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1.

Le vrombissement du moteur était si fort que Sophie avait presque mal à la


tête. Les mains sur les oreilles, des gouttes de sueur glissant entre ses seins, elle
leva les yeux vers l’hélicoptère. Le petit point gris devenait de plus en plus gros,
dans le ciel uniformément bleu.
— Ça y est, il est arrivé, lui annonça Andy, le contremaître, lorsque les pales
s’arrêtèrent enfin. Ne panique pas comme cela, Sophie ! Oui, Rafe Carter est le
grand patron, mais ce n’est pas une raison pour avoir peur. Il ne mord pas, tout
ira bien, d’accord ?
— D’accord.
Elle ajouta un geste de la tête pour donner plus de poids à sa réponse,
dernière trace de la jeune fille obéissante qu’elle avait été.
La gorge nouée par l’angoisse, elle regarda ensuite Andy sortir de la véranda
et courir vers l’hélicoptère dont la porte venait de s’ouvrir, laissant descendre un
homme qui se passa aussitôt la main dans les cheveux. Elle était inquiète, mais
pas seulement. Un autre sentiment l’étreignait, un sentiment qui faisait battre son
cœur un peu plus vite.
L’homme demeura immobile quelques instants, à fixer l’horizon. Sophie
était bouche bée, comme hypnotisée par cette apparition. Il portait un costume
parfaitement coupé, sans doute fait sur mesure, qui soulignait un physique digne
de celui d’un dieu grec.
Même si elle n’avait pas su qu’il était le propriétaire d’une des compagnies
de télécommunications les plus puissantes du monde, elle aurait deviné qu’il
était milliardaire. D’un seul regard. Cette ferme ne devait être qu’un loisir pour
lui, un amusement. Il ne semblait absolument pas à sa place au fin fond de
l’Australie, il était bien trop sophistiqué.
Rafe Carter…
Même son nom était sexy.
Depuis son arrivée à la ferme, Sophie avait entendu à plusieurs reprises des
employés parler de lui, évoquer des ragots, des rumeurs. Elle s’était cependant
efforcée de ne pas y prêter attention et surtout, de ne pas faire preuve de la
moindre curiosité. Si elle voulait que son identité demeure secrète, mieux valait
se faire aussi discrète que possible. Mieux valait également s’habiller sobrement
et ne pas poser de questions sur le propriétaire de la ferme. Ce qu’elle savait
néanmoins, c’était qu’il était riche, très riche, immensément riche même, qu’il
aimait les avions, les hélicoptères ainsi que les belles femmes et la vie sauvage
en Australie — où il venait dès que l’envie lui prenait.
Son pouls accéléra encore.
Jamais elle n’avait imaginé que Rafe Carter pourrait être aussi beau. Aussi
parfait.
De son poste d’observation, Sophie regarda Andy s’approcher du patron et
les deux hommes échanger quelques mots avant de prendre la direction du
bâtiment principal.
Il était encore tôt, et pourtant il faisait déjà très chaud. L’été était arrivé
depuis quelques semaines, si bien que parfois elle avait l’impression de vivre
dans un véritable sauna. Elle essuya ses mains moites sur son short. Bon sang,
pourquoi son cœur ne voulait-il pas ralentir ? Il fallait à tout prix qu’elle se
calme, sinon elle allait passer pour la dernière des idiotes.
Était-ce l’arrivée de son patron qui la mettait dans cet état de panique et lui
donnait l’impression que son monde était sur le point de s’effondrer ? Avait-elle
peur qu’il découvre son identité et tous les stratagèmes qu’elle avait dû
concevoir pour se réfugier ici, dans l’Outback australien, afin d’échapper à une
étouffante vie faite d’obligations et de représentation ?
Elle n’avait jamais rencontré Rafe Carter, mais peut-être avait-il déjà vu sa
photo dans un magazine. Après tout, leurs deux mondes n’étaient pas si éloignés
l’un de l’autre. Que se passerait-il, s’il la reconnaissait ?
Sophie serra les poings et chassa ces questions de son esprit. Hors de
question de faiblir. Carter ne la reconnaîtrait pas. Il ne découvrirait pas sa
véritable identité, c’était impossible. Pour la première fois, elle profitait enfin de
la vie et s’épanouissait au travail. Et elle avait bien l’intention de continuer. Ici,
personne ne s’intéressait à son identité. Personne ne surveillait ses moindres faits
et gestes. Ici, elle était seule, vraiment seule. C’était à la fois inquiétant et
excitant.
Hélas, ce sentiment de liberté ne durerait pas. Son frère lui avait donné un
ultimatum dont le terme se rapprochait à grande vitesse : il exigeait qu’elle soit
de retour à Isolaverde pour Noël, ou au plus tard pour l’anniversaire de leur
petite sœur, à la fin du mois de février. Dans quelques mois, tout serait donc
terminé ; ce sentiment de paix et de liberté qu’elle connaissait ici disparaîtrait.
Elle retrouverait le monde qu’elle avait fui et devrait faire face au futur. Mais
elle le ferait à ses conditions. Elle quitterait l’Australie de la même façon qu’elle
était arrivée, en toute discrétion, et quand elle seule le déciderait.
Sophie sortit de la véranda, où la chaleur était étouffante, et se dirigea vers la
cuisine. Là, la ventilation rendait l’air plus respirable. Un peu plus respirable
seulement, alors elle tenta de s’éventer d’un geste de la main.
Elle entendit les voix masculines se rapprocher et prit une profonde
respiration. Elle ne pouvait plus faire marche arrière, désormais…

* * *

Quelques instants plus tard, Andy entra dans la cuisine, un sourire aux
lèvres, suivi par Rafe Carter — qui lui ne souriait pas.
Le regard de Sophie s’attarda sur le nouvel arrivant. Rien n’était plus
malpoli que de dévisager les gens, elle le savait pourtant, ses parents le lui
avaient suffisamment répété. Hélas, elle n’arrivait pas à s’en empêcher. De près,
elle le trouvait encore plus beau, plus séduisant. Les traits masculins de son
visage étaient réguliers, absolument parfaits. Et puis, il se dégageait de Rafe
Carter un charisme fou, une aura irrésistible.
Était-il conscient de l’effet qu’il avait sur les femmes ? Se rendait-il compte
qu’il attirait ainsi son regard, que sa bouche était aussi sèche que la poussière du
désert australien ? Et puis, comment parvenait-il à avoir l’air aussi détendu dans
un costume, alors qu’il faisait si chaud ?
Comme s’il lisait ses pensées, il retira sa veste. Ses muscles se dessinaient
parfaitement sous sa très ajustée chemise immaculée. Sophie songea qu’il devait
faire beaucoup de sport. De nouvelles gouttes de sueur glissèrent dans son cou.
Elle les essuya, puis releva les yeux. Elle croisa alors le regard couleur acier de
son patron.
Celui-ci la dévisagea, la jaugea. Pourquoi la regardait-il ainsi ? s’étonna-t-
elle. En général, les hommes ne la regardaient pas de la sorte. En fait, personne
ne la regardait aussi franchement. Rafe Carter par contre ne semblait pas
intimidé. Au contraire, il l’observait comme s’il avait tous les droits sur elle. La
nervosité de Sophie augmenta encore. Pouvait-il lire en elle ? Devinait-il qu’elle
le trouvait beau ? Sans doute… La voix d’Andy la sortit de ses rêveries :
— Rafe, je te présente Sophie, la jeune femme dont je t’ai parlé. Cela fait
près de six mois maintenant qu’elle travaille pour nous comme cuisinière.
— Sophie… ?
Elle frissonna. La voix de Carter était rauque et douce à la fois, sexy et
ténébreuse. Tétanisée, sous le charme de son interlocuteur, Sophie était
incapable de répondre. Elle esquissa un semblant de sourire, puis se força à se
reprendre.
— Doukas. Sophie Doukas.
Ce n’était pas un mensonge, il s’agissait du nom de jeune fille de sa grand-
mère grecque. Elle n’avait montré ses papiers à personne depuis qu’elle était
arrivée ici. À cette idée, la culpabilité la gagna. Sans raison : elle n’avait pas
montré ses papiers car personne ne les lui avait demandés.
— C’est un nom peu fréquent.
Le regard couleur acier de Rafe se fit plus perçant. Il fallait à tout prix
qu’elle change de sujet ! Rassemblant son courage, elle se racla la gorge.
— C’est vrai. Puis-je vous proposer un thé, monsieur Carter ?
— Appelez-moi Rafe. Et, oui, je veux bien un thé. Je pensais que vous
n’alliez jamais me le proposer.
Elle avait intérêt à être gentille et obéissante avec lui, il était le patron, elle
ne devait pas l’oublier.
— Très bien… Rafe. Je vais m’en occuper tout de suite. Andy, veux-tu
également un thé ?
— Non, merci, répondit Andy, avant de se tourner vers leur employeur :
Retrouve-moi dehors tout à l’heure et nous ferons un tour rapide de la ferme.
Sur ces mots le contremaître sortit, la laissant seule avec Rafe Carter.
Seigneur…

* * *

La fébrilité de Sophie avait augmenté d’un cran. Elle avait du mal à respirer.
Pourquoi se mettait-elle dans cet état ? Ce n’était pas la première fois qu’elle
préparait du thé, elle en faisait dix fois par jour.
Elle attrapa la théière. Pourquoi Rafe suivait-il tous ses mouvements ?
Pourquoi était-il ici, d’ailleurs ? Andy lui avait pourtant affirmé qu’il ne
l’attendait pas dans l’Outback avant le printemps ; à ce moment-là, elle aurait
quitté l’Australie depuis longtemps.
Plus que quelques semaines avant Noël… Entre le soleil, la chaleur quasi
tropicale et tous ces oiseaux colorés qu’elle n’avait jusqu’à présent vus que dans
des documentaires, elle n’y avait même pas pensé. À la demande des ouvriers
agricoles, elle avait néanmoins décoré la ferme avec quelques guirlandes. Elle
avait même acheté un petit sapin dans la supérette du village. Tout cela était un
peu dérisoire, mais cela la changeait des fêtes de Noël d’Isolaverde.
Des images de son passé envahirent son esprit. Elle repensa aux Noëls
traditionnels, dans son île natale. Elle n’avait même pas besoin de fermer les
yeux pour revoir les guirlandes dorées, les bonbonnes de biscuits, l’énorme sapin
éclairé par de vraies bougies installé dans la salle du trône. En dessous du sapin,
une impressionnante pile de cadeaux attendait d’être distribués aux enfants de
l’île par Sophie et son frère.
Une vague de solitude l’assaillit. Tout à coup, elle se sentait fragile,
vulnérable. Il serait tellement facile de tout abandonner et de rentrer à la maison.
Le problème était qu’elle n’en avait pas envie. Elle devait d’abord décider quelle
vie elle voulait mener.
La bouilloire se mit à siffler. Si seulement Rafe Carter pouvait aller boire son
thé dehors, ou dans ses appartements ! N’importe où mais loin d’elle.
Il s’appuya contre le bord de la fenêtre et la dévisagea. Il semblait n’avoir
aucune envie de partir ; ni, contrairement à la plupart des gens, être gêné par le
silence. Ne voyait-il pas qu’en la fixant ainsi, il la mettait mal à l’aise ? Il fallait
à tout prix qu’elle se reprenne, qu’elle parle, qu’elle fasse quelque chose.
Pourquoi ne parvenait-elle pas à se comporter comme s’il s’agissait d’un simple
inconnu avec lequel elle devait juste échanger quelques mots polis ?
— Vous arrivez directement d’Angleterre ?
Elle sortit une bouteille de lait du réfrigérateur.
— Non, répliqua-t-il, le visage était fermé, et la voix sévère. J’étais en
voyage d’affaires au Moyen-Orient. Je suis arrivé à Brisbane hier et je me suis
dit que ce serait dommage de ne pas venir jusqu’à la ferme, j’étais si près. À titre
d’information, sachez que je ne vis pas en Angleterre.
Son regard gris était aussi acéré qu’une tranchante lame d’acier.
— Je croyais…
— … Que mon accent était anglais ? acheva-t-il à la place de Sophie. Il l’est.
Il paraît qu’on ne perd jamais l’accent du pays dans lequel on est né, mais cela
fait longtemps que je n’ai pas séjourné en Angleterre. À propos d’accents, je
n’arrive pas à reconnaître le vôtre. Je ne crois pas en avoir jamais entendu un
similaire. Êtes-vous grecque ?
— Du sucre ? Du lait ? bafouilla-t-elle, désireuse de changer de sujet.
— Ni l’un ni l’autre. Je bois mon thé nature.
Elle lui tendit une tasse. Si seulement il pouvait bouger un peu, se dit
Sophie. Adossé ainsi, les jambes tendues, son pantalon moulait un peu trop les
muscles puissants de ses jambes. Elle n’avait pourtant pas l’habitude de regarder
les hommes. D’ailleurs, si jamais elle avait voulu se rincer l’œil, son
comportement aurait été repéré par les prunelles de Rafe, qui suivaient chacun
de ses mouvements comme des caméras de surveillance. Même l’homme qui
avait été choisi pour elle, réputé être l’un des plus beaux célibataires du monde,
n’avait jamais fait battre son cœur de cette façon.
Pour se donner une contenance, elle fit mine d’enlever des miettes sur la
table.
— Où vivez-vous ? demanda-t-elle.
— Principalement à New York, même si j’ai passé beaucoup de temps ici
lorsque j’ai acheté la ferme. En fait, je voyage beaucoup. Je suis en quelque sorte
un nomade des temps modernes. Quant à vous, vous n’avez toujours pas répondu
à ma question.
Il but une gorgée de thé et la regarda avec un sourire malicieux.
— Que vouliez-vous savoir, au juste ?
À vrai dire, Sophie n’avait pas oublié sa question. Elle espérait juste que lui
l’avait oubliée.
— Je vous ai demandé si vous étiez grecque.
Devait-elle mentir ? Non, elle n’en avait pas envie. Mais dire la vérité serait
comme dégoupiller une grenade, qui risquerait ensuite d’exploser à tout moment.
Son anonymat serait découvert, sa cachette serait révélée et tout le monde lui
poserait des questions. Que pouvait-elle dire alors ? Qu’elle était une princesse
qui en avait assez d’être une princesse ? Qu’elle était une femme qui avait grandi
dans un immense palais, isolée du monde réel ? Qu’elle était une femme qui
avait été blessée, humiliée, et qui était venue à l’autre bout du monde pour
découvrir si elle était ou non capable de s’en sortir seule ?
Elle croisa le regard insistant de Rafe.
— Ma grand-mère était grecque. Le grec est ma langue maternelle.
— Vous parlez d’autres langues ?
— L’anglais.
— Évidemment. Et ?
Gênée, elle se mordilla la lèvre.
— Je me débrouille aussi en italien et en français.
— Dites donc, vous êtes une tête ! Vous avez de nombreuses qualifications,
pour une femme qui vient de passer les derniers mois à préparer des sandwichs
pour des ouvriers agricoles.
— J’ignorais que mes compétences linguistiques étaient un handicap pour
travailler comme cuisinière dans une ferme, monsieur Carter.

* * *

Rafe croisa le regard azur de la jeune femme et se força à demeurer


impassible, à ne pas réagir face à la lueur de défi qu’il y voyait briller. Hélas, il
avait du mal. Les yeux magnifiques de Sophie Doukas le déconcentraient autant
que le mouvement de ses seins au fil de sa respiration.
Pourquoi essayait-elle d’esquiver ses questions ? Il fronça les sourcils. De
nombreuses jeunes femmes étrangères venaient travailler dans ce pays. Jamais
pourtant il n’avait croisé une femme comme elle. Que diable faisait-elle ici ?
Elle ne semblait absolument pas à sa place dans sa ferme. Elle lui faisait un peu
penser à un diamant découvert au milieu de la poussière. Andy lui avait raconté
que, à son arrivée, elle semblait complètement perdue.
Lorsque celui-ci l’avait averti qu’il engageait une femme sans la moindre
qualification, il s’était demandé quelle mouche avait piqué son contremaître.
Maintenant, il comprenait enfin : Andy l’avait embauchée parce qu’elle était
belle, c’était aussi simple que cela.
Elle était très belle.
Elle n’était pas belle comme ces femmes qui passent des heures devant le
miroir ou prennent rendez-vous chez leur chirurgien esthétique tous les mois.
Sophie était naturellement belle, avec ses pommettes hautes et ses yeux d’un
bleu aussi pur que le ciel du Queensland. Elle avait attaché ses cheveux en une
queue-de-cheval lâche qui dévoilait une nuque délicate. Elle ne portait pas de
maquillage. De toute façon, elle n’en avait pas besoin. Sa bouche était si rose, si
désirable, et ses cils si longs…
Le désir de Rafe s’éveilla et tendit le tissu de son pantalon. Il lui suffisait de
jeter un coup d’œil aux lèvres sensuelles de la jeune femme pour imaginer tout
ce qu’elle pourrait lui faire avec…
Sa beauté ne se limitait pas à son visage. En fait, tout son corps était parfait.
Et sans doute était-il encore plus parfait nu. Même vêtue d’un T-shirt délavé et
d’un banal short qui dévoilait ses longues jambes fuselées et ses fesses arrondies,
elle bougeait avec la grâce d’une ballerine.
Il n’avait aucun mal à imaginer la réaction d’Andy lorsqu’il l’avait vue pour
la première fois. Quel homme pourrait résister à une femme aussi splendide,
aussi sexy ? Surtout si cette femme surgissait sans prévenir au milieu de nulle
part, comme dans un rêve ?
Andy lui avait aussi avoué qu’elle gardait ses distances avec le reste de
l’équipe. Elle n’était pas une de ces routardes voyageant sac au dos à la
recherche d’expériences nouvelles, y compris sexuelles. D’après ce qu’il avait
compris, Sophie n’avait jamais flirté avec les ouvriers agricoles, ni ne leur avait
fait comprendre qu’elle ne serait pas contre se trouver un compagnon pour la
nuit. Au contraire, son contremaître lui avait raconté qu’elle pouvait parfois
devenir glaciale. C’était pour cette raison que personne à la ferme n’avait tenté
de la séduire.
Il fronça les sourcils. Oui, Andy avait raison : Sophie n’était pas une simple
voyageuse. En cet instant, elle le regardait comme un oiseau apeuré qui serait
rentré par erreur dans une maison et ne trouverait pas le moyen de s’échapper.
Il but une nouvelle gorgée de thé. Plus la belle mystérieuse tentait de le fuir,
de lui échapper, et plus elle attisait sa curiosité. Voilà qui était surprenant.
D’habitude, les femmes qu’il rencontrait se précipitaient vers lui, prêtes à tout
pour tenter de le séduire. Sophie se conduisait de façon bien différente. Pourquoi
était-elle aussi méfiante ? Était-ce la timidité dont elle faisait preuve qui allumait
en lui un désir étonnement puissant ?
— Vos connaissances linguistiques sont un atout, même si vous ne les
utilisez pas au fin fond de l’Outback australien, finit-il par affirmer d’un ton sec.
Bon, si j’ai bien compris, nous allons partager une maison.
Elle se mordit la lèvre, elle semblait de plus en plus mal à l’aise.
— Nous ne sommes pas obligés. À mon arrivée, Andy m’a installée dans la
maison principale parce qu’il trouvait ridicule qu’elle demeure inoccupée. Mais
maintenant que vous êtes ici, je peux m’installer dans une autre chambre, dans
un autre bâtiment. Je ne voudrais pas vous déranger.
Elle le fixait droit dans les yeux, le regard noir, sérieux. Apparemment, il ne
s’agissait pas de fausse pudeur de sa part. Elle ne jouait pas. Rafe esquissa un
sourire. Quand pour la dernière fois avait-il discuté avec une femme qui ne
flirtait pas ? Cela remontait si loin qu’il ne s’en souvenait même pas…
— Cela ne sera pas nécessaire. La maison est bien assez grande pour deux
personnes. Je pense que nous n’aurons aucun mal à garder nos distances. De
toute façon, je ne fais que passer, je ne reste ici qu’une nuit. Cela me fait penser
à autre chose, ajouta-t-il, Andy ne m’a pas dit combien de temps vous aviez
l’intention de rester à la ferme.
Elle attrapa une petite cuillère qui traînait sur la table et la porta jusqu’à
l’évier, la tenant du bout des doigts comme si elle risquait d’exploser. Elle lui
tournait maintenant le dos.
— Je… Je n’ai pas encore décidé. Je partirai sans doute après Noël.
— Votre famille n’a pas envie que vous soyez présente pour Noël ? À moins
que vous ne le célébriez pas…
Elle se retourna. Elle était pâle. Elle semblait si fragile tout à coup qu’il eut
un peu honte. Pourtant, il n’avait aucune raison de se sentir coupable. Il n’avait
fait que lui poser une question, une question légitime en plus puisque c’était lui
qui la payait.
— Oui, je fête Noël, mais mes parents sont décédés.
— Je suis désolé.
Pour toute réponse, elle lui adressa un sourire triste.
— Vous n’avez pas de frères et sœurs ? reprit-il.

* * *

Pourquoi insistait-il à ce point ? se demanda Sophie. Elle n’était pas habituée


à devoir répondre à tant de questions. D’habitude, personne n’osait l’interroger.
Même Andy ne lui avait pas posé autant de questions lorsqu’il l’avait
embauchée !
Mal à l’aise, elle baissa les yeux vers la théière. Elle était peut-être naïve,
mais elle n’était pas idiote. Elle avait bien vu le regard que Rafe lui avait lancé
lorsqu’il était entré dans la cuisine. Elle avait lu de la surprise dans son regard
bleu acier, mais aussi de l’intérêt lorsqu’il l’avait étudiée de la tête aux pieds. Il
n’aurait sans doute pas agi de la sorte s’il avait su qui elle était. Heureusement, il
l’ignorait et ne le découvrirait jamais.
Elle avait ressenti de la crainte lorsqu’elle l’avait aperçu pour la première
fois, sortant de son hélicoptère. Elle n’avait pas compris pourquoi. Désormais,
elle comprenait : quand il la regardait de cette façon, elle avait l’impression qu’il
était capable de lire en elle.
Ses seins se tendirent soudain, son ventre se serra, son sexe se mit à palpiter.
Elle avait l’impression que sa peau brûlait. Pour la première fois. Seigneur…
Ressentait-elle du désir pour Rafe Carter ? Un véritable désir, qui faisait battre
son cœur à toute allure, lui donnait chaud et la faisait frissonner de tout son
long ? Alors que ressentirait-elle s’il la touchait, s’il laissait ses doigts aller et
venir sur sa peau ? Elle n’en avait pas la moindre idée. Jamais elle n’avait
ressenti de telles sensations face à un homme. Pas même avec Luciano.
Elle leva les yeux et sortit brusquement de son songe. Elle comprit que Rafe
espérait toujours une réponse.
— J’ai un frère et une petite sœur.
— Ils ne vous attendent pas pour Noël ?
Elle secoua la tête. Non, ils ne l’attendaient pas.
Après avoir quitté Isolaverde, elle avait appelé Myron pour lui faire savoir
qu’elle allait bien, et surtout le supplier de ne pas lancer de détectives à ses
trousses. Elle avait expliqué à son frère avoir besoin d’échapper à la pression
après les événements. Jusqu’à présent, il avait respecté sa promesse, il l’avait
laissée tranquille. À quelques rares occasions, elle avait eu accès à Internet et
avait jeté un coup d’œil aux nouvelles. Aucun article concernant sa disparition.
Tant mieux. Apparemment, sa petite sœur Mary-Belle l’avait remplacée pour
tous les engagements officiels et cela avait suffi à faire taire les rumeurs.
Peut-être Myron avait-il compris qu’elle avait été humiliée, et qu’elle avait
besoin de rester seule un moment pour se remettre de ses blessures après avoir
été rejetée en public par l’homme qu’elle était censée épouser. Ou alors son frère
était trop occupé à gouverner leur petit royaume européen pour penser à elle. Ce
n’était pas impossible. Après tout, il prenait son rôle de roi d’Isolaverde très au
sérieux.
— Je te laisse six mois pour vivre ta petite rébellion, lui avait intimé Myron
lorsqu’elle l’avait appelé. Si tu n’es pas de retour d’ici fin février, alors
j’enverrai mes détectives à ta recherche pour te ramener à la maison. Ne prends
pas ma menace à la légère, Sophie !
Son frère avait toujours contrôlé sa vie — il n’avait d’ailleurs pas été le
seul…
Elle se tourna et riva son regard à celui de Rafe Carter. Bon sang, qu’il arrête
de la fixer de la sorte !
Elle serra les poings. Il fallait qu’elle soit forte. Et si elle lui posait une
question et renversait les rôles ?
— Et vous, que faites-vous pour Noël ? Allez-vous célébrer les fêtes avec
votre famille ? Allez-vous vous réunir autour d’un gigantesque sapin pour
chanter des chants de Noël ?
Son beau visage se ferma. En même temps, elle aperçut une lueur sombre
traverser son regard. De la douleur ? Non, elle avait dû se tromper. Un homme
aussi puissant que lui ne pouvait pas souffrir, n’est-ce pas ?
— Ce genre de scène parfaite n’existe que dans les contes de fées, lâcha-t-il
d’une voix dure, cynique. Et je n’ai jamais cru aux contes de fées.
Il se leva d’un bond, s’éloigna de la fenêtre et s’approcha d’elle. Il était si
proche tout à coup qu’elle aurait presque pu le toucher. Une nouvelle vague de
désir l’envahit.
— Vos mains tremblent, constata-t-il en baissant les yeux. Que se passe-t-il,
Sophie ? Quelque chose vous dérange ?
Il savait forcément ce qui la dérangeait. Hors de question cependant de
l’avouer.
— En fait, oui. Je deviens nerveuse lorsque quelqu’un me regarde travailler
de trop près, surtout si la personne qui me regarde est mon patron. Il faut que je
prépare le déjeuner des ouvriers. Alors si vous voulez bien m’excuser…
Elle esquissa un sourire. Avec un peu de chance, Rafe ne verrait pas que les
bouts de ses seins avaient durci et que ses joues s’étaient empourprées.
— J’ai l’impression que vous me renvoyez, rétorqua-t-il, moqueur. C’est une
première. J’apprécie néanmoins le sérieux au travail, je ne vous ferai donc
aucune objection.
Il se dirigea vers la porte mais s’arrêta net avant de la pousser. Il ne se
conduisait plus comme un patron curieux lui posant des questions sur son passé.
À présent, il la regardait comme le millionnaire propriétaire de la ferme, d’un
hélicoptère, et comme si elle lui appartenait.
— Cela ne me dérange pas de partager la maison avec vous, du moment que
vous comprenez que j’aime être seul, assena-t-il, péremptoire. Alors ne vous
forcez pas pour me faire la conversation, surtout si je travaille. Compris ? Je n’ai
aucune envie de discuter de la pluie et du beau temps avec vous, ou de vous
entendre me demander comment s’est passée ma journée.
Sophie resta bouche bée. Jamais elle n’avait rencontré un homme aussi
impoli. Lui faire la conversation ? Hors de question ! Pourquoi lui ferait-elle la
conversation, de toute façon ?
Elle se força à parler d’un ton aussi neutre que possible :
— Bien sûr.
Pour toute réponse, il claqua la porte derrière lui. Tant mieux ! Jamais elle
n’avait rencontré un homme aussi arrogant. Même son propre frère, pourtant roi
d’Isolaverde, n’était pas arrogant à ce point. Mais, pour être vraiment honnête
avec elle-même, jamais elle n’avait rencontré non plus un homme aussi beau…
Elle ferma les yeux et repensa à l’effet qu’il lui avait fait. Dès qu’elle l’avait
aperçu, elle avait perdu ses moyens. Cela ne lui ressemblait pourtant pas. Jamais
ses seins ne s’étaient tendus ainsi, jamais ses doigts ne s’étaient mis à trembler
devant un homme. Cela ne se reproduirait plus, se promit-elle. Jamais plus. Il
était son patron, rien que son patron. En plus, il ne faisait que passer.
Malgré sa détermination, comme mue par une force incontrôlable, Sophie se
dirigea vers la fenêtre pour regarder Rafe Carter traverser la cour. Son pouls
accéléra une nouvelle fois, sa gorge s’assécha. Le vertige la saisit et elle posa
une main sur la poignée de la fenêtre pour ne pas vaciller. À cet instant, Rafe se
retourna. Il lui sourit.
Zut ! Il venait de la prendre la main dans le sac…
2.

