Criti 876 0497
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© Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/07/2022 sur www.cairn.info via Institut National de l'Histoire de l'Art (IP: 194.214.199.130)
2020/5 n° 876-877-878 | pages 497 à 512
ISSN 0011-1600
ISBN 9782707346384
DOI 10.3917/criti.876.0497
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-critique-2020-5-page-497.htm
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François-Xavier Fauvelle, spécialiste de l’Afrique ancienne, a été
élu au Collège de France en 2018 à une chaire d’Histoire et archéolo-
gie des mondes africains 1. Il a vécu et travaillé dans différents pays
d’Afrique : en Afrique du Sud, d’abord, en Éthiopie ensuite, dans le
Maghreb et en particulier au Maroc, plus récemment au Mali. L’ histo-
riographie africaine a la part belle dans ses premiers travaux ; mais
bien vite, François-Xavier Fauvelle prend aussi l’initiative de chan-
tiers de fouilles archéologiques, participant ainsi à l’engagement des
recherches africanistes dans les études matérielles ; et, quel que soit le
domaine où il exerce son activité, la dimension réflexive n’est jamais
absente des travaux de cet africaniste venu, à l’origine, de la philoso-
phie. Parmi ses nombreuses publications, Le Rhinocéros d’or (Alma,
2013 ; rééd. Gallimard, « Folio-Histoire », 2014) a trouvé de nom-
breux lecteurs, en France et hors de France, bien au-delà des cercles
savants. Car il faut ajouter que ce chercheur exigeant n’a jamais
séparé sa démarche scientifique d’un souci d’écriture qui confère à
chacun de ses textes une physionomie particulière. À la recherche du
sauvage idéal (Éd. du Seuil, 2017), l’un de ses plus récents ouvrages,
sur lequel il revient dans cet entretien, en est un bel exemple.
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bien que j’ignorais quelles étaient les possibilités et quel était
l’état des lieux des recherches africanistes. Je me suis tourné
vers Jean Boulègue à l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne
qui m’a suggéré de commencer par refaire un mémoire de
master sur un sujet d’historiographie africaine pour pallier
mon ignorance. Par la suite, mes recherches ont toujours
commencé par des questions de cet ordre, dans la lignée de
ce que Bertrand Hirsch, que j’ai rencontré alors à Paris I,
transmet à ses étudiants. Il s’est avéré que c’était l’entrée par
excellence pour l’histoire de l’Afrique, probablement davan-
tage que dans tout autre domaine.
Les passés de l’Afrique sont en effet coprésents : trans-
mis par les mémoires des sociétés africaines ; par la littéra-
ture coloniale (telle qu’elle a été mise en avant par Valentin
Mudimbe, par exemple dans The Invention of Africa) ; par
l’érudition des orientalistes ; par des objets de musées ; par
des archives archéologiques ; par des trésors pillés… Toutes
ces formes, fragmentaires mais coprésentes, nous permettent
de retracer le récit d’événements passés, mais seulement si
l’on énonce, simultanément, le récit des conditions de notre
accès à ces sources. C’est une évidence pour l’historien et c’est
encore plus vrai s’agissant de l’histoire de l’Afrique, parce
que la documentation disponible ne nous laisse jamais le loi-
sir de croire qu’elle nous est parvenue sans médiations, en
quelque sorte naturellement. Dès lors, il nous faut toujours
dénaturaliser les sources avec un soin particulier, et surtout
rendre ces opérations explicites. Les historiens de l’Afrique
n’ont pas d’autre choix que de s’engager dans l’interrogation
de la relation entre la forme présente du vestige (son inté-
grité, sa relation à d’autres sources, sa conservation) et ses
possibles états passés. C’est ce que fait par exemple Marie-
Laure Derat dans son travail sur les archives des dynasties
éthiopiennes médiévales, ou Claire Bosc-Tiessé en histoire de
l’art africain. Ce processus d’interrogation est déterminant :
c’est lui qui permettra la transformation d’un objet matériel,
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des passés) et dans sa taphonomie (les conditions qui ont
présidé à sa conservation différentielle, meilleure ou moins
bonne que d’autres matériaux). Cela est vrai d’un tesson de
céramique comme d’une archive. Cela revient à énoncer une
évidence, à savoir que l’historienne ou l’historien travaille
toujours depuis le présent, comme un archéologue ne tra-
vaille qu’à partir du sol actuel, un psychanalyste à partir
d’actualisations qui datent d’aujourd’hui. Mais cette évidence
reste néanmoins contre-intuitive, car en réalité nous aimons
toujours croire que le sol d’époque fatimide ou l’archive du
xve siècle que nous exhumons datent de l’époque fatimide ou
du xve siècle, alors qu’ils datent aussi de tous les présents
successifs jusqu’à aujourd’hui.
