’étais pas immunisée contre la « banalité du mal ».
Depuis longtemps, j’avais comme principe que lorsque l’on prend conscience d’un
problème, il est de notre responsabilité de tenter de trouver des solutions pour agir sur la
situation. Principe qui m’avait d’ailleurs motivée à m’inscrire, un an auparavant, à la
maîtrise en éthique. Ce soir-là, la douloureuse prise de conscience de mon potentiel de
destruction éveilla ma responsabilisation. Il me fallait trouver une solution. Poussée par un
sentiment d’urgence, je me rappelle avoir levé la main pour demander si des recherches
avaient été effectuées sur ceux qui sont parvenus, de manière marginale, à s’opposer aux
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autorités destructrices mises en scène par les cas exposés. Mme Rondeau nomma les
« refusants » de Philippe Breton (2009) mais affirma que beaucoup de travail restait à faire
pour comprendre les désobéissants, que peu de recherches leur avaient été entièrement
consacrées comparativement aux obéissants. Mon sujet s’était dès lors imposé à moi. Je
voulais comprendre les désobéissants car j’étais instinctivement convaincue qu’en eux se
cachaient les premières pistes de solutions. Je devais partir en quête d’un « vaccin éthique »
contre la « banalité du mal ».
Dany Rondeau avait déjà commencé ce travail avec son article « La banalité du mal
politique et l’éthique de la “ refusance ” » (2013). Ce texte fut le tremplin duquel je
plongeai dans plus de deux années de recherches et de rédaction à temps complet. Sans
cette femme, ma professeure et directrice, jamais ce mémoire n’aurait vu le jour.
Au niveau personnel, une autre personne joua un rôle capital dans la réalisation de ce
document : mon copain Robin Savoie. Plusieurs auteurs étudiés dans le cadre de cette
recherche ont fait mention, dans leur avant-propos, de la difficulté affective et psychique
que pouvait générer ce sujet d’étude au quotidien. Affronter ce que l’humanité peut faire de
pire, dans la solitude de la recherche, fut pour moi aussi une douloureuse épreuve. Sans
Robin, sans ce garde-fou inébranlable dans mes moments de désespoir argumenté, j’ignore
ce qu’il en aurait été de cet écrit. « Les touristes sont rares en enfer » disent certains. J’ai
l’impression que lors des deux dernières années, Robin fut celui qui constamment est allé
m’y chercher pour me ramener sur terre.
Malgré tout ce soutien et les enrichissantes conversations que j’ai eues avec ces
collègues et amis, il manquait un morceau à mon casse-tête. Le portrait que j’essayais de
dresser était incomplet et cette réalité m’a hantée jusqu’à ce que je traverse l’océan, que
j’atterrisse à Paris et que mes recherches croisent celles de Manuel Cervera-Marzal. C’est
lui qui avait la pièce, le « mot », qui manquait à mon propos. Paradoxalement, il n’y a pas
de mot pour exprimer la gratitude que je ressens face à ce vide conceptuel qui fut comblé
grâce à lui.
Merci également à mes amis qui, en dépit de toutes mes quêtes successives et de mes
changements de vies, me suivent encore aujourd’hui. De Montréal à Sorel, en passant par
Sherbrooke et Québec, sachez que votre amitié à tous m’est précieuse et me donne la force
d’aller toujours un peu plus loin. Encore merci à Geneviève Reesör, Éric Le Couedic et
Nathalie Piette d’avoir répondu de moi pour le grand saut vers la maîtrise en éthique. Il me
faut aussi souligner la contribution financière importante de la Congrégation des sœurs
Servantes de Notre-Dame, Reine du Clergé, par l’octroi d’une bourse d’excellence
thématique. Sans cette aide je n’aurais pas été en mesure de réaliser un projet d’une telle
envergure.
En terminant, il me faut aussi remercier ma famille pour la maison qui m’a été
confiée et qui m’a protégée lors de mes trois années rimouskoises. Ma présence en ce lieu,
qui en fut un de création solitaire et de recherches assidues, est le résultat d’un amour qui
remonte bien avant ma naissance. L’amour inconditionnel d’une sœur et d’un frère,
Colombe et Marc-André Beaudin. L’amour aussi d’un homme pour une femme, Armand
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St-Pierre et la jolie Colombe. Il lui fit construire une maison qui vit grandir une famille de
six garçons. Le décès prématuré de Colombe fut le plus grand deuil de Marc-André, mon
grand-père. Par amour, et malgré la distance, il garda toujours vivants et chaleureux les
liens unissant les St-Pierre rimouskois aux Beaudin montérégiens. Merci donc à ma famille
pour cet amour offert en patrimoine et merci aux St-Pierre pour la maison de votre enfance
qui m’a tenue au chaud par grands froids. Ce mémoire y est né.
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RÉSUMÉ
Obedience and conformism are essential for the functioning of society and
organizations. However, numerous historical cases and many social psychology
experiences have proven that if the authority is destructive, these phenomena will remain
more operative than the moral judgment in situation. If the authority is considered to be
legitimate, a majority of individuals will remain faithful to it despite any adverse
consequences that this submission will create. These obedient individuals are not ill
intentioned or malicious. They are ordinary human beings who abandon a part of their
autonomy and will to the authority, humans who cease to “think” by themselves. The
philosopher Hannah Arendt named this phenomenon the "the banality of evil". The
hypothesis of this research project is that it could be possible to counter the apparition of
this phenomenon by studying the disobedient that have opposed themselves in a marginal
and nonviolent manner to the same authorities. The objective of this memorandum is to
understand these individuals and learn from their actions and their motivations to act. A
typology was developed to define the object of this study. It units under the name
“conscience awakeners” three types of disobedient: the rejecters, the conscientious
objectors and the rescuers. To better understand their specificity; their behaviours and
actions are compared to the “executors” combined with diverse variables: the relationship
with authority, the relationship with others, hierarchy, education, engagement, the act of
thinking, behaviour regulation and reasoning. This research project concluded that there are
two distinct phenomena of marginal disobedience to a destructive authority: “alter-
obedience” and “ethical disobedience”. In the final analysis, three factors have been
targeted for the decisive impact they exert on the emergence of these phenomena: prosocial
education, critical thinking and empathy.
Keywords: conscience awakeners, authority, ethical disobedience, alter-obedience,
banality of evil, banality of goodness, behaviour regulation, conscientious objection,
rejecter, multiplying agent.
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TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS ................................................................................................................ ix
RÉSUMÉ............................................................................................................................. xiv
INTRODUCTION GÉNÉRALE............................................................................................ 1
« Vous devez être le changement que vous voulez voir dans ce monde. » Cette
citation, attribuée à Gandhi, rejoint la définition de l’éthique, faussement simpliste, que
donne Fernando Savater à son fils : « fais ce que tu voudras » (1994, p.66). Ces deux
impératifs nous poussent à dépasser la volonté primaire du bonheur individuel pour penser
à ce que nous voulons vraiment. Ils appellent aussi à engager cette volonté dans l’action.
Mais cette action volontaire peut demander un long travail réflexif que peu d’individus
accomplissent entièrement. Ils ne sont pas le changement qu’ils souhaitent voir dans ce
monde, ils ne font pas réellement ce qu’ils veulent. En ce sens, nous postulons que « la
majeure partie du mal est commise par des gens qui n’ont jamais décidé de faire le mal ou
le bien » (Arendt, 2009, p.236). C’est-à-dire que le mal est plus souvent « banal », commis
sans volonté de nuire, sans réflexion profonde, simplement par obéissance, conformisme ou
emprise.
cause première de ce phénomène très répandu était l’« absence de pensée ». Cette piste de
réflexion est cruciale dans le cadre de cette recherche et sera approfondie dans le deuxième
chapitre.
Il est toutefois à noter dès à présent que la thèse de Hannah Arendt était que
l’« absence de pensée » constituait l’essence de la « banalité du mal » et bien qu’on puisse
retrouver ce symptôme chez certains éveilleurs de conscience, dont les actions pourraient
s’inscrire dans le registre de la « banalité du bien », il était loin d’être constitutif dans tous
les cas étudiés. Au contraire, certains désobéissants avaient longuement réfléchi et délibéré
avant d’émettre leur refus catégorique face à l’autorité. Un retour à Arendt et à ses écrits
sur l’« acte de penser » fut donc nécessaire pour comprendre les cas qui s’opposaient
drastiquement à la « banalité du mal » et qui ne semblaient pas relever de la « banalité du
bien ».
Beaucoup d’efforts ont été faits dans ce mémoire pour catégoriser les désobéissants
marginaux et leurs comportements afin de cibler plus adéquatement les facteurs ayant
contribué à leurs actions. À travers cette quête, motivée par le souci de trouver des remèdes
à la « banalité du mal » qui fait tant de victimes au quotidien, certaines pistes de solution
ont d’ailleurs émergé de nos analyses. En conclusion de ce mémoire nous ciblerons ces
facteurs sur lesquels il est possible d’agir dès à présent pour tenter d’amoindrir et d’éviter
les conséquences qu’une obéissance aveugle, qu’un conformisme irréfléchi ou qu’une
emprise inconsciente, peuvent générer. Ces pistes peuvent aussi mener à l’instauration de
dispositifs et de politiques qui tolèreraient, voire même encourageraient, la désobéissance
lorsque l’autorité s’avère destructrice. Nous ne nierons pas que l’obéissance et le
conformisme sont des comportements essentiels à la vie en société, mais nous affirmerons
que ces comportements ne doivent pas être plus opérants que le jugement critique en
contexte. Sans un « droit de désobéissance », sans la reconnaissance d’un « devoir de
désobéissance » quand l’autorité s’avère destructrice, le risque est grand de verser vers le
totalitarisme, la dictature et de voir émerger de nouveau les dérives dont témoigne
l’histoire.
En sommes, nous postulons dès à présent que les « éveilleurs de conscience » ne sont pas
des êtres « à part », des « saints » ou des « héros » dotés de superpouvoirs psychiques. Les
« éveilleurs de conscience » sont des « individus ordinaires », tout comme les
« exécuteurs », qui ont par contre décidé d’être « le changement qu’ils voulaient voir dans
ce monde ». Ils ont choisi de sacrifier une part de leur bien-être pour défier une autorité
destructrice et demeurer en accord avec leur propre conscience. Ils ont fait un choix et ont
agi en conséquence. En définitive, les « éveilleurs de conscience » perçoivent les
implications des situations dans lesquelles ils ont un rôle à jouer et décident de faire le
« bien » plutôt que le « mal ». « Qui doutera qu’il se trouve de nombreuses situations dans
la vie sociale où pareille vigilance trouve à s’exercer ? ». (Terestchenko, 2007, p.293)
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CHAPITRE 1
RAPPORT À L’AUTORITÉ ET ÉVEILLEURS DE CONSCIENCE
leur refus d’obéissance. Elles inspirent bien souvent par leur courage, questionnent par leur
non-conformité et peuvent, ultimement, éveiller nos consciences face à une liberté d’action
qu’il nous revient d’assumer. Notre approche s’intéressant exclusivement à la
désobéissance de type « non-violente », nous laisserons volontairement de côté les
désobéissants qui utilisent la violence à l’encontre de l’autorité (résistants armés,
révolutionnaires de type militaire, etc.).
Dans ce travail, le mot « autorité » n’est pas réservé aux cas d’obéissance ou de
soumission, mais s’applique aussi aux cas de conformisme et d’emprise. Ce choix lexical
découle du fait que le groupe, de même que le contexte ou l’idéologie dominante, peuvent
faire autorité pour un individu au même titre qu’un être humain hiérarchiquement en
position de force. Ainsi, nous considérerons que l’autorité est une entité, concrète ou
figurée, qui guide, coordonne, impose et sanctionne l’action d’un individu. Nous verrons
que c’est l’autorité, bien plus que l’ordre ou la norme, qui a une incidence décisive sur les
comportements des agents (Milgram, 1974, p.133). C’est précisément la légitimité que
l’individu lui reconnaîtra qui fera foi des rapports qu’il entretiendra avec elle.
L’obéissance est l’action d’un individu qui se soumet à un ordre, une consigne, une
loi, un règlement, conformément à ce que prescrit l’autorité. D’entrée de jeu, il importe de
dire que l’obéissance à l’autorité est essentielle à la vie en société. Il est nécessaire qu’il y
ait des hiérarchies, des lois et des normes, pour permettre un « vivre-ensemble »
harmonieux. Nous n’avons qu’à penser, par exemple, au code de la route, aux normes du
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travail, aux codes de déontologie, au code criminel, pour constater que leur respect permet
à la société de prospérer en balisant les droits et libertés de chacun.
Néanmoins, toute autorité n’est pas en soi bénéfique. Qu’arrive-t-il lorsqu’elle est
abusive, qu’elle sert des fins malveillantes, ou que les injonctions qui en découlent mènent
à des conséquences néfastes et injustes pour autrui? Savons-nous réellement refuser
adéquatement lorsqu’il est légitime de le faire ?
Stanley Milgram, dans la célèbre expérience qu’il a réalisée au début des années 60
dans les laboratoires de l’université Yale, souhaitait observer et quantifier la propension
d’individus ordinaires à faire souffrir un innocent sans défense par obéissance à une
autorité (Milgram, 1974 p.31). Un sujet naïf devait actionner des manettes donnant des
électrochocs de légers (15 volts) à très dangereux (450 volts) de manière graduelle à un
autre être humain, tout en n’étant contraint à l’action que par de simples incitations à
poursuivre de la part du scientifique.
Jusqu’où peut aller une telle obéissance ? Dans le cadre de l’expérience, nous
avons tenté à plusieurs reprises d’établir une limite. Les cris de douleur de la
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victime ont été insérés dans le déroulement des tests : ils se sont révélés
insuffisants. L’élève [individu sans défense] a invoqué le mauvais état de son
cœur : nos sujets ont continué à obéir aux ordres. Il a supplié qu’on le libère et
ses réponses ne se sont plus inscrites sur l’écran de signalisation : peine perdue.
Au départ, nous n’avions pas pensé devoir recourir à des procédés aussi
radicaux pour provoquer le refus d’obéissance et chacun d’eux n’a été utilisé
qu’après l’échec flagrant du précédent. (Milgram, 1974, p.233)
Cette expérience fut reprise dans de nombreux autres pays pour vérifier, entre autre,
l’impact de la culture sur les taux d’obéissance observés. Les résultats furent toujours
sensiblement les mêmes, ou légèrement plus élevés, que ce soit à Munich, à Rome, en
Afrique du Sud, en Australie, au Japon, en Jordanie, au Brésil ou en Allemagne (Milgram,
1974, p.211 ; Nick, Eltchaninoff, 2010, p.38) : en moyenne, deux personnes sur trois
obéissent à l’autorité même lorsque la vie d’une personne est en danger. Dans le cas de la
Zone Xtrême, que nous revisiterons ultérieurement, l’expérience s’insérait dans le cadre
d’un jeu télévisé et c’est un taux d’obéissance de 80% qui fut observé. Peu importe la
variante de l’expérience de Milgram, les expérimentateurs avaient sélectionnés des
candidats considérés comme étant normaux, les cas pathologiques étant exclus d’office.
Dès lors, le désobéissant, celui qui s’objecte à l’autorité et refuse d’exécuter les
ordres, fait partie d’une minorité qui mérite d’être étudiée.
Le conformisme est « l’attitude du sujet qui agit à l’instar de ses pairs, des gens de
son statut, n’ayant aucunement le droit de lui dicter sa conduite » (Milgram, 1974, p.143).
Si les individus, pris isolément, n’ont pas d’autorité sur le sujet, le groupe, en tant qu’entité
distincte, peut agir comme une autorité. Le facteur déterminant de cette forme de
soumission est l’appartenance. Selon Robert K. Merton, trois éléments doivent entrer en
ligne de compte pour que cette notion soit agissante et que le conformisme, en tant que
rapport à l’autorité du groupe, soit effectif : i) il doit y avoir interaction entre les membres
du groupe ; ii) les individus le composant doivent se définir comme membres du groupe et
avoir une idée précise des modalités de celui-ci ; iii) autant les membres que les non-
membres doivent reconnaître l’individu comme faisant partie du groupe (Merton, 1965,
p.240).
Deux exemples peuvent nous aider à expliciter ces notions. D’abord, l’expérience du
professeur Zimbardo et sa prison de Stanford qui eut lieu au début des années 70. Le
chercheur et son équipe avaient reconstitué une prison dans le sous-sol du laboratoire de
psychologie sociale de l’université de Stanford et avaient sélectionné des étudiants
ordinaires pour endosser les rôles de prisonniers et de gardiens.
L’expérience devait durer deux semaines mais elle fut interrompue après six jours.
Cette durée avait été suffisante pour que tous, prisonniers, gardiens et même
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Dans cet exemple, les facteurs d’appartenance énoncés par Merton sont présents pour
les trois groupes : des contacts étroits entre les membres, des modalités propres acceptées
par tous et chaque groupe excluait les autres. Dans le cas de cette expérience, le
conformisme, l’appartenance au groupe et l’acceptation de son rôle ont donc exercé une
influence déterminante dans une situation aux conséquences malfaisantes.
Le deuxième exemple qui éclaire la notion de conformisme est puisé dans le contexte
de la Shoah à la lumière du livre de Christopher Browning sur le 101e bataillon de réserve
de la police allemande. En 1941 en Pologne, 500 policiers, individus ordinaires sans aucun
antécédent meurtrier ni aucune réelle formation militaire, se sont vu offrir par leur
commandant la possibilité d’une réaffectation au lieu de participer au premier meurtre de
masse qu’aurait à effectuer le bataillon (Browning, 1994, p.14). De tous les hommes
rassemblés, seule une douzaine sortit du rang et profita de cette offre. Selon la littérature, le
conformisme, comme rapport à l’autorité du groupe, fut un des déterminants majeurs d’un
si faible taux de refus.
Les deux cas exposés, de même que les explications complémentaires apportées,
illustrent sommairement ce que peut être le conformisme. À l’opposé, le non-conformisme
est l’attitude de celui qui ne se soumet pas à l’autorité du groupe et dont les comportements
ne sont pas influencés par ceux de ses pairs. Dans le cas de l’expérience de Zimbardo, il n’y
a pas eu d’exemples de non-conformisme. Dans le cas du 101e bataillon de la police de
réserve, Browning, en se basant sur des témoignages et des rapports d’enquête, évalue que
seuls 10 à 20% des policiers se sont extraits de l’effet de groupe en demandant une autre
affection (Browning, 2005, p.242). Le non-conformisme, à l’instar de la désobéissance,
constitue donc un phénomène rare qui retiendra notre attention.
1.1.3 Emprise
L’emprise est une notion introduite par Freud dans le domaine de la psychanalyse,
et qui a été revisitée et adaptée par le psychologue social Robert Pagès dans les années
1960 (Maisonneuve, 2011, p.11). Elle fait référence à l’influence qu’exerce une autorité
14
On remarque quelque chose de similaire dans le cas du 101e bataillon où, au-delà de
l’autorité du groupe et de l’autorité hiérarchique, il y avait aussi l’emprise du régime
totalitaire et de l’idéologie de guerre.
C’est donc bien plus la légitimité accordée par l’individu à une autorité qui
déterminera son comportement que l’ordre en soi. Dans toutes ces situations, personne ne
se serait soumis aux ordres provenant d’une enfant. En définitive, il est primordial, lorsque
l’on étudie les cas d’obéissance et de conformisme extrême, de tenir compte de la source de
légitimité de l’autorité. Aussi, l’emprise est-elle une notion d’une grande importance dans
de telles recherches.
1.2 PROCESSUS
facteurs pouvant réduire cette dernière et contribuer aux taux élevés d’obéissance observés
dans le cadre de ses expériences. Il s’est aussi intéressés aux « rebelles » qui ont désobéi au
scientifique et a décrit le processus menant à cet acte marginal. Cette section, basée en
grande partie sur les travaux de Milgram, mais aussi sur ceux d’autres chercheurs, dressera
un portrait des divers processus à l’œuvre en ce qui a trait aux phénomènes d’obéissance et
de désobéissance.
Cet état peut découler d’une autorité incarnée, comme le scientifique en blouse
blanche, mais aussi, et peut-être de manière plus efficace et insidieuse, face à une autorité
diffuse comme celles émanant de l’emprise (télévisuelle, bureaucratique, politique,
religieuse, culturelle, etc.) ou du conformisme (groupes d’appartenance, pairs, famille, etc.).
En somme, « l’état agentique nous ramène à notre statut d’enfant, quand un adulte nous
demandait de faire quelque chose “ sans poser de question ”, parce qu’il “ faut ” le faire.
Nous avons tous appris en obéissant, sans savoir si c’était bien ou mal : juste parce que
“ c’est comme ça ”. » (Nick et Eltchaninoff, 2010, p.149) La simplicité des injonctions
faites par le scientifique dans l’expérience de Milgram, qui sont sensiblement les mêmes
17
dans le cas de la Zone Extrême, montre qu’il en faut très peu lorsque l’état agentique est
endossé pour qu’un individu obéisse et dépasse ses hésitations, s’il en a.
Quand il a reçu le rapport final, il nous confie avoir dit à sa femme : « Je crois
que je me suis montré discipliné et obéissant, j’ai suivi scrupuleusement les
instructions qu’on m’a données comme je le fais toujours… Et puis je lui ai dit :
“ Ma foi, je crois que je m’en suis bien tiré. ” Alors elle m’a demandé : “Et si
cet homme était mort ? ” Et moi je lui ai répondu : “ Hé ! Bien, il serait mort.