Sophie attrapa le fouet et mélangea avec toute son énergie la pâte à gâteaux.
Par la fenêtre, elle vit Rafe traverser la cour. Savoir que son patron traînait dans
les environs plus longtemps que prévu était une véritable torture. Il lui avait
affirmé ne faire que passer à Poonbarra, alors pourquoi était-il encore ici ? Un
directeur de multinationale n’avait-il rien de mieux à faire que de s’éterniser au
milieu de l’Outback australien ? Un tel homme avait sans doute mieux à faire
qu’aider ses ouvriers à réparer de vieilles barrières. Et pourquoi diable était-il
obligé d’arpenter les lieux en ressemblant à une gravure de mode ?
Il approcha de la maison principale, et le rythme cardiaque de Sophie
s’emballa. Rafe avait depuis longtemps remisé le costume sur mesure qu’il
portait le jour de son arrivée. Il était aujourd’hui vêtu d’un jean usé si moulant
qu’il semblait avoir été cousu directement sur sa peau. Quant à son T-shirt noir,
il soulignait des abdominaux parfaitement ciselés.
Plus le temps passait, plus sa gêne augmentait. À chaque fois qu’elle
apercevait le bel Anglais dans son champ de vision, son corps prenait le pouvoir
sur sa raison et des réactions inédites l’envahissaient. Des réactions concentrées
dans la région de ses seins et de son entrejambe, des réactions qu’elle n’avait
jamais connues jusqu’à présent. Elle se répétait qu’elle réagissait ainsi seulement
parce qu’elle était au milieu de nulle part, à des milliers de kilomètres du
luxueux palais dans lequel elle avait grandi. C’était pour cette raison qu’elle
éprouvait ce sentiment de perte de contrôle, uniquement pour cette raison, n’est-
ce pas ?
Elle faisait son possible pour éviter son patron, s’éloignant à chaque fois
qu’elle le voyait. En vain. Une force mystérieuse semblait lui avoir jeté un sort.
Impossible de ne pas penser à Rafe Carter, impossible de maîtriser ses réactions,
impossible de l’éviter.
Il poussa la porte et entra dans la cuisine. Ses cheveux noir corbeau
encadraient son visage sévère de boucles souples qui l’adoucissaient.
Sophie reposa son saladier et leva les yeux vers son visiteur. Instantanément,
un frisson glissa le long de son dos. Elle réprima un soupir. Pourquoi ne pouvait-
elle pas regarder ce visage parfait sans se demander ce qu’elle ressentirait si ses
lèvres sensuelles l’embrassaient ? Elle était vraiment pathétique.
— Puis-je faire quelque chose pour vous ? demanda-t-elle.
— Vous voulez dire : à part espérer que je parte vite et loin ?
— Je vous l’ai déjà dit, je deviens mal à l’aise dès que les gens me regardent
travailler.
— En effet, vous l’avez dit. Soyez rassurée, vous n’aurez pas à supporter ma
présence bien longtemps. Je quitte la ferme demain à la première heure.
— Oh ! Vraiment ?
Elle se força à museler la stupide déception qu’elle ressentait soudain.
— Oui, vraiment. Vous serez enfin débarrassée de moi et…
Il s’interrompit et lui décocha un sourire craquant, avant de reprendre d’un
ton plus enjoué :
— Je pensais que vous pourriez préparer un dîner spécial pour les gars ce
soir, une sorte de repas de Noël en avance. Ce serait une façon pour moi de les
remercier pour tout le travail effectué pendant l’année. Nous pourrions
déboucher quelques bonnes bouteilles de vin, et ensuite aller jusqu’à Corksville
pour un dernier verre. Pensez-vous pouvoir vous en occuper ?
Sophie demeura immobile. Quand Rafe la regardait ainsi, toute volonté la
désertait, toute force l’abandonnait. Elle se liquéfiait sur place.
— Bien sûr, finit-elle par marmonner en baissant la tête.

* * *

Sophie passa le reste de la journée à chercher en ligne des recettes pour un


repas de Noël, puis à s’activer pour tout préparer. Tout ce temps, elle s’était
demandé ce qu’elle allait porter le soir venu, même si elle n’était là que pour
faire la cuisine et servir. Ses robes banales et ses shorts informes n’étaient
absolument pas appropriés pour un dîner de fête. En plus, une petite partie d’elle
avait envie de bien s’habiller, et que Rafe Carter la voie comme une véritable
femme, pour une fois, plutôt que comme cette fille invisible qu’elle essayait
d’être d’habitude.
Rêveuse, elle contempla une des robes dans sa penderie, la seule qu’elle
avait apportée dans ses bagages. Elle était relativement simple, mais tout de
même élégante avec son tissu soyeux d’un bleu assorti à celui de ses yeux.
Décidée, elle se glissa dans la robe puis mit ses sandales et se maquilla
légèrement. Pour une fois, elle n’attacha pas ses cheveux ; elle accrocha
simplement une mèche avec une barrette. Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Il
lui restait une heure de libre avant le dîner. Tout était prêt… Mince ! Elle n’avait
pas de chocolat. Il en fallait absolument. Tout le monde mangeait des chocolats à
Noël.
Sans attendre, elle se précipita à Corksville.
— J’ai entendu dire que le grand patron était de retour, lui lança Eileen, la
gérante de la petite supérette de la ville, tandis que Sophie posait une boîte de
chocolats à la menthe sur le tapis roulant.
— Il repart dès demain.
— Quel dommage ! C’est toujours un plaisir d’avoir un bel homme à
regarder. Quand il n’est pas là, nous n’avons pas grand-chose à nous mettre sous
la dent, ici. C’est vraiment un bel homme, ce Rafe Carter, vous ne trouvez pas ?
Eileen la dévisagea et lui adressa un sourire malicieux. Pour toute réponse,
Sophie se contenta de hocher la tête. Elle n’allait sûrement pas avouer à Eileen
qu’elle trouvait son patron sexy à mourir !
— Savez-vous s’il s’est trouvé une fiancée ?
— Je n’en ai aucune idée, Eileen.
— Il paraît que c’est un vrai tombeur, reprit la gérante en plissant les yeux,
le regard perçant. Je vois que vous vous êtes mise sur votre trente et un,
aujourd’hui. Vous avez passé une robe, c’est bien. Vous avez l’air… différente.
Différente ? La nervosité gagna Sophie. Elle se dépêcha de sortir un billet de
son porte-monnaie. Quelle idiote elle était ! Juste pour faire bonne impression
devant son patron, qui n’en avait rien à faire d’elle, elle était en train de mettre
en danger cet anonymat qu’elle avait durement protégé pendant des mois.
D’un geste rapide, elle attrapa la boîte de chocolats ; puis, sans un regard
pour Eileen, elle quitta la boutique et reprit la route de la ferme. Eileen l’avait-
elle dévisagée lorsqu’elle avait repris sa monnaie ? L’avait-elle reconnue ? Non,
elle était juste paranoïaque. Elle avait dû rêver…

* * *
Sophie était en train de finir de mettre le couvert lorsqu’elle aperçut Rafe sur
le pas de la porte. Depuis combien de temps l’observait-il ? Il portait un pantalon
noir et une chemise de soie dont il avait ouvert le premier bouton. Toute trace de
poussière ou de sueur avait disparu de son visage — sans doute sortait-il de la
douche. Son regard était si pénétrant qu’il faisait battre son cœur à un rythme
effréné. S’il continuait, il n’allait pas tarder à exploser.
Tâchant de l’ignorer, elle continua à poser les serviettes sur les assiettes.
— Tiens, tiens, tiens… Mlle Sophie Doukas a bien changé.
— De quoi parlez-vous ? répliqua-t-elle, même si elle savait parfaitement à
quoi il faisait référence.
— La jolie robe, les cheveux détachés, le maquillage…
— Cela vous dérange ?
Il lui sourit. Un sourire de prédateur, séduisant et dangereux en même temps.
— N’espérez pas de compliments de ma part, Sophie. Je suis persuadé que
vous êtes tout à fait consciente de votre beauté. Quant à votre robe, elle est…
étonnante.
Sophie plia une nouvelle serviette et se détourna.
— Merci, lâcha-t-elle d’un ton sec.

* * *

Perplexe, Rafe fronça les sourcils. Il s’agissait d’un simple compliment,


alors pourquoi Sophie réagissait-elle ainsi ? Elle n’avait pas l’habitude qu’un
homme lui dise combien elle était belle ? Voilà qui était étonnant… En fait, tout
chez cette femme était surprenant.
Il balaya la pièce du regard. Fleurs, bougies, une nappe blanche qu’elle avait
dû trouver au fond d’un placard, des guirlandes qu’elle avait accrochées de part
et d’autre de la salle à manger : avec trois fois rien, la jeune femme était
parvenue à créer une décoration chaleureuse. C’était une première. Depuis qu’il
l’avait achetée, la ferme avait toujours été pour lui synonyme de simplicité, le
seul lieu où il pouvait être en contact avec la nature. Jamais il n’avait considéré
Poonbarra comme un endroit convivial.
Finalement, il était resté en Australie plus longtemps que prévu. Il n’était pas
pressé de rentrer en Angleterre pour assister au baptême du fils de son demi-
frère. Sachant qu’il avait la réputation dans la famille de ne jamais être présent
aux réunions familiales, tout le monde avait eu du mal à croire qu’il avait
accepté l’invitation ; d’ailleurs, lui aussi avait été surpris lorsqu’il avait dit oui à
son demi-frère.
Il ravala un ricanement amer. Il n’était pas idiot, il savait bien pourquoi il
réagissait ainsi : il n’avait tout simplement pas envie de voir les souvenirs
douloureux remonter à la surface. D’un autre côté, peut-être le moment était-il
venu pour lui d’affronter la douleur une bonne fois pour toutes. Les
psychologues disaient souvent qu’il était impossible de guérir et de faire son
deuil avant d’avoir accepté la réalité.
Il avait repoussé son départ pour Londres d’un jour. Ce jour s’était
transformé en deux, puis trois, et la situation lui avait progressivement échappé.
Il avait sous-estimé l’effet que Poonbarra avait sur lui, ainsi que la sensation de
paix qu’il ressentait ici. Une sensation encore renforcée par la présence de
Sophie Doukas, la femme qui refusait de flirter, la femme qui faisait tout ce qui
était en son pouvoir pour l’éviter — une première pour lui. Une première
particulièrement frustrante…
Il essaya de se concentrer sur l’ouverture d’une bouteille de vin. Sans succès.
Il ne parvenait pas à quitter des yeux la jolie cuisinière. Pourquoi ? Parce qu’elle
représentait un défi pour lui ? Était-ce pour cette raison qu’il ne cessait de penser
à elle ? Était-ce pour cette raison que ses rêves étaient remplis d’images osées et
érotiques depuis qu’il l’avait rencontrée ?
Elle s’était forcément aperçue que des étincelles avaient crépité entre eux
dès que leurs regards s’étaient croisés. Pourtant, elle n’avait pas bougé, elle
n’avait pas tenté de le séduire comme l’auraient fait beaucoup d’autres femmes.
Dans la maison qu’ils partageaient, elle n’avait pas paradé devant lui plus ou
moins dévêtue, ni prétendu avoir des cauchemars pour venir le rejoindre la nuit
dans sa chambre. Au contraire, elle avait fait ce qu’il lui avait demandé : elle
avait gardé ses distances, le rendant fou de frustration, de désir et d’impatience.
Rafe avait l’habitude de voir les femmes se jeter à ses pieds, aussi était-il
surpris d’en rencontrer une qui combattait son attirance pour lui. En fait, cette
attitude ne faisait que renforcer son intérêt. Sa fascination.
Bon sang, que faisait-elle ? Avait-elle vraiment besoin de s’agiter ainsi
devant lui et de ranger les casseroles ? Ne pouvait-elle pas s’arrêter quelques
minutes ? Il s’apprêtait à lui en faire la remarque lorsque Andy et les ouvriers
agricoles arrivèrent, rompant leur tête-à-tête.
Ses employés étaient-ils tous tombés sous le charme de Sophie Doukas ?
Apparemment, oui. Les voir se comporter comme des adolescents énamourés à
chaque fois qu’elle leur adressait la parole amusait Rafe, mais l’énervait aussi un
peu.
Il mangea et but peu durant le repas, il n’avait pas faim. À la fin du dîner,
tous les hommes se levèrent.
— Tu nous accompagnes au pub, Sophie ? proposa Andy en se tournant vers
elle. Je serais heureux de t’offrir une bière pour te remercier de ce bon repas.
— Non, merci. Je vais débarrasser puis me coucher tôt.
Rafe se redressa. Était-ce de l’inquiétude qu’il venait de voir dans son beau
regard azur ? Bizarre… Pensif, il demeura assis tandis que ses hommes
quittaient la pièce.
— Vous n’allez pas au pub avec les autres ? lui demanda Sophie.
— Non. Une longue journée m’attend demain. De toute façon, je risquerais
de les déranger : qui aime faire la fête devant son patron ?
— Je comprends. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…
Elle rassembla quelques assiettes et les porta à la cuisine, le laissant seul,
plus songeur que jamais. Il se passa une main lasse dans les cheveux puis étira
ses jambes devant lui. Il devait bouger, il le savait. Il fallait qu’il aille se coucher,
et surtout qu’il pense à la manière dont il allait se sortir du piège du baptême
d’Oliver, maintenant qu’il savait que Sharla serait présente. Le problème, c’était
qu’il n’avait pas envie d’aller où que ce soit. Il se sentait bien, ici. À côté de
Sophie…
Elle allait et venait dans la pièce. Elle semblait faire beaucoup d’efforts pour
ne pas croiser son regard, qui s’attarda sur ses longues jambes et ses formes
voluptueuses, mises en valeur par sa robe bleue. Comme il avait envie de lui
faire l’amour ! Il ne pensait même qu’à cela…
Pourtant, ces derniers temps, il évitait les aventures d’un soir. De plus, il
n’avait jamais formellement décidé de ne pas coucher avec ses employées, mais
certaines maîtresses pouvaient déjà devenir collantes, voire étouffantes, alors si
en plus elles travaillaient pour lui… Plusieurs de ses amis s’étaient retrouvés
dans des situations difficiles après avoir eu une aventure avec une collaboratrice.
Même si Rafe était honnête avec ses conquêtes et leur expliquait qu’il ne désirait
pas une relation sérieuse, certaines ne le croyaient pas et espéraient. Elles
s’imaginaient qu’avec elle, tout serait différent et qu’il finirait par changer
d’avis. Et comment éviter le ressentiment d’une ancienne maîtresse lorsqu’il
fallait la croiser tous les jours au bureau… ? Oui, mieux valait éviter les
relations entre collègues de travail.
Ce qui voulait dire qu’il devait tout de suite arrêter de regarder les seins de
Sophie, d’imaginer son corps nu et offert à ses caresses, de se demander combien
de temps cela prendrait avant qu’elle jouisse sous sa langue…
— Puis-je vous proposer un café ?
Il sursauta et se redressa dans son fauteuil.
— Non, fit-il, d’un ton un peu plus sec qu’il n’aurait voulu. Je n’ai pas envie
de café. Venez plutôt vous asseoir. Vous avez travaillé toute la soirée, vous devez
être fatiguée. Avez-vous dîné ?
— J’ai grignoté avant de commencer mon service.
— Prenez un chocolat.
— Non, merci. J’ai du travail.
— Laissez la vaisselle, c’est un ordre ! Bon sang, pourquoi ne vous
détendez-vous pas ?
Rafe se dit ironiquement que lui aussi ferait bien de se détendre, du moins
une certaine partie de son anatomie…

* * *

Le cœur battant, Sophie se dirigea vers la chaise que Rafe lui avait indiquée.
Se détendre ? La bonne blague ! Elle se sentait aussi détendue qu’une souris
devant un chat.
Rafe lui servit un verre de vin et le lui tendit.
— Merci. Il est excellent, ajouta-t-elle après avoir bu une gorgée.
— En plus de posséder une nature d’une beauté à couper le souffle,
l’Australie produit quelques-uns des meilleurs vins du monde.
Elle fit tourner le vin dans son verre avant de relever les yeux vers lui.
— On dirait que vous l’aimez, ce pays.
— C’est le cas. J’ai toujours aimé l’Australie.
— Est-ce pour cette raison que vous avez acheté une ferme ici, si loin de
l’Angleterre ?
Rafe soupira. Cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas posé la question. Au
fil des années, cette ferme était devenue l’un de ses endroits favoris. Il se sentait
bien dans les conditions extrêmes de l’Outback. Quand il atterrissait ici, ce qui
avait été rare ces derniers temps, il avait immédiatement l’impression d’être en
paix. Au départ, il avait acheté cette ferme parce qu’il cherchait un repaire
secret, un lieu loin de tout où il pourrait échapper au monde brutal des affaires.
Du travail physique, au soleil, dans la poussière, voilà ce dont il avait eu besoin
pour réparer son cœur brisé et ses bleus à l’âme.
Cette ferme n’était qu’une de ses nombreuses propriétés, mais il n’en
considérait aucune comme son chez-lui. Il était bel et bien un nomade des temps
modernes, comme il se plaisait à le répéter. D’habitude, cette définition plaisait
aux femmes. Avait-elle séduit Sophie ? Était-ce pour cette raison qu’elle le
dévorait de ses grands yeux bleus qui brillaient à la lueur de la bougie, les lèvres
entrouvertes comme si elle n’attendait qu’un baiser ? Le désirait-elle ?
— C’est moi qui suis censé vous poser des questions, pas l’inverse, rétorqua-
t-il enfin.
Elle reposa son verre et le fusilla du regard.
— C’est un entretien d’embauche ? Je pensais avoir déjà obtenu le poste.
— C’est le cas, vous avez le poste. Je suis juste curieux.
Il marqua une pause et observa la jeune femme quelques secondes avant de
poursuivre :
— Quand j’ai interrogé Andy concernant vos expériences passées, il n’a pas
pu me répondre. Il ne savait rien de vous. Après avoir passé plusieurs jours en
votre compagnie, je suis exactement dans le même cas. Vous êtes une femme
mystérieuse, Sophie.
— Je pensais que mon rôle ici était de faire à manger aux ouvriers, pas de les
distraire en leur racontant ma vie.
— C’est le cas. Quand vous êtes arrivée, il me semble pourtant que vous
ignoriez la différence entre une casserole et une poêle.
— J’ai très vite appris.
— Vous ne saviez pas non plus comment remplir le lave-vaisselle.
— C’est un lave-vaisselle industriel !
— Et vous regardiez l’ouvre-boîte comme s’il s’agissait d’un outil venu
d’une autre planète.
— Dites donc, s’offusqua-t-elle, combien de temps avez-vous passé à
discuter de mon cas avec Andy ?
— Assez longtemps, concéda Rafe.
— Et… ?
Il allongea les jambes avant de répondre.
— Et j’en ai conclu que vous êtes une femme qui n’avait jamais travaillé
avant d’arriver ici, et que vous avez dû mener une vie de privilégiée.