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d’une peinture rupestre d’Afrique du Sud m’a donné l’occa-
sion d’un travail commun avec le pariétaliste Jean-Loïc Le
Quellec et le préhistorien François Bon (Vols de vaches à
Christol Cave, Publications de la Sorbonne, 2009). Quant à
l’archéologie, cela a été un apprentissage continu aux côtés
de Romain Mensan, qui m’accompagne dans toutes mes mis-
sions en Afrique, de l’Éthiopie au Maroc.
Mes bifurcations professionnelles successives sont en
fait le résultat de mises à distance de la frustration, consis-
tant à me rapprocher chaque fois un petit peu plus de l’objet
du désir historien. J’ai cherché à épuiser la frustration et à
aller au plus près possible du passé, même si, par défini-
tion, il nous échappe. C’est une quête, dont j’ai toujours eu
conscience qu’elle était impossible à satisfaire. Cependant,
ce mouvement vers le passé, c’est-à-dire l’enquête, m’est tou-
jours apparu passionnant. Vingt ans après L’ Invention du
Hottentot, en remobilisant les mêmes matériaux, c’est de
cette enquête remontant vers le passé que j’ai fait l’intrigue
d’un autre livre, À la recherche du sauvage idéal (Éd. du
Seuil, 2017).
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ment, à réclamer l’accès à des connaissances qui étaient (et
sont encore) largement produites dans des universités du
Nord. Mais ma motivation, elle, était épistémologique. Je ne
parvenais pas à accepter ce qui était l’horizon de ce courant
de pensée : une science « noire » supposée plus véridique.
L’
idée d’une équivalence entre procédure d’établissement
de la vérité et couleur de peau ou ethnicité était effrayante.
Or même si l’afrocentrisme est aujourd’hui un peu passé de
mode, le risque de voir se créer dans nos sociétés contempo-
raines des isolats épistémologiques est omniprésent. Et l’on
ne peut pas ignorer que le racisme dont souffrent beaucoup
de gens, outre ses formes quotidiennes et violentes, provient
aussi du sentiment d’être exclus d’un domaine commun d’in-
telligibilité. Pensez à la façon dont les écrivains noirs, africains
ou non, sont très souvent encore renvoyés à des questions
du type : « Quand placerez-vous dans vos romans des per-
sonnages blancs, pour toucher un lectorat plus large ? » ou
« En situant votre intrigue au Congo, pensez-vous adresser
un message universel ? ». Comme si le blanc était la couleur
« par défaut » de l’universel... Face à une semblable question,
Toni Morrison avait un jour répondu : « You can’t understand
how powerfully racist that question is 2. »
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disponibles au-delà des cercles de spécialistes. J’en étais là
quand est arrivé le discours de Dakar du président Sarkozy
en 2007, qui affirmait en substance que l’Afrique n’avait pas
d’histoire, que l’« Homme africain » était depuis la nuit des
temps plongé dans une sorte d’hébétude qui le condamnerait
à une répétition perpétuelle. J’ai immédiatement rapproché
cette ignorance « powerfully racist » de la pensée afrocentriste.
Car en dépit du fait que ces deux ignorances viennent de
bords opposés de notre société, elles relèvent du même dia-
gnostic : nous manquons cruellement de savoirs partagés sur
les passés de l’Afrique. C’est sur ce manque que prospèrent
à la fois le mépris et les récits enchantés. C’est ce qui m’a
décidé à écrire Le Rhinocéros d’or.
Aujourd’hui, on doit constater que la demande d’Afrique
est de plus en plus importante, dans la société française en
particulier. Il existe un public qui assiste aux conférences
que donnent les historiennes et historiens de l’Afrique. Les
maisons d’édition ont commencé à le comprendre, de même
que les boîtes de production et les diffuseurs télé. Voyez par
exemple l’excellent documentaire « Décolonisations » qu’a
coécrit Pierre Singaravelou pour Arte. Il y a cependant encore
des pôles de résistance : en dépit de l’énorme intérêt pour
l’Afrique parmi les élèves et les enseignants en histoire dans
le secondaire, les manuels continuent de promouvoir une
vision de l’Afrique sans histoire et une vision de l’histoire
sans l’Afrique.