Moi, j’ai fait ce qu’on m’a dit de faire.” » (Milgram, 1974, p.115)
1.2.2 Tension
Aucun sujet ne s’est comporté comme une espèce de robot insensible agissant
mécaniquement aux injonctions de poursuivre l’expérience. Tous au contraire ont
manifesté à un moment ou à un autre de fortes perturbations émotionnelles, et
nombre de sujets, tout en obéissant, percevaient clairement que ce qu’on exigeait
d’eux s’opposait à leurs principes « moraux ». (Terestchenko, 2007, p.124)
18
Cette tension était le symptôme d’un profond dilemme: devaient-ils continuer à obéir
(respect de l’engagement et de l’autorité légitime) ou devaient-ils respecter le principe
moral voulant qu’il est mal de « faire souffrir un innocent sans défense qui ne représente
aucun danger pour qui que ce soit ? » (Milgram, 1974, p.31).
La tension vécue par le sujet face à ces deux exigences incompatibles est en soi un
phénomène très positif, car il démontre que l’état agentique n’est pas total et qu’une
parcelle de la conscience du sujet demeure. À cet effet, Milgram décrit à juste titre l’état
agentique comme un endormissement de la conscience et la tension comme étant l’amorce
de l’éveil. Il concède d’ailleurs que sa mise en scène artificiellement créée n’a aucune
commune mesure avec les cas extrêmes incarnés dans la réalité historique.
On sent alors que ce que l’on nous dit de faire, et qui est conforme à la légalité,
va à l’encontre de grandes valeurs. L’obéissance d’un individu à une
prescription formelle est comme court-circuitée par un programme plus profond
qui lie l’intimité de la personne à des interdits fondamentaux : ne pas faire
souffrir, ne pas faire subir de préjudices à un innocent, ne pas mentir – même si
cela est autorisé par le contrat en vigueur. (Nick et Eltchaninoff, 2010, p.167-
168)
19
O = M > (t-r)
D = M < (t-r)
Dans laquelle O représente l’obéissance, D la désobéissance, M les facteurs de
maintenance, t la tension et r, les mécanismes de résolution. Il y a obéissance
quand les facteurs de maintenance sont plus importants que les taux net de tension
(c’est-à-dire la tension réduite par les mécanismes résolutifs) tandis que la
désobéissance résulte de la situation inverse. (Milgram, p.192)
On parle, par exemple, de continuité de l’action lorsque le sujet, ayant déjà administré des
chocs douloureux à la victime, poursuit tout de même car le fait de continuer le rassure sur
le bien-fondé des actions précédentes. S’il arrêtait, il serait forcé de faire le constat qu’il a
eu tort à partir du début et ce constat créerait une brèche dans son estime personnelle. Le
deuxième facteur, les obligations inhérentes à la situation, est caractérisé par l’engagement
préalable à l’action, par le respect pour l’autorité et par l’emprise qui donne sa légitimité à
l’autorité (la science dans le cas de Milgram). Si le sujet refuse de poursuivre, il revient sur
sa parole donnée et prend le risque de nuire à ceux, et à la cause, qu’il s’était engagé à
servir. Le troisième facteur, l’anxiété, confronte le sujet à la peur de l’inconnu et à un
interdit, profondément ancré et appris dès l’enfance, voulant qu’il est mal de défier
l’autorité légitime.
Il existe donc plusieurs mécanismes pouvant réduire la tension. Par conséquent, les
facteurs de maintenance de l’obéissance ont de fortes chances de l’emporter sur la tension
qui mène à la désobéissance.
Une variable importante, traitée par Milgram, est absente de sa formule : les
amortisseurs de tension.
O = T < (m + r + a)
D = T > (m + r + a)
En plaçant la tension seule face à l’union des facteurs de maintenance, des mécanismes de
résolution et des amortisseurs de tension, l’intention est d’illustrer le fait que beaucoup
d’éléments peuvent concourir pour que la tension soit faible et qu’il y ait obéissance.
Compte tenu du fait que c’est la tension qui éveille le sujet au problème rencontré, qu’elle
est le symptôme d’un dilemme d’ordre moral, c’est aussi elle qui pourrait pousser
l’individu vers la désobéissance.
Milgram décrit aussi le « difficile chemin » parcouru par les désobéissants avant que
le refus d’obéissance soit effectif : doute intérieur, extériorisation de ce doute,
désapprobation, menace de désobéir et finalement désobéissance (Milgram, 1974, p.202).
22
Les facteurs de maintenance, de même que les amortisseurs de tension, étaient les mêmes
pour les désobéissants et pour les obéissants. C’est au niveau des mécanismes de résolution
de la tension que les chemins semblent s’être séparés. Cet aspect sera traité au deuxième
chapitre. Quoiqu’il en soit, un fait demeure, l’acte de désobéissance n’est pas aisé à
accomplir.
Si les processus exposés dans cette section s’appuient sur les cas d’obéissance et de
désobéissance en lien avec les expériences de Milgram, ils peuvent aussi avoir un écho
dans des cas de conformisme et de non-conformisme issus d’autres contextes. Le groupe,
lorsque les conséquences de ses agissements sont malfaisantes, peut devenir une autorité
destructrice pour l’individu. La tension peut alors apparaître et, tout dépendant des facteurs
de maintenance, des mécanismes de résolution et des amortisseurs de tension qui sont
présents dans la situation, il pourra désobéir à l’autorité du groupe et faire acte de non-
conformisme ou plutôt se conformer et entrer dans les rangs.
23
Un des objectifs de cette recherche est de comprendre les individus qui parviennent à
désobéir à une autorité destructrice malgré l’emprise exercée par celle-ci. Pour ce faire, les
exemples puisés dans le cadre d’expériences en psychologie sociale – et qui s’intéressent
surtout à l’obéissance - ne suffisent pas. Il faut maintenant porter attention à des cas
individuels concrets et documentés. Une revue de littérature montre que ces
« désobéissants » ont été nommés de manières différentes suivant les modalités de leurs
refus et les contextes d’action. Nous avons donc dégagé trois types qui correspondent, dans
leur essence, à notre sujet d’étude : les refusants, les objecteurs de conscience et les
sauveteurs. Dans la section qui suit, nous définissons chacun des types de désobéissants en
les appuyant sur différents cas d’espèce.
Philippe Breton a consacré un livre complet à ceux qu’il a nommés les « refusants ».
S’appuyant sur les travaux portant sur les meurtres de masse et les génocides, il souhaite
démystifier le phénomène rare mais réel de la refusance qu’il définit comme étant un refus
marginal de participer à des massacres alors qu’une majorité d’individus y consent et les
exécute. Le refusant est donc un individu qui parvient à s’extraire des processus d’emprise,
d’obéissance et de conformisme en faisant « un pas de côté » sans nécessairement justifier
son geste. « Ils n’opposent aucune morale, aucune idéologie, aucun point de vue religieux,
aucun argument véritablement constitué aux massacres. Ce ne sont pas des résistants. Ils
disent simplement “ non ”, “ pas moi ” pour ce qui les concerne eux » (Breton, 2009, p.6).
Il est certain qu’a posteriori le refusant peut construire une explication pour appuyer
son geste mais l’acte de refus est d’abord caractérisé par une pulsion qui l’empêche de
participer à des actes de destruction (Breton, 2009, p.15). En fait, face à la tension, à la
24
En somme, le refusant est un « exécuteur qui refuse de l’être » (Breton, 2009, p.58).
Il peut être, comme il sera démontré plus loin, à la fois un désobéissant et un non-
conformiste. Parfois il refuse un ordre direct alors qu’il est déjà engagé envers une autorité
précise, parfois il refuse de s’engager auprès de l’autorité et parfois en refusant un ordre il
s’exclut de son groupe d’appartenance. C’est cette entorse à l’appartenance qui s’avère être
souvent la difficulté majeure de la refusance et sa particularité. Le refusant ne renie pas ses
pairs, mais il se met au ban de son groupe, et accepte le risque d’être considéré comme un
lâche, un traître, une petite nature. En effet, les meurtres de masse et les génocides
s’appuient sur une idéologie voulant que même s’il est difficile de tuer, l’acte est
nécessaire. Or, celui qui refuse de participer laisse donc le « sale boulot » aux autres et se
déresponsabilise de la cause commune. Ses pairs n’ont aucune sympathie pour lui et
remettent durement en cause sa virilité. Dans le contexte des tueries « la virilité tend à
s’exprimer sur le registre de l’acceptation du pire » (Breton, 2009, p.231), le refusant doit
donc assumer le fait de ne plus être considéré comme un homme à part entière. Corroborant
cette réalité, alors qu’il traite du cas du 101e bataillon de réserve de la police allemande,
Michel Terestchenko en appelle néanmoins à un renversement paradigmatique.
Dans ces circonstances, en effet, le courage ne consistait pas à agir avec une
conscience inflexible du devoir, à se montrer assez « dur » pour surmonter la
répulsion des sentiments personnels. Le courage était d’être prêt à voir se dessiner
sur le visage de ses compagnons d’armes le reproche, si profondément blessant
pour l’ego, de couardise et de lâcheté. Or cette forme supérieure de courage ne
peut jamais être reconnue comme telle selon les critères universellement admis de
l’esprit militaire, lequel privilégie, au contraire, les vertus d’obéissance
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Breton répertorie quatre types de situations dans lesquelles les actes des refusants
peuvent s’insérer. Elles seront décrites successivement.
Première situation
« Le premier type de situation nous replonge dans la guerre, sans toutefois qu’il soit
question de crimes de masse ou de génocide » (Breton, 2009, p.35). Il s’agit de cas où les
refusants sont directement impliqués, ils refusent volontairement et individuellement de
faire ce qu’on leur demande, et ils ne justifient pas leur refus (Breton, p.13). Le cas du 101e
bataillon de réserve de la police allemande, exposé dans le cadre de notre définition du
conformisme, décrit une situation du premier type. Les policiers rassemblés sur la place du
26
marché du village polonais de Jozefow font alors face à leur commandant, Wilhelm Trapp,
qui expose leur nouvelle mission.
Un policier se souviendra que Trapp a accusé les Juifs d’avoir été les instigateurs
du boycottage qui fait tant de mal à l’Allemagne. Selon deux autres témoins, il a
expliqué que les Juifs de Jozefow soutenaient les partisans. Maintenant, dit-il, le
bataillon a ordre de rassembler ces Juifs. Les hommes en âge de travailler seront
sélectionnés et emmenés dans un camp de travail. Les autres, femmes, enfants et
vieillards, devront être fusillés sur place par les hommes du bataillon. Puis, ayant
exposé à ses hommes la nature de leur mission, Trapp leur fait une proposition
extraordinaire : s’il en est parmi les plus âgés d’entre eux qui ne se sentent pas la
force de prendre part à cette mission, ils en seront dispensés. (Browning, 1994,
p.14)
Tous étaient directement impliqués dans la situation et, à moins d’un refus précoce,
ils devaient tous participer à la tuerie. La douzaine de policiers qui sortirent du rang, qui
refusèrent de prendre part à cette mission, l’ont fait de manière individuelle et aucun
d’entre eux n’a justifié la raison de son « pas de côté ». Il s’agit donc de refusants du
premier type de situation. Ils étaient davantage des non-conformistes que des désobéissants
dans ce cadre précis.
Deuxième situation
Le cas de Hans Fest servira à illustrer ce type de situations. Dès l’arrivée au pouvoir
du parti nazi au mois de janvier 1933, Hans Fest refuse toute participation. Puis, le 22 avril
de la même année, deux semaines après l’adoption de la loi réorganisant la fonction
27
Troisième situation
M. Rensaleer : Non, je ne peux pas continuer ; c’est une expérience à laquelle nous
participons volontairement, il faut l’arrêter si cet homme refuse de poursuivre.
Expérimentateur : Je vous prie de continuer.
28
(Longue pause)
Mr Rensaleer : Non, je ne peux pas. Excusez-moi.
Expérimentateur : L’expérience exige que vous continuiez.
Mr Rensaleer : Enfin, cet homme a l’air de souffrir !
Expérimentateur : Il ne risque aucune lésion permanente.
Mr Rensaleer : D’accord, mais je sais ce que c’est qu’une décharge. Je suis
ingénieur électricien et j’en ai déjà reçu… on est vraiment commotionné, surtout
quand on sait que cela va recommencer. Excusez-moi.
Expérimentateur : Il est indispensable que vous continuiez.
Mr Rensaller : Pas question… alors que j’entends cet homme hurler qu’il veut s’en
aller !
Expérimentateur : Vous n’avez pas le choix.
Mr Rensaleer : Bien sûr que si ! (incrédule et indigné) Et pourquoi n’aurais-je pas
le choix ? Je suis venu ici de mon plein gré. Je pensais que ma contribution
personnelle pouvait être utile à une enquête scientifique. Mais si cela implique que
je dois faire souffrir quelqu’un ou prendre sa place, j’y renonce. Je ne peux pas
continuer. Excusez-moi. Je n’aurais pas dû aller aussi loin, sûrement. (Milgram,
1974, p.71)
Quatrième situation
Le contexte est celui des crimes de masse ou de génocides. Les personnes
concernées ne se présentent pas comme des résistants et sont même le plus souvent
en accord avec les objectifs et les finalités du meurtre de masse. Mais elles
refusent de tuer parce qu’elles n’y parviennent pas, par « peur du sang » et par
impossibilité « physique » de commettre l’acte en question. (Breton, 2009, p.37)
Certains de ces refusants ont donc déjà tué, ou ont participé indirectement aux massacres,
et n’ont demandé que plus tard une réaffectation. Au cours de l’effroyable journée de
Jozefow, durant laquelle près de 1500 Juifs ont trouvé la mort, des policiers sont sortis du
rang, incapables de continuer plus longtemps.
Sur le plan judiciaire, ces policiers sont des meurtriers. Du point de vue des
victimes et de leurs familles (quand il y a des survivants), ce sont d’odieux
criminels, qui ont supprimé sans raison les vies d’être chers et innocents. Pourtant,
ce sont bien des refusants. Il a fallu qu’ils commettent ce meurtre pour se rendre
compte, concrètement, de ce que cela signifiait pour eux. Ce sont des criminels qui
se sont transformés en refusants. (Breton, 2009, p.104)
Devant ce type de refusant, les questions qui viennent sont : quand la répulsion
physique se termine-t-elle ? À quel moment la conscience en prend-elle la place ? Qu’est-ce
qui refuse en eux ? Qu’est-ce qui consent encore ?
La désobéissance civile
Des distinctions peuvent être faites entre désobéissance directe et indirecte, de même
qu’entre désobéissance offensive ou défensive. Christian Mellon et Jacques Sémelin
définissent la désobéissance civile directe comme étant la transgression de la loi que
l’objecteur conteste, alors que la désobéissance indirecte serait la transgression d’une loi
non contestée, dans l’espoir de faire pression sur l’autorité et d’obtenir la modification
politique souhaitée (Mellon et Sémelin, 1994, p.60-61). Utilisant ces mêmes définitions,
Gandhi parlait de désobéissance défensive et offensive (Durand, 2004, p.89). Lorsque des
manifestants organisent une marche au Québec sans donner leur itinéraire, ils font de la
désobéissance civile directe, ou défensive selon Gandhi ; à travers cet acte de non-
coopération, ils contestent la loi les contraignant à donner leur itinéraire. Refuser de payer
ses impôts dans le but de ne pas appuyer le gouvernement dans ses politiques est un
exemple de désobéissance indirecte. Le désobéissant ne désapprouve pas nécessairement le
fait de payer des impôts, mais il s’oppose à l’usage qui est fait de l’argent versé à l’autorité.
En plus de ces différentiations, « une distinction importante doit être faite contre la règle de
droit qui empêche de faire ce que sa croyance permet de faire et la règle de droit qui oblige
de faire ce que la croyance interdit. Seule cette dernière donne ouverture à l’objection de
conscience. » (Brun, 1987, cité par Durand, 2004, p.60)
34
Chaque fois que les juristes s’efforcent de justifier ceux qui font acte de
désobéissance civile sur le plan de la morale et sur celui du droit, ils identifient
leur cas à celui de l’objecteur de conscience ou à celui de l’homme qui entend
mettre à l’épreuve la constitutionnalité d’une loi. Malheureusement, la situation
des premiers n’est comparable ni à l’un, ni à l’autre de ces deux cas, pour la simple
raison que cette délinquance n’est pas le fait d’un individu isolé : la désobéissance
civile ne peut se manifester et exister que parmi les membres d’un groupe. Ce fait
est rarement reconnu, et, même dans ce cas, il ne lui est attribué qu’une
importance marginale ; « la désobéissance civile pratiquée par un individu isolé ne
saurait tirer à conséquence. Le coupable est alors considéré comme un excentrique
qu’il sera plus intéressant d’observer que de condamner. La désobéissance civile
réellement significative doit être le fait d’un certain nombre de personnes que
rassemble un intérêt commun (Puner, p.714) ». (Arendt, 1972, p.57-58)
1
Henry David Thoreau, ayant refusé de payer l’impôt à l’État du Massachusetts car il ne souhaitait pas
appuyer un état esclavagiste qui, de plus, faisait la guerre au Mexique pour des raisons territoriales, fût
contraint à passer une nuit en prison. Sa conférence intitulée « Resistance to Civil Government », qu’il
35
[…] si une loi, de par sa nature même, vous oblige à commettre des injustices
envers autrui, alors, je vous le dis, enfreignez-la. Que votre vie soit une friction
contraire qui tente d’arrêter la machine. Mon devoir est de veiller à tout prix à ne
pas être moi-même complice du mal que je condamne. […] Personne n’a la
responsabilité de tout faire, mais chacun doit accomplir quelque chose. (Thoreau,
1994, p.31)
Ainsi, bien que la désobéissance civile puisse être mise en œuvre par un groupe
d’individus, la décision de participer ou non, de consentir ou non à obéir à l’autorité, est de
nature individuelle. Que l’acte de désobéissance civile porte à conséquence ou non, pour le
gouvernement ou l’autorité, importe peu. Ce qui compte, c’est que son porteur ait obéit à sa
conscience en l’accomplissant.
La non-coopération
Nous aurions pu, sans armes et sans rébellion, en nous séparant simplement de
vous, vous combattre par ce haineux divorce. Car si, formant une si grande
multitude d’hommes, nous avions rompu avec vous pour aller nous établir dans
quelque coin retiré de la terre, la perte de tant de citoyens, quels qu’ils fussent, eût
assurément couvert de honte les dominateurs du monde. Que dis-je ? Cet abandon
seul eût suffit à les punir. Vous eussiez pu chercher en vain à qui commander.
(Cattelain, 1973, p.24)
présenta à Concord en 1848 pour expliquer son geste, ne fut publiée qu’à titre posthume sous le nom « On the
Duty of Civil Disobedience ». Thoreau n’est pas l’auteur de l’expression « désobéissance civile », ce serait un
éditeur, mais l’homme seul en est l’inspiration.
36
de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un tyran seul, qui n’a puissance que
celle qu’on lui donne » (La Boétie, 1976, p.174).
Mieux nous comprendrons ce qui pousse les individus à se placer eux-mêmes dans
« l’état agentique », mieux nous serons préparés à ne pas succomber à cette
tentation, à ce piège, et à défendre les revendications de notre propre autonomie, à
prendre conscience que, comme l’avait montré Hegel, la vérité du commandement
est dans l’obéissance, que c’est le serviteur qui en dernier ressort confère au maître
le pouvoir de l’aliéner, légitimant par sa propre soumission le pouvoir qui le tient
sous son emprise. (Terestchenko, 2007, p.135)
Ces conceptions ne sont pas trop éloignées de Thoreau qui, bien qu’ayant inspiré
l’expression « désobéissance civile », faisait lui-même acte de non-coopération avec le
gouvernement de l’État du Massachussetts. L’acte de désobéissance civile pourrait ainsi
être vu comme étant un acte de non-coopération basé exclusivement sur des aspects légaux.
C’est-à-dire que nous pourrions considérer que la désobéissance civile est toujours un acte
de non-coopération mais que la non-coopération n’est pas forcément un acte de
désobéissance civile. Par exemple, Thoreau faisait de la désobéissance civile en refusant de
payer ses impôts, mais par son discours il enjoignait ses concitoyens à cesser de coopérer
avec l’État si ces derniers ne croyaient pas au bien-fondé des politiques adoptées et s’ils
souhaitaient agir sur la situation.
Si, cette année, mille hommes refusaient d’acquitter leurs impôts, ce ne serait ni
violent ni sanglant, alors que s’ils les paient, ils donneront à l’État le moyen de
37
[…] les non-participants à la vie publique sous une dictature sont ceux qui ont
refusé d’accorder leur soutien en fuyant les lieux de « responsabilité » où on exige,
sous le nom d’obéissance, un tel soutien. Il est facile d’imaginer ce qui serait
arrivé à n’importe laquelle de ces formes de gouvernement si assez de gens avaient
agi de façon « irresponsable » et avaient refusé d’accorder leur soutien, même sans
résistance active ni rébellion, et de voir combien ce serait une arme efficace.