* * *
Sophie se raidit, inquiète. Son bel employeur était bien trop perspicace à son
goût. Ce qu’elle craignait depuis le départ allait-il se réaliser ? Rafe Carter allait-
il la reconnaître, et ensuite la forcer à prendre les décisions qu’elle repoussait
depuis des mois ?
Ne panique pas ! s’ordonna-t-elle. Prends une profonde respiration, puis
réponds comme si de rien n’était. Ensuite, tout ira bien.
— Mes questions vous dérangent-elles, Sophie ?
— Elles ne me dérangent pas du tout. Par contre, elles m’ennuient. Si je me
souviens bien, vous m’avez expliqué lorsque vous êtes arrivé que vous préfériez
que je garde mes distances. Vous m’avez même demandé de ne pas vous parler
de la pluie et du beau temps.
— Peut-être ai-je changé d’avis. Peut-être que je me demande ce que fait une
jolie jeune femme comme vous seule au milieu de l’Outback, sans lien avec
personne.
Sophie déglutit péniblement, de plus en plus mal à l’aise.
— De… De quoi parlez-vous ?
— Andy m’a avoué que vous n’utilisiez pas de téléphone portable, que vous
n’aviez jamais reçu de courrier et que vous ne vous connectiez à Internet que très
rarement.
— J’ignorais que j’étais sans cesse surveillée. De toute façon, ma vie privée
ne vous regarde pas !
— Je suis d’accord. Néanmoins, les gens secrets m’intriguent toujours.
Sophie n’était pas surprise : Rafe était si beau et si riche que les gens
devaient sans cesse lui raconter leur vie, sans se demander si cela l’intéressait.
Comment réagirait-il si elle lui révélait la vérité, si elle lui annonçait qui elle
était ? L’idée la tentait, tout à coup…
Non. Elle ne pouvait pas prendre ce risque, impossible ! Même si Rafe
réagissait de façon normale, leur relation changerait à coup sûr. Il pourrait lui en
vouloir de ne pas lui avoir tout révélé dès le début, la chasser… Et que se
passerait-il s’il en parlait à l’un de ses amis, qui en parlait à quelqu’un d’autre, et
que finalement l’information arrivait à l’oreille d’un journaliste ? Ce serait un
désastre, un cauchemar.
Elle avait une autre raison de garder le secret : elle n’avait pas envie de
briser la bulle de normalité et de paix dans laquelle elle vivait en ce moment.
C’était si agréable d’avoir l’impression d’être une femme comme les autres !
— Bon, d’accord, dit-elle en soupirant, consciente qu’elle devait lâcher un
peu de lest pour avoir la paix. Que voulez-vous savoir ?
* * *

Rafe repoussa son verre tout en réfléchissant à la question de Sophie. En fait,


il connaissait déjà la réponse : il ne désirait pas qu’elle parle d’elle, il la désirait
tout court. C’était aussi simple que cela. Il la désirait depuis qu’il avait posé le
regard sur elle, depuis qu’elle l’avait dévisagé de ses grands yeux bleus. Il
mourait d’envie de plaquer les lèvres sur les siennes, de l’embarquer dans un
baiser torride, de la débarrasser de sa robe pour découvrir son corps, de
l’entendre crier son prénom tandis qu’il la posséderait…
Il bougea légèrement pour masquer sa gêne… et son érection ! Bon sang,
que lui arrivait-il ? Il avait l’impression de retourner vingt ans en arrière et d’être
à nouveau un adolescent timide et maladroit. Il perdait la tête !
Non, il avait déjà perdu la tête.
Il se leva et se força à chasser ses idées osées. À quoi bon fantasmer ? Il
partait le lendemain et, dans une semaine, il ne se souviendrait même plus du
visage de sa cuisinière.
— Vous avez raison, Sophie, votre vie ne me regarde pas, affirma-t-il en lui
souriant. Si cela vous intéresse cependant, sachez que vous faites du bon boulot.
Sophie frissonna, touchée autant par le compliment de Rafe que par son
sourire. Elle était toujours mal à l’aise quand elle recevait un compliment.
Généralement, ils n’étaient pas sincères, lancés par des gens qui attendaient
quelque chose de la princesse d’Isolaverde. Les mots de Rafe lui semblaient
néanmoins honnêtes.
Elle se redressa. Il fallait à tout prix qu’elle parte, qu’elle s’éloigne de lui
avant qu’il ne lui dise d’autres mots gentils et qu’elle se comporte comme un
petit chien n’attendant que des caresses.
— Merci, c’est gentil. Et maintenant, je vais finir de desservir avant que
vous ne regrettiez votre compliment.
Sans attendre, elle se dirigea vers la cuisine et commença à laver les verres.
Pourquoi regrettait-elle soudain de s’être enfuie du salon ? Elle se sentait vide
sans lui. Si seulement il pouvait entrer dans la cuisine, lui sortir les mains de
l’eau savonneuse, la prendre dans ses bras et l’embrasser comme si sa vie en
dépendait… Oui, voilà ce qu’elle désirait. Hélas, Rafe était monté se coucher,
elle avait entendu la porte du salon se refermer.
Frustrée, elle termina la vaisselle en se maudissant pour sa faiblesse. Ensuite,
elle retourna dans sa chambre et prit une rapide douche avant de se coucher.
Malheureusement, malgré sa fatigue et la perspective d’un lever aux aurores,
elle ne parvenait pas à fermer les yeux. À chaque fois qu’elle essayait, l’image
de Rafe apparaissait devant. Elle voyait son visage viril, ses traits réguliers, son
corps d’apollon…
Après de longues minutes à se tourner et se retourner dans le lit, Sophie
repoussa le drap de coton. Elle bouillait. Aucune des techniques de relaxation
qu’elle connaissait ne fonctionnait. Impossible de fermer l’œil…
Elle sortit du lit. Pieds nus, elle se dirigea vers la fenêtre et jeta un coup
d’œil dans la nuit. La pleine lune se reflétait sur la surface immobile de la
piscine. Et si elle allait nager ? Elle en avait soudain très envie. Si elle était
silencieuse, elle ne dérangerait personne.
Oui, voilà ce qu’elle allait faire : se rafraîchir, se fatiguer, et ensuite elle
parviendrait peut-être à s’endormir.
Sa décision prise, elle mit son maillot de bain, prit ses tongs et sortit en
silence. Elle alluma l’éclairage de la piscine, puis jeta un coup d’œil aux
alentours pour vérifier qu’aucun crapaud ne traînait dans les parages — ils
adoraient les abords de la piscine et parfois y sautaient pour se baigner. Son
inspection terminée, Sophie se glissa dans l’eau et commença à enchaîner les
longueurs.
Elle nagea jusqu’à sentir la fatigue la gagner et ses jambes devenir
engourdies. Alors, elle fit la planche pour finir de se détendre et profiter
quelques instants encore de la nuit étoilée.
Elle se redressa soudain en sursaut et faillit boire la tasse. Elle venait
d’entendre comme un bruit de plongeon derrière elle ! Lentement, elle se
retourna. Sous l’eau, un corps ondulait dans sa direction. Sophie retint son
souffle…

* * *

Une tête émergea de l’eau, les cheveux plaqués en arrière.


— Rafe ! Vous m’avez fait une peur bleue !
La douce lumière argentée de la lune soulignait ses traits superbes.
— Vous pensiez qu’il s’agissait de qui ?
— Je… Je ne sais pas, d’un crapaud.
— D’un gros crapaud alors ! lança-t-il en éclatant de rire.
Il plongea à nouveau sous la surface et nagea plusieurs longueurs. Le
spectacle de ce corps somptueux ne laissa pas Sophie de marbre. Elle était
humaine, et elle était en train de fondre.
Soudain, Rafe émergea à côté d’elle. Il secoua la tête, l’éclaboussant, puis
leva les yeux vers les étoiles.
— C’est magnifique, n’est-ce pas ?
Sophie essaya de se concentrer sur les constellations. Elle avait du mal. Tout
ce qu’elle avait envie d’admirer, c’était le corps de rêve debout dans l’eau à ses
côtés. Il était si proche… Elle avait le vertige tout à coup, comme si elle se tenait
au rebord d’une falaise et risquait de tomber d’un instant à l’autre.
— C’est magnifique, oui, acquiesça-t-elle en frissonnant. Il commence à
faire frais, je ferais mieux de rentrer.
C’était un mensonge, son frisson n’avait rien à voir avec la température
extérieure.
— J’espère que ma présence ne vous dérange pas, que vous ne fuyez pas à
cause de moi.
Évidemment que sa présence la dérangeait ! Et il le savait. Elle ne répondit
pas. De toute façon, elle en était incapable. Elle manquait d’air.
Rafe s’approcha d’elle. Clouée sur place, elle ne l’arrêta pas. C’était fou, elle
le savait. Pourtant… Troublée, elle avala sa salive. Elle ne s’était jamais
conduite de cette façon. Elle n’avait jamais nagé de nuit avec un homme, même
avec le prince qu’elle aurait dû épouser. En fait, elle ne s’était jamais retrouvée
seule avec un homme à moitié nu. Que dirait Rafe Carter si elle lui avouait son
innocence ?
Elle n’avait pas envie de répondre à cette question. Pas pour le moment, en
tout cas. Pour la première fois de sa vie, elle se sentait légère car elle n’avait plus
besoin de penser au protocole. En plus, elle n’allait pas rester longtemps en
Australie et allait bientôt se lancer dans une nouvelle aventure, même si elle
ignorait laquelle. Mais tout cela n’avait pas d’importance ce soir. Ce qui était
arrivé dans sa vie jusqu’à présent allait être balayé par une force mystérieuse, qui
prenait ce soir la forme de son patron.
Elle fléchit les genoux et plongea le corps dans l’eau. Hors de question que
Rafe voie les pointes de ses seins tendre son haut de maillot ! Mais il ne
regardait pas ses seins. Il regardait son visage. Instantanément, son ventre se
noua, sa gorge se serra.
— Rafe…
D’un geste de la tête, il lui ordonna de se taire.
— Viens ici !
Sa voix était plus rauque et sensuelle que jamais. Sophie devina qu’il allait
l’embrasser avant même qu’il ne l’attire à lui…

* * *

Ses seins s’écrasèrent contre le torse nu et musclé de Rafe. Elle frissonna en


sentant son souffle chaud dans son cou, puis il plaqua la bouche sur la sienne.
Elle ferma les yeux et l’embrassa en retour. Sous le charme, sous le choc, Sophie
poussa un soupir de plaisir. Personne ne l’avait touchée ainsi, avant. Pas de cette
façon.
Rafe glissa sa main experte le long de son ventre et la chair de poule la
gagna. Incapable de résister à la tentation, Sophie entrouvrit les jambes, comme
si son corps savait automatiquement comment réagir. Les doigts de Rafe
s’immiscèrent sous l’élastique de son maillot. Seigneur…
— Rafe…
Elle bascula les hanches contre lui. Elle perdait la tête. Il retira sa main et le
manque la gagna aussitôt. Elle riva le regard au sien. Impossible de lire en lui :
son visage était encore plus fermé qu’avant.
— J’ai envie de faire l’amour avec toi, murmura-t-il. À l’évidence, tu
ressens la même chose. Avant cela, je dois t’avertir.
— De quoi ?
Son cœur battait si fort que Sophie se sentait prête à s’évanouir.
— Tu es mon employée, et d’habitude je ne couche pas avec mes employées.
— Voilà qui est franc, au moins !
— Je suis un homme franc, Sophie. Et si nous devons coucher ensemble,
nous devons respecter certaines conditions.
— Lesquelles ?
— Une nuit, c’est tout. Rien de plus. Pas de rendez-vous galant, pas de
promesse, ni de rêve de conte de fées. Pas de cadeau de Noël ou de voyage
surprise à New York. Et n’espère pas de sentiments de ma part. Je ne connais pas
l’amour. Je quitte l’Australie demain, et c’est fini. Tu comprends ?
Tout en réfléchissant, Sophie se mordillait la lèvre. Elle était perdue. Jusqu’à
présent, elle avait toujours suivi les règles et fait ce qu’on attendait d’elle. Où
cela l’avait-il menée ? Elle avait été abandonnée et humiliée par le prince qu’elle
devait épouser. Elle avait été placée sur un piédestal dès sa naissance parce
qu’elle était une princesse, mais une princesse que les gens pouvaient regarder
sans jamais la toucher.
Or Rafe l’avait touchée…
Il ignorait qui elle était. Il la désirait elle, pas la princesse Sophie. Et de son
côté, elle le désirait aussi. Elle ne désirait pas le milliardaire arrivé en
hélicoptère, mais l’homme qui la faisait vibrer, qui lui donnait l’impression
d’être vivante pour la première fois de sa vie.
— Je comprends.
— Vraiment ?
— Vraiment. Peut-être ai-je envie de la même chose, moi aussi. Une nuit,
sans lien, sans sentiments.
Une lueur prédatrice traversa le regard de Rafe, puis il baissa le visage pour
l’embrasser. Un baiser plus puissant, plus possessif que le premier, qui donna un
nouveau coup de fouet au désir de Sophie.
— Dans ce cas-là, qu’attendons-nous ? chuchota-t-il en s’écartant de ses
lèvres.
3.

Rafe prit Sophie dans ses bras et sortit de la piscine. Il la posa sur le dallage
et lui écarta une mèche de cheveux humides collée sur son front.
— Rentrons.
Rentrer ? S’ils quittaient la piscine et le clair de lune, le charme ne risquait-il
pas d’être rompu ? Peut-être valait-il mieux rester ici.
— Rien ne nous oblige à rentrer.
— Au risque de passer pour un type vieux jeu, je préfère que notre première
fois se déroule dans un lieu intime, à l’abri des regards.
Il lâcha un petit rire sensuel qui fit frissonner Sophie, puis lui effleura la
bouche de la sienne.
— Ne t’inquiète pas, reprit-il, même à l’intérieur, ta nuit sera mémorable !
J’ai une autre raison de vouloir rentrer, je n’ai pas pris de préservatifs quand je
suis sorti. Cela aurait été un peu présomptueux de ma part, tu ne trouves pas ?
Sophie ne répondit pas. Elle le laissa la prendre par la main et, en silence, le
suivit vers ses quartiers privés, cette partie de la maison qu’elle n’avait jamais
visitée.
Éblouie, elle admira le décor luxueux. Elle traversa la bibliothèque aux murs
recouverts de livres anciens, le grand salon orné de peintures représentant ce
pays que Rafe aimait tant. Ils s’arrêtèrent enfin dans la salle de bains, aussi
grande et luxueuse que la sienne, à Isolaverde. Sophie avait l’impression de
s’être endormie et de se réveiller soudain dans un autre pays. Ils se trouvaient
pourtant bel et bien dans une ferme, au milieu de l’Outback australien.
— Impressionnant ! lança-t-elle.
Rafe était en train de faire glisser une bretelle de son soutien-gorge sur son
épaule.
— J’imagine que tu parlais de la taille de la salle de bains, pas de celle de
mon érection, fit-il d’un ton taquin.
Gênée, Sophie baissa la tête. Pourvu qu’il ne perçoive pas son malaise ! Elle
ne savait pas flirter, tout cela était nouveau pour elle.
— Je… Je parlais de la salle de bains, en effet, bafouilla-t-elle.
— Tu veux dire que tu n’es pas venue espionner les lieux, avant que
j’arrive ? demanda-t-il en s’occupant de la seconde bretelle.
— Non, je… Je ne suis jamais venue dans cette partie de la maison, réussit-
elle à articuler, haletante.
Rafe referma sa bouche sur la pointe de son sein droit, puis passa à l’autre. Il
la mordilla. Les sens de Sophie s’enflammèrent instantanément. Tremblante, elle
baissa les yeux vers la chevelure noire de son amant, qui contrastait avec sa peau
pâle. Des vagues de plaisir commencèrent à se lever en elle, annihilant peu à peu
sa raison. S’abandonnant, elle bascula la tête en arrière et enfouit les doigts dans
les boucles souples de Rafe.
Il finit de la débarrasser de son maillot de bain, retira le sien et, avant même
qu’elle ait le temps de s’apercevoir qu’ils étaient tous les deux nus, il la prit dans
ses bras et la porta jusqu’à un immense lit.

* * *

Tout à coup, Sophie avait un peu peur. Elle se sentait timide. Une partie
d’elle avait l’impression d’être une bête sur le point d’être sacrifiée sur un autel
un soir de pleine lune. Mais son appétit de sensualité était si fort, si puissant
qu’elle oublia peu à peu toute retenue, toute réserve. La tentation était bien trop
grande. Rafe était fort, athlétique, viril ; tellement beau avec ses longues jambes,
ses hanches étroites et ses fesses musclées.
Elle n’avait jamais vu d’homme nu, à l’exception des célèbres statues qui
décoraient le palais royal et attiraient de nombreux visiteurs pendant l’hiver. Une
feuille de vigne masquait la virilité de ces mâles de marbre. Rafe, lui, aurait
besoin de plusieurs feuilles pour masquer la sienne ! Sans doute aurait-elle dû
être effrayée par son impressionnante érection, mais elle était juste… impatiente.
Et curieuse, aussi.
D’un doigt malicieux, il traça un chemin depuis son cou jusqu’à son
nombril.
— Que tu es belle…
— C’est vrai ?
— Tu sais bien que c’est le cas : des centaines d’hommes ont déjà dû te le
dire.
Des centaines d’hommes ? La réalité lui revint en pleine face tel un
boomerang. Elle se força à la refouler. Ce n’était pas le moment d’y penser. À
cet instant, elle n’avait qu’une envie : vivre, vibrer et profiter des sensations
inédites qu’elle découvrait. Elle mourait d’envie de sentir les doigts de Rafe sur
sa peau, de connaître intimement cet homme qui la désirait non pas pour son
statut, mais en raison de l’alchimie qui régnait entre eux.
Décidée, Sophie referma les bras autour du cou de son bel Anglais et leva les
yeux vers lui.
— Je n’ai pas envie de penser aux autres hommes pour le moment.
— Moi non plus.
Alors, le regard arrogant, presque autoritaire, il se mit à danser contre ses
hanches pour qu’elle perçoive son érection. Sans jamais la quitter des yeux, il
explora ensuite du bout des doigts chaque centimètre carré de sa peau. Sophie
retint son souffle lorsqu’il effleura les pointes de ses seins. Ces caresses étaient
agréables, douces, mais elle en voulait plus, beaucoup plus. Chacune l’envoûtait
un peu plus, l’entraînait vers un monde de plaisirs nouveaux.
Incapable de se retenir, elle prononça dans un halètement le prénom de son
amant. Elle l’entendit alors laisser échapper un petit rire. Se moquait-il ? Peu lui
importait, de toute façon. Elle n’avait pas honte. Son sang rugissait dans ses
veines comme un torrent impossible à canaliser. Son corps ne lui obéissait plus.
Mue par un désir inouï, elle se mit à se tortiller contre lui. Il lui en fallait plus,
tout de suite. Elle était en feu.
Rafe avait forcément perçu son impatience. Pourtant, il prenait son temps. Il
semblait même prendre un malin plaisir à la torturer, à lui faire perdre la tête.
Malgré son appétit sensuel, Sophie se sentait timide. Elle avait un peu peur de
toucher son partenaire, de faire quelque chose de mal. Que se passerait-il si elle
avait un geste déplacé et qu’il s’arrêtait ?
Refoulant ses inquiétudes, elle se redressa à la recherche des lèvres de Rafe.
Celui-ci tendit le bras et attrapa un préservatif dans le tiroir de sa table de nuit.
Un frisson d’anticipation traversa Sophie. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle
allait enfin faire l’amour, pour la première fois…
Après des années d’attente, à protéger sa virginité pour un homme choisi par
ses parents, elle était sur le point de la perdre au milieu de l’Outback australien
entre les bras d’un homme qu’elle connaissait à peine, son employeur, qui lui
avait promis que leur relation ne durerait que l’espace d’une nuit et refusait tout
sentiment.
Elle ferma les yeux. Tout à coup, elle avait l’impression d’avoir vécu dans
une cave sombre et d’en sortir enfin pour découvrir quelque chose de beau, de
magnifique, de brillant. Ensuite, sa vie serait différente, elle en était persuadée.
La gorge serrée par l’émotion, elle regarda Rafe dérouler le préservatif sur
son sexe impressionnant. Serait-il choqué s’il savait qu’elle n’avait jamais vu
une érection avant ce soir ? Serait-il déçu lorsqu’il découvrirait la vérité ? Peut-
être devrait-elle lui avouer la vérité tout de suite…
Non, ce n’était pas une bonne idée. Et puis cela n’avait aucune importance.
Il s’agissait juste d’un rite de passage, une étape imposée qu’elle devait franchir
pour quitter le monde de l’innocence et rejoindre celui de la féminité. Rien de
plus. Voilà ce que faisaient les couples normaux, les couples modernes : ils se
rencontraient, ils étaient attirés l’un par l’autre puis ils faisaient l’amour.
Pourquoi gâcher le moment en révélant son passé à Rafe, et en risquant de
mettre son anonymat en danger par la même occasion ?
Il s’allongea sur elle et positionna son sexe tendu à l’orée de son intimité. Un
nouveau sentiment de peur l’envahit.
D’un coup de reins précis, Rafe la pénétra. Sophie se força à ne pas se raidir,
à ne pas crier. C’était difficile. Impossible, même. À contrecœur, elle laissa
échapper un cri de douleur.
Rafe s’arrêta net et la regarda droit dans les yeux.
— Tu…
Il semblait incrédule.
— Oui.
Elle n’en dit pas plus — à quoi bon… ? Elle bascula les hanches pour
l’inviter plus profondément en elle.
— Ne t’arrête pas, s’il te plaît, gémit-elle.

* * *

Rafe laissa échapper un grognement rauque. Comment aurait-il pu s’arrêter


alors que Sophie déposait une pluie de baisers sensuels sur son épaule et serrait
ses muscles intimes, mettant sa résistance au supplice ? Il était sur le point
d’exploser…
Soudain, il songea qu’il avait une grande responsabilité. Puisqu’il s’agissait
de sa première fois, il devait faire son possible pour qu’elle s’en souvienne, pour
que ce soit la meilleure expérience sexuelle de toute sa vie — d’autant plus que
ce serait la seule qu’elle partagerait avec lui.
Du pouce, il entreprit de lui caresser le clitoris, sans cesser d’aller et venir en
elle. Elle soupirait de plaisir. Il l’embrassa pour étouffer de ses lèvres les cris
d’extase qui montaient de sa gorge. Elle jouissait sous lui, arquée, tendue. Alors
il se laissa aller, et à son tour il poussa un cri, un long cri animal, et explosa, tous
ses muscles crispés.
Bon sang que c’était bon !
Rafe roula sur le lit et ferma les yeux. Il n’avait pas envie de voir le beau
visage alangui de Sophie, d’être confronté à l’air rêveur d’une femme qui venait
de faire l’amour pour la première fois. Et, même s’il avait envie de lui lécher à
nouveau les seins, de glisser une main entre ses cuisses pour lui faire toucher les
étoiles une nouvelle fois, il se retint. Il ne la toucherait plus avant d’avoir des
explications.
Sophie Doukas était vierge !
Il secoua la tête. Comment aurait-il pu le deviner ? Elle n’avait pas montré la
moindre hésitation lorsqu’il lui avait proposé une aventure d’un soir. Elle lui
avait même suggéré de faire l’amour dans la piscine ! S’il l’avait allongée sur la
table de la cuisine, là où elle préparait le petit déjeuner des ouvriers tous les
matins, elle lui aurait donné le feu vert, il le devinait. Elle s’était comportée
comme une femme parfaitement à l’aise avec sa sexualité, jusqu’au moment où
elle avait poussé ce cri de douleur. Pourquoi ne lui avait-elle pas dit qu’elle était
vierge ? Elle aurait au moins pu lui demander s’il acceptait ou non d’être son
premier amant !
Malgré tout, il ne lui en voulait pas. Impossible de lui reprocher quoi que ce
soit tant l’expérience avait été incroyable. Il ne se souvenait pas avoir un jour
ressenti un tel plaisir.
Bon, comment aborder la question, maintenant ? Rafe réfléchit aux mots
qu’il allait utiliser. Rien qu’au souvenir de la sensation de son sexe étroit
enserrant le sien, son érection s’éveilla.
— Tu es une femme pleine de surprises. Tu n’en as pas d’autres cachées
dans ta manche ?

* * *

Mal à l’aise, Sophie se figea. Comment répondre ? Que dirait Rafe s’il
comprenait qu’elle ne lui révélait pas toute la vérité ?
Elle garda les yeux fermés. Elle n’avait pas le courage de les ouvrir, elle
avait peur d’en révéler trop. Elle se sentait… comblée ? Oui. Satisfaite ? Aussi.
Elle se sentait également soulagée car elle l’avait fait, enfin. Elle avait fait
l’amour et connu l’orgasme. Même si elle avait grandi isolée dans un palais, elle
n’était pas différente des autres femmes. Quel soulagement de découvrir cet
univers de sensualité ! Pour la première fois de sa vie, elle se sentait forte,
confiante, un peu comme si elle avait la preuve qu’elle était capable d’atteindre
les objectifs qu’elle se fixait.
Rafe l’avait caressée comme elle rêvait de l’être. Il ne l’avait pas traitée
comme si elle était en porcelaine, ou comme si elle était une princesse. Non, il
l’avait traitée comme n’importe quelle femme. Avant de lui faire l’amour, il
l’avait serrée dans ses bras puissants. Il l’avait tenue contre lui, contre son torse
musclé. Cette expérience l’avait presque autant émue que le sexe lui-même, car
elle n’avait pas l’habitude des contacts physiques. Ses parents n’avaient jamais
été très démonstratifs avec elle. En fait, elle avait été davantage touchée et
caressée ce soir que pendant toute sa vie.
Elle sourit en remontant le drap contre elle. Avait-elle envie de savourer ses
souvenirs sensuels ou bien de sortir du lit et de danser pour célébrer
l’événement ? Ni l’un ni l’autre, songea-t-elle. Ce qu’elle désirait plus que tout,
c’était promener ses doigts sur la peau dorée de Rafe, l’embrasser encore et
encore. Elle avait envie de faire disparaître ce regard suspicieux de son beau
visage.
Après tout, qu’elle ait été vierge n’avait aucune importante, si ? Comment
les couples classiques réagissaient-ils en pareille circonstance ? Elle, qui était
une experte en étiquette, n’en avait pourtant pas la moindre idée. Elle se sentait
complètement perdue.
Elle n’allait pas jouer les lâches pour autant, ce n’était pas son genre. De
plus, elle n’avait aucun regret. Peut-être devait-elle simplement faire savoir à son
merveilleux amant combien elle avait apprécié l’expérience, et combien elle
avait envie de recommencer…
Elle rouvrit les yeux. Aussitôt, le vertige la saisit. Rafe n’avait pas changé, et
pourtant elle le trouvait différent. Elle laissa le regard glisser sur son torse
imberbe, sur ses abdominaux puissants. Après l’expérience qu’ils venaient de
partager, elle avait bien le droit de l’étudier du regard, non ?
Sous le charme, son cœur s’emballa. Comment était-il possible qu’elle le
désire à nouveau, aussi vite ? En avait-il envie, lui aussi ?
— C’était…
— Stop ! la coupa-t-il d’un ton cynique. Tu voulais dire que c’était
fantastique ? Magnifique ? Les femmes me disent souvent qu’il s’agit de la
meilleure expérience sexuelle de leur vie. Dans ton cas, j’imagine qu’il est
difficile de juger puisque tu n’avais jamais fait l’amour avant.
Sophie se raidit. Il blaguait. Il blaguait forcément, n’est-ce pas ? Même si
c’était de très mauvais goût… Quel homme parlait de ses maîtresses passées de
cette façon ?
Elle le dévisagea. Non, apparemment, il ne blaguait pas. Il semblait au
contraire fâché. La déception la gagna. Elle se força néanmoins à la masquer. Ce
n’était pas difficile, elle était très douée pour cacher ses sentiments.
— Le fait que j’ai été vierge te dérange ?
— Cela me dérange autant que si j’étais monté dans une voiture conduite par
quelqu’un qui m’aurait caché qu’il n’avait pas encore le permis.
— Merci pour la comparaison !
— Comment est-il possible que tu n’aies jamais fait l’amour avant ? Tu es
jeune, tu es belle, tu n’es pas coincée. Nous vivons au XXIe siècle, il me semble.
Désorientée, Sophie grimaça. Que faire ? Si elle lui avouait la vérité, il ne la
croirait jamais. Lui vivait peut-être au XXIe siècle, mais pas elle ; parce qu’elle
était née princesse, qu’elle était censée épouser un des hommes les plus courtisés
du monde, et que l’accord signé entre les deux familles lui avait imposé d’être
vierge le jour du mariage.
Elle refoula une subite envie de pleurer. Son rêve venait de se transformer en
cauchemar ! Une fois qu’elle aurait convaincu Rafe qu’elle n’était pas une
mythomane, elle serait obligée de replonger dans ce passé qu’elle tentait
pourtant de fuir de toutes ses forces. Elle serait obligée de révéler une vérité
qu’elle n’avait pas envie d’affronter.
Que se passerait-il s’il devenait soudain intéressé ? Il n’avait pas l’air d’être
ce genre d’homme, mais comment en être certaine ? Son statut de princesse
d’Isolaverde attirait beaucoup de gens peu scrupuleux.
Elle se dit que le mieux était de répondre à Rafe sur le même ton, avec la
même arrogance, pour le déstabiliser à son tour.
— Peut-être que j’attendais simplement de rencontrer l’homme adéquat.
Il s’assit en cachant sa virilité sous le drap, mais pas assez vite pour qu’elle
ignore son érection. Un sentiment de triomphe la gagna aussitôt.
— Je crois qu’il faut que nous mettions quelque chose au clair, Sophie. Faire
l’amour avec toi était incroyable, plus qu’incroyable même, d’autant plus qu’il
s’agissait de ta première fois. Tu n’as pas assez d’expérience pour le savoir, mais
je peux t’assurer que c’est vrai.
Il s’arrêta, comme s’il avait besoin de temps pour choisir avec précaution ses
mots.
— Le fait est que je ne cherche pas une relation sérieuse, continua-t-il. Je ne
suis pas le genre d’homme à être ému par ta virginité. Cela ne veut rien dire pour
moi, et tu ne représentes rien à mes yeux. Je suis désolé d’être aussi franc, mais
je veux éviter tout quiproquo. Je ne cherche pas une partenaire, et même si
c’était le cas, tu ne serais pas cette femme. Je t’ai dit que je croyais à la sincérité
et je suis sincère avec toi. Nous menons des vies différentes. Tu es une cuisinière
débutante en voyage à l’autre bout du monde tandis que je suis un homme
d’affaires toujours entre deux avions. Cela ne pourrait jamais fonctionner entre
nous.
Sophie s’étranglait de rage. Elle faillit le gifler. Quel homme méprisant ! Elle
se retint cependant. Autant garder un peu de dignité. Le point positif, c’était que
l’attitude détestable de Rafe lui simplifiait la tâche. Elle ne lui ferait aucune
confidence, elle ne lui révélerait pas la moindre chose sur elle. Pourquoi le
ferait-elle puisqu’il semblait n’avoir qu’un désir : la fuir le plus rapidement
possible ?
Des restes de son éducation princière lui revinrent. Elle sortit du lit, attrapa
la serviette qui traînait au sol et s’enroula dedans. Puis elle riva le regard à celui
du mufle assis dans le lit.
— Je crois que tu te flattes. Je suis d’accord avec chaque mot que tu viens de
prononcer. Entre nous, il ne s’agissait de rien d’autre qu’une initiation sexuelle,
une initiation particulièrement réussie. Alors je te remercie pour l’expérience,
mais sois rassuré, je ne cherche pas de relation non plus. Peut-être aurais-je dû
t’avouer que j’étais vierge, mais je ne voulais pas rompre le charme de l’instant.
Maintenant, puisque tu quittes l’Australie demain, je vais te laisser dormir.
Bonne nuit, fais de beaux rêves.
Rafe semblait incrédule, choqué par ses paroles. Voilà qui était parfait pour
lui remonter le moral ! Sans attendre sa réaction, elle sortit de la chambre.
4.