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en Éthiopie, avec ma collègue Marie-Laure Derat. En me réin-
vestissant dans un pays dans lequel j’ai beaucoup travaillé,
où j’ai obtenu beaucoup de résultats et où la recherche his-
torique s’est considérablement renouvelée depuis vingt ans,
je réaligne l’essentiel de mes recherches, de mes collabora-
tions, de mes projets de publications. Cela correspond égale-
ment à une demande politique, tant du côté français que du
côté éthiopien. Je ne délaisse cependant pas complètement
le Nord-Ouest africain, mais fais désormais cadrer mon inté-
rêt pour cette région avec mes séminaires sur l’or (en 2020)
et le Sahara (en 2021 et 2022), tout en projetant la création
en Afrique de l’Ouest d’un centre de recherche consacré aux
disciplines du passé.
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grecques de Maurice Sartre (Éd. du Seuil, 2006), j’ai trouvé
cette forme narrative par fragments. Je m’y suis lancé « pour
voir », et j’ai très vite compris que cette forme non seulement
permettait de faire cohabiter toutes les sociétés, toutes les
échelles d’analyse, toutes les temporalités, toutes les formes
d’interactions sociales et religieuses, mais aussi qu’elle épou-
sait et illustrait les régimes de documentation et de narrati-
vité qui sont ceux avec lesquels travaillent les historiennes
et historiens de l’Afrique. Et puis – je l’ai découvert en cours
de route – cette forme de récit permettait d’être à la fois juste
avec les documents, en tirant les enseignements de chaque
fragment dans de petits chapitres très courts, et juste avec
les lecteurs en faisant comprendre que les lacunes entre les
fragments étaient le résultat de nos conditions de recouvre-
ment du passé. Al-Bakrî, par exemple (je le raconte dans le
chapitre vii), nous parle du royaume du Ghâna au milieu
du xie siècle. C’est un royaume païen dans lequel les mar-
chands musulmans venus d’Afrique du Nord sont très bien
accueillis. La capitale de ce royaume est située dans une
plaine dans l’Aouker, le Sud-Est de la Mauritanie actuelle.
C’est une ville duale formée de deux pôles, l’un où résident
les musulmans, l’autre, à quelques kilomètres, où résident le
roi, sa cour, les prêtres des cultes locaux. Il existe dans cette
région un site archéologique, Koumbi Saleh, qui correspond
assez bien à la ville islamique décrite par al-Bakrî, l’autre
pôle n’ayant pas été identifié. Un siècle plus tard (cela fait
l’objet du chapitre viii), un autre géographe arabe, al-Idrîsî,
nous décrit à son tour le Ghâna, qui est toujours le grand
royaume hégémonique du Sahel occidental. On se dit que
tout va bien, les deux sources convergent. Al-Idrîsî précise
cependant que la dynastie régnante est musulmane et que
l’essentiel de la population de la ville l’est aussi. Le délai est
un peu court pour un changement aussi radical, mais l’histo-
rien adapte son récit : le Ghâna se serait donc officiellement
converti dans l’entremise. Et puis patatras : al-Idrîsî indique
aussi que la capitale du Ghâna est située sur les deux rives
d’un fleuve, sur lequel les barques s’activent nombreuses. Et
cette fois on ne peut plus réconcilier les deux sources sans le
payer d’un prix très élevé. Il faut en effet récuser soit al-Bakrî
soit al-Idrîsî ; ou bien sabrer une partie du récit de l’un ou de
l’autre parce que cela nous arrange ; ou bien supposer que
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la dynastie régnante, non contente de se convertir à l’islam,
se serait transportée à des centaines de kilomètres, dans un
autre environnement, au sein d’une autre société, mais alors
il nous « manque » un site d’importance, la seconde capitale
du Ghâna. Ou bien encore il faut imaginer qu’il y eut naguère
un fleuve dans le Sud-Est mauritanien. Ou bien penser que,
avec ou sans fleuve, Koumbi Saleh est resté le pôle islamique
de la capitale, qui n’aurait pas bougé, mais alors quel crédit
accorder au récit de la conversion de la dynastie ? Ce n’est
qu’un exemple – deux fragments tirés du Rhinocéros d’or ;
mais il illustre bien sa double ambition : circonscrire autant
que possible ce qui s’est passé dans le passé du Ghâna, de
la famille royale, des marchands, des habitants de Koumbi
Saleh, et faire des incertitudes, des scénarios historiques
possibles, de la recherche des pièces manquantes, le vrai
sujet du livre.
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La première chose que fait d’habitude un éditeur, c’est de
faire disparaître les notes, passer vos illustrations en noir et
blanc, supprimer les planches d’archéologie, réduire le for-
mat, tout cela au prétexte que c’est son métier de savoir « ce
qu’attendent les lecteurs ». Ils ont fait tout le contraire, com-
prenant que si le livre devait trouver son public, ce serait pré-
cisément parce qu’il n’était pas attendu. Ils ont fait faire une
maquette pour le livre, accepté que la note documentaire de
chaque chapitre fasse partie du dispositif de lecture, intégré
les planches d’archéologie et la couleur. Le succès du Rhino-
céros d’or, en France comme à l’étranger, leur a donné raison.