(Arendt, 2009, p.90)
Certes, Jägerstätter fut condamné à mort pour avoir refusé de s’enrôler, mais son
refus dépassait le service militaire. Il refusait toute forme de participation au régime et était
consciemment prêt à mourir au lieu de se rendre coupable d’un « péché de duplicité » en
« faisant semblant d’accepter pour échapper à la peine de mort » (Zahn, 1967, p.85),
déclara-t-il le 6 juillet 1943, jour de son procès. Comme dans le cas de Thoreau, non-
coopération et désobéissance civile se complètent dans le cas de Jägerstätter. En refusant le
service militaire obligatoire, il faisait acte de désobéissance civile mais cette désobéissance
s’inscrivait dans une non-coopération plus globale envers le régime nazi.
Lorsque l’on aborde le cas de Gandhi, force est de constater que les notions de
désobéissance civile, de non-coopération et de résistance non-violente, sont toutes
présentes. La non-coopération peut en effet s’incarner dans l’irrespect de certaines lois et
décrets et la désobéissance civile peut s’avérer être une forme de non-coopération avec
l’État. Il demeure que la dernière notion, la résistance non-violente, est primordiale pour
que nous demeurions dans le registre de l’objection de conscience.
La résistance non-violente
son ensemble et par le respect des droits humains, on comprend que le recours à la violence
ne peut être pour lui un moyen légitime et cohérent pour s’opposer à une autorité violente.
par « force de vérité » (1994, p.10). Robert Deliège, consacrant un livre à Gandhi, résume
les principes du Satyagraha et la complexité de son application.
Aider une personne à s’enfuir, évacuer un enfant, fournir des faux papiers à une
famille sont autant de maillons dans une chaîne qui peut être rompue : il peut y
avoir aide sans sauvetage. C’est donc a posteriori, quand on connaît l’issue de
l’action, que cette notion de « sauvetage » est véritablement justifiée. (Ménager,
2008, p.441)
C’est dire que le groupe, face à une situation d’urgence qui nécessiterait un acte de
sauvetage, aurait une tendance à l’inertie. Les membres du groupe qui demeureraient
apathiques devant la souffrance d’autrui pourraient être qualifiés de conformistes car à
45
l’instar des autres ils n’agissent pas. Ainsi, au-delà de la dangerosité potentielle de la
situation à laquelle ils sont confrontés, les sauveteurs sont des personnes non conformistes
qui placent « le principe d’humanité au-dessus de tout » (Göçek, 2008, p.53).
Pour pouvoir prétendre à cette distinction, les actions entreprises par ces non-juifs
devaient répondre aux critères suivants : « apporter de l’aide pour sauver une vie ;
mettre sa propre vie en danger ; n’avoir recherché aucune récompense, financière
ou autre ; et des considérations similaires qui situent les actes des sauveteurs au-
dessus et au-delà de ce qu’on peut qualifier d’aide ordinaire. » (Tec, 2008, p. 118)
“He found refuge in the Spanish embassy, was given a false passport by the
Spanish ambassador, and volunteered his services in the humanitarian rescue
program then being carried out by Spain, together with the diplomatic delegations
of the other neutral countries and the International Red Cross. But then it happened
that the Spanish ambassador left Hungary without notice, and Perlasca, who
should have been thinking only about saving his own skin, nominated himself as
the new Spanish representative to the pro-Nazi Hungarian government. And so, as
the authoritative representative of a neutral nation, he secured protection for more
than five thousand Hungarian Jews, hiding them in buildings placed under Spanish
jurisdiction, negotiating with the Nazis who wanted to deport them, saving them
from the bands of Hungarian fanatics who wanted to kill them.” (Deaglio, 1998,
p.2)
46
Giorgio Perlasca tint son rôle d’une main de fer du 1er décembre 1944 jusqu’au 16
janvier 1945, jour où l’Armée rouge prit possession de Budapest. Il risqua sa vie à plusieurs
reprises, confrontant directement et sévèrement les plus hautes autorités nazis de la ville en
brandissant, avec détermination, la menace infondée de représailles diplomatiques
(Deaglio, 1998, p.81). Il disparut ensuite dans l’anonymat et ce n’est qu’en 1987 que des
survivants de la Shoah le retrouvèrent et le recommandèrent à Yad Vashem. Il reçut le titre
de « Juste » peu de temps avant sa mort en 1992. À la question de savoir pourquoi il avait
pris de tels risques pour sauver ces Juifs, Perlasca répondit par une question : « What would
you have done in my place ? » (Deaglio, 1998, p.1).
[…] entrez dans n’importe quelle maison du Chambon où se trouve encore une
personne qui fut adulte pendant la guerre et demandez-lui pourquoi Le Chambon a
fait toutes ces choses contre le gouvernement et pour les réfugiés alors que
d’autres villages n’ont rien fait, et vous obtiendrez toujours la même réponse :
« C’est à cause du pasteur Trocmé. » Que l’on puisse ou non prouver que c’était
vrai (et comment le prouver de façon absolue?), le fait est que lorsque vous
essayez de comprendre la mentalité propre du Chambon, vous vous apercevez que
toutes les pistes conduisent à André Trocmé, de même que toutes les routes
menaient à lui quand Vichy tentait de punir et de balayer la résistance du Chambon
en février 1943. (Hallie, 1980, p.73-74)
En tant que pasteur protestant grandement inspiré par le Sermon sur la Montagne et la
parabole du Bon Samaritain, André Trocmé prêchait l’amour du prochain et « apporta
l’idée d’une cité de refuge » (Hallie, 1980, p.230).
Ainsi, Trocmé n’était pas tant un « dirigeant » qu’une inspiration. Il prêchait autant par ses
sermons que par ses gestes et n’hésitait pas à prêter flan aux attaques des autorités
étatiques. Tous les villageois, directement ou indirectement, participèrent au sauvetage des
Juifs et l’institut Yad Vashem décerna au village le titre de « Village sauveur » tout en
accordant le titre de « Juste » à son pasteur.
Parmi les quelques 22 000 personnes qui ont reçu le titre de Juste parmi les nations
pour avoir sauvé des Juifs au cours du génocide, on trouve deux personnes
morales, alors même que la loi israélienne qui a fondé l’institut Yad Vashem en
1953 interdisait ce type de reconnaissance. Il s’agit (en 1988) du Chambon-sur-
Lignon et des communes avoisinantes, qui forment le « plateau du Vivarais-
Lignon », aux confins de la Haute-Loire et de l’Ardèche; et du bourg hollandais de
Nieuwlande, dans la région de Drenthe, limitrophe de l’Allemagne, couronné en
1985 après que 117 des siens l’eurent été à titre individuel. Le mémorial de Yad
Vashem honore d’un monument chacun de ces deux « villages sauveurs » : c’est
un privilège unique pour deux communautés qui sans cela seraient restées en
dehors de l’histoire et dépourvues de notoriété internationale. (Cabanel, 2008,
p.445-446)
Bien que la définition de « Juste entre les nations » soit intéressante et qu’il y ait
présentement une tentative d’internationalisation de la notion (Sémelin, 2008, p.21), il
demeure que cette appellation ne peut, pour le moment, s’appliquer qu’au cas précis de la
Shoah et qu’à des cas d’une incroyable « pureté ». En ce sens, elle exclut d’autres sous-
catégories qui font partie, en lien avec notre sujet d’étude, du groupe des sauveteurs : les
sauveteurs rémunérés, les sauveteurs exécuteurs, les sauveteurs antisémites, les sauveteurs
Juifs, les sauveteurs bourreaux, etc. (Sémelin et al., 2008)
Philippe Breton aborde succinctement la notion de « justes » dans son livre sur les
refusants. Il concède qu’il existe « une intersection » entre ces deux catégories de personnes
48
(Breton, 2009, p.30). Nous abondons dans ce sens car dans toute guerre, génocide ou
meurtre de masse, il y a des « exécuteurs » qui, à un moment ou à un autre, en viennent à
porter secours à l’ennemi contre la volonté de leur hiérarchie ou de leurs pairs. Un lien peut
donc être fait entre le quatrième type de refusants que nous avons vu plus tôt et les
sauveteurs-exécuteurs (les refusants du quatrième type de situations étaient ceux qui
refusaient par « peur du sang » ou qui, après avoir tué, se sentaient incapables de
recommencer): ils ont déjà tué, ils risquent de tuer encore, mais pour un ou plusieurs
individus, ils font une exception et concourent à préserver leur vie. C’est ainsi que, prenant
en compte la singularité de certains actes de sauvetage commis lors du génocide rwandais,
Lee Ann Fujii, docteur en science politique, propose une nouvelle définition qui complète
celle que nous avons déjà présentée :
Par actes de sauvetage, nous entendons des actions délibérées entreprises par
certains individus pour éviter à d’autres de se faire tuer. Cet axe d’étude a été
choisi parce que les chercheurs qui étudient le sauvetage en situation de génocide
limitent souvent leur champ de vision aux individus qui ont risqué leur vie pour en
sauver d’autres et qui n’ont ni participé au génocide ni profité de celui-ci de
quelque manière que ce soit. (Fujii, 2008, p.166)
Lorsque l’on approfondit la question du sauvetage, comme c’était aussi le cas avec
les refusants, il devient vite impossible de tracer un trait gras et définitif séparant les
« sauveteurs » des « exécuteurs ». Hannah Arendt corrobore cette vision des choses.
Il est certainement vrai que « presque aucun SS n’a pu prétendre ne pas avoir
sauvé la vie de quelqu’un » s’il était d’humeur idoine ; et la plupart des survivants
– 1% environ de ceux qui avaient été sélectionnés pour les travaux forcés – ont dû
leur vie à ces « sauveurs ». La mort était le chef suprême à Auschwitz, mais à ses
côtés, c’est l’accident – le hasard le plus scandaleux et le plus arbitraire, incorporé
dans les changements d’humeur des serviteurs de la mort – qui a déterminé le
destin des détenus. (Arendt, 2009, p.316-317)
Nous sommes très loin ici de la notion de « Juste parmi les nations » mais nous demeurons
néanmoins dans le registre du sauvetage, de la vie sauvée par quelqu’un qui a risqué la
49
sienne. S’il est certain que plusieurs risquaient moins que d’autres, le « pas de côté », le
refus d’obéir ne serait-ce que pour un moment, a toujours un coût potentiel pour l’agent.
Néanmoins, qu’ils aient été refusants, sauveteurs ou objecteurs de conscience, tous, à ce
moment de l’histoire qui est le leur, ont mis l’humanité d’un autre au sommet de leurs
priorités et ont pu devenir des « éveilleurs de conscience ».
Chacun revêt aisément l’armure du chevalier lorsqu’elle ne lui coûte que le prix du
rêve. Mais rendus à la réalité, le poids des choses, la contrainte des situations, le
souci des intérêts propres se font à nouveau sentir, nous engluant dans la torpeur et
la passivité de l’homme docile. Rares sont ceux qui trouvent en eux le courage de
s’en extraire, aujourd’hui comme hier. Qui saisissent à l’avance avec une grande
acuité ce qui leur en coûterait de vaciller, de douter de soi, d’ouvrir en soi une
brèche, d’entrer en négociation, et savent à quelle déchéance ultérieure les
conduirait l’acceptation d’un petit compromis. Et que, pour échapper à la honte et
à la mutilation de soi, se regimbent avec la force impérieuse d’un non ! inaugural
et définitif. (Terestchenko, 2007, p.96)
Ces êtres d’exemption ont été nommés de plusieurs manières différentes selon l’époque, le
contexte et les témoins tentant d’expliquer l’action. Nous avons recensé plusieurs
appellations dans la littérature. Michel Terestchenko rapporte que, dans le livre Contre tout
espoir (1972), Nadejda Mandelstam les appelle les « inéducables » en référence à « quelque
chose en l’être de farouche et de bon et qui refuse de se soumettre » (Terestchenko, 2007,
p.291). Gordon Zahn, cherchant à dépeindre les actions de Franz Jägerstätter, emprunte à
Peter Viereck l’expression « inadapté » qui agit comme un « grain de sable qui enraye le
mécanisme le mieux huilé » (Zahn, 1967, p.163). Poussant plus loin son analyse, Zahn fait
aussi référence au sociologue Robert K. Merton et lui emprunte sa définition du « martyre »
comme étant un « non-conformiste qui a une signification historique » (Zahn, 1967,
p.163). Cherchant toujours à nommer Jägerstätter, Zahn emprunte aussi à Albert Camus sa
définition de ce qu’est un « révolté » :
50
Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas, c’est aussi un homme
qui dit oui dès son premier mouvement, un homme qui accepte de mourir et
montre par là qu’il se sacrifie au bénéfice d’un bien qu’il estime déborder sa
propre destinée. (cité dans Zahn, 1967, p.21-22)
D’autres appellations peuvent encore être trouvées dans la littérature. Thoreau, sans
trancher en faveur d’une typologie, en énumère quelques-unes : « les héros, les patriotes,
les martyres, les véritables réformateurs, les hommes quoi » (Thoreau, 1994, p.23). C’est,
par contre, en s’intéressant à Gandhi que, pour la première fois, nous croisons une référence
directe à l’expression « éveilleurs de conscience ».
Cette expression se trouve ensuite chez Guy Durand lorsqu’il tente de dépeindre la nature
des objecteurs de conscience : « Loin d’être des passéistes, des extrémistes ou des
agitateurs, les véritables objecteurs de conscience (seuls ou en groupe) constituent des
éveilleurs de conscience » (Durand, 2004, p.151). Toutefois, au-delà de ces furtives
références, c’est le plus ancien des éveilleurs de conscience qui a inspiré notre choix :
Socrate. Dans la littérature, Socrate est souvent associé à l’idée d’« éveil de la conscience »,
comme en témoigne le titre du livre de Jean-Joël Duhot, Socrate ou l’Éveil de la
conscience. Or, éveilleur de conscience par excellence, Socrate agit encore comme un
« taon », comme une « sage-femme», comme une « torpille », plusieurs millénaires après sa
mort. Hannah Arendt, interpellée par le philosophe antique, dresse un portrait de ce penseur
dont l’une des missions premières était de révéler l’individu à lui-même.
Premièrement, Socrate est un taon : il sait comment éveiller les citoyens qui, sans
lui, « dormiraient tranquilles pendant le restant de leur vie », à moins que
quelqu’un d’autre ne vienne les réveiller. À quoi les éveille-t-il ? À penser, à
51
examiner des questions, activité sans laquelle la vie, selon lui, non seulement ne
vaudrait pas la peine, mais ne serait pas pleinement vécue.
Deuxièmement, Socrate est une sage-femme : l’implication ici est triple – la
« stérilité » que j’ai mentionnée, l’expertise de délivrer les autres et leurs pensées,
c’est-à-dire des implications de leurs opinions, et la fonction des sages-femmes
grecques de décider si un enfant était apte à vivre ou, dans le langage de Socrate,
était un simple « œuf plein de vent », dont il fallait débarrasser le porteur. […]
Troisièmement, sachant que nous ne savons rien et cependant ne voulant pas en
rester là, Socrate reste inébranlable sur ses perplexités et, telle la torpille, paralyse
ceux avec qui il entre en contact. Au premier abord, la torpille semble à l’opposé
du taon ; elle paralyse alors que le taon réveille. (Arendt, 2009, p.229-230)
Ces trois sobriquets ont d’ailleurs un écho dans notre vision de ce qu’est un
éveilleur de conscience. En effet, un éveilleur de conscience, comme un taon, surprend et
interpelle les témoins de ses actions. Il les éveille à leur propre pouvoir et à leur libre
arbitre. Comme une sage-femme, il permet à un potentiel d’action, engourdi par
l’obéissance et le conformisme aveugle, d’être révélé, de naître et de croître. De plus, tel la
torpille, l’éveilleur de conscience incite l’agent pris dans l’engrenage de l’état agentique à
cesser d’agir comme il le faisait. La « paralysie », comme la nomme Arendt, n’est ici que
temporaire. Ne pouvant plus agir de manière totalement irréfléchie, arrêté dans son
mouvement par la torpille, éveillé par le taon, accompagné par la sage-femme, l’agent peut
décider, ultimement, de faire lui aussi un pas de côté en cessant de prêter son concours à
une autorité destructrice. En fait, l’effet de la torpille est, en quelque sorte, le même que
celui du miracle dont parle Arendt dans Qu’est-ce que la politique et que cite Terestchenko.
Pour conclure ce chapitre, nous nous attarderons à définir plus concrètement ce que
nous entendons par « éveilleur de conscience » et nous terminerons par expliciter l’une des
caractéristiques fondamentales de ce type d’objecteur à l’autorité destructrice, sa
propension à être un « agent multiplicateur ».
moins le sens sociologique que nous tirons du lumineux axiome de Thomas Love
Peacock : « Si c’est arrivé, c’est que c’était possible ». (Merton, 1965, p.161)
En outre, les éveilleurs de conscience qui nous intéressent sont tous non-violents
dans leurs refus. Cette notion de non-violence véhicule une compétence très importante
pour comprendre ces désobéissants qui ont fait face à une autorité destructrice : la capacité
de surmonter la peur.
Quand un homme parvient seul à défier la violence les mains nues, c’est souvent
parce qu’il s’appuie sur de fortes convictions personnelles qui l’aident à surmonter
sa peur. Celui qui se montre capable de non-violence face à la mort qui le menace
fait preuve d’une force morale assez exceptionnelle ; il est parfois considéré
comme un martyr ou un saint. (Mellon et Sémelin, 1994, p.86)
Martin Luther King, mais plutôt de la brider et de la maîtriser » (Luther King, 1964, cité
par Mellon et Sémelin, 1994, p.85). Là réside donc le trait le plus marquant des éveilleurs
de conscience : la « domestication de la peur ».
S’il est possible pour les éveilleurs de conscience de domestiquer leur peur, jusqu’à
parfois « assumer leur mort » (Mellon et Sémelin, 1994, p.85), c’est qu’ils possèdent une
conscience aigüe de leur responsabilité personnelle et qu’ils n’ont pas perdu contact avec la
conscience de leur libre arbitre. Ils n’arrivent pas à faire taire cette conscience qui crie en
eux, face à une autorité destructrice, et qui les poussent à passer de la pensée à l’action.
C’est cette conscience qui les immunise face à l’inertie du groupe.
Dans cet ordre d’idées, l’autorité cesse d’être une entité toute-puissante et
« inquestionnable » et devient un simple « leader » que l’on suit ou non.
Si nous résumons les quelques traits communs que nous venons rapidement de
dépeindre, nous pouvons dire que les éveilleurs de conscience sont des individus qui
assument leur individualité, leur libre arbitre et leur responsabilité personnelle face à une
autorité destructrice en lui refusant pacifiquement leur soutien et en assumant les
conséquences de leur prise de position car ils ont domestiqué la peur. À l’instar de Henry
David Thoreau, de Franz Jägerstätter (Zahn, 1967, p.93) et de Gandhi, qui malgré des
contextes très différents avaient le même raisonnement, les éveilleurs de conscience
préfèrent se sentir libres bien qu’emprisonnés.
« Pour les exécuteurs, l’existence du refusant est d’abord le signe même qu’ils
auraient pu dire non. » (Breton, 2009, p.65) Pour le citoyen se conformant aux lois,
l’objecteur de conscience est le symbole qu’il est possible d’agir dans l’optique d’améliorer
les choses. Pour le conformiste anxieux des représailles et des conséquences pour sa
sécurité, le sauveteur est l’exemple du sacrifice de soi qui préserve la vie. En affirmant que
« le refusant est une anomalie insupportable dans le paysage de la tuerie » (Breton, 2009,
p.66), Breton ouvre la porte à notre appellation « éveilleur de conscience ». Cette anomalie,
que nous pouvons étendre aux cas des objecteurs de conscience et des sauveteurs, ouvre
une brèche dans la psyché du témoin. Brèche qui fractionne l’état agentique et rend ce
phénomène moins puissant. L’état agentique, en effet, est comme une armure
psychologique qui sépare les conséquences, de l’action destructrice accomplie en
conformité avec les volontés de l’autorité, de la conscience. Ainsi, la brèche créée par le
désobéissant marginal peut permettre au témoin de prendre conscience de la nature réelle
de la situation et, ultimement, de retirer intégralement l’armure de l’état agentique pour
affronter cette situation directement.
La notion d’« exemple » est très importante dans le cadre de notre tentative de
définition de ce qu’est un éveilleur de conscience. C’est elle qui fait la différence entre
l’individu ordinaire s’insérant docilement dans la masse obéissante et celui qui s’en extirpe
motivé par des considérations prosociales. C’est aussi cette notion qui fait la différence
entre ceux que l’on oublie et ceux qui deviennent des références historiques.