Son téléphone se mit à vibrer et Rafe se réveilla en sursaut. Qui l’appelait à


cette heure ? Encore ensommeillé, il jeta un coup d’œil vers l’écran. Il s’agissait
de William, l’un de ses assistants, qui l’appelait de New York. William était
censé ne le déranger qu’en cas d’absolu nécessité.
Soupirant, il décrocha.
— Rafe ?
— Évidemment que c’est moi ! Qui d’autre pourrait répondre au téléphone,
il est 5 heures du matin !
Il aperçut par terre le maillot de bain qu’avait abandonné Sophie, et son
humeur s’assombrit encore. Las, il se passa une main sur le visage. Il n’avait
cessé de penser à elle depuis qu’elle avait quitté sa chambre. Résultat : il avait à
peine dormi une heure.
Au souvenir du corps à corps sensuel qu’ils avaient partagé, de ses courbes
de déesse, de ses grands yeux bleus et de ses jambes de ballerine, ses sens se
réveillèrent comme par magie et son sexe se tendit.
Elle était vierge… Et elle n’avait pas cru nécessaire de lui révéler la vérité.
Les femmes avaient toutes des secrets, il le savait ; il n’aurait pas dû être surpris.
Enfin, ce n’était pas le moment d’y penser. Il se redressa et resserra ses doigts
autour du téléphone.
— Je te rappelle que tu ne devais m’appeler qu’en cas d’absolue nécessité.
— Il s’agit justement d’un cas d’absolue nécessité.
Il se figea, inquiet. Sa famille était éclatée, mais il s’agissait tout de même
d’une famille. Si quelqu’un était malade, ce ne serait pas son assistant qui le
contacterait, ce serait Amber, sa sœur, ou bien l’un de ses demi-frères. Dans ce
cas-là, de quoi s’agissait-il ? Pourquoi cet appel ?
— Quel est le problème ? Quelqu’un est malade ?
— Non, personne n’est malade.
— Que se passe-t-il, alors ? s’impatienta-t-il.
— Je t’appelle à propos de la fille qui a été embauchée à la ferme.
— Sophie, la cuisinière ?
— Elle n’est pas cuisinière.
— Ses compétences sont peut-être limitées, mais je peux t’assurer qu’elle
travaille bien dans les cuisines.
— Elle est de sang royal.
Quoi ? Qu’avait-il dit ?
— Tu as bu ? demanda Rafe.
— Non. Sophie est la princesse d’Isolaverde. Il s’agit d’une des îles les plus
riches du monde : or, diamants, pétrole, gaz naturel, uranium. Le royaume
possède toutes les ressources naturelles. Il organise chaque année une grande
régate et…
— Je connais Isolaverde, coupa-t-il. J’en ai déjà entendu parler. Viens-en au
fait, s’il te plaît.
— La princesse est belle et jeune.
Inutile de le lui rappeler, il en était parfaitement conscient.
— Je t’ai demandé les faits, William !
— La princesse était fiancée au prince Luciano de Mardovia, plus connu
sous le nom de Luc. Ils se connaissent depuis qu’ils sont enfants. Juste avant
l’annonce officielle de leurs fiançailles, Luc a eu une aventure avec une styliste
anglaise et celle-ci est tombée enceinte. S’en est suivi un gros scandale et il a été
obligé d’épouser la styliste. Son mariage avec la princesse Sophie a donc été
annulé. C’est à ce moment-là que celle-ci a disparu. Elle s’est évaporée.
— Évaporée ? répéta Rafe, abasourdi.
Il n’en revenait pas. Il avait fait l’amour à une princesse vierge ?
— Oui, évaporée. Ou plutôt, envolée. Personne n’était au courant de rien car
son frère contrôle les médias et a choisi de verrouiller toute information
concernant sa sœur. Aucun journaliste ne savait donc où elle était, du moins
jusqu’à aujourd’hui.
Il s’interrompit, peut-être pour ménager son effet.
— Elle est à Poonbarra, Rafe, acheva-t-il.
— Qui l’a découvert ? Et comment ? demanda-t-il en tâchant de remettre de
l’ordre dans ses pensées.
— Il semble qu’une dénommée Eileen Donahue, gérante de la supérette de
Corksville, a reconnu Sophie hier. « Elle était toute pomponnée, pour changer,
aurait-elle dit. Du coup, elle m’a rappelé quelqu’un. » Cette fameuse Eileen a
donc fait quelques recherches sur Internet et a découvert qu’elle avait en effet
déjà vu Sophie dans les pages des magazines. Elle a appelé des journalistes à
Brisbane et je te laisse imaginer la suite. Tu peux donc t’attendre à découvrir
quelques paparazzis sur le pas de ta porte lorsque tu te lèveras.
Furieux, Rafe serra son téléphone un peu plus fort.
— Ce n’est pas possible… Je n’ai pas envie qu’un cirque s’installe dans la
ferme ! Poonbarra est le seul endroit au monde où je peux trouver la paix. Je
veux que tu fasses le nécessaire pour tuer cette histoire dans l’œuf. Tout de suite.
— Je vois mal comment cela serait possible.
— Dans ce cas, sors-moi de cette souricière avant l’arrivée des journalistes,
ordonna-t-il d’une voix glaciale et autoritaire.
— Je vais voir ce que je peux faire.
— S’il te plaît. Et fait vite.
Rafe raccrocha et tendit le bras, prêt à jeter son téléphone contre le mur. Il se
ravisa. Il se leva et prit une profonde inspiration. Inutile de s’emballer.
Il avait bien envie d’aller retrouver Sophie Doukas et de lui dire ses quatre
vérités. Non seulement elle lui avait caché sa virginité, mais en plus elle avait
oublié de lui avouer qu’elle était une vraie princesse. Il bouillait !
Une princesse en fuite, une princesse intrigante…
Sa colère augmenta. Et dire qu’il lui suffisait de fermer les yeux pour sentir
son parfum sur sa peau et son goût dans sa bouche… Il lui suffisait de penser à
elle pour que tous ses sens se réveillent. Il fallait à tout prix qu’il se reprenne !
Déterminé, il se dirigea vers la douche. Avec un peu de chance, l’eau froide
finirait par avoir raison de sa fureur. Sorti de la douche, il se rasa. Il était
tellement énervé qu’il se coupa. Bon sang, il ne manquait plus que ça !
Une fois habillé, Rafe sortit de son appartement et se dirigea vers la chambre
de Sophie. Il n’était pas encore 6 heures du matin. La maison était silencieuse. Il
avait bien envie d’ouvrir sa porte d’un coup de pied. Il se retint cependant et se
força à frapper.
Sophie lui ouvrit aussitôt. Elle était déjà debout et habillée. Elle portait un
short en coton et un simple T-shirt. Et elle était toujours aussi belle… Son désir
se réveilla instantanément, et le souvenir du cri d’extase qu’elle avait poussé
lorsqu’il l’avait fait jouir revint à sa mémoire. Bon sang, que lui arrivait-il ? Il
fallait à tout prix qu’il oublie son attirance et qu’il se concentre sur les
mensonges de son employée modèle.
— Rafe…
Elle porta la main à sa gorge. Elle semblait nerveuse.
— Tu n’as pas à avoir peur, je ne suis pas venu pour faire l’amour.
— Pourquoi es-tu ici, alors ?
Il la dévisagea. Évidemment qu’elle n’était pas n’importe qui. C’était clair,
depuis le début. Elle était un diamant brut, voilà ce qu’il avait pensé lorsqu’il
l’avait vue la première fois. Et il ne s’était pas trompé. Ses gestes, son attitude,
sa façon de bouger, sa peau parfaite, son épaisse chevelure, tout en elle prouvait
la noblesse de sa personne. Oui, c’était évident à présent, Sophie était une vraie
princesse. Une princesse vierge, en fuite, qui l’avait choisi pour perdre son
innocence.
Pourquoi ?
— Je me demande pourquoi tu as élu un quasi-inconnu pour vivre ta
première fois. Je me demande aussi si tu ne m’as pas caché autre chose…

* * *

Sophie planta son regard dans celui, sombre et perçant, de Rafe. Si elle ne se
trompait pas sur ce qu’elle y lisait, la fin de sa cavale était proche… À moins
que ce ne soit sa mauvaise conscience qui lui donnait l’impression qu’il avait
découvert son identité. Car c’était impossible, ce n’était pas parce qu’il lui avait
fait l’amour hier soir qu’il était maintenant capable de lire en elle, si ? Il n’avait
aucun moyen de connaître son identité.
— À quoi penses-tu précisément ? demanda-t-elle, d’une voix aussi assurée
que possible.
Il fit un pas dans sa direction.
— Pourquoi les femmes sont-elles incapables de répondre de façon directe ?
Pourquoi pensent-elles d’abord à mentir ? Je t’ai donné la possibilité de me dire
la vérité, mais tu ne l’as pas saisie. Je pense au fait que tu es la princesse
d’Isolaverde, et que la presse sait où tu te trouves !
Sous le choc, Sophie posa la main sur sa bouche pour retenir un cri.
— Non…, bredouilla-t-elle, les yeux écarquillés.
— Eh si.
— La presse ne peut pas savoir, c’est impossible ! affirma-t-elle en secouant
la tête, incrédule. Cela fait des mois que je suis ici, tranquille. Comment…
Comment l’auraient-ils découvert ?
— La gérante de la supérette de Corksville t’a reconnue.
Consternée, Sophie lâcha un long soupir. Comment avait-elle pu être aussi
stupide ? Pourquoi ne s’était-elle pas conduite comme d’habitude ? Pourquoi
n’avait-elle pas gardé ses vêtements usés, et ses cheveux cachés sous un grand
chapeau de soleil ? Mais Rafe Carter avait fait son apparition à la ferme et sa
coquetterie avait pris le dessus. Incapable de résister à la tentation, elle avait
choisi de mettre une robe, de se maquiller et de relâcher ses cheveux. À cause de
sa vanité, elle avait tout perdu. Elle avait retiré son déguisement et elle avait été
reconnue.
Tout était de sa faute…
— Je suis désolée.
— Il est un peu tard pour t’excuser.
Elle recula, perdue, incapable de réfléchir posément.
— Je… Si tu veux bien m’excuser, je dois…
Rafe l’interrompit en lui attrapant le poignet. Aussitôt, elle frissonna. Même
au milieu du chaos, de la peur, des regrets, il suffisait que cet homme l’effleure
pour que ses sens s’enflamment. Tout à coup, elle mourait d’envie de sentir son
corps divin contre le sien ; elle mourait d’envie de l’embrasser, de glisser la
langue dans sa bouche, de sentir sa virilité en elle.
— Ce que je n’ai toujours pas compris, c’est comment tu es arrivée ici.
Comment la princesse d’Isolaverde a-t-elle réussi à atteindre incognito le centre
de l’Australie ?
Elle se dégagea et baissa les yeux vers son poignet. Il l’avait serré si fort
qu’on voyait la marque de ses doigts. Son voyage lui semblait très loin, tout à
coup, comme sorti d’un film d’aventures. Et si elle lui racontait tout ? Ainsi,
Rafe comprendrait qu’elle avait été brave et courageuse. Et elle pouvait tout à
fait l’être encore une fois, si elle le décidait.
— L’homme que je devais épouser a mis enceinte une autre femme.
— C’est ce que m’a dit mon assistant.
Sophie se demanda comment son assistant pouvait savoir. Elle soupira et
haussa les épaules. Qu’importait après tout. Et puis ce n’était pas la première
fois que circulaient des rumeurs à son sujet.
— Tout le monde ne parlait que de cela, de mon humiliation. Je n’en pouvais
plus. Il fallait que je parte, que je m’échappe quelque part où je n’aurais ni
gardes du corps ni femme de chambre. Pour la première fois de ma vie, j’avais
envie d’être seule, vraiment seule, pour guérir et décider ce que je voulais faire
de ma vie. Mais plus que tout, je rêvais de pouvoir vivre comme une femme
normale, d’oublier mon statut royal et de me débrouiller seule.
— La psychologie de comptoir ne m’intéresse pas, la rabroua Rafe d’un ton
sec. Je veux les faits.
— Mon frère était parti en voyage, j’en ai profité pour fuir. Je lui ai juste
laissé un mot pour lui dire que je partais et qu’il ne devait pas essayer de me
retrouver. Ensuite, j’ai persuadé l’un des pilotes du palais de m’emmener sur la
côte ouest des États-Unis.
— Comment as-tu réussi ce coup de force ?
— Je te laisse deviner. En tout cas, il n’a pas regretté.
— J’imagine que tu l’as payé très cher, car ce voyage a sans doute signé la
fin de sa carrière de pilote officiel de la famille royale.
— Je ne l’ai pas forcé. Il était heureux de m’aider.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Il m’a conduite dans un petit port de Californie et m’a présenté à un de
ses amis, un homme du nom de Travis Matthews, qui possédait un bateau
suffisamment grand pour traverser le Pacifique. Et c’est ce que j’ai fait.
Rafe écarquilla les yeux, visiblement incrédule.
— Tu as traversé le Pacifique en bateau ?
— Ne sois pas étonné. Je sais naviguer, j’aime beaucoup la mer et les
bateaux. En plus, il y avait un équipage de six personnes, je n’étais pas seule. La
traversée nous a pris plusieurs semaines, c’était…
Elle s’interrompit net, happée par ses souvenirs.
— C’était… ? l’encouragea Rafe.
Cette partie du voyage avait remis toute sa vie en perspective. La joie d’être
au milieu de nulle part, sur l’eau, le plaisir de la solitude, la beauté des couleurs
changeantes de l’océan et des étoiles dans le ciel, l’incroyable sensation de
liberté, comme elle n’en avait jamais connu jusqu’alors… Jamais elle
n’oublierait cette expérience.
Sur le visage fermé de Rafe, Sophie ne lisait que de la colère — quel
contraste avec le désir qui brûlait dans ses prunelles quelques heures plus tôt !
Pourquoi lui raconter son secret si plus elle en disait, plus il se renfrognait ?
— C’était une expérience intéressante, conclut-elle d’une voix neutre.
— Que s’est-il passé quand tu es arrivée en Australie ?
— Nous avons accosté à Cairns, où Travis avait un ami. Il m’a conduite dans
la direction de l’Outback. En route, je me suis arrêtée dans un magasin pour
m’acheter une nouvelle garde-robe.
Rafe posa un regard méprisant sur sa tenue.
— Dans une friperie, on dirait…
— Exactement ! Je ne voulais rien qui ne permette à qui que ce soit de me
reconnaître. Et tu sais quoi ? C’était une véritable libération. En m’habillant
ainsi, j’ai eu l’impression d’être comme toutes les autres femmes, pour la
première fois de ma vie.
— Sauf que la plupart des femmes ne possèdent pas des comptes en banque
remplis de milliards de dollars !

* * *

Rafe se redressa soudain, frappé par une question.


— Comment as-tu su que cette ferme m’appartenait ?
— Je… Pourquoi poses-tu la question ?
Sophie semblait mal à l’aise, tout à coup. Que lui cachait-elle encore ?
— Assez de cachotteries ! Dis-moi la vérité.
— La vérité, c’est que j’avais entendu parler de ta ferme.
— Comment ?
— Par Luc, l’homme que j’aurais dû épouser. Le mari de ta sœur Amber, qui
est marchant d’art, lui a un jour vendu un tableau et lui a raconté que le frère de
son épouse était un homme d’affaires qui possédait une grande ferme dans
l’Outback.
— Et je t’ai intéressé.
— Pas vraiment, non, désolée de te décevoir. Ce qui m’a intéressée, c’est le
fait que tu n’étais jamais ici. Je savais grâce à Travis que la plupart des fermes
employaient des cuisinières et j’ai pensé que je pourrais me débrouiller.
— Nous avions déjà une cuisinière.
— Je sais, marmonna-t-elle en baissant les yeux, avec l’air d’avoir un peu
honte. Je l’ai rencontrée pour boire un verre et…
— Laisse-moi deviner : tu lui as offert de l’argent pour qu’elle quitte son
emploi plus tôt que prévu.
Sophie hocha la tête, à l’évidence penaude.
— Tu prétends vouloir être comme les autres femmes. Or celles-ci ne
parviennent pas à leurs fins juste en distribuant de l’argent et en soudoyant les
autres.
— Es-tu en train de me faire croire que toi, tu n’as jamais utilisé ta fortune
pour parvenir à tes fins ?
Rafe hésita à répondre. Comment Sophie réagirait-elle s’il lui disait que ce
qu’il désirait vraiment, l’argent ne pouvait pas l’acheter ? Cela n’avait pas de
prix ; il l’avait perdu et il ne pourrait jamais le récupérer.
— Il s’agit de ton histoire, pas de la mienne, lui rappela-t-il. Continue.
— Je t’ai dit tout ce que tu as besoin de savoir. Rassure-toi, tu n’auras pas à
me supporter bien longtemps.
Elle se dirigea vers l’armoire, y prit son sac à dos et le jeta sur son lit.
— Que fais-tu ?
— Je pars. Je ne peux pas rester ici. Si je reste, cela compliquera la vie de la
ferme.
Elle ouvrit un tiroir et en sortit une pile de T-shirts.
— Épargne-moi ton cinéma, s’il te plaît. Tu ne quittes pas la ferme par
bonté, n’est-ce pas, petite princesse ?

* * *

Sophie serra les dents. Que de méchanceté dans la voix de Rafe ! Et quel
changement depuis la nuit précédente…
Entre ses bras, elle s’était sentie en sécurité, protégée. Elle avait eu
l’impression d’être capable d’atteindre tous ses objectifs. Pendant des heures,
elle avait frissonné de plaisir tandis qu’il explorait chaque centimètre carré de sa
peau, avec ses doigts experts, avec sa bouche magique, avec sa langue
coquine… À chaque caresse, elle avait découvert de nouveau sommets de
plaisirs.
Rafe Carter s’était révélé l’amant parfait ; et maintenant, il la regardait
comme s’il la méprisait, comme si elle n’était qu’un vulgaire insecte qu’il avait
envie d’écraser avec la semelle de sa chaussure.
— Crois-tu qu’il soit juste de me critiquer simplement parce que je suis née
dans une famille royale ? Je ne suis pas responsable de ma naissance.
— Tu préférerais que je te critique à cause de tes mensonges répétés ?
— Je ne pouvais pas te révéler ma véritable identité. Je ne pouvais pas en
parler à qui que ce soit, sinon je n’aurais pas pu rester ici. Tu devrais pouvoir le
comprendre.
— Si tu me l’avais avoué, et si tu m’avais avoué être vierge, j’aurais eu le
choix de décider si je voulais ou non être utilisé comme amant dans ta petite
aventure autour du monde, la taquina-t-il, malicieux soudain.
— Il ne s’agit pas de cela.
— Ah non ? Tu m’as choisi parce que nous avons noué un lien profond en
l’espace de moins d’une semaine ? ironisa Rafe.
— À vrai dire, je n’ai pas tenté d’analyser les faits, je me suis juste laissé
porter. Et puis tu oublies que nous étions deux à décider. À moins que tu ne
préfères nier ton rôle dans l’histoire ?
— J’ai juste envie de comprendre. Est-ce que j’ai coché toutes les bonnes
cases ? Riche, célibataire et séduisant, j’avais toutes les caractéristiques pour être
l’amant parfait capable d’offrir à la princesse délaissée sa première expérience
sexuelle ?
— Espèce de salaud !
Sophie lança une ceinture sur la pile de T-shirts. Le détachement cynique et
la mauvaise foi de Rafe la mettaient hors d’elle. Elle en avait assez de cacher sa
colère. De toute façon, la colère était préférable à la vulnérabilité qu’elle sentait
monter en elle.
Le téléphone de Rafe vibra. Il le sortit pour prendre l’appel, sans jamais
cesser de la fixer. Elle continua à emballer ses affaires.
— Où as-tu l’intention de partir ? lui demanda-t-il après avoir raccroché.
Elle ne leva pas la tête. Tout à coup, elle avait peur de ne pas être capable de
cacher sa fragilité.
— Je n’ai pas encore réfléchi à la question.

* * *

Sophie semblait si perdue, si désemparée, que l’humeur de Rafe s’adoucit.