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François-Xavier FAUVELLE. – De mon point de vue, pour
les herméneutes que nous sommes (je veux dire nous les
historiens et toutes celles et ceux qui travaillent au recou-
vrement du passé à partir de ses traces dans le présent),
internet n’a pas du tout tenu ses promesses en matière d’in-
tertextualité. Alors que nous sommes censés être capables de
naviguer dans une « toile », il est assez remarquable que nos
formes d’exploration du passé et d’exposition des chemine-
ments et résultats de l’enquête soient si peu réticulaires. On a
très vite acquis le goût de la lecture fragmentaire, mais notre
pratique de l’intertextualité se limite en réalité à cliquer sur
des liens hypertextes qui nous emmènent ailleurs et contri-
buent fort peu à accroître l’intelligibilité d’un contexte histo-
rique. Ce qui ferait véritablement réseau de significations,
ce serait qu’autour d’un document ainsi « augmenté » nous
puissions explorer tour à tour ses dimensions matérielles,
ses états documentaires au cours de l’histoire, les états de
connaissance qui s’y sont successivement rapportés, les cita-
tions que fait le texte, les textes et les contextes d’où pro-
viennent ces citations, les versions parallèles du texte, etc.
Or internet ne fait rien de tout ça, ou ne le fait pas bien, ou
pas durablement, et le fait en tout cas beaucoup moins bien
que le livre. Le livre, malgré sa linéarité formelle, fait ça plu-
tôt bien, en utilisant les ressources des renvois internes, des
notes qui renvoient à la bibliographie, de l’index qui renvoie
aux occurrences d’un terme, voire des marginalia comme
dans L’ Histoire du monde au xve siècle (Fayard, 2009). Même
lorsqu’il s’agit de sonder l’épaisseur d’un texte, comme le fait
Le Coran des historiens (Cerf, 2019), le livre apparaît tou-
jours comme le meilleur équipement intertextuel.
Ce sont les possibilités d’intertextualité qu’offre le livre
que j’essaie d’explorer. Je n’ai pas été assez loin dans cette
direction avec Le Rhinocéros d’or ; il aurait fallu permettre
une navigabilité beaucoup plus importante entre les frag-
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entouré par les échanges d’emails entre lui et le fact-checker
du journal. John Maxwell Coetzee a essayé quelque chose de
similaire avec Journal d’une année noire (2007), dans lequel
le commentaire du récit principal par une autre narratrice,
puis le commentaire du commentaire par un tiers, finissent
par envahir la page. Dans les deux cas, l’effet est de remettre
en cause l’hégémonie du point de vue du narrateur princi-
pal (Coetzee), voire le statut épistémique des faits (d’Agata).
J’ai essayé un semblable dispositif avec mon édition de trois
discours importants de Mandela, en permettant une naviga-
tion dans l’épaisseur de ces discours, d’un discours à l’autre,
et dans une pensée politique qui est aussi une pensée de la
place de l’histoire dans la société.
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est passé sous silence, voire ignoré, par les chercheurs d’au-
jourd’hui, même lorsqu’ils travaillent sur l’oralité, ce qu’ils
font le plus souvent avec une méthode low cost. Pensons
également à l’apport considérable des anthropologues et his-
toriens africanistes des années 1970 et 1980 – comme Jean-
Loup Amselle et Elikia M’Bokolo dans Au cœur de l’ethnie
(La Découverte, 1985) –, qui, à la faveur de la déconstruction
de la notion d’ethnie, ont mis au jour et théorisé les fluidi-
tés de l’« ethnicité », c’est-à-dire des formes contextuelles de
la définition de soi en tant que membre d’une communauté
sociale. Or aujourd’hui, alors que ce concept d’ethnie revient
en vigueur, comme contrepoint à celui de « race », dans l’étude
des rapports sociaux contemporains, l’apport théorique des
spécialistes de l’Afrique est minoré, voire ignoré. Bref, je ne
m’attends pas à ce qu’il soit facile de faire admettre dans
le mainstream des propositions narratives ou épistémolo-
giques telles que celles qui sous-tendent Le Rhinocéros d’or
ou Le Sauvage idéal.