Les exemples, qui sont les « béquilles » de toutes les activités de jugement, sont
aussi et tout particulièrement les repères de toute la pensée morale. Si l’antique et
jadis très paradoxale affirmation : « Mieux vaut subir une injustice que d’en
commettre une » a gagné le consentement des hommes civilisés, cela est
principalement dû au fait que Socrate a donné l’exemple et est donc devenu un
exemple d’une certaine façon de se conduire et d’une certaine manière de décider
entre le juste et l’injuste. […] Nous jugeons et disons ce qui est juste et ce qui est
injuste en ayant présent à l’esprit un incident ou une personne, absents dans le
temps ou l’espace, et qui sont devenus des exemples. Il existe beaucoup
d’exemples de ce genre. Ils peuvent remonter loin dans le passé ou être encore
vivants. Nul besoin qu’ils aient été historiquement réels […]. (Arendt, 2009,
p.196-197)
La chaîne chrétienne
Jésus a inspiré de nombreux éveilleurs de conscience qui ont secouru d’autres êtres
humains ou qui ont refusé de leur nuire. Le Sermon sur la montagne, avec ses incitations à
« tendre l’autre joue » et à « aimer nos ennemis », est d’ailleurs le passage des Évangiles le
plus souvent cité par les éveilleurs qui s’inscrivent dans la chaîne chrétienne. Au-delà de
son message qui a survécu à travers les Évangiles, c’est aussi le symbole de sa mort et de
son sacrifice pacifique qui inspira les premiers chrétiens. Nombreux furent ceux qui
refusèrent de porter les armes et qui acceptèrent la peine de mort lors des premiers siècles
de notre ère. Nous ne nommerons, à titre d’exemple, que Tertullien, Origène, Cyprien et
Maximilien, cas d’objecteurs de conscience chrétiens rapportés par Henry Fronsac dans un
livre consacré à la question (Fronsac, 1962, p.10-11).
Mgr von Galen, dont nous n’avons pas encore abordé le cas, était l’évêque de
Münster en Allemagne. Il prit fermement position contre le régime nazi dès 1933 et fit
pression contre celui-ci par tous les moyens pacifiques à sa disposition. Il fut d’ailleurs
directement menacé de mort par Hitler. Par contre, son influence et son travail d’éveil des
consciences furent si efficaces que les autorités nazies n’eurent d’autre choix que de fermer
les yeux sur les agissements de l’évêque.
alors, déclara Hitler, ses comptes, il les règlerait « jusqu’au dernier centime ».
(Knecht, 2007, p.65)
Si von Galen eut la vie sauve, la majeure partie de ses éveillés ne connurent pas le
même sort.
Au cours de la Deuxième Guerre mondiale, Mgr von Galen fut donc un maillon d’une
importance capitale dans la chaîne chrétienne d’éveil des consciences. Bien que son
discours ait été inspiré par le Christ et sa vie, il n’en demeure pas moins qu’il inspira des
gens bien au-delà des considérations religieuses. Jésuites, Protestants, Juifs, alliés, tous sans
discrimination furent happés par les sermons de l’évêque qui furent traduits en plusieurs
langues, largués du haut des airs en « plusieurs centaines de milliers d’exemplaires dans
toutes les grandes villes allemandes » et contribuèrent ainsi à faire « reculer le régime »
(Knecht, 2007, p.63-64).
Selon Inge Scholl, sœur de Hans et Sophie, c’est d’ailleurs les sermons de l’évêque
qui inspirèrent les étudiants à faire de même et à résister pacifiquement au régime. « La
lecture de ces feuilles bouleversa Hans, “Enfin quelqu’un a eu le courage de parler ”. Il
regarda longtemps ces imprimés, et dit, tout à coup : “ Il faut absolument qu’on trouve un
appareil à ronéotyper.” » (Scholl, 2008, p.42)
60
Encore aujourd’hui les exemples de Jésus, des premiers chrétiens, des martyrs de tous
les siècles, de Franz Jägerstätter, d’André Trocmé, de l’évêque de Münster et des Scholl,
inspirent films, biographies, discours et autres. Ils sont des exemples auxquels nous nous
référons encore lorsque nous sommes confrontés à une autorité destructrice à laquelle notre
conscience nous conseille de ne pas obéir.
Un peu plus tard, c’est Léon Tolstoï qui fut séduit par la notion de désobéissance
civile et par les écrits de Thoreau. Dans le cadre d’une correspondance avec Gandhi,
Tolstoï put faire voyager ses convictions (Cattelain, 1973, p.32). Gandhi s’inspira donc des
notions ébauchées par Tertullien, La Boétie et Thoreau, et amena la désobéissance civile à
un niveau politique et collectif encore jamais atteint avant lui. Puis, quelques décennies
plus tard, inspiré par ses prédécesseurs, c’était au tour de Martin Luther King de reprendre
la même notion et de poursuivre une lutte non-violente pour les droits civiques des Noirs en
Amérique.
Objecteur de conscience plus que stratège, Thoreau n’a pas encore l’idée d’un
refus organisé massivement, selon une stratégie concertée, visant à faire changer
les lois et les politiques que l’on désapprouve. C’est le mouvement gandhien qui
dotera l’expression « désobéissance civile » de cette signification plus politique.
L’ayant reçue de Thoreau par l’intermédiaire, semble-t-il, de Tolstoï, Gandhi
61
Dans le sillon de ces réflexions nous avons décidé de nous intéresser à deux notions
antagonistes, mais néanmoins liées : la banalité du mal et la banalité du bien. Ce chapitre
sera donc entièrement orienté vers la compréhension et l’approfondissement de celles-ci.
Nous tenterons de cerner la pertinence de l’expression « banalité » en lien avec des
comportements aussi bien antisociaux que prosociaux. Nous débuterons donc par définir ce
qu’est la banalité du mal à la lumière des propos de Hannah Arendt et de ses
commentateurs avant de nous attarder à la notion de banalité du bien qui est souvent
abordée comme son pendant phénoménologique. Cette section s’appuiera sur de nouveaux
64
exemples historiques qui ont justifié l’utilisation de ces appellations, de même que sur
d’autres exemples que nous avons déjà abordés dans le premier chapitre.
Lors des procès d’après-guerre, bon nombre d’officiers adoptèrent le même discours,
dont Franz Stangl, commandant des camps de Sobibor et Treblinka, jugé pour le meurtre
d’environ 900 000 personnes. « Bien qu’admettant ces chiffres, il affirma pour sa défense
que sa conscience était en paix, puisqu’il n’avait jamais tué personne de ses propres mains
et n’avait fait qu’obéir aux ordres. » (Terestchenko, 2007, p.71)
65
C’est ce que Hannah Arendt a appelé la « banalité du mal ». Cette notion réfère aux
cas de personnes ordinaires, dépourvues de toute hostilité, de pathologie clinique ou de
tendance particulièrement agressive, qui par obéissance, conformisme ou emprise,
exécutent des ordres aux conséquences destructrices sans que leur conscience ne s’indigne.
Elles ne réfléchissent pas au-delà des ordres et, bien qu’elles puissent être indéniablement
intelligentes et capables d’élaborer un jugement stratégique parfaitement cohérent, elles ne
remettent pas en question l’autorité. Le mal qu’elles engendrent est « banal » car il ne
découle d’aucune intention réelle de nuire.
Dans ce qui suit, les notions de « banalité du mal » et de « banalité du bien » seront
tour à tour analysées pour tenter d’en bien comprendre le sens et les implications pour notre
sujet.
Les individus qui prennent part à des entreprises génocidaires, des crimes de masse
ou des crimes de guerre ne sont pas nécessairement des « monstres », des personnes mal
intentionnées ou méchantes. Ils ne souffrent pas non plus de troubles psychiatriques
pouvant justifier cliniquement leurs actes destructifs. Eichmann fut évalué par « une demi-
66
douzaine de psychiatres » qui avaient tous « certifié qu’il était “ normal ” ». « Plus normal,
en tout cas, que je ne le suis moi-même après l’avoir examiné », témoignait l’un d’eux
(Arendt, 2002, p.80). Cette réalité est d’ailleurs confirmée par Harald Welzer qui aborde,
dans son livre consacré aux exécuteurs, les évaluations psychiatriques qui ont eu lieu dans
le cadre des procès nazis, notamment celui de Nuremberg.
Pour Christopher Browning, comme pour Stanley Milgram tel qu’il l’expose dans
ses travaux sur la soumission à l’autorité, le vocable « ordinaire » caractérise un
comportement extrême réalisé par des hommes normaux, communs, semblables à
tous autres. L’ordinaire ne qualifie pas le comportement de ces individus dont
l’abomination ne fait guère de doute, mais cette particularité que les motivations
qui y président ne se distinguent en rien de celles de son prochain vaquant à ses
activités quotidiennes.
Ce constat d’actes « extra-ordinaires » réalisés sous la bannière de l’ordinaire a
conduit certains auteurs à conclure que nous étions tous des hommes ordinaires en
puissance. (Chemouni, 2011, p.74)
67
La raison principale pour laquelle ces « hommes ordinaires » ont pu perpétrer des
crimes abominables sans que leur conscience n’en soit particulièrement affectée, est que les
actes qu’ils ont commis étaient conformes à la volonté de leur hiérarchie et que cette
dernière les justifiaient comme étant bons et nécessaires. Les sujets ont donc adopté
l’interprétation de la situation qu’en avaient leurs supérieurs. C’est de manière très lucide
qu’Eichmann témoignait avoir « commis des actes “ pour lesquels vous êtes décoré si vous
êtes vainqueur et envoyé à l’échafaud si vous êtes vaincu ” » (Arendt, 2002, p.74). C’est
d’ailleurs en réaction à de telles affirmations qu’Arendt parlait d’un mal « banal » car le
mal commis par Eichmann était considéré comme étant un « bien », « une chose positive »
(Blumenthal, 2009 », p.27), au moment où il a été commis. En fait, à l’instar de nombreux
autres criminels nazis, la conscience d’Eichmann n’était tranquille que s’il respectait
l’autorité légitime, de même que les ordres en émanant. Stanley Milgram abonde dans le
même sens.
La banalité du mal réfère aussi au fait que le mal qui est commis ne l’est pas tant par
l’individu, par l’homme ordinaire, que par le « titulaire de rôle » (Bégin, 2008). Peu
importe qui aurait eu les responsabilités confiées à Eichmann, les conséquences auraient été
les mêmes (Blumenthal, 2009, p.72). La personne s’efface ainsi au profit du rôle dans la
hiérarchie. Il n’est qu’un rouage remplaçable inséré dans une machine vouée à la
destruction.
68
Il est nécessaire, d’entrée de jeu, de spécifier que dans toute la littérature recensée,
l’expression « banalité du bien » n’a été mise en relation qu’avec des cas de sauveteurs
dans le cadre de meurtres de masse et de génocides. Nous étendrons néanmoins cette notion
en l’analysant aussi à la lumière des cas d’éveilleurs de conscience. En effet, on constate
que ces derniers demeurent modestes par rapport à la nature de leurs actions qu’ils
décrivent comme étant « naturelles », « logiques », « ordinaires ». Ils ne se considèrent pas
comme des « saints » ou des « héros » et ne se lèvent pas le matin en se demandant
« comment puis-je sauver l’humanité aujourd’hui ? ».
conséquemment, jamais considéré comme un héros et est demeuré convaincu que la plupart
des gens auraient agi de la même manière s’ils avaient été confrontés à la même situation.
Si on considère les rares, les très rares personnes qui, dans l’effondrement moral
de l’Allemagne nazie, sont restées indemnes et exemptes de toute culpabilité, on
découvrira qu’elles ne sont jamais passées par quelque chose comme un grand
conflit moral ou une crise de conscience. Elles n’ont pas soupesé les divers
problèmes – le problème du moindre mal ou de la loyauté à l’égard de leur pays ou
de leur serment, ou quoi que ce soit d’autre qui ait pu être en jeu. Rien de cette
sorte. Elles ont pu débattre des pour et des contre de leur action, et il y a toujours
eu beaucoup de raisons s’opposant à leurs chances de réussir si elles allaient dans
cette direction ; elles ont pu avoir peur, et il y avait de quoi. Mais elles n’ont
jamais douté du fait que des crimes restaient des crimes, même légalisés par le
gouvernement, et qu’il valait mieux ne pas participer à ces crimes en quelque
circonstance que ce soit. En d’autres termes, elles n’ont pas ressenti une
obligation, elles ont agi d’après quelque chose qui était évident pour elles, même si
cela ne l’était plus pour ceux qui les entouraient. […]
Ces personnes ne sont ni des héros ni des saints, et si elles deviennent des martyrs,
ce qui peut bien sûr arriver, cela se produit contre leur volonté. (Arendt, 2009,
p.124-126)
Les deux études les plus approfondies sur les sauveteurs lors de la Shoah sont celles
de Samuel et Pearl Oliner en psychologie sociale et celle de Nechama Tec en sociologie. En
lien avec la banalité du bien, cette dernière affirme que dans son échantillon de sauveteurs
exclusivement polonais, « les deux tiers des sauveteurs considéraient que protéger les juifs
était une réaction naturelle à la souffrance humaine, et presque un tiers d’entre eux
affirmaient énergiquement que sauver des vies n’avait rien d’exceptionnel. » (Tec, 2008,
p.120) Samuel et Pearl Oliner rapportent exactement le même phénomène alors que leur
propre étude s’étendait à tous les « Justes », indépendamment de leur nation d’origine.
La plupart d’entre eux affirmaient n’avoir rien fait d’autre que de mettre en
pratique les principes dans lesquels ils avaient été élevés, ou de répondre à une
détresse manifeste qu’ils ne pouvaient tout simplement pas ignorer ; en somme, ils
n’avaient rien fait que de très naturel, rien qui méritât un éloge particulier.
(Terestchenko, 2007, p.226)
70
Magda Trocmé n’était pas la seule personne au Chambon à se gausser des mots
exprimant la louange morale. Dans presque toutes les conversations que j’ai eues
avec des Chambonnais, venait un moment où lui ou elle se reculait, me regardait
dans les yeux et disait : « Comment pouvez-vous dire que nous étions “ bons ” ?
Nous faisions ce qu’il y avait à faire. Qui d’autre aurait pu les aider ? Et qu’est-ce
que cela a à voir avec le bien ? Il y avait des tâches à accomplir, c’est tout, et nous
nous trouvions là pour les faire. Vous devez comprendre qu’aider ces gens était la
chose la plus naturelle du monde pour nous ». (Hallie, 1980, p.39)
Ainsi, qu’ils aient contribué à sauver des vies ou qu’ils aient contribué à les
éliminer, il semblerait que les actions des éveilleurs de consciences et celles des exécuteurs
relèvent d’un même phénomène de « normalité », de « banalité ». « Si le moi n’ignore pas
la valeur de ses actes, il ne les perçoit pas comme incarnés. Faire mal, faire bien est dans ce
registre ignoré. » (Chemouni, 2011, p.98) L’acte serait donc une réponse quasi-instinctive,
sans réflexion profonde, face à l’impératif de situations qui génèrent une emprise tout aussi
contraignante qu’une autorité hiérarchique.
Les éveilleurs de consciences, tout comme les exécuteurs, sont des individus
normaux. Plusieurs chercheurs ont tenté de trouver des points communs, des traits de
personnalités, qui pourraient expliquer, voire même prévoir les comportements des uns et
des autres, mais les résultats ne furent pas concluants. Aussi bien Milgram et Zimbardo
(Terestchenko, 2007, p.144) que l’équipe de l’expérience de la Zone Extrême, ont
minutieusement sélectionné leurs sujets pour qu’ils soient représentatifs de la population
générale, considérée comme normale. Aucune des équipes de chercheurs n’a réussi à
71
Il n’en demeure pas moins que Nechama Tec, citée par Claire Andrieu comme étant
celle qui aurait fait l’étude la plus « fine » sur les sauveteurs, conclut « à l’hétérogénéité de
ceux-ci en termes de classe sociale, de niveau d’instruction, d’engagement politique, de
croyance religieuse et même de degré d’antisémitisme». (Andrieu, 2008, p.512) Elle
affirme qu’« aucun des paramètres usuels de la prédictibilité des comportements sociaux »
n’est convaincant et qu’«en l’état actuel des connaissances, cette voie de compréhension est
une impasse » (Andrieu, 2008, p.513). Force est donc de constater qu’il n’y a pas de
réponse simple, ni de facteur unique et évident, pour comprendre comment un individu
ordinaire peut tendre vers la banalité du bien ou la banalité du mal. Ruwen Ogien dans son
livre portant sur les questions de philosophie morale expérimentale aborde cette difficulté.
Certaines expériences bien connues montrent qu’il suffit de peu de chose pour se
comporter comme un monstre : un expérimentateur en blouse blanche qui vous
donne des ordres d’une voix ferme et polie, un rôle de gardien de prison et la tenue
qui va avec, et vous voilà prêts à martyriser votre prochain !
Cependant, d’autres expériences, un peu moins connues, vont dans une direction
complètement opposée. Elles montrent qu’il faut aussi vraiment peu de chose pour
se comporter quasiment comme un saint : une odeur de croissants chauds qui vous
met de bonne humeur, un peu de temps libre devant soi, etc. (Doris, 2002).
Avant de lancer des affirmations grandiloquentes sur un prétendu « penchant
naturel » de l’homme à faire le mal (ou le bien), il faudrait peut-être s’intéresser
aux résultats de ces modestes expériences. (Ogien, 2011, p.33)
72
Selon Ogien, les expériences sur le comportement auraient pour fonction d’évaluer
« l’éthique des vertus ». Elles chercheraient à établir s’il existe des « personnalités morales
exemplaires qui le restent quel que soit le contexte ». (Ogien, 2011, p.40) Or, peu importe
l’expérience citée, qu’elles tendent vers de bons ou de mauvais comportements, elles ont
échoué à prouver l’existence de telles personnalités fixes et prévisibles. « L’idée qu’il
pourrait y avoir des “ monstres ” ou des “ saints ” ailleurs que dans les contes et légendes
serait donc illusoire. » (Ogien, 2011, p.41)
Il est néanmoins certain que des traits de personnalité altruistes (Oliner, 1988), ou
des traits de personnalité autoritaires (Adorno, 2007), peuvent avoir un impact crucial sur le
comportement adopté dans une situation donnée. La personnalité ne peut toutefois pas être
le seul facteur à prendre en compte lorsque nous souhaitons comprendre la complexité des
rapports que peut entretenir l’individu avec l’autorité. Le contexte doit être étudié au même
titre, et de manière parallèle, aux facteurs psychologiques car c’est celui-ci, en dernière
instance, qui orientera plus surement le comportement de l’individu ordinaire.
De toute façon, ce serait une erreur de croire que la désobéissance tient à une
simple question de tempérament ou se contenter de dire que les bons obéissent et
les méchants désobéissent. Les multiples composantes de la personnalité peuvent
jouer un rôle trop compliqué aux divers stades des processus engagés pour
autoriser des généralisations aussi simplistes. La psychologie sociale moderne
nous apprend en effet une leçon d’une importance capitale : dans la plupart des
cas, ce qui détermine l’action de l’être humain, c’est moins le type d’individu qu’il
représente que le type de situation auquel il est affronté. (Milgram, 1974, p.253)
déterminant dans le comportement qui sera adopté, et le quatrième facteur est en lien avec
la loyauté et le « discours de nécessité » qu’entretiennent les agents.
L’insertion d’un individu dans une structure hiérarchique est l’un des déterminants
majeur des comportements découlant de la banalité du mal ou du bien.
[…] chaque fois que des éléments autonomes sont appelés à coexister dans un
système hiérarchiquement coordonné, il faut obligatoirement apporter des
modifications à la structure interne de chacun d’eux. Ces modifications répondent
aux exigences vitales du système et entraînent une suppression du contrôle local
dans l’intérêt de la cohérence générale. Celle-ci est assurée lorsque toutes les
composantes du système fonctionnent de concert et non de façon anarchique. […]
C’est pourquoi, lorsque l’individu agit suivant sa propre initiative, sa conscience
entre en lice. Mais quand il fonctionne à l’intérieur d’un mode organisationnel, il
n’évalue pas les directives issues de l’agent coordonnateur en se référant aux
74
manière. Les policiers des bataillons ayant la responsabilité du meurtre direct par fusillade
utilisaient l’excuse de leurs diverses tâches pour plaider l’innocence face aux conséquences
(Welzer, 2007, p.152). Ainsi, celui qui fusillait pouvait dire que ce n’était pas lui qui avait
creusé la fosse, qu’il n’avait pas sélectionné le Juif et qu’il ne l’avait pas amené près de la
dite fosse. Il n’avait fait que tirer. Aux autres était dévolue la responsabilité d’avoir mis un
individu devant son arme et c’est son supérieur qui était responsable de l’ordre de faire feu.
Inversement, comme l’avait si bien exprimé Franz Stangl ou Adolf Eichmann, les
supérieurs hiérarchiques étaient innocents car ils n’avaient jamais tué de leurs propres
mains. De même, celui qui avait amené le Juif au bord de la fosse, n’était pas celui qui avait
tiré. Celui qui avait creusé la fosse, n’avait rien à voir avec le meurtre. Ainsi de suite
jusqu’à ce que chacun se déresponsabilise alors que tous, pourtant, ont contribué au meurtre
de masse.
[…] il faut d’abord se rendre compte que la destruction des Juifs, en particulier au
début, ne fut pas un fait statique, mais un processus qui s’est perfectionné et
dynamisé lui-même, tant dans le déroulement des faits que dans la perspective des
exécuteurs. On peut s’en convaincre en prenant conscience que les tentatives pour
optimiser le massacre, qui passèrent par l’essai de nouvelles munitions, puis de
camions de gazage, pour aboutir finalement à l’introduction des chambres à gaz et
à l’installation de lieux d’extermination industrielle, furent provoquées par les
difficultés techniques et psychologiques que comportaient les exécutions directes
par fusillade au bord des fosses. (Welzer, 2007, p.94)
Les hommes qui ont réfléchi à ces questions techniques et qui ont tenté d’améliorer
la formule, de même que les exécuteurs qui en comprenaient la pertinence, n’avaient pas un
discours qui laissait place à un langage ayant des connotations morales. Ils se situaient
purement et simplement dans un registre mathématique, technique, rationnel, calculable et
vérifiable. Dans ce registre, comme nous le soulignions plus tôt, il n’y a pas de place pour
des jugements moraux. La seule chose qui importe c’est l’efficacité et l’atteinte des
objectifs.