Sa colère reflua.
— Il serait pourtant temps que tu le fasses. Tu n’es plus protégée par ton
statut royal, désormais. Tu te trouves au milieu de l’Outback, avec un choix de
moyens de transport limité, princesse ou pas. C’était William, mon assistant, au
téléphone. Il voulait m’informer que la presse australienne parlait beaucoup de ta
présence ici. Ce n’est finalement pas une mauvaise nouvelle car je suis sur le
point d’acheter la plus grande compagnie téléphonique d’Asie, et de nombreux
actionnaires s’opposaient à mes projets. Grâce à toi, cette affaire est passée au
second plan. Je te remercie.
— Je suis désolée que ma présence ait un impact sur ta vie. Rassure-toi, je
vais très rapidement en sortir. Je ne serai bientôt plus qu’un mauvais souvenir
que tu pourras vite oublier. Ce qui était ton intention dès le départ, n’est-ce pas ?
Elle referma son sac à dos et repoussa les mèches de cheveux en désordre
qui venaient de glisser sur son visage. Aussitôt, des souvenirs de leurs étreintes
revinrent à la mémoire de Rafe. Il se revit caresser sa douce toison, glisser les
doigts un peu plus bas et titiller son clitoris… Son désir monta en flèche. Il
n’avait plus qu’une envie : la basculer sur le lit et la posséder, ici, maintenant.
— Partir, s’oublier : si seulement c’était aussi facile ! À ton avis, quelles
vont être les conséquences sur ma réputation si je te laisse te débrouiller seule
face à la horde de journalistes qui ne va pas tarder à arriver ? Sans compter que
je refuse de te laisser partir seule.
Elle écarquilla les yeux, comme s’il venait de proférer une absurdité.
— Es-tu en train de me donner des ordres ? s’offusqua-t-elle.
— Non, mais je suis prêt à t’en donner si c’est la seule solution pour que tu
te rendes compte du problème. Qu’y a-t-il, petite princesse ? Tu n’es pas
habituée à recevoir des ordres ?
— J’ai passé ma vie à recevoir des ordres, et c’est la première fois que je
peux enfin prendre toute seule mes décisions. Alors s’il te plaît, ne te fais pas de
soucis pour ma sécurité. Je peux toujours demander à un de mes anciens gardes
du corps de venir ici pour me protéger.
— Et de combien de temps aurait-il besoin pour arriver ici ?
— Je… Je ne sais pas, répondit-elle d’une voix faible.
Rafe serra les poings, comme si ce geste pouvait l’aider à juguler son désir.
Sophie semblait si vulnérable, tout à coup, et encore plus attirante. Mais il ne
devait pas fondre devant sa fragilité. Elle jouait un rôle, il ne devait pas l’oublier.
Tout en elle était faux. Jusqu’à ce que son fiancé la trompe, elle avait
probablement vécu dans un cocon, même si elle cherchait à lui faire croire le
contraire. Eh bien, il était temps qu’elle apprenne qu’à Poonbarra c’était lui qui
prenait les décisions !
Soudain, une idée lui traversa l’esprit.
— Il va falloir que tu viennes avec moi. Je vais te rendre un service et tu vas
m’en rendre un.
— Où veux-tu que j’aille ? l’interrogea-t-elle, suspicieuse. Et de quel genre
de service parles-tu ?
Il baissa les yeux vers le sac à dos. Ce n’était pas la première fois qu’il se
trouvait dans une mauvaise situation, mais, comme toujours, il allait réussir à la
retourner à son avantage. Peut-être l’effrayante perspective de devoir faire face à
Sharla, lors du baptême de son neveu, serait moins pénible s’il était accompagné
de Sophie ? La présence de cette belle princesse pourrait faire oublier celle d’une
des plus belles femmes du monde…
— Tu vas venir avec moi en Angleterre. Je dois me rendre à un baptême, je
ne peux pas l’éviter, j’ai donné ma parole. C’est la première fois que la famille
Carter va se réunir depuis bien longtemps, et cette perspective ne me réjouit
guère.
— Pourquoi ?
— Cela ne te regarde pas !
Il s’interrompit, conscient que son ton était peut-être un peu trop sec s’il
voulait parvenir à ses fins.
— Disons que je n’ai jamais beaucoup aimé les réunions de famille, reprit-il,
plus doux. Mais puisque nous devons prendre en compte des questions de
sécurité, disons que tu pourrais être mon invitée. Cela te permettrait de quitter
l’Australie en toute sécurité, et de mon côté, d’éviter les questions de ma famille.
— Je n’ai aucune envie d’aller en Angleterre, et je n’ai aucune envie d’être
ton invitée.
— Que proposes-tu à la place, alors ?

* * *

Sophie grimaça. Ce qu’elle proposait ? Rien, hélas. Ses options étaient


limitées. Elle ne voulait pas rentrer à la maison, pas tout de suite en tout cas :
c’était trop tôt pour que toute trace de son humiliation ait disparu.
Peut-être est-ce que voyager avec Rafe éviterait à la presse de la suivre de
trop près, lui laissant le temps de réfléchir à la prochaine étape. Pourquoi ne pas
profiter de cette opportunité pour décider ce qu’elle voulait faire de cette
nouvelle vie ?
Elle repensa à tous les mots durs qu’il lui avait lancés. Elle n’aimait pas
beaucoup Rafe Carter, mais elle serait en sécurité avec lui. Pas parce qu’ils
partageaient une relation spéciale depuis leur aventure, mais parce qu’il était fort
et puissant. Un homme comme lui la protégerait.
Et il l’attirait, comment ne pas se l’avouer…
Sophie ferma les yeux pour se ressaisir. Si seulement elle pouvait ignorer ses
sens, qui s’éveillaient dès qu’elle le regardait ! Impossible, hélas.
La proposition de Rafe l’intéressait, mais elle ne pouvait l’accepter qu’à une
condition : qu’elle ne commence surtout pas à rêver et à désirer ce qu’il ne
pourrait jamais lui offrir. Même s’il l’avait menée au septième ciel, ce matin son
regard était froid. Glacial, même. Il ne l’aimait pas beaucoup, elle le voyait bien.
Certes, l’opinion de cet homme à son sujet n’avait pas grande importance ; et
pourtant, l’idée qu’il n’apprécie pas la femme qu’elle était lui faisait mal.
Pourquoi, grands dieux… ?
5.

Lasse, Sophie soupira. Elle se trouvait à dix mille mètres au-dessus de la mer
de Chine, à des heures encore de l’arrivée en Angleterre, et elle s’ennuyait. Que
pourrait-elle bien faire pour rompre son ennui ?
Et s’ils discutaient ? Elle se tourna vers l’homme au visage sévère, assis en
face d’elle.
— Je suis surprise que tu n’aies pas de gardes du corps, hasarda-t-elle.
Rafe baissa le journal qu’il était en train de lire et lui adressa un regard noir.
Apparemment, il n’était pas heureux d’avoir été interrompu.
— Pourquoi diable aurais-je des gardes du corps ?
La réponse était pourtant évidente, il suffisait de regarder le luxe du jet.
— Tu voyages comme un prince, tu es riche comme Crésus. Tu n’as pas
peur que quelqu’un te kidnappe ?
— Je suis ceinture noire de karaté. Je suis tout à fait capable de me défendre
tout seul.
Il reprit son journal, mettant un terme à la conversation. Sophie replongea
dans ses réflexions. Pourquoi lui en voulait-il ? Elle n’avait rien fait de mal. En
plus, sa question n’était pas idiote. Leur voyage depuis Poonbarra avait en effet
pris des allures de convoi princier.
Elle avait été triste de quitter la ferme et ses ouvriers, qui l’avaient acceptée
comme si elle était l’une des leurs. Pour eux, elle n’était qu’une femme ordinaire
qui avait appris à cuisiner, à nettoyer les sols et à utiliser un lave-vaisselle.
Avant de partir, la perspective de révéler son identité à Andy et aux autres
l’avait beaucoup angoissée. Elle avait eu peur que leur regard sur elle ne change.
Finalement, elle avait eu tort de s’inquiéter : ils avaient réagi comme si son statut
n’avait aucune importance pour eux. Ils avaient juste regretté sa décision de
partir.
À vrai dire, elle aussi. Elle avait même eu les larmes aux yeux lorsque la
voiture avait quitté la ferme. Sans doute ne reviendrait-elle jamais à Poonbarra,
dans ce havre de paix où elle avait découvert la liberté, où elle s’était découverte.
Avant d’embarquer dans le jet privé de Rafe, celui-ci l’avait obligée à
appeler son frère pour l’informer qu’elle prenait le chemin de l’Europe. D’abord
en colère, Myron s’était radouci lorsqu’il avait compris qu’elle était entre de
bonnes mains.
Et maintenant, ils volaient vers l’Angleterre, où elle allait rencontrer la
famille d’un homme qui visiblement ne la supportait pas. Était-ce un rêve ? Non,
plutôt un cauchemar. Son cœur se serra.
Tout allait bien avant que Rafe ne fasse son apparition à Poonbarra. Sa vie
était parfaite, Sophie mûrissait, elle grandissait, et elle pensait disposer de
plusieurs mois encore avant de prendre les nécessaires décisions concernant son
avenir. Malheureusement, l’arrivée de son patron avait modifié tous ses plans.
Et si elle lui demandait des informations sur les vols vers Isolaverde, pour
pouvoir repartir sitôt le baptême terminé ? Elle le dévisagea, s’attarda sur ses
traits sévères. Non, mieux valait attendre, se concentrer d’abord sur la première
étape du voyage.
Elle se racla la gorge pour se donner du courage.
— Peux-tu me parler de ta famille ?
Il se tourna vers elle. Son visage était davantage hostile qu’amical.
— Que veux-tu savoir ?
— J’aimerais juste en savoir un peu plus ; qui sera présent à ce baptême, par
exemple.

* * *

Rafe réprima un soupir. Il n’était pas d’humeur à discuter avec Sophie. Il lui
en voulait toujours. Elle l’avait trompé en ne lui révélant pas qui elle était, puis
en le séduisant sans lui avouer qu’elle était vierge. Elle l’avait déçu.
Hélas, si sa raison était en colère contre elle, son corps, par contre, ne
semblait pas du même avis et n’avait qu’une envie : faire l’amour avec la
superbe princesse. Il n’avait même pas besoin de fermer les yeux pour
l’imaginer s’arc-bouter sous ses coups de reins, ses longues jambes de nouées
autour de ses hanches. À cette idée, sa température interne grimpa en flèche.
Il voyageait rarement avec ses maîtresses. La perspective de passer de
longues heures avec elles dans un espace clos le rebutait. Cette fois cependant, il
n’avait pas eu le choix.
Son regard glissa vers Sophie. Après tout, il pouvait bien lui répondre, ses
questions étaient légitimes.
— Il s’agit du baptême de mon neveu.
— Le fils de ta sœur ou de ton frère ?
— Le fils d’un de mes demi-frères.
— Combien en as-tu ?
— J’en ai trois, ainsi qu’une demi-sœur, Amber.
Il lâcha un soupir de frustration et posa son stylo avant de poursuivre :
— Enfin… à ma connaissance.
— Tu n’en es pas sûr ? s’étonna Sophie.
Il n’y avait pourtant rien de surprenant connaissant son père. Mais Sophie ne
venait pas du même monde que lui, il ne devait pas l’oublier. La vie privilégiée
qu’elle avait toujours menée l’avait protégée des relations chaotiques, des
aventures extraconjugales et des enfants nés hors mariage.
— Mon père aimait les femmes. Ambrose Carter était un séducteur,
autrefois. C’est sans doute pour cette raison qu’il s’est marié quatre fois et que
j’ai autant de frères et sœurs. Il y a Amber, Chase, Gianluca et Nick, le père du
bébé.
— Vont-ils tous être présents ?
— Tous sauf Chase. Il se trouve en ce moment au fin fond de l’Amazonie.
Les parents de Molly, la femme de Nick, sont décédés tous les deux, mais sa
sœur jumelle sera présente. Comme je te l’ai déjà dit, c’est un peu compliqué.
— Ton père s’entend-il bien avec tous ses enfants ?
Rafe esquissa un sourire désabusé.
— Dans la mesure où les différentes mères le permettent, oui. Le bonheur
d’un enfant dépend d’abord de sa mère. Malheureusement, les femmes qui
choisissent un homme en fonction de sa fortune ne sont pas forcément celles qui
font passer le bien-être de leurs enfants avant tout.
— Ta mère était ce genre de femme ?
— On peut le dire ainsi, lâcha-t-il dans un rire amer. Je crois même que le
terme de croqueuse de diamants a été inventé pour elle.
— Je suis désolée.
— Il n’y a aucune raison de l’être. Ma famille est ainsi, j’ai grandi dans ce
monde, dans ces conditions. Je n’ai jamais rien connu d’autre.
— En as-tu souffert ?
Rafe leva les yeux au ciel. Les questions de Sophie commençaient à
l’exaspérer. Il avait digéré son passé depuis bien longtemps. Il avait tourné la
page, il n’avait plus envie de revenir dessus.
— Je n’étais pas sa priorité, alors j’ai passé beaucoup de temps tout seul. À
quoi bon en dire plus ? continua-t-il en haussant les épaules. Tu ne peux sans
doute pas comprendre. Tu as vécu loin de certaines réalités.
— Si tu penses que, parce que je suis princesse, j’ai grandi dans de la soie,
alors tu te trompes !
— Et toi, si tu essayes de me faire pleurer, tu perds ton temps.
— Rassure-toi, ce n’est pas ce que j’essayais de faire. Je sais bien que tu ne
possèdes pas une once d’empathie ! Les gens imaginent que c’est facile d’être
une princesse, qu’on passe ses journées assise sur un trône, une couronne sur la
tête…
— Ma pauvre ! coupa Rafe, de nouveau cynique.

* * *

Sophie fusilla Rafe du regard. Pourquoi ne pouvait-il pas la comprendre ?


Pourquoi ne pouvait-il pas essayer de se mettre à sa place, au lieu de la juger ?
— Imagine vivre sans pouvoir te déplacer comme bon te semble, sans
pouvoir parler librement de peur que ton interlocuteur ne raconte tout à un ami,
ou à un journaliste. Imagine voir tes moindres faits et gestes étudiés, analysés,
jugés. Imagine voir ton poids sans cesse surveillé, tes tenues détaillées…
Imagine vivre dans un pays où tout le monde sait que tu réserves ta virginité
pour ton fiancé, un homme qui décide finalement de coucher avec une autre
femme et de la mettre enceinte. Imagine que cette gentille femme à qui tu as
acheté des boucles d’oreille, et que tu pensais être une amie, utilise ta photo dans
ton dos pour promouvoir sa boutique.
— Ça, je n’ai aucun mal à l’imaginer, affirma-t-il d’une voix dure. Je sais
parfaitement ce qu’on ressent lorsqu’on est trompé. Cela m’est arrivé très
récemment.
— Je pensais t’avoir déjà expliqué pourquoi je ne t’avais pas révélé mon
identité !
— C’est le cas. Je suis d’ailleurs étonné d’avoir accepté ton histoire aussi
facilement, d’avoir cru que tu étais différente des autres femmes. Mensonges,
subterfuges… En fait, tu es comme les autres, n’est-ce pas ? Alors il est peut-être
temps que je te traite comme les autres, comme certaines femmes aiment être
traitées.
Elle eut à peine le temps de se demander de quoi Rafe parlait qu’il l’attirait
sur ses genoux. Elle aperçut le renflement de sa braguette.
— Rafe…
Elle manquait d’air, tout à coup.
— Tu as envie ?
Elle avait surtout envie de dire non. Les lueurs glaciales dans le regard de
Rafe lui donnaient la chair de poule. Hélas, elle n’en était pas capable. Le désir
qui rugissait dans ses veines était trop fort, si fort qu’il lui faisait oublier son
ressentiment. Elle avait envie de se lover contre lui, et qu’il la conduise de
nouveau à l’extase.
— Je…
— Ne dis rien ! ordonna-t-il.
Il lui bascula les hanches, sans doute pour qu’elle sente mieux son sexe
tendu, qu’il appuya contre l’entrejambe de Sophie. Elle était déjà excitée, prête à
le recevoir… Sa raison l’abandonna. Rafe l’attirait, mais surtout lui faisait
oublier la douleur qu’elle avait ressentie en apprenant que Luc allait être papa.
— Je suis toujours en colère contre toi, dit-il d’un ton doux, presque
enjôleur. Mais cela ne m’empêche pas de te désirer. Tu vois à quel point ?
— Je…
Sophie avala sa salive. L’émotion la tenaillait et l’empêchait de parler.
— Tu me désires aussi, n’est-ce pas ? Tu me désires, même si tu fais ton
possible pour que ce ne soit pas le cas.
Quelle perspicacité, songea-t-elle. Elle le désirait tant qu’elle ne parvenait
pas à le repousser. Son corps avait pris le pouvoir.
— Oui.
Sa voix était à peine plus forte qu’un murmure. Rafe ne l’avait pas encore
embrassée, mais elle était déjà à bout de souffle.
— Alors il faut trouver une solution, et très vite.
Oui, très vite. Elle n’en pouvait plus d’attendre. Elle était en feu, elle
bouillait. D’ailleurs, si elle n’avait pas été aussi bien élevée, elle aurait arraché la
chemise de Rafe pour pouvoir caresser son torse.
— Et l’équipage ?
— Ne t’inquiète pas pour l’équipage. Les stewards ne viennent dans la
cabine que si je les appelle.
Il remonta le T-shirt de Sophie, dévoilant le vulgaire soutien-gorge de coton
qu’elle avait acheté à la supérette. Il promena un pouce expert sur la pointe déjà
tendue. Sophie se mordit la lèvre, traversée par un frisson exquis.
— J’imagine que tu as l’habitude de faire l’amour dans ton jet.
Il était en train de dégrafer son soutien-gorge. Il s’interrompit pour la
regarder droit dans les yeux.
— Ne me pose pas cette question. Et ne te fais pas d’illusion sur notre
relation, parce que si tu ne peux pas profiter de l’instant, alors il ne se passera
rien. Compris ?
Sophie hocha la tête. L’idée de ne pas succomber à la sensualité lui était
insupportable alors peu lui importait le nombre de femmes avec lesquelles il
avait fait l’amour dans ce jet, ou combien suivraient après elle. Elle allait juste
jouir du moment, savourer ce que son amant lui offrait. Elle allait faire l’amour
pour la deuxième fois de sa vie, et arrêter de se poser des questions stupides.
— Compris.
Il lui déboutonna son jean, avant de glisser la main dans sa culotte. Il la
caressa suavement, effleurant avec légèreté son clitoris, puis appuyant, puis le
frôlant de nouveau… Sophie s’abandonna à cette délicieuse torture. Comme
envoûtée, elle rejeta la tête en arrière et, incapable de se retenir tellement son
plaisir était intense, elle poussa un cri.
Rafe s’arrêta net.
— Stop ! J’ai choisi mon équipage en raison de sa discrétion, mais ce n’est
pas une raison pour qu’ils t’entendent pousser des cris d’extase. Alors soit tu
profites du moment en silence, soit nous résistons à la tentation et dans ce cas-là,
le voyage risque de te paraître très, très long.
Sophie avait bien envie de lui dire de laisser tomber, mais… Non, c’était
impossible, surtout quand les doigts magiques de Rafe allaient et venaient en
elle. Sa fierté ne faisait plus le poids face à son désir. Toute raison l’avait
désertée, toute pensée rationnelle l’avait abandonnée. Elle n’était plus qu’une
boule d’émotions désireuse de succomber à la volupté.
Rafe la sentit-il capituler ? Sans doute. Avec une extrême sensualité, il
l’allongea sur la moquette, puis descendit son jean et sa culotte jusqu’à ses
chevilles. Allait-il l’en débarrasser ? Il secoua la tête, comme pour répondre par
la négative à sa question silencieuse.
— Non, tu gardes ton jean. Tu ne pourras pas écarter tes jambes autant que
tu le désires, alors tu te sentiras… un peu dépravée, un peu perverse. Exactement
comme moi en ce moment.
Il ouvrit sa braguette et baissa son pantalon, libérant son érection, puis
s’installa entre ses jambes.
— Il faut que tu connaisses l’amour ailleurs que dans un lit. L’amour à
moitié habillé. L’amour impatient…
Il déroula un préservatif sur son sexe et la pénétra d’un coup de reins
puissant. Puis, sans attendre, il commença à danser en elle. Sophie s’agrippa à
ses robustes épaules. Les sensations étaient tellement intenses, tellement
puissantes qu’elle vacillait. Elle avait le vertige, sa tête tournait.
Finalement, rester habillée n’était pas un problème. Le fait que son jean
entrave ses mouvements augmentait même son plaisir. Ainsi, Sophie avait
l’impression d’être la prisonnière de Rafe. Une prisonnière volontaire.
Elle rêvait de l’embrasser, pour masquer le cri qui était en train de se former
dans le fond de sa gorge, mais aussi parce qu’elle adorait la sensation de ses
lèvres sensuelles sur les siennes.
Le corps de son amant se tendit soudain. Il donna un dernier coup de boutoir
et explosa en lâchant un râle guttural.
Trop tard pour le baiser. Tant pis…

* * *

Rafe se redressa, le sexe encore à demi tendu, et aida Sophie à se relever.


Maintenant, avec un peu de chance, il allait prononcer des mots indiquant que la
hache de guerre entre eux était enterrée et qu’ils avaient partagé un moment
magique.
— Tu ferais bien d’aller te rafraîchir et de te rhabiller, déclara-t-il en lui
donnant une petite tape sur ses fesses nues. Ensuite, je commanderai du café.
Pas de mot doux ? Malgré sa déception, Sophie masqua ses regrets. En
silence, elle attrapa son sac à dos et se dirigea vers l’une des salles des bains
situées à l’arrière du jet.
Elle en ressortit quelques minutes plus tard, les cheveux parfaitement coiffés
et le T-shirt rentré dans son jean. L’expression de Rafe était redevenue glaciale…
— Il va te falloir quelque chose à mettre pour la cérémonie. J’imagine que tu
n’as rien d’adapté pour un baptême, dans ton sac à dos.
Sophie se força à sourire. Si seulement il voulait lui faire un petit signe, pour
admettre qu’ils venaient de partager une certaine intimité, au lieu de la regarder
comme si elle n’était rien pour lui.
— Non, rien, je suis désolée. J’ai abandonné toutes mes robes de bal au
palais avant de partir.
— Dans ce cas-là, je vais appeler l’une de mes assistantes et lui demander de
te préparer une valise de vêtements, qui t’attendra en Angleterre quand nous
atterrirons.
Il attrapa son téléphone.
— En attendant, reprit-il d’une voix presque inhumaine, tu pourrais peut-être
te trouver une occupation, quelque chose qui t’éviterait de me regarder avec tes
grands yeux bleus et t’empêcherait de me poser des questions personnelles. J’ai
du travail et tu me déconcentres.
6.

Il était plus de minuit lorsque la limousine de Rafe remonta l’allée menant à


la maison de son frère, à Cotsworld. La neige tombait dru avec de gros flocons
qui lui faisaient penser aux plumes d’un oreiller.
Par la fenêtre de la voiture, Sophie observait la campagne anglaise. En
d’autres circonstances, elle aurait sans doute pu admirer la beauté enneigée du
paysage, tellement différente de l’ambiance tropicale de l’Outback australien
qu’elle avait quitté quelques heures plus tôt. Pas ce soir. Elle était bien trop
nerveuse.
Heureusement, la maison était plongée dans l’obscurité, tout le monde
semblait parti se coucher. Enfin une bonne nouvelle. Elle était si fatiguée qu’elle
se sentait incapable de faire face à un comité d’accueil. D’ailleurs, peut-être
était-ce pour cette raison que Rafe avait insisté pour qu’ils s’arrêtent dîner dans
un pub ? Peut-être avait-il fait son possible pour repousser l’inévitable, parce
qu’il ignorait de quelle façon la présenter au reste de sa famille.
À leur arrivée sur le sol anglais, Sophie avait découvert dans la limousine
une grande valise de vêtements. Adieu les vieux jeans et les T-shirts délavés !
Elle portait une robe de cachemire simple mais chic, ainsi qu’une paire de
confortables bottes de cuir. Voilà le genre de vêtements qu’elle avait l’habitude
de porter, chez elle. Habillée de cette façon, elle avait l’impression de faire
marche arrière dans le temps et de retrouver sa vie de princesse, toujours en
représentation.
Pendant des mois, elle avait vécu dans l’anonymat. Pendant des mois, elle
s’était sentie légère et libre. Hélas, cette liberté allait prendre fin dans quelques
minutes…
— Tu vas bien ?
Rafe se tourna vers elle, la voiture venait juste de s’arrêter.
— Pas vraiment. Je suis nerveuse.
Il la fixa avec attention, comme s’il avait du mal à la croire.
— Toi, nerveuse ? Tu as pourtant dû rencontrer des centaines de personnes,
au fil des années.
Des milliers, même, mais elle n’avait jamais apprécié cet aspect des
obligations de princesse. Elle n’avait jamais connu le plaisir de rencontrer des
amis en toute simplicité. Les gens savaient qui elle était avant qu’elle fasse leur
connaissance ; donc, ils jouaient un rôle. Ils avaient du mal à être naturels.
La porte de la maison s’ouvrit et une femme apparut sur le seuil, les cheveux
gris retenus en un chignon sévère. Rafe lui sourit.
— Sophie, je te présente Bernadette, notre gouvernante. Elle travaille pour la
famille depuis des années. Depuis si longtemps que si elle n’était pas aussi
discrète, elle pourrait gagner une fortune en écrivant un livre sur les aventures de
la famille Carter. N’est-ce pas, Bernadette ?
— Qui aurait envie de lire les aventures d’une bande de mauvais garçons
comme vous ? lança la gouvernante, avec un accent irlandais très prononcé. Au
lieu de dire des bêtises, présente-moi plutôt cette jolie jeune femme.
— Voici Sophie.
Il n’en dit pas plus, et cela sembla suffire à Bernadette. Tant mieux. Pour
éviter toute question supplémentaire, Sophie échangea quelques mots avec la
vieille dame. Six mois plus tôt, elle aurait eu du mal, mais depuis qu’elle avait
travaillé à Poonbarra, elle était capable de discuter de tout et de rien avec tout le
monde. Elle arrivait même à se sentir proche d’une gouvernante, chose
impossible avant sa fugue.
— Tout le monde est déjà arrivé ? demanda Rafe.
— Non, tu es le premier, expliqua Bernadette en refermant l’imposante porte
de bois sculpté derrière eux. La plupart des invités arrivent par avion demain.
Ton père viendra en voiture, avec son 4x4, donc il ne devrait pas avoir de
problème. Quant à Sharla, elle a appelé pour annoncer qu’elle arriverait en
hélicoptère. Elle devrait être là vers midi.
Sophie fronça les sourcils. Sharla… Ce nom lui disait vaguement quelque
chose, mais elle ne savait plus quoi. Pourquoi Rafe semblait-il tendu, tout à
coup ? Elle ne le reconnaissait plus.
En réalité, elle ne le connaissait pas, elle ne devait pas l’oublier. Elle ne
savait rien de lui. Tout ce qu’ils avaient fait, c’était l’amour. Il lui avait juste fait
découvrir le plaisir sensuel.
Elle se força à chasser ces pensées de son esprit et suivit Bernadette à
l’étage, vers une immense chambre au milieu de laquelle trônait un lit
gigantesque recouvert d’une couette moelleuse dans des tons dorés. Un énorme
bouquet de roses rouges était posé sur la table basse. Les rideaux de velours
vermillon étaient ouverts, laissant entrevoir la neige qui tombait toujours. Un feu
brûlait dans la cheminée, ce qui donnait une ambiance chaleureuse à la pièce.
Elle avait l’impression de se retrouver dans un autre monde, à une autre époque.
Elle déboutonna son nouveau manteau et l’accrocha sur le portemanteau
avant de se retourner vers Rafe.
— Qui est Sharla ?
Rafe était en train de lire un message sur son téléphone portable ; il ne leva
même pas les yeux pour lui répondre.
— Tu as sans doute déjà entendu parler d’elle. Elle est mannequin.
— Tu parles de la fameuse Sharla, ce mannequin aux jambes interminables,
celle qui a épousé le chanteur de rock ?
La jeune femme était même si célèbre que le public ne l’appelait que par son
prénom.
— Oui, c’est elle. Et pour information, elle a divorcé.
— Pourquoi vient-elle au baptême ? Je pensais qu’il s’agissait d’une
cérémonie familiale.
— C’est la sœur jumelle de Molly, ma belle-sœur. Elle fait donc partie de la
famille. Enfin… Pour certains, pas pour moi.
Comment la considérait-il, alors ? Pourquoi avait-il semblé soudain en
colère lorsque Bernadette avait mentionné la jeune femme ? Et pourquoi se
posait-elle toutes ces questions ? Tout cela ne la regardait pas. Elle n’était ici que
pour rendre service à Rafe. Certes, ils avaient fait l’amour dans l’avion, mais
cela ne voulait rien dire. Il avait été très clair sur ce point. Il ne l’avait pas
repoussée après, mais c’était tout comme. Son attitude avait été froide, presque
glaciale. Il s’était comporté comme s’il n’en avait rien à faire d’elle. Le fait
d’avoir couché avec lui ne lui donnait pas le droit de l’interroger, de le
questionner sur ses pensées les plus secrètes ou ses sentiments.
En fait, elle n’avait aucun droit.
Pour se changer les idées, Sophie regarda par la fenêtre. Il neigeait toujours
aussi fort. Rafe se tenait à quelques mètres d’elle. Pourtant, elle avait
l’impression qu’il se trouvait à l’autre bout du monde. Il était si distant… La
proximité qu’ils avaient pu partager dans le jet semblait s’être évaporée. Il ne
l’avait pas touchée une seule fois dans la voiture, et maintenant, elle était censée
partager un lit avec lui ? C’était impossible.
Que faisaient les autres femmes dans de telles situations ? Puisqu’elle
désirait une vie normale, peut-être le temps était-il venu pour elle de se
comporter comme une femme normale, d’oser et d’oublier toute retenue.
— Qu’as-tu dit à ta famille à mon propos ? demanda-t-elle en dénouant ses
cheveux.
— Rien. J’ai juste expliqué à mon frère que je viendrais accompagnée. Ils
devineront bien qui tu es lorsqu’ils te rencontreront. Connaissant ton amour pour
la discrétion, j’ai pensé que tu n’avais pas envie que je les prévienne.
— Ne risquent-ils pas de trouver étrange que tu viennes accompagné d’une
princesse en fuite ?
Rafe esquissa un semblant de sourire.
— Je viens d’une famille étrange, plus rien ne les étonne. Personne ne te
posera des questions indiscrètes, si c’est ce qui t’inquiète. Maintenant, il est tard,
tu devrais te préparer à aller au lit, conclut-il d’une voix plus douce.
Apparemment, il avait choisi ses mots avec soin, comme s’il cherchait à
maintenir la distance entre eux. Alors que quelques heures plus tôt il lui avait fait
l’amour dans son jet privé…