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à l’heure, a été énoncé par Walter Benjamin, qui en a vu l’im-
plication : si le passé n’existe que sous forme de vestiges dans
le présent, alors tout le présent est un vestige. Cette idée est
vertigineuse. Comment fait-on son métier d’historien lorsque
cette idée ne vous quitte pas ? Yosef Yahim Yerushalmi, dont
toute l’œuvre est une exploration de l’histoire juive au tra-
vers des actualisations successives de la mémoire juive (par
exemple dans son Zakhor, La Découverte, 1984), ou Jan
Assmann, qui aborde l’histoire et l’archéologie de l’Égypte
pharaonique au travers de ce qui en a été transmis, remé-
moré et remobilisé (par exemple dans son Moïse l’Égyptien,
Aubier, 2001), sont des sources d’inspiration. Mais ils ne suf-
fisent évidemment pas à soigner le vertige.
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à l’anthropologue Clifford Geertz) qui seule fait advenir un
« document », lequel témoigne de ses caractéristiques sous un
certain régime de connaissance, à une certaine date, dans un
certain état de conservation. L’ édition d’une pièce d’archive
du xiie siècle par un philologue ne procède pas différemment.
Et de la même façon, le relevé pierre à pierre d’une façade de
mosquée éthiopienne du xive siècle, la description technique
des types de murs en pisé observables sur le site de Sijilmâsa
au Maroc, la reconstruction d’une peinture rupestre dégra-
dée à partir de photos redressées et d’archives, ou encore
la description, avec les moyens du bord, d’un chapeau d’en-
censoir mamelouk ou de moules de coulée de médailles en
or qu’un pilleur local accepte de vous montrer seulement
quelques minutes, toutes ces opérations sont des « éditions »
de documents, guidées par l’impératif de rendre le matériau
à la fois intelligible et disponible. La même exigence s’ap-
plique aux récits oraux. Je suis d’autant plus sévère sur ce
point qu’il m’est arrivé d’assister, dans un village de l’Est de
la Guinée, à la récitation de traditions historiques remontant
au xvie siècle, et que je n’avais rien prévu pour enregistrer. Le
matériau était là, mais le document, tel qu’il aurait pu être
créé à partir de cet enregistrement, est donc perdu.
Ce travail d’édition de documents, qui dans mon cas est
essentiellement archéologique, n’est pas très valorisé. C’est
un travail long et laborieux (une monographie archéologique
est un travail collectif de dix ans), ingrat (les agences de nota-
tion s’en moquent et préfèreront toujours un article de quatre
pages dans Science), invisible aux yeux du public, et souffrant
d’une image « positiviste ». Il est pourtant le fondement docu-
mentaire indispensable à l’écriture de l’histoire de l’Afrique,
du simple fait que l’essentiel de notre travail consiste à mettre
au jour de nouveaux documents. Et l’urgence de ce travail est
encore accrue quand les sites, les objets, les manuscrits, sont
peu accessibles, sujets à des déprédations par les touristes ou
des formes locales de pillage qui alimentent le marché de l’art
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jamais pu revenir sur le site de la capitale de l’Ifat découvert
en 2009 et où nous avons fait une courte mission en 2010.
Heureusement, nous avions documenté ce que nous pouvions
(épigraphie arabe, survey sommaire du site urbain, relevés
principaux, sondages limités) en l’espace de quelques jours.
Il y a une situation à laquelle je consacre un chapitre dans
Le Rhinocéros d’or et que je donne souvent en exemple aux
étudiants. En 1963, à Dakar, Théodore Monod est informé
que des chasseurs d’antilope mauritaniens ont découvert
quelque chose dans l’Est du pays. Il tente une première expé-
dition, ratée. Une deuxième, depuis Ouadane : quinze jours
de caravane pour retrouver le site avec ses informateurs, dont
dix sans ravitaillement en eau, et pareillement quinze jours au
retour. Monod n’a que quelques heures sur place pour docu-
menter le site, un dépôt de barres de laiton et de coquillages,
le seul exemple connu à ce jour d’un chargement de cara-
vane transsaharienne, qui date des alentours du xiie siècle.
Personne n’a revu le site après lui, si bien que tout ce que
nous en savons résulte des notes, photos, croquis et prélève-
ments réalisés sur le moment. Ce genre de situation est très
fréquent. Beaucoup de collègues africains travaillent dans ces
conditions, qui exigent un art de la description. Un collègue
mauritanien, Elemine Moustapha, travaille en ce moment sur
la reconstitution de la découverte d’un trésor médiéval qui
a brièvement fait son apparition avant de disparaître sur le
marché. Il retrouve les témoins, les intermédiaires : ce sera
tout ce qui nous restera de ce « trésor » : les circonstances, les
acteurs, les lieux. C’est mieux que rien.