[Dans les témoignages], il est question d’un travail à faire, technique, qui
possède ses règles ; d’une « pratique professionnelle de la tuerie » qui requiert
« la compétence technique nécessaire » pour « éliminer l’ennemi » et « qui
exige, dans chaque situation et de chaque participant d’agir en professionnel »
(Welzer, 2007, p.252). On ne parle pas d’exécuter des hommes, des femmes et
des enfants. Le travail doit être bien fait, il y a de bonnes manières de le faire et
de bonnes pratiques. La préoccupation ne porte pas sur ce qu’on fait, mais sur
comment cela doit se faire. « Ce qui frappe dans les descriptions de cette
procédure quasi automatique, écrit Welzer, c’est que les victimes n’ont pas de
visage, en tant que personnes elles sont absentes du champ visuel ; ce ne sont
plus que des objets dans un processus de travail. Et dans la perception des
tireurs, il s’agit effectivement d’un travail à effectuer » (Welzer, 2007, p.159).
Le langage technique du travail, qui absorbe toute la pensée, ne laisse pas de
place au langage moral. Comme le problème n’est jamais formulé dans le
langage moral, on n’y voit pas de problème moral. Ou, plutôt, la dimension
technique occulte la dimension morale. Par conséquent, les acteurs ne
77
Sous le régime nazi, les aphorismes, qui donnaient au discours technique tout le
loisir de s’exprimer efficacement, étaient considérés comme des « règles de langage »
(Arendt, 2002, p.177). Toutes les expressions qui auraient pu révéler la réalité des
situations étaient remplacées. Le mot « tuerie » était proscrit au bénéfice des expressions
« solution finale », « évacuation » ou « traitement spécial ». La déportation devait être
nommée « réinstallation » et les questions inhérentes aux meurtres de masse dans les camps
d’extermination étaient des « questions médicales » (Arendt, 2002, p.151). Selon Harald
Welzer, le même processus de changement typologique a eu lieu lors du génocide
rwandais. Les machettes étaient des « outils », la tuerie était un « travail », la nation hutu
était un « champ » dans lequel les Tutsis étaient de la « mauvaise herbe » qu’il fallait
éliminer à l’aide des « outils » mis à leur disposition (Welzer, 2007, p.248).
hiérarchisée. Par exemple, une organisation qui aurait comme mandat de venir en aide aux
plus démunis pourrait avoir une structure interne très hiérarchisée, où le travail est divisé
entre les divers départements, de même qu’un discours technique ne laissant pas place à des
considérations d’ordre moral (appeler le bénéficiaire de l’aide un client). L’organisation
fournirait un service aidant de nombreuses personnes, mais il y a de fortes chances pour
que ses travailleurs ne se considèrent pas comme étant des personnes particulièrement
charitables. Elles ne feraient que leur travail, leur devoir.
Par contre, bien que cette banalité du bien induite par l’intégration hiérarchique soit
possible, selon certains auteurs, ce serait plutôt la marginalité, l’absence d’intégration
hiérarchique ou l’appartenance à des groupes minoritaires persécutés ou exclus des
hiérarchies légitimes, qui auraient le plus d’incidence sur l’émergence de la banalité du
bien. Dans un article traitant du protestantisme minoritaire en lien avec le sauvetage des
Juifs, Patrick Cabanel émet pour sa part l’hypothèse d’une affinité entre les peuples
persécutés. Le village protestant du Chambon-sur-Lignon en est un bon exemple. Dès le
XVIe siècle, moment où le protestantisme s’est installé dans cette région française, il y eut
de nombreux massacres. Ils avaient d’ailleurs acquis une tradition de résistance non-
violente qui se perpétuait malgré les nombreuses persécutions dont ils étaient victimes. Se
référant à ces évènements, une villageoise déclarait à Philippe Hallie qui l’interrogeait :
« Nous avons continué ce qui s’est fait ici pendant des siècles. » (Hallie, 1980, p.243)
Des minorités qui se sont mesurées à une telle épreuve pourront-elles rester tout à
fait insensibles au déchaînement d’épreuves comparables venant frapper les juifs ?
Lorsque les statuts ont surgi, lorsque les forces de l’ordre sont venues arrêter les
innocents, ces protestants ont été renvoyés à leur propre histoire, certains ont
même redouté que les nouveaux régimes ne finissent par s’en prendre à eux. […]
Tout « hussite », tout « huguenot », tout « vaudois », encore aujourd’hui, sans
doute, est à lui seul un petit conservatoire des persécutions passés, de la fidélité
sauvegardée, de la différence entretenue, de l’orgueil assumé […]. « Les fils
spirituels des huguenots tressaillent d’émotion et de sympathie chaque fois qu’une
minorité religieuse est persécutée » écrit le pasteur Boegner au grand rabbin de
France, dès le 4 avril 1933. (Cabanel, 2008, p.449)
79
Au-delà de la persécution historique qu’ont subie certains peuples, dont découle une
conscience collective particulièrement éveillée par rapport à la possible nature destructrice
de l’autorité, il existe des individus isolés, marginaux et tout aussi prompts à aider leur
prochain. Nechama Tec considère d’ailleurs que l’une des caractéristiques fondamentales
des sauveteurs est « l’individualisme » (autonomie) et le « sentiment d’être à part ». Elle
l’explique ainsi :
Lee Ann Fujii rapporte le cas de Sula, une rwandaise hutue, « veuve, relativement
âgée et pauvre », qui avait choisi de longue date de n’avoir qu’un petit cercle social car elle
avait vu « tant de gens trahir les secrets qu’on leur avait confiés, surtout lorsqu’ils avaient
bu ». Elle a caché des Tutsis durant tout le génocide rwandais. Selon Fujii, c’est sa
marginalité, son isolement social, qui lui ont permis d’agir ainsi sans éveiller les soupçons,
suivant en cela sa propre conscience. (Fujii, 2008, p.169-170)
Nous avons donc vu que l’intégration hiérarchique peut être un facteur crucial dans
l’apparition de la banalité du mal. Ce facteur peut aussi jouer un rôle en ce qui a trait à la
banalité du bien mais, pour ce qui est de ce deuxième phénomène, l’absence d’intégration
hiérarchique semble être un facteur plus décisif. Ce facteur doit donc être pris en compte
dans toute analyse liée à la banalité du mal ou à la banalité du bien. À quel point le sujet
est-il lié à sa hiérarchie ? Quels sont les mécanismes utilisés par celle-ci ? Quel est le degré
d’autonomie de l’agent ? À qui revient la responsabilité selon lui?
80
autrui. David Hume ne dit pas autre chose avec la notion de « générosité restreinte » et la
loi de l’intensité décroissante de l’affect de bienveillance: « D’après la structure primitive
de notre esprit, notre plus forte attention se limite à nous-mêmes ; le degré suivant de notre
attention s’étend à nos parents et connaissances ; et c’est seulement le plus faible degré qui
atteint les étrangers et les personnes indifférentes. » (Cité par Terestchenko, 2007, p.61)
Inversement, et de manière aussi banale, si c’est l’autorité qui est plus près de l’agent, la
victime risquera d’être éclipsée, éludée, au profit de l’ordre d’exécution. Helen Fein parle
quant à elle de « l’univers des obligations » pour signifier « le cercle des individus liés par
les engagements réciproques à se protéger mutuellement et dont les liens proviennent de
leur commune relation à une divinité ou à une autorité sacrée (l’État constituant l’une des
formes courantes de cette autorité à laquelle les individus font allégeance) (Fein, 1979,
p.4) » (Cité par Sémelin, 2008, p.25).
Or, pour rendre perceptible l’inhumanité des victimes, dit-elle, il n’est besoin que
de les placer en dehors de cet univers des obligations. Cet « autre » ennemi devient
alors complètement « autre » c’est-à-dire délié de tout lien d’identification
réciproque. C’est un processus de désidentification (ou encore de déculturation,
comme le diraient les psychologues) qui expulse les individus hors de leur
communauté d’appartenance. Dès lors, tout deviendrait possible contre cet
« Autre/Ennemi » placé au ban de la société, voué à être anéanti. (Sémelin, 2008,
p.25)
82
« L’univers des obligations » est une notion d’une importance capitale dans la
compréhension du phénomène de « guerre d’extermination ». Dès le début du régime nazi,
les Juifs ont graduellement été exclus de la population allemande, de l’« univers des
obligations ». Les règles du jeu avaient changé et ceux qui étaient considérés comme des
citoyens à part entière peu de temps avant et qui faisaient partie d’un « nous » national ou
culturel, ont tranquillement été exclus jusqu’à être considérés comme indésirables.
Une des stratégies mises en place pour exclure une partie de la population de
« l’univers des obligations » est d’en faire un « bouc-émissaire » ; il s’agit alors d’attribuer
au groupe visé la cause de souffrances passées ou présentes.
Staub notait : « Lorsqu’il n’y a pas d’agresseur, si l’agresseur est trop fort, si la
source de la responsabilité ne peut être identifiée, ou si l’on est soi-même
responsable (ou notre groupe), désigner un bouc émissaire aura des effets
secondaires “bénéfiques ”. Une cause est trouvée, et les problèmes de la vie
semblent compréhensibles. Discerner un danger est préférable à une vague anxiété
à propos d’une menace indéterminée. Trouver un bouc émissaire permet aux
individus de croire que leurs problèmes peuvent être prévisibles et maîtrisés. Cela
élimine du même coup leur propre responsabilité, en diminuant leur sentiment de
culpabilité, et en augmentant leur estime de soi ». (Blumenthal, 2009, p.104-105)
Philippe Breton défend la même idée lorsqu’il écrit que les exécuteurs sont des
vengeurs. Ce serait « l’argument vindicatif » qui ferait la plus grande différence entre ceux
qui font un pas de côté et ceux qui exécutent les ordres de tuer. Dans son univers de
83
justifications, l’exécuteur accomplirait un acte « bon » car il « fait justice ». Il est convaincu
que sa victime est un être dangereux et qu’il rend service à tous en l’éliminant (Breton,
2009, p.147). Dans le cas précis de la Shoah, les Juifs étaient considérés comme des
personnes très dangereuses et, à en croire Welzer, la propagande n’était en fait que le reflet
des convictions profondes des dirigeants nazis.
Le fait de tuer des femmes et des enfants, dans les cas de génocides, trouve aussi un
écho dans la notion de « bouc émissaire » car les enfants sont des vengeurs éventuels et que
les femmes sont les porteuses de ces futurs vengeurs. Ceux qui exécutent le meurtre de
masse considèrent qu’ils ne peuvent pas se permettre de laisser une porte ouverte à des
représailles futures. Ils doivent assumer l’éradication totale pour assurer la sécurité de leur
propre descendance.
2
Cette appellation est aussi un exemple de technicisation du langage, phénomène abordé dans la section
précédente concernant le facteur hiérarchique.
84
Cette stratégie est importante car, bien que l’exécuteur puisse considérer
rationnellement qu’il a toutes les justifications nécessaires pour tuer hommes, femmes,
enfants, vieillards, il peut tout de même ressentir de la difficulté à poser le geste fatal. Le
phénomène de déshumanisation court-circuite le fait que la conscience puisse encore
considérer qu’il est mal de mettre fin aux jours d’un autre être humain. « [L]a
déshumanisation de l’autre contribue grandement à la distanciation psychologique qui
facilite la tuerie » (Dower cité par Browning, 1994, p.212). Si l’individu à éliminer n’est
plus considéré comme un être humain, le commandement « Tu ne tueras point » n’a plus la
même force morale.
Les incidents variés qui ont marqué ma vie se sont conjugués pour me mettre en
rapports étroits avec des gens appartenant à toute sorte de croyances et de
communautés, et mes expériences dans ce domaine sont un sûr garant de vérité,
lorsque je dis que je n’ai jamais fait de distinction entre parents et inconnus,
85
Ainsi, pour la personne bienveillante qui accomplit un geste altruiste, l’autre dans le
besoin est un « semblable » qui appelle à l’aide ; il est alors normal d’agir comme on
viendrait instinctivement en aide à une personne chère. L’aide apportée, malgré les dangers
potentiels et les risques encourus, est ordinaire, banale, naturelle. Ce n’est que simple
disposition à l’autre.
L’empathie serait la clé de voute de cette relation à l’autre qui rend banal l’acte
d’aider un être humain dans le besoin. Elle découlerait d’une conscience intrinsèque de la
nature mortelle et vulnérable de tout un chacun (Rifkin, 2011, p.302 ; p.734). Elle
découlerait aussi d’une conception des êtres humains comme égaux, faisant partie d’une
même « communauté humaine ».
L’élan empathique est la seule expression humaine qui établisse une véritable
égalité entre les gens. Quand on entre en empathie avec un autre, les distinctions
fondent. S’identifier à la lutte d’un autre comme si c’était la sienne est le stade
ultime du sentiment d’égalité. On ne peut pas ressentir réellement de l’empathie
sans mettre son être même sur un plan émotionnel identique à celui d’un autre. Si
l’on se sent d’un statut supérieur ou inférieur à un autre, donc différent et étranger,
on a du mal à éprouver comme sienne la souffrance ou la joie de cette personne.
[…] Dans un moment empathique, il n’y a pas de mien et de tien, il n’y a que toi et
moi. L’empathie est une communion entre personnalités fraternelles, et elle se
produit dans une zone spatio-temporelle qui transcende les distinctions fondées sur
le statut social. (Rifkin, 2011, p.205-206)
À titre d’exemple, les gens du Chambon-sur-Lignon n’ont pas sauvé des « Juifs », des gens
faisant partie d’une « autre communauté ». Ils répondaient à l’appel à l’aide de leurs
semblables. Devant la consigne de recenser tous les Juifs du Chambon, le pasteur André
Trocmé avait répondu : « Nous ignorons ce qu’est un Juif. Nous ne connaissons que des
hommes » (Hallie, 1980, p.149). À sa suite, après la première tentative de rafle au
Chambon, les paroissiens auraient répondu de manière similaire bien que davantage
86
cynique: « Quand on les questionnait sur les Juifs, ils ouvraient de grands yeux et
demandaient : “ Qu’est-ce que ces Juifs feraient ici ? Tu en as vu déjà, toi, des Juifs ? On
dit qu’ils ont le nez crochu ! ” » (Hallie, 1980, p.160).
2.2.3 Éducation
La majorité des auteurs abordés dans le cadre de ce mémoire qui se sont intéressés
aux questions de la banalité du mal, de la banalité du bien, de l’obéissance à outrance, du
conformisme pathogène ou de la capacité d’une minorité à aller à contre-courant dans des
87
moments cruciaux, se sont intéressés à l’éducation des individus. Il semble donc exister un
consensus sur la pertinence de ce facteur. Par contre, cette question à elle seule est très
complexe et seuls les éléments les plus saillants pourront être retenus dans cette section.
Des recherches ont ciblé ce type d’éducation pour expliquer la propension du peuple
allemand, sous le régime nazi, à obéir sans concession (Adorno 2007 ; Miller, 1983, dans
Blumenthal, 2009). Si ces recherches sont souvent remises en questions, Blumenthal n’en
demeure pas moins convaincu que l’éducation de type autoritaire a joué un rôle à cette
époque. À titre d’exemple, il cite les propos d’Hitler :
Ma pédagogie est rigoureuse. La faiblesse doit être réduite à néant. La jeunesse qui
va grandir dans ma forteresse va terroriser le monde entier. Je veux une jeunesse
brutale, autoritaire, vaillante et cruelle. Elle doit être tout ça à la fois. Elle doit être
en mesure de supporter la souffrance, et ne pas céder à la faiblesse ni à la douceur.
La lumière de l’animal de proie merveilleux et libre doit à nouveau briller dans ses
yeux. Je veux que ma jeunesse soit belle et forte. (Blumenthal, 2009, p.106-107)
Le sixième tract du réseau de la Rose Blanche, qui a valu leur arrestation à Hans et
Sophie Scholl et qui a justifié leur décapitation, témoigne aussi de cette volonté du Führer
d’orienter l’éducation de la jeunesse allemande et du type de socialisation préconisé au
cœur du IIIe Reich.
88
Nous avons grandi dans un état où toute expression de ses opinions personnelles
était impossible. On a essayé, dans ces années si importantes pour notre formation,
de nous ôter toute personnalité, de nous troubler, de nous empoisonner. Dans un
brouillard de phrases vides, on voulait étouffer en nous la pensée individuelle, et
on appelait cette méthode : « formation pour une conception saine du monde ». Par
le choix du Führer, un choix comme on n’en pouvait faire de plus diabolique et de
plus borné à la fois, des hommes sont devenus des criminels sans dieux, sans
honte, sans conscience ; il en a fait sa suite aveugle, stupide. (Scholl, 2008, p.154)
Tout au long de l’histoire, les cultures de la honte ont été les plus agressives et les
plus violentes, parce qu’elles verrouillent l’élan empathique et, avec lui, la
capacité d’éprouver la souffrance d’un autre et d’y réagir par des actes de
compassion. Lorsqu’un enfant grandit dans une culture de la honte, en se croyant
tenu de se conformer à un idéal de perfection et de pureté sous peine de subir les
foudres de la communauté, il est probablement enclin à juger tous les autres à
l’aune de ces mêmes critères inflexibles. Manquant d’empathie, il ne pourra pas
éprouver la souffrance des autres comme si c’était la sienne : il estimera
probablement que leurs malheurs sont de leur faute, puisqu’ils n’ont pas su vivre à
la hauteur de la perfection que la société attendait d’eux. […] Les cultures de la
honte font preuve d’une puissance terrifiante pour écraser l’empathie et
transformer les humains en monstres. (Rifkin, 2011, p.157-158)
Primo Levi, qui a été directement en contact avec les nazis en tant que prisonnier
d’un camp de concentration, dépeignait aussi la « banalité » des nazis et faisait un lien avec
l’éducation que ces derniers avaient reçue.
Les jeunes nous demandent […] de quelle pâte humaine étaient faits nos
bourreaux. Le mot désigne nos anciens gardiens, les SS, et, à mon avis, il est
impropre : il fait penser à des individus moralement marqués à la naissance d’une
malformation morale, sadiques, affligés d’une tare originelle. Ils étaient au
contraire faits de la même étoffe que nous, c’étaient des êtres humains moyens,
moyennement intelligents, d’une méchanceté moyenne : sauf exceptions, ce
n’étaient pas des monstres, ils avaient notre visage, mais ils avaient été mal
éduqués. (Todorov, 2000, p.201)
L’éducation peut toutefois jouer dans le sens inverse en orientant l’agent vers
l’accomplissement d’actes prosociaux.
Les conclusions de Blumenthal sont en droite ligne avec les résultats des recherches
de Samuel et Pearl Oliner qui témoignent de « l’importance cruciale de l’éducation et des
90
Ce qui est troublant, au regard de ces analyses, c’est que des personnes ayant été
éduquées dans le même système, ayant fréquenté les mêmes écoles et baigné dans la même
culture, adoptent des comportements différents, antisociaux pour certaines, prosociaux pour
d’autres. Selon Fogleman (cité par Blumenthal, 2009, p.155-156), c’est au niveau familial
que les trajectoires se divisent. Les Allemands antinazis auraient reçu une éducation
familiale plus tolérante, ouverte, chaleureuse et aimante, bien que fermement orientée vers
des attitudes prosociales. Les enfants issus de ces milieux étaient donc davantage
imperméables à la propagande antisociale et au conformisme ambiant car ils avaient une
meilleure estime d’eux-mêmes et des êtres humains en général.
Ce fut le cas de la famille Fest dont le père était très présent pour ses enfants,
n’adhérait pas du tout à l’idéologie nazie et encourageait les siens à penser par eux-mêmes
en l’absence d’autorités étatiques et sociales fiables. Joachim Fest, auteur du livre
rapportant l’histoire de son père allemand antinazi, un refusant de surcroît, avait été
suffisamment influencé par les enseignements paternels pour répondre à un recteur qui
l’interrogeait quant à ses problèmes d’obéissance, après avoir été puni pour avoir fait une
caricature d’Hitler, « que cela dépendait de qui réclamait l’obéissance », que son « père
n’avait jamais eu à se plaindre à ce sujet » (Fest, 2006, p.171).
Pour le sociologue Robert K. Merton, qui s’est grandement intéressé aux non-
conformistes, « la famille est la “ courroie de transmission ” la plus importante des normes
culturelles de génération en génération » (Merton, 1965, p.190). Pour le psychologue
Martin Hoffman, spécialiste de la question de l’empathie, c’est aussi la façon dont les
parents disciplinent l’enfant qui aura une influence décisive sur le « développement ou non
d’une sensibilité empathique mûre » (Rifkin, 2011, p.152). Dans le même ordre d’idées,
91
revenant à Fogelman et à ses recherches, il semblerait que 89% des sauveteurs interrogés
« avait un parent ou une figure adulte proche qui avaient (sic) agi dans un modèle
altruiste… chaque personne ou presque […] a fait mention de quelqu’un qui avait influencé
son attitude secourable » (Blumenthal, 2009, p.159) donnant ainsi à leur propre action un
caractère de normalité. Ce qui rappelle une déclaration qu’aurait faite Kant : « Qui a passé
sa vie parmi la racaille sans rien connaître d’autre ne peut avoir de concept de la vertu »
(Arendt, 2009, p.106). Inversement, une personne qui aurait passé sa vie parmi des
bienfaiteurs sans rien connaître d’autre ne pourrait avoir de concept du mal. Là se cache
aussi la banalité, tant celle du mal que du bien. L’environnement social, l’éducation
formelle et informelle, forment l’esprit de l’agent, l’influencent consciemment et
inconsciemment, si bien qu’il peut participer à l’horreur sans être un monstre ou sauver des
vies sans être un héros.