* * *

Sophie attrapa sa trousse de toilette et se dirigea vers la salle de bains. Dans


la valise que lui avait fait livrer Rafe, rien ne ressemblait à un pyjama ou à une
chemise de nuit. Hors de question de ressortir nue dans la chambre ! Après s’être
lavée, elle garda donc sa culotte et enfila un T-shirt.
Rafe la regarda avec surprise lorsqu’elle revint dans la chambre. Il ne dit
rien, cependant, et se dirigea à son tour vers la salle de bains.
Elle éteignit la lampe de chevet et, frissonnante, les nerfs à vif, remonta
l’épaisse couette jusqu’à son cou. Immobile, elle écouta les bruits d’eau en
provenance de la salle de bains. Au bout de quelques minutes, Rafe revint dans
la chambre.
Apparemment, il n’était pas aussi timide qu’elle et n’avait aucune difficulté
à se promener nu. Gênée, elle ferma les yeux pour ne pas le voir. Malgré tout,
des images de son corps divin s’insinuèrent dans son esprit, comme s’il l’avait
envoûtée, comme s’il lui avait jeté un sort.
— Pourquoi te caches-tu dans le noir ? demanda-t-il.
— Je ne me cache pas.
— Vraiment ? lança-t-il, moqueur. Tu es soudain timide avec moi, Sophie ?
— Bien sûr que non, mentit-elle.
Comment pourrait-elle lui dire que toute la situation lui paraissait étrange, et
qu’elle ne voulait pas laisser la lampe de chevet allumée parce qu’elle ignorait
quoi dire ou quoi faire ? Où était passée la femme qui se sentait si libre, dans
l’avion ? Pourquoi avait-elle disparu ? Pourquoi une femme coincée avait-elle
pris sa place ?
Le matelas s’affaissa légèrement sous le poids de Rafe. De plus en plus
nerveuse, Sophie retint son souffle. Elle n’osait même plus respirer.
— Tu souffres du décalage horaire ?
— Sans doute un peu.
Le sommeil n’allait pas magiquement faire disparaître la tension qui
grandissait en elle. La meilleure solution serait sans doute de fermer les yeux et
d’essayer de ne penser à rien. Ainsi, elle se réveillerait fraîche et dispose le
lendemain matin et trouverait l’énergie nécessaire pour affronter le baptême.
Malheureusement, le sommeil ne vint pas.
Elle serra les doigts autour de la couette pour se maîtriser. Elle était terrifiée
à l’idée de rouler vers Rafe et de toucher son corps brûlant. Bon sang, comment
allait-elle être capable de survivre à cette nuit ? Elle l’entendit soudain laisser
échapper un petit rire ironique.
— Je sais que tu ne dors pas.
— Comment…
Bon sang, quelle idiote ! Maintenant qu’elle avait répondu, elle était coincée.
— Parce que tu fais tout pour que ta respiration soit régulière. Le problème,
c’est que personne ne respire de cette façon en dormant.
— J’imagine que tu es un expert. Tu as l’habitude d’écouter la respiration
des femmes qui partagent ton lit.
— J’ai en effet un peu d’expérience dans ce domaine.
La main de son compagnon se posa soudain sur sa hanche. Sophie se figea.
— Détends-toi.
Doucement, il lui caressa un sein ; il le prit en coupe, le soupesa.
— Ferme les yeux et pense à Isolaverde.
Elle éclata d’un rire nerveux. Le pouce de Rafe effleura la pointe tendue de
son sein ; sous le charme, elle bascula la tête en arrière, prête à fondre.
— Tu es incorrigible !
— Il paraît.
Il laissa la main descendre le long de son ventre, de plus en plus bas.
— Pourquoi portes-tu une culotte au lit ? Il va falloir que tu t’en débarrasses.
— Rafe…
Sans la laisser protester plus avant, il lui retira sa culotte. Sa caresse se fit
plus audacieuse. Il ne dit pas un seul mot, il continua juste à la caresser avec une
infinie douceur, avec une incroyable délicatesse.
La respiration de Sophie s’accéléra. Sa tête tournait, son sang rugissait dans
ses veines. Rafe était en train de la rendre folle, folle de désir, folle de plaisir.
— Rafe…, balbutia-t-elle comme une supplication. Je… Oh…
Elle planta les ongles dans les épaules de son amant. Elle n’était même plus
capable d’articuler le moindre mot. Au moment de basculer dans l’extase, elle
s’arc-bouta contre la main de Rafe. Les vagues de plaisir l’engloutissaient. Tous
ses muscles se tendirent soudain et elle s’envola vers de nouveaux sommets de
sensualité et de plaisir.
Le corps agité de spasmes, Sophie se laissa retomber, à bout de souffle. Elle
n’avait plus aucune force. Elle était épuisée, mais comblée. Ses paupières lui
paraissaient lourdes, très lourdes. Elle se força néanmoins à ne pas les fermer,
pas tout de suite. D’abord, elle avait une question à lui poser.
— Il faudrait que tu me montres comment…
Elle n’osa pas continuer. En plus, elle ne connaissait pas les mots à utiliser.
Avec un peu de chance, Rafe devinerait ce qu’elle lui demandait.
— Que je te montre comment me combler ?
Rien que d’entendre ces simples mots, ses joues s’empourprèrent.
— Oui.
Il repoussa une mèche de cheveux qui était tombée sur son visage. Son geste
était doux, presque tendre. Il déposa ensuite un baiser sur la pointe de son nez.
— Endors-toi, Sophie.
7.

Lorsque Rafe ouvrit les yeux, il lui fallut quelques secondes pour se rappeler
où il était. Il n’était pas le seul des globe-trotters à connaître ce problème. Mais
contrairement à la plupart des gens, qui craignaient ce sentiment d’inconnu, il
appréciait les changements.
Il ne connaissait même que le changement.
Hier, il avait avoué à Sophie que sa mère n’avait été qu’une croqueuse de
diamants. C’était la vérité, et au fil des années il l’avait acceptée, sans en
souffrir. Pourquoi aurait-il souffert, d’ailleurs ? Puisqu’il n’avait rien connu
d’autre, il ne disposait d’aucun élément de comparaison. Ses parents l’avaient
régulièrement repoussé pour se consacrer à leur nouveau partenaire. C’était la
vie. Sa vie. Petit, il avait appris à passer de longs moments seul dans des
chambres d’hôtel anonymes, en attendant le retour de sa mère partie s’amuser. Il
avait appris à appeler le service de chambre pour ne pas mourir de faim, et à se
coucher seul à la fin des dessins animés. Il avait appris à jouer avec les cartes
qu’il avait eues en main et il y était parvenu, en construisant un mur de défense
autour de son cœur.
Au départ, les fondations de ce mur étaient fragiles. Que savait un petit
garçon des moyens de se protéger et de grandir seul ? Ce n’était pas dans l’ordre
naturel des choses. Petit à petit, il s’était cependant endurci, et aujourd’hui plus
rien ne le touchait. Plus rien du tout.
Aujourd’hui, il possédait un cœur de pierre.
Un sentiment de plénitude le gagna, comme après chaque nuit torride qu’il
passait. Rêveur, il tourna la tête. Il constata que Sophie n’était pas là : le lit était
vide à côté de lui.
Il s’étira et tendit l’oreille. Se trouvait-elle à la salle de bains ? Était-elle en
train de se préparer avant de revenir pour l’embrasser ? Non, il n’entendait aucun
bruit.
L’absence de Sophie était une bonne nouvelle. Il n’avait pas envie qu’elle se
love contre lui et lui caresse le torse comme les autres femmes, lui demandant
d’une voix mielleuse ce qui faisait battre son cœur ou à quoi il pensait.
Quelques heures plus tôt, leurs deux corps à moitié endormis s’étaient
trouvés, puis unis le plus naturellement du monde, comme s’ils avaient été
programmés pour le faire. Les yeux encore fermés, Rafe s’était enivré de la peau
de Sophie, aussi douce que la soie, de son corps chaud, puis il lui avait fait
l’amour avec langueur et passion à la fois.
Lorsque Sophie avait joui, elle avait prononcé quelques mots en grec. Sans
doute des mots doux. Même s’il ne les avait pas compris, ils l’avaient mis mal à
l’aise et avaient mis en alerte tous ses sens. Quand une femme commençait à
parler sur ce ton, les problèmes n’étaient jamais bien loin… Il ne lui restait plus
qu’à espérer qu’elle ne s’attachait à lui que parce qu’il était son premier amant,
et qu’elle confondait orgasmes et sentiments. Avec un peu de chance, il ne serait
pas obligé de lui rappeler qu’il serait vain pour elle de tomber amoureuse de lui.
D’un geste brusque, il repoussa la couette et sortit du lit. Il se dirigea vers la
fenêtre et contempla le décor. Il passait tellement peu de temps en Angleterre,
depuis quelques années, qu’il avait oublié combien la campagne pouvait y être
belle.
Il avait dû beaucoup neiger pendant la nuit : l’allée menant à la maison avait
disparu sous un épais tapis blanc. Et il neigeait toujours — ce n’était vraiment
pas le jour idéal pour un baptême.
Sophie n’était toujours pas de retour, lorsqu’il sortit de la douche. Tant pis. Il
s’habilla et descendit le grand escalier.

* * *

Rafe suivit les voix qui provenaient de la salle à manger. Sur le seuil, il
s’arrêta net, abasourdi, incrédule.
Sophie était au centre de la scène qui se jouait devant lui, mais pas parce
qu’elle se comportait comme une princesse. Elle était assise en tailleur sur le
tapis, devant un immense sapin de Noël, et était en train de jouer avec son neveu.
Elle souleva le bébé dans les airs avant de lui chatouiller le ventre jusqu’à ce que
le petit garçon éclate de rire. À côté d’elle, sur le canapé, se trouvait Molly, la
mère d’Oliver. Elle admirait le spectacle avec un regard empli de fierté
maternelle.
Tout à coup, son cœur lui faisait mal, un peu comme s’il venait d’être
poignardé avec un pic à glace. Bizarre…
Soupira-t-il ? Bougea-t-il ? Fit-il du bruit ? En tout cas, les deux femmes se
tournèrent en même temps vers lui. Sophie tenait toujours Oliver contre son
épaule. Il la dévisagea et remarqua des traces d’inquiétude dans son regard. Ces
lueurs disparurent aussi rapidement qu’elles étaient apparues, et elle
recommença à jouer avec le bébé comme si de rien n’était.
Molly se leva et s’approcha de lui, les bras grands ouverts et un large sourire
aux lèvres.
— Rafe ! Tu es enfin réveillé ! Je suis heureuse de te voir. Regarde, Oliver a
déjà réussi à séduire Sophie. Petit cachottier, reprit-elle avec un clin d’œil
malicieux, pourquoi ne pas nous avoir annoncé avec qui tu venais ?
Il se força à sourire puis embrassa sa belle-sœur.
— Sophie préfère voyager incognito. De toute façon, je vois qu’elle se sent
déjà chez elle. Elle sait très bien s’acclimater aux nouveaux environnements,
n’est-ce pas Sophie ? Où est Nick ?
— Il est allé rendre visite au prêtre qui doit célébrer le baptême. La plupart
des invités arrivent en fin de matinée.
Sa belle-sœur s’interrompit et reprit le bébé des bras de Sophie.
— Je vais l’emmener faire une petite sieste avant le début des festivités. Tu
as été géniale avec lui, Sophie, merci beaucoup.
— C’était un plaisir. C’est un bébé magnifique.
— Je sais ! Mais comme je suis sa mère, je ne suis pas objective. Pour être
honnête, je suis heureuse de faire enfin la connaissance d’une des petites amies
de Rafe. D’habitude, j’apprends seulement leur existence en lisant les journaux à
scandale.
Molly sortit de la pièce avec le bébé, et le silence s’installa.

* * *

Sophie se raidit. Rêvait-elle, ou bien l’ambiance était-elle devenue hostile,


tout à coup ?
— J’aime bien ta belle-sœur, dit-elle pour tenter de détendre l’atmosphère.
— J’imagine qu’elle serait ravie de savoir qu’elle plaît à une princesse,
répliqua-t-il d’une voix dénuée de toute émotion. Tu ne penses pas qu’il aurait
été mieux d’attendre que je me réveille, avant de descendre prendre ton petit
déjeuner ?
Sophie tiqua. Rafe la repoussait-il encore une fois ? Certes, elle aurait sans
doute dû attendre pour qu’ils puissent descendre ensemble ; mais dès qu’elle
avait ouvert les yeux, elle avait ressenti la nécessité de prendre l’air. Elle
étouffait dans la chambre, à côté de lui. Elle avait eu besoin de réfléchir et de
retrouver cette impression de normalité qu’elle avait ressentie en Australie. Elle
avait également craint qu’il se réveille et la découvre en train de l’admirer,
d’imaginer qu’elle promenait des doigts gourmands sur sa peau brûlante, encore
et encore. Leur séance nocturne avait été incroyable, époustouflante. Différente
de leur première expérience, et de la deuxième, dans l’avion. Jamais Sophie
n’avait imaginé que l’amour puisse être si parfait, si doux, si envoûtant. Avant la
nuit qu’ils venaient de partager, elle ignorait être capable de se sentir aussi
proche d’un homme. L’espace d’un moment, ils n’avaient fait plus qu’un.
À ce souvenir, elle se mit à frissonner.
Au début, les baisers de Rafe étaient légers, sa bouche ne faisait qu’effleurer
la sienne, comme s’il avait cherché à allumer chacun de ses sens l’un après
l’autre, comme s’il était parti à la découverte de chaque parcelle de son corps.
Lorsqu’il s’était enfin introduit en elle et qu’il s’était approché du plus profond
de son âme, Sophie avait retenu son souffle et murmuré le prénom de son amant.
Elle avait prononcé de nombreux autres mots en atteignant la jouissance.
Des mots qu’elle n’avait pas eu l’intention de prononcer — elle n’avait pas été
capable de se retenir. Rafe ne parlait pas grec, heureusement, mais peut-être
avait-il deviné qu’elle avait murmuré des mots doux. Et sans doute était-ce pour
cette raison qu’il la regardait ce matin d’un air accusateur…
— J’ai pensé qu’il serait plus facile que je me présente moi-même, sans
t’obliger à entrer dans de longues explications, finit-elle par déclarer. C’était
aussi simple que cela, alors inutile d’insister. Je dois avouer que ton frère et
Molly ont très bien réagi quand je leur ai dit mon nom. De toute façon, je n’avais
pas envie de te déranger. Tu dormais comme un bébé.
— Comme un bébé ? Dis donc, tu es obsédée par les bébés ce matin.
Cette réaction stupide et injustifiée la mit en colère.
— Pourquoi en fais-tu toute une histoire ? J’ai juste joué avec ton neveu.
C’est ce que font la plupart des gens lorsqu’ils rencontrent un bébé.
— As-tu dit à Nick et Molly pourquoi tu étais ici ?
— Oui, je leur ai expliqué que je me cachais de la presse et que tu m’aidais.
Cela te convient-il ou ai-je encore commis une erreur ? La prochaine fois,
prépare-moi un manuel de conversation avec des phrases clés !
Rafe ouvrait la bouche pour répliquer quand son demi-frère entra dans la
pièce.
— Dans quel état sont les routes ? demanda-t-il à Nick.
— Quelles routes ? Tout est bloqué, il est impossible de circuler. Je viens
même d’entendre à la radio que les aéroports de la région avaient été fermés.
— C’est une blague ? s’exclama Rafe.
— Si seulement… Je n’ai pas encore osé annoncer la nouvelle à Molly.
— Peut-être peux-tu repousser la cérémonie.
Nick secoua la tête, l’air désolé.
— À cette période de l’année ? Impossible. Beaucoup d’invités risquent de
ne pas pouvoir venir. À part peut-être papa et sa petite amie du moment.
— Et Sharla, évidemment, renchérit Rafe d’une voix tendue. Elle vient en
hélicoptère.
Comme la veille, Sophie percevait dans son intonation des notes qu’elle ne
parvenait pas à décrypter. Il lui cachait quelque chose, c’était évident. Sinon,
pourquoi le simple fait de prononcer le prénom du mannequin le mettrait-il aussi
mal à l’aise ?
À moins qu’elle ne se trompe. Peut-être analysait-elle trop la situation, parce
qu’elle n’était pas habituée à se trouver dans une ambiance familiale comme
celle-ci. Sharla était sans doute aussi belle et gentille que sa sœur jumelle, et
comme Molly était adorable…
Sophie s’assit face à Rafe pendant qu’il mangeait des œufs brouillés et
partageait une tasse de café fort avec Nick. Puis ce dernier quitta la cuisine,
annonçant qu’il devait aller parler à Molly.
Après un silence, Rafe se tourna vers elle et suggéra qu’ils remontent dans la
chambre. Pour toute réponse, Sophie se contenta d’un signe de la tête. Pourtant,
elle avait beaucoup à dire. Les émotions tournoyaient en elle, les questions se
bousculaient dans son esprit. Depuis que Rafe s’était levé, il n’avait été que froid
et rude avec elle. Pourquoi ? Il ne montrait ses émotions que lorsqu’ils faisaient
l’amour — et même dans ce cas, il ne s’agissait pas de véritables émotions. Elle
avait beau manquer d’expérience, elle n’était pas idiote : elle se rendait bien
compte qu’il ne la traitait pas bien.

* * *

Le lit avait été fait, le bouquet avait été changé et des branches de houx
disposées sur l’appui de fenêtre. À l’extérieur, tout était calme, en contraste total
avec ce que Sophie ressentait.
Elle entendit Rafe fermer la porte derrière lui mais elle ne se retourna pas.
Elle s’assit devant la coiffeuse et commença à défaire son chignon. Elle jeta un
coup d’œil à son amant dans le miroir. Il fronçait les sourcils, visiblement
mécontent. Tant pis pour lui !
Sans un mot, il traversa la pièce, lui posa les mains sur les épaules et
commença à les caresser, avec tant de douceur que Sophie fondit aussitôt. Elle se
força alors à se dégager de son étreinte. Hors de question de céder !
— Arrête.
— Tu veux vraiment que j’arrête ?
Il était surpris ? Encore une preuve de l’incroyable arrogance dont il faisait
preuve.
— Oui, arrête, s’il te plaît.
Elle commença à démêler ses cheveux.
— Tu t’es déjà lassée du sexe ? s’enquit-il.
Elle leva les yeux au ciel et lâcha un petit rire désabusé. Il ne manquait
vraiment pas de toupet !
— Ne fais pas semblant d’être naïf. Je sais que toutes les femmes sur Terre
tombent sous ton charme d’un claquement de doigt, mais laisse-moi te dire qu’il
ne suffit pas d’appuyer sur un interrupteur pour allumer les émotions. Ça ne
marche pas de cette façon.
— Qui parle d’émotions ?
Elle reposa sa brosse à cheveux et se retourna vers lui.
— Si le mot « émotion » te gêne, parlons simplement de respect et de bonnes
manières. Tu étais froid avec moi en bas, tu m’as accusée d’avoir comploté
derrière ton dos, tu m’as foudroyée du regard et, à la minute où nous nous
retrouvons dans cette chambre, je suis censée tomber dans tes bras ?
Rafe fit un pas en arrière. Sophie bichait de voir que sa franchise l’avait
déstabilisé.
— J’ai eu l’impression que tu te sentais très à l’aise avec ma famille.
— Et alors ? Tu aurais préféré que je sois distante ? Tu ne te rends donc pas
compte que c’est justement ce comportement que les gens attendent de moi ?
J’ai passé un bon moment avec des gens qui m’ont traitée comme si j’étais une
femme normale, des gens qui semblaient se moquer de mon statut de princesse.
Si cela te pose un problème, j’aimerais bien savoir lequel !
— Je n’ai pas envie qu’ils se fassent des idées au sujet de notre relation.
Elle lâcha un petit rire désabusé.
— Si j’étais toi, je ne me ferais pas de souci. Je suis certaine que la manière
dont tu te comportes avec moi suffira à les convaincre que notre relation est sans
avenir. Je regrette juste qu’en me traitant ainsi, tu gâches le présent.
L’espace d’un instant, il demeura immobile, le regard noir. Avait-elle marqué
un point ?
— C’est ce que je fais ? finit-il par demander.
— Oui. Et explique-moi quelque chose, poursuivit-elle, galvanisée par sa
propre audace, que se passe-t-il entre Sharla et toi ? Quelle est l’histoire entre
vous ?
— Qu’est-ce qui te fait croire qu’il y a eu une histoire ?
— C’est une simple question.