2.2.4 Nécessité
Par exemple, sous le régime nazi, plusieurs raisons étaient évoquées pour que l’acte
de tuer devienne un acte incontournable, nécessaire.
Je peux leur dire que c’est horrible et effroyable pour un Allemand de devoir faire
cela. C’est ainsi, et si cela ne nous semblait pas si horrible et si effroyable, alors
nous ne serions sûrement pas allemands. Mais, si horrible et effroyable que cela
puisse être, il était et il sera encore bien souvent nécessaire de le faire. C’est-à-dire
que si nous n’avons pas aujourd’hui le courage de le faire alors nos fils et nos
92
petits-fils en subiront les conséquences. Nous n’avons pas le droit de leur faire ça.
Il faut qu’une exécution reste la chose la plus difficile à accomplir pour nos
hommes. Et, malgré cela, ils doivent serrer les dents et ne jamais faiblir. (Himmler
cité dans Breton, 2009, p.181-182)
De tels discours, qui postulent qu’« autrui » est une menace, furent déterminants
dans l’adhésion inconditionnelle de nombreux Allemands au nazisme et, par voie de
conséquence, à l’accomplissement de la « solution finale ». Dans ce discours, la nécessité
de tuer n’est plus remise en question car la menace apparaît réelle et immédiate. Tuer est
requis pour protéger des « êtres chers » ; il est non seulement légitime de se défendre, mais
impératif de le faire.
Ce processus qui contribue à la banalité du mal aurait aussi son pendant pour la
banalité du bien. Deux raisons sont souvent évoquées dans les témoignages des sauveteurs,
ou des objecteurs de conscience, de la Deuxième Guerre mondiale. La première est liée à la
nécessité de sauvegarder toute vie humaine. Comme il en a été question plus tôt,
l’extensivité est une capacité commune à de nombreux sauveteurs qui se définissent comme
semblables à « autrui », ce qui les incite à venir en aide à leurs semblables. Kristen Monroe,
Michael Barton et Ute Klingmann, chercheurs s’étant intéressés au profil des sauveteurs, en
sont venus à la conclusion que c’est la perception cognitive que ces derniers avaient d’eux-
mêmes qui avait l’influence la plus décisive sur leurs comportements prosociaux.
La perception que les sauveteurs se faisaient d’eux-mêmes par rapport aux autres,
c’est-à-dire comme élément d’une humanité globale et commune, limitait leurs
options. Cette image était assez forte pour qu’ils n’aient pas à procéder
consciemment à un choix en examinant les options disponibles et en essayant de
93
trouver la meilleure. Ils devaient aider, un point c’est tout (Monroe, Barton,
Klingmann, 1990). (Croes, 2008, p.92)
Le même discours de nécessité reviendrait donc chez les éveilleurs de conscience qui,
se considérant humains au même titre que les persécutés, ne pourraient concevoir une autre
manière d’agir que celle de venir en aide, peu importe le risque encouru ou la difficulté de
la tâche. Le Chambon-sur-Lignon demeure un bon exemple de ce sentiment de nécessité
ressenti par les villageois face au sauvetage: « La vie humaine leur était trop précieuse pour
qu’ils la suppriment pour quelque motif que ce fût, aussi glorieux ou important fût-il. Leur
conscience leur disait de sauver autant de vies qu’ils le pouvaient, même si cela mettait en
danger la vie de tous les villageois » (Hallie, 1980, p.24).
Je lui demandai une fois de me dire ce qu’elle pensait des risques d’arrestation
et de déportation qu’elle avait courus alors, et elle me répondit : « Les Trocmé,
voyez-vous, étaient des gens très dangereux à suivre. Ils voulaient aider les
malheureux dans le besoin par tous les moyens possibles et suivre ces moyens
était risqué. » Quand je lui demandai pourquoi elle avait continué à œuvrer avec
eux, elle dit : « Oh ! c’était une question de conscience ! Tout ce qu’ils me
demandaient de faire, ma conscience l’approuvait. C’est tout simple… je ne
pouvais pas faire autrement que de les aider, eux et les réfugiés. » Quand je la
pressai sur ce problème de conscience, elle dit que ce qui avait eu le plus
d’influence sur sa pensée était la parabole du Bon Samaritain et le
commandement d’aimer son prochain comme soi-même. (Hallie, 1980, p.244)
éveilleurs. La question cruciale, séparant les trajectoires, est : envers qui l’individu est-il
loyal ?
Le coût de la désobéissance, pour celui qui s’y résout, est l’impression corrosive
de s’être rendu coupable de déloyauté. Même s’il a choisi d’agir selon les normes
de la morale, il n’en demeure pas moins troublé par l’idée d’avoir délibérément
bouleversé une situation sociale définie, il ne peut chasser le sentiment d’avoir
trahi une cause qu’il s’était engagé à servir. Ce n’est pas le sujet obéissant, mais
bien lui, le rebelle, qui ressent douloureusement les conséquences de son action.
(Milgram, 1974, p.202-203)
Il est donc impératif de savoir, lorsqu’il est question d’individus qui ont accompli des
actes pouvant découler de la banalité du mal ou de la banalité du bien, à qui était dévolue
leur loyauté. C’est cet objet qui conférera au sujet « le discours de nécessité » qui
95
engendrera ses justifications d’ordre « moral » face à l’action à accomplir. Dans le cas des
éveilleurs de conscience, la loyauté va à tout être humain persécuté dont la situation
requiert dès lors une action appropriée dans des circonstances précises. À un autre niveau
de justifications, les éveilleurs de conscience peuvent aussi dire que leur loyauté va à leur
propre conscience et que cette conscience leur dit qu’il est nécessaire de venir en aide à
autrui, ou de s’opposer à l’autorité destructrice, comme en témoigne le professeur Huber,
membre du Réseau de la rose blanche : « J’ai agi comme ma conscience me commandait de
le faire. J’en accepte toutes les conséquences, selon ce que dit Gottlieb Fichte : “ Et tu dois
te conduire comme si de toi et de ton acte seul dépendait le destin de ton peuple, et que
toute responsabilité te soit impartie. ” » (Scholl, 2008, p.117) Dans le cas des exécuteurs, la
loyauté était dévolue à l’autorité hiérarchique, considérée comme légitime, dont ils
adoptaient le « discours de la nécessité ».
« La triste vérité est que la plus grande part du mal est faite par des gens qui ne se
sont jamais décidés à être bons ou mauvais » disait Hannah Arendt (1996, p.58). Bien que
cette affirmation puisse avoir une pertinence certaine dans les cas de banalité du mal, il
n’en demeure pas moins qu’elle peut aussi trouver un écho dans les cas de banalité du bien.
En effet, c’est pratiquement toujours l’objet de la loyauté qui détermine la nécessité de
l’acte. Le sujet n’a pas décidé de faire le bien ou de faire le mal. C’est au niveau de
l’autorité qu’il faudrait chercher cette décision, cette volonté ; quoique dans les faits, la
réalité ne soit pas toujours aussi simple. Parfois l’emprise de l’idéologie dominante est la
même pour tous et contraint autant les dirigeants que les exécutants.
d’ordres tout autant que l’exécutant est appelé à agir conformément aux
recommandations impérieuses d’une instance transcendante qui est la vraie source
de l’autorité, en sorte que tous aliènent également leur propre individualité.
(Terestchenko, 2007, p.133-134)
En guise de conclusion pour cette section, citons Eichmann qui disait que le seul
enseignement qu’il retenait de sa propre histoire était « qu’il ne faut jamais prêter serment »
(Arendt, 2002, p.126). Les éveilleurs de conscience pourraient néanmoins être en désaccord
avec lui et dire qu’il faut s’engager vis-à-vis de sa propre conscience et ne pas laisser
quelque autorité humaine, ou emprise culturelle, que ce soit interférer avec cette loyauté
première.
désobéissants marginaux qui se sont opposés à une autorité destructrice l’ont fait par
instinct ou conditionnement ou l’ont-ils fait de manière réfléchie, motivée, intentionnelle?
La « personne morale » serait donc celle qui est à l’écoute de sa conscience, de la « voix
intérieure », nommée « conscience morale ».
La conscience […] n’est pas un double de soi-même, une sorte de surmoi, c’est le
moi en tant que sujet moral, l’intelligence de chacun qui s’applique à discerner
concrètement ce qu’il doit faire et juge l’acte effectivement posé. Elle n’est pas
vide ou neutre au départ. Dès la tendre enfance, elle est marquée par l’éducation
familiale, la formation scolaire, puis la culture environnante. Mais elle a à se faire,
à se former à partir de cet horizon, à devenir soi, à devenir précisément conscience
morale. Être moral, ce n’est pas seulement faire le bien – par imitation, par
conformisme, par obéissance servile -, c’est faire le bien par conviction
personnelle, parce que l’on juge que tel est le bien dans telle circonstance. Faire
appel à la conscience, c’est donc respecter la dignité de la personne humaine en
son intelligence et sa liberté profondes. (Durand, 2004, p.96)
rencontre entre une conscience susceptible de ne pas se troubler face au crime qu’elle
commet et un contexte social qui l’autorise, voire l’encourage » (Chemouni, 2011, p.86).
Dans cet ordre d’idées, le « contexte social » pourrait être celui d’une hiérarchie
bien établie et particulièrement efficace, dans laquelle un discours partagé, servi par une
propagande minutieusement étudiée, permet aux consciences de s’assoupir tout en
enjoignant les agents à demeurer efficaces et concentrés sur la tâche à accomplir. La
responsabilité morale des « personnes rouages » n’existe plus : il y a eu « remplacement
d’un cadre normatif par un autre dans lequel les anciens repères s’évanouissent » (Rondeau,
2013, p.49-50). Tout l’aspect moral de l’agent est éludé au profit de l’efficacité de la
structure qui passe par le respect rigoureux du nouveau cadre normatif.
Au sein du IIIe Reich […] un seul homme prenait des décisions et pouvait les
prendre, et était donc d’un point de vue politique pleinement responsable. C’était
Hitler lui-même, lequel, par conséquent, et non pas dans un accès de mégalomanie
mais assez lucidement, s’est décrit un jour comme le seul homme dans toute
l’Allemagne qui était irremplaçable. N’importe qui d’autre, de haut en bas, qui
avait quoi que ce soit à voir avec les affaires publiques était en fait un rouage, qu’il
l’ait su ou non. (Arendt, 2009, p.71)
volontés extérieures. Ce phénomène nous ramène à l’état agentique dont il a été question
dans le cadre du premier chapitre. L’individu qui ne se considère que comme un exécutant
délaisse toute sa responsabilité personnelle à l’autorité et se contente de respecter les ordres
qu’il reçoit. Ceci laisse donc penser que la banalité du mal pourrait être le fait de personnes
qui ne pensent pas et sont peu conscientes d’elles-mêmes contrairement aux « personnes
morales » qui elles entretiennent un dialogue intérieur constant. La désobéissance à une
autorité destructrice ne serait peut-être donc pas liée automatiquement à la banalité du bien
alors que la banalité du mal pourrait être directement liée à l’obéissance déresponsabilisée,
à l’état agentique. Poursuivons la démystification de cette hypothèse en abordant quelques
notions qui, dans la littérature, sont liées aux phénomènes de banalité du mal et de
« conscience morale » : l’absence de pensée et l’absence à soi, de même que la pensée et la
présence à soi.
cela ne comptait. On ne m’avait pas demandé mon avis. Ce n’était pas moi qui faisais cela.
C’était un jeu, et je jouais un rôle. » (Haffner cité par Welzer, 2007, p.67)
Selon la lecture qu’en donne Hannah Arendt, Eichmann est bien évidemment
l’exemple type du phénomène d’absence de pensée, de même que de la banalité du mal
qu’elle génère. Selon Arendt, Eichmann ne s’était pas questionné sur la nature réelle du
parti national-socialiste et encore moins sur l’idéologie que ce dernier véhiculait avant
d’entrer dans la SS.
[I]l n’entra pas au parti par conviction, et ne fut jamais convaincu par lui-
chaque fois qu’on lui demandait de donner ses raisons, il répondait avec gêne
par les mêmes clichés sur le traité de Versailles et le chômage ; ou plutôt,
comme il le précisa devant le tribunal, « c’était comme si j’avais été avalé par
le parti alors que je ne m’y attendais pas et sans que je l’aie décidé auparavant.
Cela arriva si vite, si brusquement ». N’ayant eu ni le temps ni encore moins le
désir d’être correctement informé, il ignorait jusqu’au programme du parti et
n’avais jamais lu Mein Kampf. Kaltenbrunner lui avait dit : pourquoi ne pas
entrer dans la SS ? Il avait répondu : pourquoi pas ? Voilà comment cela s’était
passé et ce fut à peu près tout. (Arendt, 2002, p.92).
Toujours selon Arendt, ce n’était que pur opportunisme de sa part. Ses talents
d’organisateur et de négociateur pourraient enfin être valorisés et il pressentait qu’il
parviendrait à gravir les échelons de l’organisation et gagnerait par le fait même un statut
social enviable (Arendt, 2002, p.92-93). Eichmann n’aurait donc pas été un nazi convaincu,
témoignant même que ce n’était pas de son ressort de juger la pertinence des ordres qu’il
recevait.
Néanmoins, il demeure que c’est à travers l’étude d’un tel cas (qu’il soit conforme à
la réalité ou qu’il soit construit par Arendt) que nous pouvons voir concrètement les
étranges couplages de l’obéissance et de l’intelligence, du conformisme et de la créativité
stratégique, de l’emprise et de la « bonne conscience ». Le personnage « Eichmann »
admirait Hitler et soulignait le fait que ce dernier avait « été capable de se hisser du rang de
caporal dans l’armée allemande, à celui du Führer d’un peuple de près de quatre-vingt
101
millions d’âmes » (Arendt, 2002, p.241). À l’image de ce dernier, Eichmann faisait donc
preuve de créativité dans l’accomplissement des tâches qui lui étaient confiées dans
l’optique de gravir ainsi les échelons, conformément aux mœurs de toutes les hiérarchies.
affects et des effets de la tension, ils peuvent exécuter des ordres destructeurs sans volonté
de nuire. Ils sont absents à eux-mêmes, mais aussi aux autres.
Cet ordinaire témoigne de la présence de cette dissociation qui laisse libre cours à
une obéissance sans distinction et où les actes qui s’en réclament prennent l’allure
d’une atrocité sadique alors qu’ils ne manifestent aucune haine envers la victime.
L’humanité d’autrui n’est pas tant niée par le bourreau ordinaire qu’absente de son
champ mental opérationnel. Avec ce clivage, nous sommes d’une part en présence
d’actes d’autant plus monstrueux qu’ils ne s’inscrivent pas dans le champ du bien
ou du mal. Ils s’accomplissent sans liaison affective – la liaison étant pour Freud la
marque des pulsions de vie – et témoignent de l’absence de toute épaisseur
sémantique. (Chemouni, 2011, p.89-90)
Ainsi, il semblerait que la banalité du mal soit la résultante d’un manque, d’une
absence, d’un dépouillement, d’une coupure. Quoiqu’il en soit, il est certain que ces états
psychiques sont les plus sûrs pour les « personnes rouages » car sans eux leur conscience
serait gravement affectée. Dans l’instant, sous l’emprise d’un système totalitaire et
destructeur, être un rouage qui ne réfléchit pas est plus facile et sécuritaire que d’être une
personne morale ressentant le besoin de répondre de son libre arbitre.
103
Selon Arendt, la pensée est différente de la connaissance. Elle est réflexion solitaire
sur des objets absents, exil intérieur, sortie « du monde des apparences », quête de sens
(Arendt, 2009, p.220-221). Cet acte se vit dans la solitude, mais pas dans l’isolement ou
l’esseulement.
La solitude implique que, bien que seul, je sois avec quelqu’un (c’est-à-dire moi-
même). Elle signifie que je suis deux en un, alors que l’isolement ainsi que
l’esseulement ne connaissent pas cette forme de schisme, cette dichotomie
intérieure dans laquelle je peux me poser des questions et recevoir une réponse.
(Arendt, 2009, p.146)
C’est la conscience qui incarne cette relation que l’individu a avec lui-même dans la
solitude et qui lui donne l’occasion de penser. La conscience nous permet de nous connaître
nous-même (Arendt, 2009, p.122) à travers un dialogue intérieur qui ne prescrit pas l’action
concrète à entreprendre dans le monde, mais qui nous « indique quoi ne pas faire » (Arendt,
2009, p.244).
La conscience n’est pas la même chose que la pensée ; mais sans elle, penser serait
impossible. Ce que la pensée actualise dans son processus, c’est la différence
donnée par la conscience.
Pour Socrate, ce deux-en-un signifiait simplement que, si on veut penser, on doit
veiller à ce que les deux qui mènent le dialogue de pensée soient dans de bonnes
dispositions, que les partenaires soient amis. Il vaut mieux subir une injustice que
d’en commettre une, parce qu’on peut rester l’ami de celui qui l’a subie ; qui
voudrait être l’ami d’un meurtrier et vivre avec lui ? (Arendt, 2009, p.241-242)
Ce que les éveilleurs de conscience pourraient nous dire à ce sujet c’est qu’ils
refusent de donner leur soutien à l’autorité destructrice car leur voix intérieure leur dit
qu’ils auront de la difficulté à vivre avec eux-mêmes suite à l’acte commis par obéissance
104
ou conformisme. Dans la solitude, ils ont « pensé » et leur conscience leur a interdit
d’avancer dans le sillon de l’autorité destructrice. Pour le désobéissant, un crime, qu’il soit
légitimé par les hommes et l’époque, n’en demeure pas moins un crime et s’il ne risque pas
de châtiment légal, il craint les châtiments de sa propre conscience.
Le crime qui reste caché aux yeux des dieux et des hommes, crime qui n’apparaît
pas du tout parce qu’il n’y a personne auquel il apparaît et qu’on trouvera
mentionné chez Platon à maintes reprises, n’existe donc pas du tout : de même que
je suis mon partenaire lorsque je pense, je suis le témoin de moi-même lorsque
j’agis. Je connais l’agent et je suis condamné à vivre avec lui. Il ne reste pas
silencieux. (Arendt, 2009, p.138)
Si l’on considère la rapidité avec laquelle les sauveteurs ont pris la décision d’aider
les Juifs lors de la Shoah, on peut présumer que le dialogue intérieur avait déjà été effectué.
Que l’action à entreprendre était dès lors « banale », « ordinaire », car effectuer le contraire
de cette dernière avait déjà été décrété comme étant inadmissible pour la conscience du
sujet pensant.
105
Cette « contrainte intérieure » serait donc la voix de la conscience actualisée par l’acte de
penser et se concrétisant dans le jugement en situation.
Nous retrouvons la même idée dans l’œuvre de Thoreau, qui fut d’ailleurs nommé
« Socrate d’Amérique » par Marc Chabot (1994, p.82). Thoreau appelait à se méfier des
foules, des « masses » ; et à se réfugier en soi pour apprendre à se connaître et pour
comprendre le monde. « Père spirituel » de la notion de désobéissance civile, il considérait
que seuls les individus qui savent commercer avec eux-mêmes, qui savent penser par eux-
mêmes, seraient capables de se lever et de s’objecter à une autorité destructrice. Et, tel que
mentionné dans le premier chapitre, il affirmait qu’aucune prison humaine ne pourrait
106
jamais emprisonner sa conscience, qu’il serait toujours libre de penser, peu importe les
murs de pierre et les barreaux métalliques que l’on mettrait entre son corps et le monde
extérieur.
Bien sûr, un mur de pierre me séparait de mes concitoyens, mais un autre mur plus
difficile encore à escalader ou à percer les séparait, eux, d’une liberté égale à la
mienne. Pas un seul instant je ne me suis senti prisonnier, et les murs me
paraissaient un énorme gaspillage de pierre et de mortier. (Thoreau, 1994, p.37)
À la suite de Socrate, Thoreau et Arendt, Michel Terestchenko pense que c’est une
forme de « présence à soi » qui fait ce que nous avons appelé les « éveilleurs de
conscience ».
Seul celui qui s’estime et s’assume pleinement comme un soi autonome peut
résister aux ordres et à l’autorité établie, prendre sur lui le poids de la douleur et de
la détresse d’autrui et, lorsque les circonstances l’exigent, assumer les périls
parfois mortels que ses engagements les plus intimement impérieux lui font courir.
(Terestchenko, 2007, p.17)
Les comportements altruistes que nous avons évoqués ne sauraient donc être
compris à partir d’une conception dualiste de l’homme qui sépare la raison et la
sensibilité, l’esprit et le cœur. Ils résultaient au contraire d’un profond sentiment
d’unité intérieure, d’une parfaite intégration des différents composants de la
107
personnalité humaine, à la fois subjectifs et rationnels, et ils ont été le fait d’êtres
qui avaient réalisé en eux cette intégration et cette synthèse. Seule une personnalité
ainsi psychiquement unifiée est capable de s’ouvrir à la souffrance d’autrui et de
courir de tels risques pour la soulager. (Terestchenko, 2007, p.238)
Les éveilleurs de conscience, qui placent le bien-être d’autres êtres humains avant le
leur, qui font preuve d’un altruisme extrême et d’une bienveillance que l’on admire
longtemps après les faits, seraient-ils dotés de cette psyché unifiée, de cette capacité de
penser en dehors du monde, de cette conscience transcendante, voir même envahissante,
qui rendent leurs actes totalement naturels pour eux ? Peut-être ne se considèrent-ils pas
comme des héros parce qu’ils n’auraient réellement pas pu agir autrement, parce qu’une
autre action aurait été littéralement contre-nature.
Ainsi, lorsque nous disions que la banalité du bien pouvait découler d’une absence
de réflexion profonde, nous aurions peut-être dû spécifier qu’il s’agissait d’une absence de
réflexion profonde dans l’instant précis de l’action. Cette réflexion aurait eu lieu bien avant.
Pour le sujet ayant travaillé de longue date à unifier sa personnalité, à être ami avec la voix
de sa conscience contre l’autorité destructrice, le jugement serait donc instinctif et l’action
banalement évidente.
O (obéissance) = T < (m + r + a)
D (désobéissance) = T > (m + r + a)
Nous retrouvons dans cette formule, à divers degrés, tous les facteurs précédemment
décrits dans ce chapitre. La hiérarchie, le discours technique et la division du travail
seraient des amortisseurs de tension. Le rapport à l’autre, comme le phénomène de bouc
émissaire ou la déshumanisation de la victime, seraient des mécanismes de résolution de la
tension. L’éducation peut être vue, quant à elle, comme un facteur de maintenance, de
même que le discours de nécessité, l’engagement et le désir de loyauté.
respecté l’autorité du moment. Welzer parle à ce sujet de « potentialités » qui peuvent être
repérées et qui ont simplement été exploitées dans un contexte précis.
Cela veut dire que les institutions et les dispositifs d’action d’une société sont à
comprendre comme des réservoirs de potentiels qui, selon l’objectif qui leur est
assigné, peuvent engendrer des réalités fort diverses. C’est pourquoi, lorsqu’on
s’interroge sur les exécuteurs et qu’on cherche à expliquer comment ils ont bien pu
faire ce qu’ils ont fait, il est extrêmement important d’identifier les potentiels qui
étaient là de toute façon, ouvrant des marges d’action collective et individuelle
dans une direction ou une autre. C’est seulement à partir de là qu’il est pertinent de
réfléchir pour savoir si la manière dont les acteurs interprètent et exploitent telle
ou telle marge d’action est vraiment si inattendue, si étrange ou si inexplicable.
(Welzer, 2007, p.272)
Pour cette raison, analyse Philip Zimbardo, ce qui est arrivé à la prison d’Abou
Ghraid était parfaitement prévisible. Des soldats américains, laissés à eux-mêmes sur un
territoire étranger en temps de guerre, avaient la responsabilité d’une prison sans avoir reçu
la formation nécessaire pour ce type de tâche. De plus, « l’environnement hostile, les pertes
de plus en plus nombreuses de l’armée américaine incitaient les soldats à se venger sur les
prisonniers ». Selon Zimbardo, les autorités militaires étaient responsables de ne pas avoir
pris en compte des potentialités qui rendaient le dérapage « inévitable » (Dans
Terestchenko, 2007, p.160-162).
L’équation serait similaire pour la banalité du bien, mais avec l’insertion de variables
différentes. Une éducation familiale basée sur des valeurs prosociales, une vision inclusive
des êtres humains, l’appartenance à une classe sociale historiquement marginalisée, un
engagement à faire le « bien », une propension à la réflexion solitaire, une loyauté envers sa
propre conscience, sont autant de potentialités qui peuvent rendre inopérants les facteurs de
maintenance et les amortisseurs de tension, tout en rendant obsolètes les mécanismes de
résolution. La tension serait donc incontournable et, par voie de conséquence, la
désobéissance serait spontanée.
110
Il est tout de même important de spécifier que la banalité exprimée par une équation
qui se solderait par le mal ou le bien, ne réduit absolument pas la responsabilité de l’agent
face à l’acte antisocial ou prosocial. L’individu n’est jamais totalement un pantin dont les
diverses variables de la situation détermineraient le comportement, lui retirant ainsi toute
autonomie intrinsèque.
Milgram allait dans le même sens en déclarant que la continuité de l’action rassure le
sujet « sur le bien-fondé de sa conduite antérieure » (Milgram, 1974, p.186). Précisément
dans le cas d’actes destructifs accomplis par obéissance, la continuité neutraliserait la
tension ressentie permettant par la suite d’accomplir des actes de plus en plus destructeurs
sans que la tension ne réapparaisse avec la même intensité que lors du premier pas. Il y
aurait une « pratique graduelle du mal » (Blumenthal, 2009, p.128-129). En effet, la
banalité du mal ne découle pas forcément d’actes qui sont d’emblée mauvais.
Mais la perversion de la situation est telle qu’au moment de sauter le premier pas,
le dernier, que nous finirons par franchir, nous paraît encore tout à fait intolérable,
alors qu’on peut déjà disputer des bonnes raisons que nous avons à faire ce
premier pas sans grande gravité : peut-être est-il seulement une petite entorse à une
conviction qui est de toute façon fragile, seulement une impression désagréable ?
(Welzer, 2007, p.274)
sait que celui qui a renoncé à sa liberté de dire non est déjà soumis, que le piège
est prêt à se refermer sur lui et, qu’une fois le premier comportement d’obéissance
obtenu, le sujet est en quelque sorte « ferré ». Celui qui donne son petit doigt est
prêt à livrer son bras tout entier… (Terestchenko, 2007, p.93-94)
Ruwen Ogien, à la suite de Bernard Williams, parle pour sa part de « pente fatale »
(Ogien, 2011, p.304-305 ; Williams, 1986). Pour que ce phénomène se produise, il faut que
les conséquences des actions entreprises soient définitivement horribles et qu’elles aient été
engendrées par une progression graduelle.
C’est à tort que le sujet passif entretient l’illusion qu’il pourra toujours s’en sortir,
échapper à l’étreinte qui le broie, se ressaisir de sa liberté, de son indépendance, de
l’autonomie de son être, dire « non » demain, alors que le piège s’est d’emblée
refermé sur lui. En certaines circonstances, il n’est pas de négociation possible. Le
refus doit être premier, inaugural ; qui veut jouer au plus fin, et croit qu’il pourra
reprendre plus tard ce que dans l’instant il accorde, est déjà entré dans la logique
infernale de la concession au monde et du mensonge à soi. C’est là un processus
destructeur dont il est plus difficile encore de s’extraire qu’il ne l’est de refuser
tout de go d’y entrer. (Terestchenko, 2007, p.260)
Néanmoins, ce qui est vrai pour la banalité du mal l’est aussi pour la banalité du
bien. Le phénomène du « pied-dans-la-porte » (foot-in-the-door-tactic) (Vallerand, 2006,
p.476), est le même pour tous (Blumenthal, 2009, p.132 ; Welzer, 2007, p.151). Ce
phénomène est caractérisé par le fait qu’un petit service rendu par un individu l’enjoindra à
en rendre d’autres qui pourront être encore plus substantiels que le premier. Ainsi, un Juif
ayant demandé à un « non-Juif » de l’aider pourrait avoir engendré chez le sauveteur une
propension à aider encore. D’ailleurs les recherches des Oliner et celles de Fogelman
113
démontrent que les sauveteurs ont, dans une forte proportion, continué à s’impliquer dans
des causes caritatives après le génocide. « En fin de compte, une action graduelle mène à un
engagement moral total. L’activiste prosocial dont l’action progresse graduellement finit
par s’engager résolument » (Blumenthal, 2009, p.133).
CHAPITRE 3
RÉGULATION DES COMPORTEMENTS
L’éthique pensée comme un mode de régulation sociale est propre à ce que l’on
pourrait appeler l’approche québécoise en éthique appliquée. Elle s’appuie sur une
distinction entre modes de régulation hétéronomes (morale, mœurs, droits et déontologie) et
l’éthique posée comme un mode de régulation autonome. Cette différenciation a été
introduite par Guy Giroux (1997) qui établi d’abord une démarcation entre le droit et
l’éthique, le premier assurant une forme de régulation hétéronome et, la seconde, s’en
distinguant et se caractérisant par la réflexion autonome de la personne qui agit. Cette
approche duale des régulations sociales et individuelles est ensuite développée et
approfondie par Georges A. Legault dans le cadre notamment de travaux en éthique
professionnelle par le biais de l’élaboration d’une approche de délibération éthique qui
constitue une forme d’actualisation ou de procédure de l’éthique comme autorégulation ;
ainsi que par Yves Boisvert et Magalie Jutras dans le domaine de l’éthique appliquée aux
organisations (Legault, 2007, p.30-31).
Eichmann, si l’on se fie au portrait qu’en fait Arendt, est un exemple fort d’un
comportement de type hétérorégulatoire. Il s’était parfaitement adapté au régime nazi, aux
diverses consignes, à ses fonctions et à son rôle. Il respectait à la lettre la volonté du Führer.
C’est d’ailleurs sa parfaite intégration et l’abdication de sa volonté propre qui l’a mené à
plaider « non coupable dans le sens des accusations ». En ayant accompli tous ses gestes
dans une logique hétérorégulatoire, il était rationnel selon lui de considérer qu’il n’était pas
coupable, sa volonté personnelle n’ayant jamais été mise à contribution dans l’élaboration
des desseins du IIIe Reich. D’autres avaient pris les décisions et « qui était-il pour juger ?
Qui était-il pour avoir des “ idées personnelles sur la question ” ? » (Arendt, 2002, p.223).
D’ailleurs, la défaite allemande fut pour Eichmann une période très difficile. Ce
n’était pas tant parce qu’il voyait un idéal politique s’effondrer mais bien parce qu’un
changement de logique régulatoire lui était imposé.
118
Tout comme Eichmann, les policiers obéissants du 101e bataillon de réserve étudiés
par Browning avaient adopté un comportement hétéronome. « Les ordres sont les ordres »
(Browning, 1994, p.223) insistaient-ils lors de leurs interrogatoires. Il s’agissait aussi
d’hétérorégulation dans le cas des expériences en psychologie sociale abordées dans le
cadre du premier chapitre.
Les exemples issus de la Shoah et de la psychologie demeurent bien sûr des exemples
extrêmes. Les décisions motivées de manière hétérorégulatoire n’ont pas forcément de
conséquences destructrices. Plusieurs des comportements observables en milieu de travail,
lorsque la norme, la procédure, la volonté du dirigeant guident les agissements des
travailleurs, relèvent d’une logique hétérorégulatoire. Cette logique n’est pas mauvaise
d’emblée. L’autorité peut être bienveillante et l’insertion du sujet dans une structure
hiérarchique qui lui dicte les comportements à adopter peut renforcer l’efficacité des
organisations et l’atteinte de leurs finalités. C’est la nature de l’autorité, bienveillante ou
destructrice, et les finalités qu’elle vise qui engendreront une connotation positive ou
négative à l’hétérorégulation de ses subordonnés.
al., 2003b, p.72) Il n’est pas question ici de s’interroger sur les finalités de l’action, seule
une délibération sur les moyens et les devoirs est de mise dans ce type de raisonnement.
La morale, les mœurs et le droit sont, par ordre décroissant, les modes de régulation
des comportements les plus hétérorégulatoires. Ces modes de régulation peuvent ici servir à
mieux appréhender certains cas de figure et à mieux illustrer les raisonnements à l’œuvre
pour les cas abordés dans les deux premiers chapitres.
Le mode le plus hétérorégulatoire est la morale qui définit ce qu’il est bien de faire et
les comportements à adopter pour bien agir. Elle énonce des prescriptions et des
interdictions qui véhiculent tous des devoirs. Cette autorité peut être un dieu, une religion,
la nature, l’humanité, la patrie ou tout autre personne ou organisation qu’il n’est pas permis
de questionner. « La dimension impérative de la morale exige une discipline de la part de
l’individu afin qu’il agisse en respectant l’ordre établi, c’est-à-dire la loi morale. »
(Boisvert et al., 2003a, p.15)
Ainsi, pour des individus comme Eichmann ou les policiers obéissants du 101e
bataillon de réserve de la police allemande, le raisonnement à l’œuvre était normatif. La
finalité de l’action était déterminée par le Führer, autorité ayant dicté la « loi morale » et,
par conséquent, leur marge de manœuvre réflexive se résumait à déterminer l’action la plus
adéquate, la norme la plus efficiente dans les circonstances et les moyens les meilleurs pour
faire leur « devoir ».
Sous le régime nazi, ce qui était vrai pour le droit l’était aussi pour la déontologie qui
concernait plus particulièrement les travailleurs. Ce mode de régulation des comportements,
avec ses règles et normes bien établies, a aussi mené des individus à adopter des
comportements découlant de la « banalité du mal ». À titre d’exemple, Eichmann était un
fonctionnaire zélé qui avait à cœur de faire son « devoir ». C’est à cause de cette dévotion
irréfléchie qu’il participa activement à l’éradication de millions d’individus.
En premier lieu, il semble que les trois hommes aient agi en raison de leur
attachement à une morale religieuse et en conformité avec les textes sacrés. En effet, les
sermons d’André Trocmé puisaient à la morale chrétienne en défendant une conception
bien précise de ce qu’est le mal et de ce qu’est le bien. Le bien était selon lui lié à
l’accomplissement de tout ce qui peut aider son prochain et le mal était de nuire à autrui.
Les sermons ne proposaient cependant pas un mode d’emploi noir sur blanc
pour ce combat de l’amour contre la haine. Ils ne prétendaient pas dire au
monde, ou au Chambon, ce qu’il fallait faire exactement pour vaincre par
l’amour le mal incarné par Hitler. À la fin de ces sombres années 30, les
sermons disaient : cherchez sans relâche des moyens, des occasions d’obtenir
de petites victoires sur l’esprit de destruction; ils n’indiquaient pas quels étaient
ces moyens; ils rappelaient seulement qu’un fidèle du Christ doit agir chaque
fois que l’occasion se présente. (Hallie, 1980, p.122-123)
répliquait en citant Jésus : « Quiconque aime son père, sa mère, ou ses enfants plus que
moi, n’est pas digne de moi. » (Zahn, 1967, p.55) Face à un conflit de morales, Jägerstätter
a donc toujours choisi de suivre les préceptes de la morale religieuse chrétienne.
Les mêmes thèmes reviennent aussi dans les discours et les lettres pastorales de MGR
Clement August von Galen. Il respectait l’autorité de l’Église, il travaillait pour le salut des
âmes de ses fidèles et il avait une foi inébranlable envers les doctrines chrétiennes.
MGR von Galen n’était pas le premier à prendre une telle position. Le devoir de
désobéissance en lien avec les doctrines chrétiennes avait déjà été exploré par Thomas
d’Aquin et par Grotius (1625), de même que par de nombreux martyrs chrétiens (Durand,
2004, p.20-28).
Ce qui est vrai pour la morale l’est aussi pour les mœurs. Les trois chrétiens ont agi
en conformité avec les normes de leurs groupes d’appartenance respectifs. Leurs actions
étaient des moyens pour faire leur devoir et atteindre des finalités qui étaient prescrites à
eux comme à leurs pairs.
126
Comme il en a été question dans le deuxième chapitre, les actions des habitants du
Chambon-sur-Lignon s’inscrivaient dans une longue suite de rapports conflictuels avec
l’autorité pour défendre leur droit de continuer à pratiquer leur religion. La « tradition »
protestante, les mœurs protestantes, de même que les coutumes propres au village en ce qui
a trait à l’exercice de leur culte envers et contre les autorités étatiques, ont grandement
influencé la réaction des villageois quand est arrivé le temps de se positionner face au
nazisme et à Vichy. La « banalité du bien » est ici très bien nommée car il ne s’agissait pas
d’actes de bonté issus d’une longue réflexion, mais bien d’une continuité dictée par leur
passé et leurs mœurs communes. Aider était naturel pour eux et ne méritait pas d’éloge à
leurs yeux. Peu importe la dangerosité de la situation, il faisait partie des habitudes et des
mœurs des villageois de venir en aide.
L’élément le plus significatif pour le sociologue, c’est que Jägerstätter ait choisi
un groupe de référence hors du domaine temporel. Pour reprendre l’analyse de
Merton, il se rattachait à un groupe de référence passé, et faisait revivre un jeu
de valeurs, de normes et de pratiques oubliées; mais dans son acte, il se
rattachait aussi à un groupe de référence futur, puisqu’il espérait la Béatitude
éternelle. Son univers, c’était l’Église des trois premiers siècles, celle des saints
et des héros qui avait sauvegardé une tradition de généreux témoignages. Son
idéal apparaît clairement dans la déclaration qu’il écrivit en prison : « Je me
rends parfaitement compte que si on ne veut pas déclarer appartenir à cette
communauté dont se réclame le national-socialisme et si on ne veut pas obéir à
tous les ordres qui nous seront donnés en son nom, on est déchu de tous ses
droits, y compris celui de vivre, alors qu’on est citoyen du même Reich. Dieu
n’agit guère autrement; qui refuse d’appartenir à la Communion des Saints, de
lui obéir lorsqu’il nous l’ordonne par son Église, quiconque n’accepte pas de
consentir des sacrifices et de lutter pour son Règne, perd aussi tout droit de
participer à son Royaume ».
127
« […] Si jamais quelqu’un réussit à se battre pour les deux règnes, s’il arrive à
se faire admettre dans les deux corps, d’une part la Communion des Saints,
d’autre part la communauté nazie, s’il peut suivre tous les ordres qui sont
donnés dans le troisième Reich sans se mettre en contradiction avec les
commandements de Dieu, c’est un virtuose. Je veux bien, mais moi je n’en suis
pas capable. Et c’est pourquoi je préfère encore renoncer à ne jouir d’aucun
droit sur le plan du troisième Reich et sauvegarder ceux qui me sont assurés
pour le Royaume de Dieu ». (Zahn, 1967, p.171-172)
Franz Jägerstätter avait étudié la vie des saints catholiques et les admirait. Mourir en
martyr était pour lui un honneur car il ferait partie intégrante de ce groupe béatifié.
Appartenir à ce groupe était en soi une finalité et lui prescrivait des devoirs qu’il devait
respecter. Son comportement était dès lors principalement hétéronome.
Plusieurs cas de « banalité du bien » pourraient encore être approfondis pour faire
des liens avec l’hétérorégulation et le raisonnement normatif. Néanmoins, le survol de ceux
de Trocmé, de Jägerstätter et de MGR von Galen démontre déjà les liens qu’il est possible
de faire entre désobéissance marginale et hétérorégulation. Par contre, ils soulèvent aussi
des questions en ce qui concerne le rôle joué par l’autorégulation et le raisonnement éthique
par rapport au choix que ces individus ont fait entre deux autorités. Dans un contexte de
contrainte où une autorité particulière est dominante au point de pouvoir enlever la vie aux
détracteurs, choisir d’obéir à une autre autorité que cette dernière n’est-il pas de
l’autorégulation ? Qu’elle est la place de la conscience individuelle et du jugement lorsque
l’individu obéit à une autorité morale ? Il est nécessaire de définir ce que sont
l’autorégulation et le raisonnement éthique avant de s’attarder à ces questions.
c’est à travers les relations qu’il entretient avec les autres qu’il peut peaufiner son jugement
en soupesant les valeurs agissantes et en déterminant lesquelles ont préséance dans une
situation donnée. « Dans une perspective d’autorégulation, c’est donc à partir d’un sens,
construit à travers les interactions collectives et partagé par les membres du groupe auquel
l’individu appartient, que ce dernier trouve la source de la régulation de sa propre
conduite » (Boisvert, 2008, p.93). En somme, bien que d’autres individus puissent avoir
une influence sur le sujet, il s’agit d’autorégulation lorsque celui-ci n’obéit pas
aveuglément à des normes mais « décide de sa conduite en référence à des valeurs » sur
lesquelles il a délibéré en tenant compte d’autrui. L’autorégulation « constitue un appel à
l’autonomie, à la responsabilité, au jugement de la personne ainsi qu’au dialogue,
puisqu’elle prend son sens dans le rapport à l’autre » (Rondeau, 2007, p.9). La motivation
de l’agent est dès lors de l’ordre de la responsabilité et de l’engagement.
Comme l’ont souligné Magalie Jutras et Louise Campeau dans un numéro de la revue
Ethica consacré à l’éthique comme autorégulation (2007), l’hétérorégulation relèverait
d’une responsabilité objective alors que l’autorégulation relèverait d’une responsabilité
subjective. En d’autres mots, la première forme de régulation est basée sur des règles
formelles dont il est facile d’en vérifier le respect et la conformité, alors que le deuxième
type de régulation appelle à une forme de responsabilité qui découle de la réflexion et de la
délibération (Rondeau, 2007, p.10). L’autorégulation n’est pas pour autant arbitraire, car
elle se fonde sur l’intersubjectivité critique. Ainsi, face à un acte à poser, les individus
peuvent confronter leurs jugements, entamer un dialogue et réfléchir collectivement à la
meilleure action à poser dans les circonstances. L’intersubjectivité critique, nommée par le
philosophe Karl Popper et revisitée par Jean-François Malherbe, est ici définie comme étant
un « dialogue critique entre plusieurs sujets assumant autant que faire se peut leur propre
subjectivité et tentant ensemble de se prémunir de tout jugement arbitraire » (Durand, 2004,
p.100).
normes qu’elle prescrit, pour qu’il entame la délibération, seul ou en groupe, et qu’il en
vienne à un comportement autorégulé, il doit avoir fait appel à son propre jugement. Arendt
parle de la « menace de l’autopunition » en référence à cette sanction qui plane dans l’esprit
de l’être pensant en ce qui a trait aux actions qu’il pourrait entreprendre de son propre chef.