* * *

Rafe prit une longue et lente inspiration. Sophie semblait déterminée à


obtenir une réponse. Rien ne l’empêchait de lui mentir. Après tout, elle lui avait
bien menti, elle, alors un mensonge de plus ne ferait pas grande différence.
Néanmoins, après leur conversation dans l’avion, il avait compris pourquoi
elle lui avait caché son identité. Alors pourquoi ne pas lui donner les faits, rien
que les faits ? Il n’était pas obligé d’entrer dans les détails.
— Nous sommes sortis ensemble. C’était il y a plus de dix ans. Notre
relation n’a duré que quelques mois.
— Et est-ce que…
— Arrête, Sophie ! Je t’en ai déjà dit beaucoup alors inutile d’insister, tu
n’en sauras pas plus.
Certains souvenirs pouvaient rester douloureux même enfouis profondément
au fond de la mémoire et, en remontant à la surface, marquer le présent de leur
amertume.
Un voile de perplexité recouvrait le beau visage de Sophie, rehaussé d’un
soupçon de troublante vulnérabilité. Une petite voix dans sa tête lui ordonnait de
la repousser, car elle venait de l’obliger à replonger dans un passé haï. Mais une
autre partie de lui avait envie de désobéir à son instinct. Pour trouver du
réconfort ? Pour oublier ? En fait, peu importait.
Il lui prit la main et l’obligea à se lever ; puis il l’attira contre lui. Il agrippa
ses fesses rondes et plaqua sa proie un peu plus contre lui. À ses prunelles
soudain dilatées, il comprit qu’elle avait senti son érection. Il baissa la tête pour
l’embrasser. Allait-elle le repousser ou bien lui poser de nouvelles questions
concernant Sharla ?
La réponse ne tarda pas : Sophie s’abandonna contre ses lèvres. Elle ouvrit la
bouche et l’embrassa avec une gourmandise identique à la sienne, comme si elle
comprenait enfin qu’ils étaient égaux. Sa langue se mit à danser avec la sienne,
allumant des centaines de feux d’artifice de plaisir en lui. Des idées osées plein
la tête, Rafe laissa ses mains se refermer sur les hanches de sa maîtresse.
— Sophie…
— Chut !
Elle écrasa les seins contre son torse, lui mordilla le lobe de l’oreille,
l’enivra de son parfum fleuri. La franchise de sa réponse, son érotisme fou,
donnèrent un nouveau coup de fouet au désir de Rafe. Incapable d’attendre plus
longtemps, il lui retira son gilet. Alors, il caressa à travers son caraco de soie les
pointes offertes de ses seins. Elle frissonna contre lui et tenta de lui dégrafer sa
ceinture. Bon sang ! Elle manquait peut-être d’expérience, mais elle n’était pas
timide. Et il adorait les petits soupirs de plaisir qu’elle laissait échapper tandis
qu’il se débarrassait de son jean.
Elle commença à laisser sa main fine aller et venir sur son sexe tendu à
l’extrême. C’était divin ! Mais s’il ne l’arrêtait pas, il allait exploser entre ses
doigts. Sans un mot, il la prit dans les bras et la porta jusqu’au lit. Il la posa sur
la couette et, impatient, finit de la déshabiller, la découvrant courbe après courbe.
Il mourait d’envie de laisser ses doigts s’attarder sur sa peau laiteuse, d’enfouir
le visage entre ses jambes fuselées, de la pénétrer en douceur. Sa raison était en
train d’abdiquer.
Il trouva néanmoins la force de sortir un préservatif. Elle semblait avoir
envie de le dérouler sur son sexe, mais il secoua la tête.
— Non. Laisse-moi le faire. Si tu poses tes mains sur moi alors que je suis
dans cet état, je ne réponds plus de rien !
Il lui fit l’amour sans réfléchir, en laissant leurs corps s’harmoniser, se
répondre, danser ensemble. Sophie laissait échapper de petits miaulements
terriblement excitants. À chaque coup de reins, le plaisir de Rafe atteignait de
nouveaux sommets et menaçait de lui faire perdre la tête.
Il ralentit le tempo et lécha la peau sucrée de sa sublime maîtresse. Puis il
empoigna ses fesses à l’arrondi parfait. Il n’avait pas envie que le moment se
termine. En même temps, il ne se sentait pas capable de résister une minute de
plus.
Sophie l’avait ensorcelé…
Il accéléra de nouveau le mouvement et soudain, comme si l’intimité
brûlante de sa partenaire l’appelait, il explosa en elle.

* * *

Après avoir repris son souffle, Rafe tourna la tête. Sophie était alanguie sur
l’oreiller, les yeux fermés, un sourire rêveur aux lèvres.
— Tu as joui ?
— Oui, répondit-elle en ouvrant les yeux. Tu ne l’as pas remarqué ?
Il fixa le plafond. À vrai dire, il avait perdu toute notion de la réalité pendant
que leurs corps fusionnaient. Un cambrioleur aurait pu entrer dans la pièce, il ne
l’aurait même pas remarqué. C’était fou… Comment Sophie Doukas, cette jeune
femme qui découvrait à peine l’amour physique, pouvait-elle l’envoûter de cette
façon ?
Il se redressa sur un coude et se força à jeter un coup d’œil sur sa montre
pour ignorer la nouvelle vague de désir qui était en train de l’envahir.
— Il faudrait que je descende pour aider mon frère à déneiger l’allée.
— Je peux vous aider, si tu veux.
— Toi ?
— Pourquoi es-tu surpris ? Ma proposition n’a rien d’extraordinaire. Tu ne
crois pas une princesse capable de travail physique ? J’ai traversé l’océan
Pacifique ce n’est pas un peu de neige qui va m’effrayer.
8.

Finalement, songea Sophie, ce n’était pas trop difficile de se conduire de


façon nonchalante face à l’ex de son amant lorsque celui-ci venait de lui offrir le
plus incroyable des orgasmes.
La mission devenait cependant un peu plus ardue une fois l’euphorie
évaporée et le taux d’hormones redescendu. Surtout quand l’ex en question,
assise juste devant elle dans l’église, était connue pour être l’une des plus belles
femmes du monde.
Mieux valait concentrer son attention sur le bébé, emmitouflé dans un châle
de dentelle blanche, plutôt que sur cette femme parfaite qui attirait son regard
comme un aimant. Elle avait déjà vu des photos de Sharla, bien sûr, alors elle
savait avant de la voir en chair et en os qu’elle était magnifique ; de toute façon,
aucun mannequin n’était payé des dizaines de milliers de dollars par jour sans le
mériter.
Sophie avait rencontré beaucoup de belles femmes, son frère en ayant
fréquenté pléthore, mais Sharla faisait vraiment partie d’une catégorie à part.
Les sœurs jumelles se ressemblaient beaucoup, et pourtant elles n’auraient
pas pu avoir l’air plus différentes. Molly était très belle avec ses cheveux blond
vénitien, sa peau laiteuse et ses grands yeux verts. Sharla possédait les mêmes
atouts, mais chez elle la combinaison était spectaculaire. Elle était d’une beauté à
couper le souffle. Contrairement à ceux de sa sœur, les cheveux de Sharla
affichaient des nuances de roux flamboyant et descendaient en cascade jusqu’au
bas de son dos. Ses longues jambes étaient mises en valeur par un microscopique
short en cuir et des bottes à talon. Au-dessus de cette tenue, surprenante dans une
église, elle portait une classique veste de tailleur Chanel et un chapeau à large
bord orné de plumes roses et noires.
Sophie soupira. Avec sa veste en cachemire bleu et sa jupe crayon, elle se
sentait bien pâle en comparaison.
Elle risqua un coup d’œil en direction de Rafe. Il semblait si lointain qu’elle
avait du mal à croire que quelques heures plus tôt il lui avait fait l’amour avec
passion. Au lit, il était vivant, vibrant, passionné. Et maintenant, il ressemblait
davantage à une statue de marbre, avec son regard éteint et son impressionnante
musculature soulignée par son sobre manteau noir.
Il se passait quelque chose entre lui et Sharla, elle en avait la certitude. Un
peu plus tôt, elle avait eu très envie de lui poser des questions à propos de sa
relation avec le mannequin. Elle s’était toutefois retenue : mieux valait ne pas le
pousser dans ses derniers retranchements.
Elle avait bien remarqué le regard lourd de sous-entendus que Sharla lui
avait lancé lorsque celle-ci s’était frayé un chemin dans la petite église de pierre.
Était-ce le regard classique d’une ex envers celle qui la remplaçait ? Si jamais
elle croisait Rafe dans quelques années, le regarderait-elle de la même façon ?
Elle n’en avait pas la moindre idée.
À part les parrains et marraines, le seul invité qui était parvenu à rejoindre
l’église à temps malgré la neige était le père de Rafe, Ambrose, un homme
élégant aux cheveux gris et aux yeux perçants, un peu comme ceux de son fils.
Peut-être celui-ci lui ressemblerait-il dans quelques dizaines d’années.
La cérémonie terminée, tous les invités prirent le chemin de la maison,
empruntant la route qui entre-temps avait été déneigée. En chemin, Ambrose lui
confia qu’il venait de rompre ses fiançailles avec une jeune professeur de yoga.
— Je suis désolée de l’apprendre, hasarda timidement Sophie.
Le protocole l’autorisait-il à discuter romance avec le père de son petit ami ?
Elle n’était pas sûre. Personne ne lui avait jamais fait de telles confidences. En
fait, à cause de son statut, personne ne lui faisait jamais la moindre confidence.
Voilà un autre aspect de la vie normale auquel elle s’habituait progressivement,
de même que le sexe juste après le petit déjeuner et la douche partagée avec un
amant pour se réchauffer — après avoir passé une bonne heure dehors, dans le
froid, à déneiger une allée.
— C’est gentil, répondit Ambrose, songeur. J’ai décidé qu’il était peut-être
temps que j’admette la réalité, à savoir qu’après quatre unions qui se sont toutes
soldées par des échecs, je ne suis pas fait pour le mariage. J’ai toujours pensé
que c’était davantage Rafe qui fuyait devant le mariage, mais peut-être me suis-
je trompé.
Il lui adressa un sourire malicieux avant de reprendre :
— Mon fils n’a jamais invité aucune femme à une fête de famille, et je
mentirais si je disais que le fait qu’il vienne accompagné d’une jolie princesse ne
m’a pas ravi.
Le moment était sans doute venu de dire à Ambrose que sa relation avec
Rafe n’était pas sérieuse, et qu’elle n’était là qu’en raison des circonstances.
Sophie se retint néanmoins. À quoi bon commencer une conversation qui ne
ferait qu’attiser sa curiosité et entraîner de nouvelles questions ?
Pour le moment, elle adorait être la maîtresse de Rafe, alors pourquoi ne pas
en profiter ? Pourquoi mettre un terme à son rêve avant que ce soit vraiment
nécessaire ?
Elle ne donna donc aucune explication à Ambrose sur son rôle dans la vie de
son fils. Elle ne lui avoua pas non plus qu’elle attendait encore de prendre des
décisions concernant son avenir. Elle se contenta de lui sourire et de lui dire
combien elle trouvait la maison chaleureuse.
C’était d’ailleurs la vérité. L’ambiance simple et chaleureuse qui régnait
dans le salon, alors même que Nick Carter était un richissime homme d’affaires,
l’enchantait, avec les deux immenses sapins de Noël qui scintillaient.
Un sentiment de mélancolie la gagna. L’atmosphère n’avait rien à voir avec
celle d’Isolaverde. Aucun protocole à suivre ici, aucun emploi du temps rigide à
respecter à la seconde près de crainte de commettre un impair. Le sentiment le
plus agréable, c’était qu’elle n’avait pas l’impression d’être observée, ses
moindres gestes disséqués, épiés. Ici, elle se sentait légère, libre et comblée.
Le regard de Sophie s’arrêta sur Rafe, debout à côté du sapin de l’autre côté
de la pièce, en pleine conversation avec son père. Comme il était beau ! Elle était
obligée de rassembler toutes ses forces pour ne pas imaginer le corps parfait qui
se cachait sous son costume impeccable, et surtout pour ne pas le suivre comme
un petit chien. Il lui en voudrait sans doute si elle essayait de se comporter
comme une vraie petite amie.
Une nouvelle fois, elle perçut la tension qui régnait entre lui et Sharla. La
jeune femme venait de faire son apparition dans la pièce, sans chapeau cette fois-
ci. Ils ne se dirent que quelques mots, mais cela suffit pour qu’il se raidisse. Elle
remarqua ensuite des lueurs de colère dans le regard de la jeune femme
lorsqu’elle quitta la pièce, annonçant à tout le monde qu’elle devait passer un
coup de fil.
Aussitôt après, Molly se dirigea vers Rafe et lui tendit son neveu. Rafe
refusa d’un geste de la tête. Toutefois, Molly lui mit le bambin dans les bras.
Instantanément, il blêmit, comme transformé en statue de pierre. Que diable lui
arrivait-il ? Détestait-il à ce point les bébés qu’il était incapable d’en tenir un,
même quelques minutes… ?

* * *

Son neveu gigota dans ses bras, et le cœur de Rafe se serra. Des gouttes de
sueur perlèrent à son front. Si seulement il avait pu fuir… Le petit Oliver était
adorable, certes, malheureusement ses fossettes et ses petites boucles blondes ne
suffisaient pas à lui faire oublier la tristesse et la culpabilité qui rugissaient en
lui.
Voilà pourquoi il ne tenait jamais de bébé dans ses bras : cela le faisait
souffrir en réveillant des souvenirs douloureux. À quoi ressemblerait sa vie, si…
Non, il ne devait pas y penser. Pas maintenant. Oliver ressentait-il la tension qui
empêchait son oncle de respirer ? Peut-être car le bébé se mit à grimacer, comme
s’il était sur le point de pleurer.
— Berce-le un peu, lui conseilla Ambrose.
Rafe fusilla son père du regard par-dessus les petites boucles fines de son
neveu. Il essaya d’agir comme Sophie lorsqu’elle avait joué avec Oliver, le matin
même.
— Que connais-tu des bébés ? Tu n’étais pas très présent, lorsque tes enfants
étaient petits. Chase, ton propre fils, a même cru que tu étais le facteur un jour
où tu étais arrivé sans prévenir. Tu t’en souviens ?
— Je sais, je sais. J’admets que j’ai été un mauvais père, dit Ambrose en
soupirant. Je me suis marié trop jeune et trop souvent. Toi, au moins, tu as pris
ton temps avant de choisir une femme, ce qui veut dire que tu as sans doute eu
plus de chance que moi. En plus, elle est très belle, conclut-il après une légère
pause.
— Tu parles de Sharla ? demanda Rafe en fronçant les sourcils
La sœur de Molly venait de revenir dans le salon.
— Non. Sharla est comme une de ces belles plantes que tu vois dans la
vitrine du fleuriste, une plante qui exige beaucoup d’entretien mais qui, même si
tu t’en occupes bien, demeure imprévisible. Je parle de ta jolie princesse aux
yeux bleus, qui, malgré ses origines sociales, a l’air tout à fait normale, elle.
Rafe se dit qu’il fallait à tout prix qu’il informe son père que Sophie n’était
pas sa petite amie, et encore moins sa future femme. Il ouvrit la bouche… puis la
referma. Il ne savait plus quoi dire.
En plus, il devait bien s’avouer qu’il était un peu d’accord avec Ambrose.
Sophie était surprenante, et pas seulement parce qu’elle ne mettait pas son statut
en avant ou parce qu’elle les avait tous étonnés en déneigeant l’allée, vêtue
d’une ancienne tenue de ski de Molly et d’un bonnet peu flatteur. Elle lui avait
prouvé être une des maîtresses les plus enthousiastes qu’il avait rencontrées,
prête à tout, y compris à partager de nouvelles expériences et quelques
acrobaties sous la douche. En dépit de son manque d’expérience, cette jeune
femme n’avait pas été rebutée par son cynisme habituel et avait réveillé son
appétit sexuel — qui avant elle semblait pourtant sur le point de s’éteindre.
Oliver recommença à gigoter dans ses bras. Rafe le leva dans les airs et le
bébé éclata de rire. Aussitôt, une vague de sentiments inédits l’étreignit et lui
réchauffa le cœur.
— Tu n’as jamais voulu avoir des enfants ? demanda soudain Ambrose.
— Non, répondit-il, sans parvenir à quitter le bébé du regard.
— Dans ce cas-là, as-tu pensé à qui tu légueras ta fortune ?
Rafe retint un ricanement amer. À quoi bon être nostalgique et avoir des
regrets ? Cela ne l’avancerait à rien.
— Je suis persuadé que de nombreuses associations caritatives sauront faire
bon usage de mon argent.
— Ce n’est pas la même chose. Crois-moi quand je te dis que la seule chose
qui compte, c’est ton sang et ta chair. Rien d’autre n’a de valeur.
Surpris, il se tourna vers son père. Qu’arrivait-il à celui-ci ? Était-il en train
de faire le bilan de sa vie ?

* * *

Pendant le repas, Rafe repensa aux mots de son père. Jusqu’à présent, le fait
de ne pas avoir de descendance ne l’avait pas dérangé, mais soudain il avait
l’impression que quelque chose lui manquait. Deviendrait-il un vieil homme
solitaire, sans personne à qui léguer sa fortune ? Et en avait-il envie ?
De retour au salon, il tenta de respirer calmement. En vain. L’air lui
manquait tout à coup, comme si les murs de la pièce se rapprochaient et
l’étouffaient. Sans réfléchir, il traversa la pièce et se dirigea vers Sophie. Elle
était en train de discuter avec une des marraines d’Oliver. Il lui passa un bras
autour de la taille et l’entraîna à l’écart. Il était soudain impatient d’oublier ses
questions et ses démons grâce au corps de déesse de sa maîtresse.
— Viens dans la chambre, lui murmura-t-il dans le creux de l’oreille.
* * *

Sophie recula pour fixer Rafe droit dans les yeux, surprise.
— Les invités risquent de s’apercevoir de ton absence.
— Peu importe.
Elle hésita. Rafe était un peu trop autoritaire à son goût. Se comportait-il
toujours ainsi ? Et parvenait-il toujours à ses fins ? D’un autre côté, pourquoi
refuser de l’accompagner ? Elle commençait à en avoir assez des coups d’œil
réguliers de Sharla dans sa direction, même si elle ne pouvait rien lui reprocher.
La jeune femme s’était comportée de façon tout à fait correcte avec elle depuis
qu’elle avait fait sa connaissance.
Elle accepta de le suivre.
Elle demeura silencieuse jusqu’à ce qu’il referme la porte de leur chambre
derrière eux. Elle retira alors l’étole de pashmina qu’elle avait mise sur ses
épaules et la posa dans le fauteuil.
— Pourquoi m’avoir obligée à te suivre jusqu’ici ? La fête n’est pas encore
terminée. Est-ce un petit jeu à destination de Sharla ?
— De quoi parles-tu ?
Sophie se tourna vers la fenêtre et, songeuse, fixa l’horizon. L’allée déneigée
lui faisait penser à un serpent noir, au milieu du paysage uniformément
immaculé.
— Je n’ai pas d’expérience, je n’ai aucun amant caché dans un placard. Je
sais cependant faire une chose : observer les gens.
Elle se retourna, toisa Rafe et prit une grande inspiration pour se donner du
courage avant de poursuivre :
— Pour un couple qui a rompu il y a dix ans, je trouve que votre relation est
loin d’être apaisée. Que t’a-t-elle dit, en bas ?
— Cela ne te regarde pas.
— Je pensais bien que tu allais me répondre cela. Que se passe-t-il ? Es-tu
toujours amoureux d’elle ?
— Amoureux de Sharla ! s’écria-t-il en serrant les poings. Tu as perdu la
tête !
— Alors de quoi s’agit-il ? Je vois bien qu’il se passe quelque chose entre
vous.
— Quelque chose… Oui, on pourrait dire cela.
Il se tut et fit un pas vers elle. Puis il se passa une main lasse sur le visage.
— Tu veux vraiment savoir ce qu’elle m’a dit ? reprit-il d’une voix traînante.
Te sentirais-tu mieux si je t’avouais qu’elle m’a dit qu’elle serait très heureuse de
partager à nouveau mon lit ?
Le cœur de Sophie se serra dans sa poitrine, mais elle ignora sa douleur. Sa
curiosité n’était toujours pas comblée.
— C’est tout ?

* * *

Bon sang, allait-elle insister encore longtemps ? pesta Rafe intérieurement. Il


avait bien envie de lui dire de se mêler de ce qui la regardait, ou alors de la faire
taire en l’embrassant, mais…
Non, il n’en était pas capable. Le souvenir des mots prononcés par Ambrose
et du sourire d’Oliver venait d’ouvrir en lui des vannes qu’il gardait fermées
depuis trop longtemps, bien trop longtemps, et il ne parvenait plus à maîtriser le
flot de ses émotions.
Il lâcha un rire las, puis retira sa cravate, qu’il lança d’un geste rageur dans
le fauteuil.
— Tu veux vraiment connaître la vérité de ma relation avec elle ?
— Oui. Oui, je veux savoir.
Rafe voyait bien que Sophie était inquiète, malgré son air bravache.
Elle s’installa dans un des fauteuils devant la cheminée dans laquelle brûlait
un feu, puis le regarda droit dans les yeux. Se confier, livrer ses secrets, tout cela
était nouveau pour lui. Néanmoins, il pouvait faire confiance à Sophie. Il
devinait que son éducation princière lui avait appris à être discrète, à ne pas
colporter de ragots.
Mais il y avait plus.
Une lueur de force et de compréhension dans son beau regard azur était
parvenue à briser le mur de défense que Rafe avait érigé autour de lui. Au fur et
à mesure que ce mur se fissurait, il percevait les battements de son cœur, ainsi
qu’une douleur si vive qu’il avait soudain du mal à respirer. Et lui qui avait cru
que les années finiraient par apaiser sa douleur… Il s’était bien trompé. Peut-être
était-il temps d’aborder le problème, d’en parler au lieu de le ruminer et de
l’enfouir en lui comme s’il s’agissait d’un cancer.
— Mon frère Nick est sorti avec Molly pendant des années avant de
l’épouser. J’ai rencontré Sharla par son intermédiaire, lors d’une fête. Nous
avions une vingtaine d’années. Je venais de créer mon entreprise de
télécommunications. Elle avait déjà fait la couverture de plusieurs magazines.
Ma carrière était en train de décoller, la sienne aussi, et notre relation était
satisfaisante.
— Voilà un adjectif surprenant pour qualifier une relation amoureuse.
— Je n’en vois pourtant pas de meilleur. J’étais jeune, un peu obsédé, et elle
était très belle. Notre relation était donc satisfaisante pour tous les deux.
— Tu parles de sexe ?
— Exactement. Je suis désolé si cela te choque, Sophie, c’est pourtant la
vérité.
La jeune femme se mordit la lèvre. Regrettait-elle de lui avoir posé la
question ? Peut-être pouvait-il profiter de ses remords pour clore la conversation
et parler d’autre chose. Mais à présent qu’il était lancé, les mots semblaient
vouloir sortir de sa bouche sans qu’il ne puisse les contrôler.
— Dès le départ, j’ai été honnête avec elle. Je lui ai dit que si elle cherchait
l’homme de sa vie, son futur mari, le futur père de ses enfants, alors elle se
trompait. Nous avions tous les deux le monde à conquérir. Je me souviens
qu’elle a éclaté de rire lorsque je lui ai dit que la porte était ouverte si jamais elle
préférait partir. Elle est restée.
Sophie ne réagit pas. Elle continuait à le fixer de ses grands yeux bleus
innocents. Désormais, il ne pouvait plus repousser la tornade de souvenirs
sombres en train de déferler en lui.
— Un jour, elle est venue me voir et m’a demandé si je serais prêt à changer
d’avis, si je pensais pouvoir l’aimer et l’épouser. Pour être honnête, je n’ai pas
compris. Je croyais que nous étions sur la même longueur d’onde. « Les femmes
ont besoin de savoir ce genre de choses », a-t-elle ajouté. Comme je pensais
qu’elle me posait la question parce qu’une star du rock la poursuivait de ses
assiduités, je lui ai répondu que si elle attendait un engagement de ma part, elle
était libre de partir et de trouver quelqu’un d’autre. Ensuite…
Sa voix vacilla. Lui qui avait toujours fait son possible pour garder ses
distances avec les sentiments, voilà qu’il était aujourd’hui consumé par la
culpabilité et les regrets.
— Que s’est-il passé, Rafe ? insista Sophie d’une voix douce.
Il tenta d’avaler sa salive. Il avait du mal, sa gorge était nouée, c’était
comme s’il tentait d’avaler une boule de fils barbelés.
— Elle portait mon bébé. Elle ne me l’a jamais dit, elle ne m’a pas offert la
possibilité de changer d’avis ou d’essayer de trouver un accord acceptable pour
tous les deux. Elle m’a laissé dans l’ignorance. Je n’ai appris la vérité que
plusieurs mois plus tard.
— Mon Dieu !
— Elle a tué mon bébé…

* * *

Elle serra les poings pour ne pas s’effondrer. Elle avait si mal pour lui
qu’elle avait envie de le prendre dans ses bras, de le serrer fort, de caresser son
visage ravagé par la douleur, de lui offrir toute la tendresse qu’elle possédait en
elle pour lui faire oublier sa souffrance.
Elle se retint cependant. Son instinct lui soufflait que ce n’était pas la
solution avec cet homme abîmé par la vie. Il s’était confié, il lui avait livré le
secret qui le hantait toujours ; le comprendre suffisait sans doute. Pour l’instant.
— Je suis désolée.
— Oui, moi aussi. Je l’aurais soutenue, je lui aurais donné de l’argent. Je
l’aurais même épousée, si l’avait fallu. J’aurais fait tout ce qu’elle désirait.
Malheureusement, elle ne m’en a pas laissé la possibilité.
— Tu n’aurais rien pu faire, elle ne voulait pas que tu sois au courant. Tu as
répondu à ses questions avec sincérité parce que tu ignorais pourquoi elle te les
posait.
— J’aurais peut-être pu deviner…
— Non, pas avec le genre de rapports que vous partagiez. Est-ce à cette
époque que tu as quitté l’Angleterre ?
Il approuva d’un geste de la tête.
— Je n’ai pas eu d’autre choix que de fuir et de laisser ma vie passée
derrière moi. Je suis partie pour l’Australie, où j’ai commencé une nouvelle vie.
J’ai ouvert des bureaux à Brisbane et j’ai acheté la ferme. Je me suis trouvé au
bon endroit au bon moment, le pays découvrait juste les nouvelles technologies.
J’ai commencé à gagner énormément d’argent et je me suis concentré sur le
travail pour oublier. Tout mon temps libre, je le passais à Poonbarra, à travailler
la terre.
Il avait fui la réalité. Il s’était créé une nouvelle vie, loin de la douleur
causée par l’ancienne. Exactement comme elle… Sans doute était-ce pour cette
raison qu’il rentrait rarement en Angleterre et qu’il avait aussi peu vu sa famille
ces dernières années : la perspective de croiser la sœur jumelle de Molly devait
le paniquer.
Elle repensa aux récits qu’il lui avait faits. Plusieurs femmes l’avaient
blessé. Pas étonnant alors qu’il fuie tout engagement désormais et ne s’intéresse
qu’au sexe. Or aujourd’hui il avait regardé en face son sombre passé. Cela
voulait-il dire qu’il pouvait enfin avancer ?
— Rafe…
— Non, coupa-t-il, glacial. Je n’ai plus envie d’en parler. Tu comprends ?
Oui, elle comprenait parfaitement. Elle se contenta d’un simple geste de la
tête tandis qu’il s’approchait d’elle. Il lui suffisait d’observer son regard noir et
sa démarche animale pour deviner qu’il avait l’intention d’oublier sa colère et sa
frustration entre ses bras. Se servait-il d’elle ? L’utilisait-il pour oublier la
douleur causée par une autre femme ? Devait-elle refuser ?
Non.
Au moment où Rafe referma ses bras puissants autour d’elle et l’embrassa,
Sophie oublia ses doutes et ses questions. Quel était le problème si la passion
était la solution à la colère ?
Le baiser de Rafe fut brutal, vorace. Mais, lorsqu’il lui prit le visage en
coupe, le baiser devint instantanément plus doux, plus tendre.
Il fit glisser la fermeture Éclair de sa robe tandis qu’elle défaisait sa ceinture.
Elle était pressée de le déshabiller, mais pas seulement. Son cœur battait plus
fort, tout à coup. Une partie d’elle-même avait soudain envie d’autre chose
qu’une satisfaction physique.
Le tapis devant la cheminée n’était pas spécialement doux, mais peu lui
importait. Tout ce qu’elle ressentait, c’était la chaleur des flammes qui
réchauffait sa peau nue pendant que leurs deux corps s’emboîtaient à la
perfection. Rafe était allongé sur le dos et Sophie le chevauchait — elle s’était
laissée glisser avec bonheur sur son impressionnante virilité. Ils n’avaient jamais
fait l’amour dans cette position. Malgré sa timidité initiale, elle oublia tout en
lisant le plaisir sur les traits si séduisants de son compagnon.
Il posa les mains sur ses seins tendus et joua avec leurs tétons tandis qu’elle
ondulait sur lui sans la moindre retenue. Lorsque les signes avant-coureurs de
l’orgasme la saisirent, Rafe agrippa ses hanches pour aller plus profondément en
elle, jusqu’à ce qu’elle exprime sa jouissance dans un long cri, suivi de quelques
mots en grec.