En l’absence d’une autorité extérieure qui dicte quoi faire et quoi ne pas faire, l’individu se
règle sur une autre autorité, sa conscience, qui possède ses propres sanctions.
Cette « menace de l’autopunition », inhérente à l’autorégulation, peut être évitée par des
« limites autoposées ».
Si c’est un être qui pense, qui est bien enraciné dans ses pensées et ses
souvenirs, et qui sait donc qu’il doit vivre avec lui-même, il y aura des limites
à ce qu’il peut se permettre de faire et ces limites ne lui seront pas imposées de
l’extérieur, elles seront autoposées. […] le mal extrême et sans limites n’est
possible qu’en l’absence totale de ces racines autodéveloppées qui limitent
automatiquement les possibles. (Arendt, 2009, p.149-150)
La régulation provient ainsi de l’individu qui, tout en mettant l’accent sur des valeurs
partagées auxquelles il adhère, mobilise son raisonnement pour répondre aux questions
« pourquoi j’agis? », « dans quel but? », « pour quelles raisons? », « avec quelle
intention? » (Boisvert et al., 2003a, p.32). Cette réflexion permettra à l’agent de répondre
de ses décisions et de ses actions aux autres et d’en assumer toutes les conséquences.
Cette responsabilité exige de l’individu une très grande maîtrise de soi. Cette
dernière ne s’acquiert que par un travail exigeant et continu de l’individu sur
lui-même ainsi que par l’acceptation du consensus issu du dialogue. Cette
maîtrise de soi sous-tend en outre un certain renoncement, puisque dans sa
délibération, l’individu est amené à renoncer à des valeurs au nom de certaines
autres.
Par sa réflexion, l’individu est ainsi amené à renoncer à une part de ses intérêts,
en raison du fait que leur poursuite aurait ou pourrait avoir des conséquences
désastreuses sur les autres. Il doit alors accepter de se « faire violence », en
réprimant une pulsion parfois forte à agir en fonction de son intérêt individuel.
(Boisvert et al., 2003a, p.37)
Il est dès à présent possible de constater plusieurs points communs entre les critères
de sélection définissant ce qu’est un éveilleur de conscience et cette brève définition de
l’éthique comme autorégulation. Par exemple, selon notre conception, l’éveilleur de
conscience doit avoir assumé son libre arbitre et avoir accepté les conséquences et la
responsabilité de son refus d’obéissance. La nature non-violente du refus rapproche aussi
l’action de l’éveilleur de conscience de l’éthique comme mode de régulation des
comportements car le non-violent considère l’autre, quel qu’il soit, dans le choix de ses
moyens d’action. S’il utilisait des méthodes violentes, il ne respecterait pas entièrement
autrui. En optant pour la non-violence, il sacrifie sa sécurité dans l’espoir de pouvoir
instaurer un dialogue avec l’autorité destructrice.
Par exemple, Gandhi fondait ses actions sur les valeurs d’« ahimsa » (amour du
prochain) et de « satyagraha » (non-nuisance). Il a toujours accepté les conséquences de ses
refus d’obéissance et tentait constamment d’instaurer des dialogues entre les diverses
couches hiérarchiques de la société et les diverses religions qui cohabitaient en Inde. Il
travaillait pour une plus grande justice sociale en visant la concertation. Le raisonnement
qu’il mettait en œuvre était de l’ordre de l’éthique car bien qu’il respectait les institutions
en place, entre autre en sa qualité d’avocat, il était toujours motivé à réfléchir aux fins
visées par celles-ci et à s’y opposer si elles ne prenaient pas en compte autrui. Gandhi est,
en outre, un bel exemple du passage entre raisonnement normatif et raisonnement éthique.
Il considérait qu’il fallait d’abord savoir respecter les lois et que la désobéissance n’était
légitime qu’après avoir obéi et après avoir constaté que les lois ne répondaient pas
convenablement aux problèmes rencontrés dans la société (Gandhi, 2012, p.602-603). La
désobéissance n’était pas non plus une fin en soi, mais un moyen, une rupture dans l’ordre
des choses pour pouvoir prendre une distance avec les normes en vigueur, pour les
questionner collectivement, pour trouver des avenues plus adéquates afin de répondre aux
besoins des citoyens.
Dans cette délibération, Socrate fait intervenir des considérations sur la justice et
l’injustice, sur le mal et sur le bien, et fait discourir les « Lois ». En procédant ainsi, les
deux hommes ont recours au raisonnement normatif (Lois) au cœur de leur raisonnement
éthique. Au terme de leur dialogue, ils en viennent d’ailleurs à la conclusion qu’un
comportement respectueux des normes est le plus adéquat dans les circonstances. Tous
deux s’entendent sur le fait qu’accepter la peine de mort est l’action la plus appropriée, car
c’est elle qui engendre le moins de conséquences fâcheuses pour les autres et qu’elle est la
plus indiquée pour actualiser la valeur de « justice » que tous deux considèrent comme la
plus importante dans l’analyse de cette situation particulière. En agissant ainsi Socrate ne
désobéit pas aux lois d’Athènes mais il demeure un « éveilleur de conscience » car son
obéissance n’est pas aveugle et irréfléchie, elle est raisonnée et vise une finalité plus grande
et importante à ses yeux que sa propre vie : la justice.
Compte tenu du fait qu’il a été démontré que les agissements de certains éveilleurs de
conscience découlaient d’un raisonnement normatif, il est impossible d’affirmer que le
raisonnement éthique est le seul raisonnement opérant lorsqu’un acte de désobéissance ou
de non-conformité nous interpelle par sa marginalité et son essence prosociale. Dans
plusieurs cas, l’action désobéissante a été motivitée par un désir de conformité envers une
autre autorité. Pour ces désobéissants, la question était de savoir : « Quel est le devoir
premier dans les circonstances? » Par contre, il ne s’agissait pas pour autant d’« obéissance
servile » car ces désobéissants ont fait un choix que les « exécuteurs » n’ont pas fait.
Incidemment, leur action nécessite le recours à une autre notion.
La première forme d’« obéissance seconde » est l’« anti-obéissance ». Elle s’actualise
par un refus total de toute forme d’obéissance. « Elle renverse l’obéissance première mais,
ce faisant, elle en conserve le noyau. Sans le savoir, l’anti-obéissance est donc obéissance à
la loi qui prescrit de “ désobéir à toutes les lois ”. » (Cervera-Marzal, 2014, p.361)
La deuxième forme d’« obéissance seconde », celle qui nous intéresse car elle peut
remplir un vide théorique laissé par la présente problématique, est l’« alter-obéissance ».
Elle désigne le refus d’obéir aux lois étatiques afin de se soumettre à d’autres
lois : la loi religieuse, la loi naturelle, la loi du marché, la loi des traités
internationaux, la loi morale, la loi de l’histoire, etc. L’alter-obéissance se
présente comme « désobéissance » dans la mesure où elle transgresse en effet
les lois étatiques. Mais cette violation des lois en vigueur a pour vocation de
permettre d’obéir encore mieux et encore plus à une loi non étatique. Elle viole
les lois en place, qu’elle juge injustes, pour mieux se soumettre à une autre loi,
jugée pour sa part entièrement conforme à l’idéal de justice. Elle ne fait que
remplacer une obéissance par une autre. Elle est donc alter-obéissance,
obéissance au second degré.
L’alter-obéissance partage avec l’obéissance première – à laquelle elle ne
s’oppose qu’en apparence – l’idée selon laquelle il existe de « bonnes » lois
auxquelles il faut par conséquent vouer un respect absolu, une soumission
136
systématique. Pour l’obéissance première, ces bonnes lois sont celles édictées
par l’État. Pour l’alter-obéissance, ce sont les lois de Dieu, de la science, du
droit international, des marchés, de l’histoire ou de la morale. (Cervera-Marzal,
2014, p.362)
En ce sens, les éveilleurs de conscience qui ont désobéi à une autorité destructrice
pour respecter leurs devoirs face à une autre autorité ont fait acte d’« alter-obéissance ». Il
ne s’agissait pas plus de pure obéissance que de pure désobéissance. Choisir entre deux
autorités, c’est aussi choisir entre deux finalités distinctes et ce type de choix relève de
l’autorégulation. Lorsque l’individu soupèse les valeurs véhiculées par les devoirs des deux
autorités auxquelles il fait face, il actualise un raisonnement éthique. Nous prenons ainsi
une certaine distance avec Cervera-Marzal qui postule que les deux formes d’« obéissances
secondes » entretiennent un rapport exclusivement « hétéronome » avec l’autorité.
Nous posons donc l’hypothèse qu’il existe deux moments régulatoires dans l’« alter-
obéissance » : un moment autorégulatoire et un moment hétérorégulatoire. Cette hypothèse
s’appuie sur la constatation que les désobéissants marginaux, notamment les cas chrétiens
137
étudiés plus tôt, ont franchi une étape réflexive supplémentaire avant d’en venir à leur refus
d’obéissance. Franz Jägerstätter, par exemple, a dialogué avec plusieurs prêtres (et même
un évêque) qui lui ont tous conseillé de préférer l’autorité nazie à l’autorité de l’Église dans
les circonstances particulières du IIIe Reich. Or, soumis à une autorité quelconque et faisant
face à un ordre qu’il pressent destructeur, l’individu qui ressent une forte tension à l’idée
d’exécuter ces ordres chercherait une autre autorité à laquelle obéir pour résorber la tension
qu’il ressent. Cette recherche d’une autre autorité, transcendante (Dieu), absente (exemples
passés) ou diffuse (culture minoritaire), est basée sur une réflexion quant aux finalités
visées et aux valeurs véhiculées par ces autorités antagonistes. Ce moment du choix entre
deux autorités est donc le moment autorégulatoire du comportement de l’ « alter-
obéissant ».
Il reste à catégoriser les cas qui ne relèvent pas de la « banalité du bien » et dont le
refus d’obéissance n’est pas une forme d’ « alter-obéissance ». Pensons notamment aux cas
de Socrate, Jésus, Thoreau, Gandhi, Luther King et même Hans Fest dont il était question
au premier chapitre et pour lesquelles il est impossible de cibler un moment
irrévocablement hétérorégulatoire. Il n’existe pas de notion unificatrice pour nommer le
type d’actions que ces éveilleurs de conscience ont entreprises. Nous proposons donc celle
de « désobéissance éthique ».
L’être responsable est cet être […] qui développe l’action efficace comme si
chaque maillon des séries causales pouvait lui être imputé. Certes, il sait bien
que tout ne dépend pas de lui, mais il tient obstinément à penser, à connaître et
à reconnaître sa part dans les événements qui, sans lui, n’auraient pu advenir. À
strictement parler, l’homme responsable n’est pas seulement celui qui peut
répondre, c’est celui qui agit en pensant qu’il devra répondre et qui donc veut
répondre. (Etchegoyen, 1993, p.53)
conséquences. Les individus comme Eichmann, qui ont obéi à une autorité destructrice et
dont les actions s’inscrivent dans le registre de la « banalité du mal », ont assumé les
responsabilités inhérentes à leur rôle – une responsabilité contractuelle au sens de Milgram
– conformément à l’engagement qu’ils avaient pris envers l’autorité. Cette responsabilité ne
dépassait toutefois pas le cadre très restreint de leur tâche. En contrepartie, la responsabilité
des éveilleurs de conscience est beaucoup plus vaste, tendant même vers l’universel.
sommes à mille lieux d’une quelconque « banalité du bien ». Les éveilleurs de conscience
qui ne cadrent pas avec la notion d’ « alter-obéissance » adoptent des comportements où
l’éthique comme autorégulation est à ce point incontournable qu’elle nous pousse à
conclure à l’existence d’une « désobéissance éthique ».
[…] j’ai bien envie de faire une prédiction vous concernant, vous dont les votes
m’ont condamné. J’en suis, en effet, à cette heure de la vie où les êtres humains
sont le plus aptes à faire des prophéties, au moment où ils vont mourir. Je vous
prédis en effet, citoyens, vous qui m’avez condamné à mort, que vous aurez à
subir, tout de suite après ma mort, un châtiment beaucoup plus pénible, par
Zeus, que celui auquel vous m’avez condamné en me condamnant à mort. En
agissant ainsi aujourd’hui, vous avez cru en effet vous libérer de la tâche de
justifier votre façon de vivre; or, c’est tout le contraire qui va vous arriver, je
vous le prédis. Il augmentera, le nombre de ceux qui vous demanderont de vous
justifier, et que je m’employais à retenir sans que vous vous en rendiez compte!
Et ils seront d’autant plus agressifs qu’ils seront plus jeunes, et ils vous
irriteront davantage. Car si vous vous imaginez que c’est en mettant des gens à
mort que vous empêcherez qu’on vous reproche de ne pas vivre droitement,
vous faites un mauvais calcul. En effet, cette manière de se débarrasser du
problème n’est ni particulièrement efficace ni particulièrement honorable. En
revanche, la façon la plus élégante et la plus pratique consiste non pas à
supprimer les autres, mais à prendre les moyens qui s’imposent pour devenir
soi-même le meilleur possible. Voilà ce que j’avais à prédire à ceux de vous qui
m’ont condamné par leur vote; cela fait, je prends congé d’eux. (Platon,
Apologie de Socrate – 39cd, p.89)
CONCLUSION GÉNÉRALE
La « désobéissance éthique » se situe, par contre, dans un autre registre que l’« alter-
obéissance » : celui d’une compétence réflexive. Pour former un esprit critique apte à
prendre une distance avec les situations pour les questionner, il est souhaitable
143
d’encourager dès l’enfance les individus à poser des questions, à se positionner sur la
manière dont ils voient les choses, à remettre en question l’autorité, à ouvrir un dialogue
lorsqu’ils sont en désaccord avec ce qui leur est demandé. Pour qu’une telle éducation soit
réellement efficiente, elle doit toutefois être cohérente. C’est-à-dire qu’elle doit rompre
avec la tradition du « command and control ». L’objection de conscience, tant de la part
d’un enfant que d’un subordonné en milieu de travail, est encore largement perçue comme
une attaque contre l’autorité, une nuisance pour la bonne marche des choses, une porte
ouverte au chaos. Pour éviter les dérapages que l’obéissance, le conformisme et l’emprise
peuvent engendrer, les autorités bien intentionnées doivent valoriser et encourager
l’exercice du jugement personnel, autonome et critique, de chacun en offrant une « marge
de manœuvre accrue » qui permettrait à ces derniers d’ouvrir un dialogue et de délibérer.
Par la concertation, basée sur la réflexivité des acteurs et rendue possible grâce à
l’aplanissement des structures hiérarchiques, les risques de dérapage vers la « banalité du
mal » sont certainement réduits. L’individu qui expérimente et intègre de tels processus
possède les ressources nécessaires pour s’opposer à une autorité destructrice, même si à
côté de lui une majorité de personnes s’y conforme. Il pourrait tenter d’ouvrir un dialogue
avec les autres, les inviter à une délibération sur les valeurs en présence, questionner les
finalités visées et devenir, par le fait même, un « éveilleur de conscience ».
Un autre aspect peut s’avérer déterminant tant dans les cas d’« alter-obéissance » que
dans les cas de « désobéissance éthique » : la capacité empathique de l’individu. Il en a été
question dans la section traitant du « rapport à autrui » comme facteur contributif des
phénomènes de « banalité » et cette capacité peut aussi être constitutive du raisonnement
éthique car il doit y avoir prise en compte d’autrui avant qu’une décision soit prise. Ce
thème n’a toutefois pas été explicitement approfondi dans ce mémoire, mais nous pensons
que la capacité empathique est essentielle pour pouvoir s’objecter à une autorité
destructrice. Si le sort d’autrui nous est égal, pourquoi se mettre en « danger » en
désobéissant à l’autorité ? Comme nous l’avons vu au premier chapitre, il y a en effet
beaucoup plus d’avantages immédiats à obéir et à se conformer qu’à se rebeller.
Incidemment, il y a fort à parier qu’un individu ressentant de l’empathie pour une victime
144
potentielle sera plus motivé à s’objecter à une autorité destructrice qu’un individu apathique
qui veillera à ses intérêts immédiats.
Par exemple, il pourrait être souhaitable de sensibiliser très tôt les individus à la
« désobéissance éthique » par l’étude de cas d’éveilleurs de conscience. Il a été dit qu’une
des caractéristiques essentielles de ces désobéissants marginaux est qu’ils ont une
propension naturelle à être des agents multiplicateurs, des exemples comportementaux. Au
contact de leur histoire, par le biais de récits ou de films biographiques, nous sommes bien
souvent séduits, émus et admiratifs. Inclure l’étude de cas d’« éveilleur de conscience »
dans les formations académiques augmenterait les chances que les individus aient les outils
réflexifs nécessaires pour confronter pacifiquement une autorité destructrice. Il serait aussi
possible de valoriser très tôt les capacités empathiques, l’action prosociale, les valeurs
d’aide et l’esprit critique. On s’assurerait ainsi que l’option de la désobéissance ne devienne
pas « anti-obéissance » mais qu’elle s’actualise par la « désobéissance éthique ».
Au-delà des aspects qui viennent d’être abordés et qui peuvent être pris en charge au
niveau éducationnel, il y a d’autres facteurs qui concernent plus spécifiquement les
organisations et les milieux de travail. Un retour à la formule de Milgram, que nous avons
modifiée au premier chapitre, s’impose. Il avait été dit que la tension (T) était l’élément
déclencheur de la désobéissance, mais que celle-ci pouvait être amoindrie, malgré la nature
destructrice de la situation, par des « facteurs de maintenance » (m), des « mécanismes de
145
Désobéissance = T > (m + r + a)
Obéissance = T < (m + r + a)
Les formations en éthique appliquée basées sur le modèle de Boisvert et al., et traitant
particulièrement du raisonnement éthique, de même que le recours au modèle délibératif de
146
Georges A. Legault (Legault, 1999), pourraient aider l’individu à cibler l’objet de la tension
et lui apprendre à résoudre le dilemme qui la sous-tend en choisissant l’action la plus
appropriée dans les circonstances auxquelles il est confronté. Par contre, ce modèle est
présentement remis en question par certains chercheurs en éthique appliquée au Québec car
il suppose que l’individu qui s’y réfère a déjà pris conscience d’un problème éthique. Ces
chercheurs questionnent aussi les retombées des formations en ce qui a trait à leurs effets
concrets dans la pratique des individus. Ainsi, même si ce modèle peut être intéressant à
certains points de vue, notamment dans le cadre de l’analyse de notre troisième chapitre, il
est impératif de continuer à trouver des moyens et à tenter de développer de nouveaux
modèles pour accroître la compétence éthique des travailleurs.
« jugement prudentiel » l’y encourage. Pour les institutions sociales, que ce soit l’école, la
famille, les milieux de travail et même l’État, le plus grand défi est d’accepter la
« désobéissance éthique » comme étant une composante essentielle d’une saine régulation
sociale et de donner aux individus la « marge de manœuvre » nécessaire pour qu’ils
puissent y avoir recours si leur conscience les y enjoint et que la situation le justifie.
L’instauration de telles conditions pourrait permettre d’en finir avec la « banalité du mal ».
Il est néanmoins certain que des individus, tout aussi minoritaires que pouvaient l’être
nos « éveilleurs de conscience », auront toujours la fâcheuse tendance à s’accaparer le
pouvoir dans le but d’atteindre des fins égoïstes. Depuis toujours, des individus puissants,
voir même surpuissants, font la pluie et le beau temps au quotidien dans de nombreuses
sphères d’activités. Beaucoup de leurs décisions ont d’ailleurs des conséquences
désastreuses pour bon nombre d’êtres humains. On dit qu’à notre époque 50% des
ressources de la planète appartiennent à 1% de la population mondiale. Cette infime
minorité, qui n’a pas été démocratiquement élue pour diriger, contrôle présentement
l’« ordre des choses » et impose son idéologie par tous les moyens qui sont à sa disposition.
Ainsi, bien que la présente recherche ait pu ouvrir sur quelques pistes d’action pour éviter
la « banalité du mal » qui sert si bien ces autorités aux tendances machiavéliques, elle ne
peut aider en ce qui a trait à la nature et aux visées de ce type d’autorité. Elle enjoint les
« exécutants » à reprendre la responsabilité qui leur revient, mais elle reste muette sur la
responsabilité des dirigeants. Le mouvement d’éveil des consciences qu’elle encourage est
ascendant et confère une responsabilité pratiquement intenable aux individus pour qu’ils
acceptent de devenir des « David contre Goliath ». La suite la plus constructive de la
présente recherche serait donc de tenter de trouver une manière d’atteindre les sommets
décisionnels en partant de la question suivante : « Comment éveiller la conscience des
surpuissants » ?
148
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