* * *
Elle avait dû s’endormir car quand elle ouvrit les yeux, Sophie constata que
Rafe les avait enveloppés dans une couverture. Son corps était plaqué contre son
dos. Elle les referma et savoura l’instant, la sensation exquise de sa peau
brûlante contre la sienne, la façon dont il avait posé le bras sur ses hanches
comme pour la garder près de lui, ses doigts caressant doucement le triangle
bouclé de sa toison.
Les souvenirs de l’aveu qu’il lui avait fait un peu plus tôt remontèrent à sa
mémoire. À sa grande surprise, il s’était libéré, lui avait ouvert son cœur. Sa
confidence avait-elle un sens ? Se trompait-elle en y lisant un signe ? Peu
importait, de toute façon, le futur pouvait bien attendre. Être allongée contre le
fabuleux Rafe Carter suffisait pour le moment à son bonheur.
Elle sursauta soudain en entendant frapper à la porte.
— Rafe ? lança la voix de Nick.
— Pas maintenant, bougonna-t-il, son souffle chaud contre le cou de Sophie.
— Je dois te parler. C’est urgent.
Rafe poussa un juron, puis se leva et se glissa dans son jean avant d’ouvrir la
porte. Il n’invita pas son frère à entrer, aussi Sophie ne pouvait-elle pas entendre
la conversation, juste distinguer quelques murmures.
Quelques instants plus tard, Rafe referma la porte et revint vers le lit. Elle
leva les yeux vers lui. Si elle pensait pouvoir lire en lui parce qu’il s’était confié
un peu plus tôt, alors elle s’était bien trompée ! Son visage était encore plus
sévère qu’avant, son regard encore plus noir.
— Il y a un problème ?
— On pourrait dire ça, oui. Mon frère vient d’avoir un coup de fil du patron
du pub du village. Un couple a pris une chambre, il pense qu’il s’agit de
journalistes.
Sophie se redressa, abasourdie.
— Comment… ?
— Je pense que Sharla les a informés de ta présence ici. Peu importe que ce
soit volontaire de sa part ou non, la question est : que devons-nous faire,
maintenant ?
Elle resserra un peu plus la couverture autour de son corps ; elle avait froid,
tout à coup.
— Il n’y a qu’une solution. Je crois que le temps est venu pour moi d’arrêter
de fuir. Peut-être devrais-je faire comprendre à Myron que je suis adulte et
capable de décider toute seule de mon avenir.
— Et de quoi sera fait cet avenir ?
— Aucune idée. J’espérais… Je ne sais pas, poursuivit-elle en haussant les
épaules. J’espérais pouvoir faire un retour chez moi un peu plus maîtrisé.
— C’est toujours possible.
Sophie secoua la tête, interdite.
— Je ne comprends pas…
— Pourquoi rentrer chez toi plus tôt que prévu, juste parce que des
paparazzis te poursuivent ?
— Parce que je n’ai pas d’autre solution ! Je ne peux pas rester ici. Et je n’ai
pas le courage d’aller me cacher ailleurs.
— Et si tu venais avec moi à New York ?
Son cœur bondit dans sa poitrine. Elle le força néanmoins à se calmer.
— Je… J’imagine que tu as déjà des projets pour les fêtes.
— Aucun projet auquel je ne puisse échapper, à part mon séjour dans le
Vermont, pour skier, à partir du 26 décembre. En attendant, New York est la ville
idéale pour se cacher et vivre dans l’anonymat. Là-bas, personne ne te
dérangera.
— Je ne sais pas…
C’était un mensonge : elle savait exactement ce qu’elle avait envie de faire
et avait plutôt du mal à masquer son excitation.
— La ville est très belle, pendant les fêtes. Et nous devons encore faire
l’amour avant que je te laisse partir. Je ne t’offre pas un foyer, Sophie. Du
moment que tu comprends qu’il ne s’agit que d’un abri temporaire, tout ira bien.
Malgré la franchise de ses explications, qui ne laissaient aucun doute à
Sophie sur les sentiments que Rafe éprouvait à son endroit, elle ne réprima pas
son sourire. Impossible. En plus, elle ne pouvait pas lui reprocher d’être aussi
direct. Au moins, elle savait à quoi s’attendre. Et il lui offrait une solution.
Passer les fêtes dans une ville qu’elle ne connaissait pas était bien plus tentant
que de rentrer chez elle.
— J’accepte. Avec plaisir.
— Parfait. Dans ce cas, je vais appeler mon pilote pour qu’il prépare le jet.
En attendant, pourquoi ne laisserais-tu pas tomber la couverture… ?
9.

Situé au dernier étage d’un gratte-ciel new-yorkais, son appartement était à


l’abri de l’agitation de la ville. C’était d’ailleurs pour cette raison que Rafe
l’avait choisi. Ici, personne ne pouvait le voir ou l’entendre. Ici, il était
tranquille.
Il s’attarda sur la délicate silhouette de Sophie, qui se détachait du panorama
de New York tandis qu’elle contemplait, des centaines de mètres plus bas, les
passants à peine plus grands que des fourmis. Il laissa son regard glisser vers ses
jambes nues, des jambes fuselées, galbées, parfaites.
Cet appartement était sa maison, son foyer, son repaire, une espèce de
forteresse dans laquelle il ne laissait que très rarement pénétrer quiconque — et
jamais pour plus de quelques heures. Il n’aimait pas inviter chez lui. Il préférait
organiser ses dîners au restaurant plutôt que d’être coincé ici avec des convives
s’attardant un peu trop longtemps à son goût. Il appliquait la même philosophie à
ses maîtresses. Les conversations gênées du matin, lorsqu’il devait faire
comprendre à sa conquête qu’il préférait qu’elle parte alors qu’elle avait envie de
rester, les regards embarrassés, les silences gênés : tout ça n’était pas pour lui.
Dans ce cas-là, pourquoi avait-il invité Sophie chez lui ? Parce qu’il se
sentait un peu responsable de l’arrivée des journalistes à Cotsworld, mais surtout
à cause de la fantastique alchimie qui régnait entre eux. Après tout, pourquoi
refuser d’admettre leur incroyable compatibilité sexuelle ?
Il y avait plus, cependant. Rafe lui avait aussi révélé des secrets qu’il n’avait
jamais avoués à qui que ce soit, des souvenirs qu’il avait enfouis profondément
dans sa mémoire et qui pouvaient le rendre vulnérable ; alors peut-être qu’inviter
la jeune femme à New York était une sorte d’assurance, une façon de lui faire
comprendre qu’elle ne devait pas répéter ces informations à qui que ce soit.
Ce matin, elle portait l’une de ses chemises à lui, qui s’arrêtait juste en
dessous de ses fesses. Elle paradait devant lui, comprit-il. Elle s’exhibait. Elle
manquait peut-être d’expérience, mais elle rattrapait vite son retard. En quelques
jours seulement, elle avait appris à retirer ses vêtements avec une infinie
sensualité et à lui faire perdre la tête.
Son sexe se tendit et son pouls accéléra. Il s’approcha d’elle, passa un bras
autour de sa taille fine puis souleva sa cascade de cheveux couleur chocolat pour
déposer une nuée de baisers au creux de sa nuque délicate.
— Tu as bien nagé ? demanda-t-il.
— Cinquante longueurs. Et pour cela, je n’ai eu qu’à prendre l’ascenseur,
c’est fantastique !
— C’est l’avantage de posséder une piscine dans l’immeuble.
Rafe referma la main autour d’un sein et le massa à travers le tissu de la
chemise.
— Je te rappelle que nous sommes devant la fenêtre, protesta Sophie.
— Nous sommes au trente-neuvième étage.
— Et si quelqu’un nous observait avec des jumelles ?
— La vitre est un miroir sans tain, personne ne peut nous voir. Mais, si cela
t’excite, tu peux toujours imaginer que quelqu’un me regarde glisser la main
entre tes cuisses, entre les plis brûlants de…
— Oh mon Dieu…
Il avait mis ses actes en adéquation avec ses paroles et Sophie s’était cabrée
lorsqu’il avait insinué un doigt en elle. Elle se mordit la lèvre et bascula la tête
en arrière.
— Tu es… incorrigible ! haleta-t-elle.
— Vraiment ?
Il continua à la masturber en douceur. Il adorait la façon qu’elle avait de
laisser tomber la tête contre son torse. Il la pénétra d’un second doigt. Très vite,
elle jouit debout, le sexe cambré contre sa paume. Elle chancela. Rafe la rattrapa
et la porta jusqu’au canapé. Elle avait les joues rosies par le plaisir et un sourire
malicieux aux lèvres. Elle plaqua la main sur le renflement de sa braguette.
— Tiens, tiens, tiens… Je vois que tu es un homme facile à exciter, Rafe
Carter.
Il éclata de rire. Le bruit de la fermeture Éclair fut comme une délicieuse
musique à son oreille, pleine de promesses.
Sophie se laissa glisser sur les genoux et dégagea le membre palpitant de sa
prison de soie noire. Avec un sentiment de toute-puissance, elle en embrassa
l’extrémité.
— Sophie…, gémit-il d’une voix rauque.
Encouragée par ses soupirs de plaisir, elle lécha toute la longueur veloutée,
embrassa les replis, puis prit le gland entièrement dans sa bouche. Rafe lui avait
déjà appris de nombreuses choses sur son propre corps, sur le sien, sur la
sensualité. Il l’avait initiée à l’amour, à la volupté, au plaisir. Dommage
cependant qu’elle ne dispose pas d’une baguette magique pour arrêter le temps
car les jours passaient trop vite. Noël approchait, et après les fêtes elle devrait
partir.
Loin.
Loin de Rafe.
Il enfouit les doigts dans ses cheveux et commença à lui masser le crâne
avec une infinie douceur. Sophie en oublia toutes ses questions, toutes ses
craintes. Comme c’était bon de donner ainsi du plaisir à son amant avec la
langue, les lèvres, la bouche ! Elle devina qu’il approchait de l’orgasme car ses
soupirs rauques étaient de plus en plus rapprochés. Lorsqu’il explosa dans sa
bouche, une décharge de plaisir la traversa de part en part.
Elle s’écarta, puis leva la tête. Le regard de Rafe était noir mais chaud. Il
l’aida à se relever, la prit dans ses bras et la porta jusqu’à l’immense salle de
bains. Là, il alluma la douche. Il attrapa le savon et le promena sur la peau
encore frémissante de Sophie.
— Où as-tu envie d’aller déjeuner ? s’enquit-il.
— J’aimerais beaucoup retourner dans ce petit restaurant de Gramercy Park
où nous avons déjeuné l’autre jour.
— Alors c’est là que nous irons.
— As-tu besoin de réserver ?
Il lui sourit avec malice, sans cesser de lui caresser les seins.
— Je n’ai jamais besoin de réserver. J’ai juste besoin de t’embrasser !

* * *

Avec son immense baie vitrée surplombant un jardin enneigé, le restaurant


offrait un décor romantique à souhait. Après un délicieux déjeuner, ils allèrent
visiter une galerie d’art à Chelsea, où un ami de Rafe exposait ses sculptures.
Sophie but une coupe de champagne, discuta avec l’artiste, puis flâna dans la
galerie. Elle était heureuse, comblée même. Elle adorait New York. Ici au moins,
elle pouvait se fondre dans la foule et rester anonyme. Elle aimait New York
presque autant qu’elle aimait Poonbarra.
Ces deux endroits avaient un point commun : Rafe.
Son pouls s’emballa. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle. Son amant était
en train d’étudier une sculpture. Songeur, il se caressait le menton, tandis qu’une
magnifique jeune femme blonde tentait d’attirer son attention. Dans quelques
jours, Sophie rentrerait à Isolaverde. Après son départ, cette blonde, ou une autre
femme lui ressemblant, ne se contenterait plus de discuter sculpture. Elle
l’accompagnerait chez lui pour lui offrir du plaisir, comme elle un peu plus tôt.
L’image d’une femme ouvrant la braguette de Rafe s’insinua dans son
esprit ; lorsque l’image se fit plus précise, la nausée la gagna. Elle reposa sa
coupe sur le plateau d’un serveur et attendit que son haut-le-cœur passe. Le
problème, c’était que ces manifestations émotionnelles devenaient de plus en
plus fréquentes à mesure qu’elle passait du temps à New York. Était-elle jalouse,
ou s’agissait-il d’un autre sentiment ? Un sentiment qu’elle refusait de nommer ?
À quoi bon s’interroger, de toute façon, puisque ce sentiment, quel qu’il soit,
ne serait jamais partagé. Une chose était certaine, cependant : ses sentiments
pour Rafe devenaient chaque jour plus intenses, et beaucoup plus complexes
qu’elle ne l’avait imaginé.
Beaucoup plus compliqués qu’elle ne le désirait…
Avait-il remarqué que son attitude envers lui devenait plus tendre, ou bien
avait-elle réussi à cacher son jeu ? S’il se doutait qu’elle commençait à tenir à
lui, alors qu’il lui avait expliqué que les sentiments ne l’intéressaient pas, il la
repousserait. Sophie en était certaine.
À quel moment son attitude avait-elle changé et était-elle passée d’un simple
désir sexuel à de la tendresse, puis à un désir d’avenir à deux ? Était-ce quand il
l’avait protégée des journalistes en l’invitant chez lui ? Ou alors quand il lui
avait fait découvrir que l’amour pouvait être doux ?
Après réflexion, Sophie savait exactement à quel moment ses sentiments
avaient évolué : quand Rafe lui avait ouvert son cœur, lorsqu’il lui avait parlé du
bébé qu’il avait perdu et qu’elle avait lu la douleur sur son beau visage,
lorsqu’elle avait entendu les regrets dans sa voix brisée. À cet instant, il avait
baissé la garde, il lui avait montré sa vulnérabilité — un sentiment qu’elle
n’aurait jamais associé à un homme comme lui. Oui, c’était à ce moment-là que
tout avait changé.
Malheureusement, elle n’avait pas envie que ses sentiments changent. Elle
ne pouvait pas se permettre de tomber amoureuse de Rafe Carter.
* * *

Le jour de Noël, Sophie se réveilla en premier. Elle se glissa hors du lit et,
sur la pointe des pieds, alla s’habiller avant de rejoindre la cuisine. Un sourire de
fierté aux lèvres, elle cassa des œufs dans un saladier. Six mois plus tôt, elle
ignorait la différence entre une poêle et une casserole. Aujourd’hui, elle était
capable de préparer la meilleure omelette de Manhattan, en tout cas selon Rafe.
Elle était en train de chanter toute seule lorsqu’il sortit de la chambre, vêtu
d’un simple caleçon, les cheveux encore en désordre.
Il la regarda de la tête aux pieds, l’air surpris.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
Sophie fit un tour sur elle-même pour lui faire admirer sa tenue.
— Tu n’aimes pas ?
Un frisson de désir intense traversa Rafe et éveilla sa virilité. Était-il en train
de rêver debout ? Sophie portait une adorable nuisette en soie rouge et aux bords
soulignés de fourrure blanche. Dessous, il apercevait une culotte de la même
couleur. Sur les cheveux, elle avait posé un chapeau rouge de Père Noël.
— Viens donc par ici, jolie Mère Noël.
Elle s’approcha et noua les bras autour de sa nuque.
— C’est mon cadeau de Noël pour toi. Je ne savais pas quoi t’offrir, tu as
déjà tout !
— Merci. C’est le plus beau cadeau que j’aie jamais reçu. Et j’ai bien
l’intention de l’ouvrir sans attendre !
Les œufs étaient froids lorsqu’ils les mangèrent enfin…
Après le déjeuner, ils allèrent se promener dans Central Park. Lorsqu’ils
rentrèrent, les joues rougies par le froid, ils dînèrent à côté du petit sapin qu’ils
avaient acheté et décoré la veille.
Après le dessert, Rafe lui tendit un petit paquet enrobé de papier coloré.
— Joyeux Noël, Sophie.
Les doigts tremblant, elle ouvrit le présent. Jamais elle n’avait reçu un
cadeau aussi peu cher, mais jamais non plus un cadeau ne lui avait fait autant
plaisir. Il s’agissait d’une petite boule à neige recelant une version miniature du
sapin de Noël du Rockefeller Center qu’il l’avait emmenée voir sitôt qu’ils
avaient atterri à New York. Elle le secoua et des milliers de paillettes se mirent à
tourbillonner.
Elle eut du mal à parler, tellement elle était émue.
— Rafe… C’est… C’est magnifique. Merci.
— Ainsi, tu te souviendras de New York, quand tu seras rentrée à Isolaverde.
— Quand je serai rentrée…
Une chape de tristesse s’abattit sur elle. Aujourd’hui, retrouver sa vie de
princesse ne l’inquiétait plus. Par contre, la perspective de ne plus voir Rafe tous
les jours l’angoissait. Que ressentirait-elle lorsqu’elle se réveillerait, le matin, et
qu’il ne serait plus à ses côtés ? Ces quelques semaines avec lui avaient vraiment
été les meilleures de toute sa vie.
— As-tu réfléchi à ce que tu vas faire ?
Elle sursauta en entendant cette question, à laquelle elle ne s’attendait pas.
— Vas-tu te satisfaire d’une vie passée à enchaîner les inaugurations, les
commémorations et autres cérémonies officielles ? reprit Rafe.
Sa vie au palais lui semblait si loin, tout à coup…
— Non. Je crois d’ailleurs qu’il va falloir que je prenne quelques décisions.
Je n’ai plus envie de me comporter comme une princesse qui n’a pas le droit de
parler, juste celui de sourire. Je veux travailler et jouer un véritable rôle dans mes
associations caritatives
— Et qu’en est-il de ta vie personnelle ?
— De quoi parles-tu ?
— L’histoire avec Luc t’a-t-elle refroidie ou as-tu envie de rencontrer
quelqu’un, de te marier, d’avoir des enfants ?
Mal à l’aise, Sophie bougea un peu sur le canapé pour tenter de maîtriser sa
gêne. Personne ne lui avait jamais posé une question personnelle de façon aussi
franche, aussi directe. Personne n’avait jamais osé.
— J’en ai envie, oui, comme la plupart des femmes je suppose. Je doute
cependant que cela arrive un jour : les obstacles sont très nombreux.
Le problème, c’était qu’elle ne désirait cette vie qu’avec un seul homme,
celui assis à côté d’elle…
— Quels obstacles ?
Elle réfléchit aux mots qu’elle allait utiliser. Il fallait qu’elle fasse attention.
Elle se tourna vers la fenêtre, regarda la neige tomber et réprima un soupir.
— Rencontrer l’homme idéal est plus difficile pour une princesse que pour
n’importe quelle autre femme. Comment savoir si l’on est aimée pour soi ou
pour son prestige ? Enfin, tout cela, c’est le futur, et il ne commencera que
demain, lorsque je m’envolerai vers Isolaverde et que tu partiras skier dans le
Vermont. Tu n’as pas oublié, tout de même ?
— Non, je n’ai pas oublié. D’ailleurs, pour être honnête, j’ai moins envie de
skier que de t’emmener au lit et de te faire l’amour, encore et encore.
— Tu veux profiter des dernières heures qui nous restent ?
— Pas seulement.
Pas seulement ? Elle le dévisagea, circonspecte. De quoi parlait-il ?
— Tu veux bien être plus précis ?

* * *

Un peu mal à l’aise, Rafe se passa une main dans les cheveux. Il avait essayé
de parler de façon détendue, comme si rien n’avait d’importance. Hélas, plus les
heures passaient, plus il se rendait compte que ce nouveau désir qu’il ressentait
en lui importait. Ce qui voulait dire qu’il devait agir, tout de suite, sans attendre,
et arrêter de tergiverser. Il se racla la gorge et rassembla son courage.
— Que dirais-tu si je te faisais une proposition alternative ? Une solution qui
ne t’obligerait pas à retrouver ta vie d’avant. Une solution qui pourrait satisfaire
nos… besoins respectifs.
Sophie secoua la tête. Elle semblait complètement perdue.
— Je ne comprends pas.
— Alors écoute-moi, dit-il en lui prenant la main. J’ai beaucoup réfléchi à
des mots que mon père a prononcés lors du baptême.
Il vit la curiosité se refléter dans les prunelles azur de sa maîtresse. Une
curiosité légitime : il était en effet sur le point de lui faire une proposition
étonnante. « Aurais-tu perdu la tête ? » le houspilla une petite voix intérieure. Il
s’était pourtant juré de ne jamais prononcer certains mots ! Il se força à ignorer
cette petite voix et se concentra sur ses souvenirs. Celui de la sensation ressentie
lorsqu’il avait tenu son neveu dans ses bras, de la chaleur du petit corps, de son
parfum sucré, de ses petites boucles qui lui avaient chatouillé le cou, et surtout le
souvenir de la vague d’émotions qui l’avait envahi lorsqu’il avait compris que
les blessures du passé ne cicatriseraient que lorsqu’il aurait un enfant.
— Mon père m’a demandé à qui je léguerai ma fortune lorsque je mourrai, et
je lui ai répondu que je la donnerai à une association caritative. C’est à ce
moment-là que j’ai compris que je désirais ce que je n’avais jamais eu.
— Je ne comprends toujours pas, Rafe…, murmura Sophie.
Il hocha lentement la tête, l’estomac noué. Une fois qu’il aurait parlé, il ne
pourrait plus jamais faire marche arrière. Ce serait trop tard.
— Je parle d’une famille. Une véritable famille.
Elle se pencha vers lui et noua les doigts aux siens.
— Dis-moi tout.
Soudain, il n’avait plus besoin d’encouragement. Il ne pouvait plus retenir
les mots.
— Même si je viens d’une grande famille, j’ai grandi sans connaître mes
frères ni ma sœur. Mon père a mis ma mère à la porte à cause de son
comportement ; par conséquent, nous sommes restés à l’écart du reste du clan
Carter pendant des années.
— À cause de son comportement ?
— Ma mère aimait les hommes. Elle les aimait beaucoup. Elle aimait même
les hommes plus qu’elle ne m’aimait moi.
— Oh ! Rafe, c’est…
Il leva une main pour l’interrompre.
— Après son divorce, elle n’a pas cherché un nouveau mari. Elle n’en avait
pas besoin, le juge lui avait offert une importante compensation financière. Ce
dont elle avait envie à ce moment-là, c’était de profiter de sa liberté dans les bras
d’amants plus jeunes.
— Et toi, dans tout ça ?
— C’est simple, je passais mon temps seul, expliqua-t-il, désabusé. Je la
regardais mettre les robes les plus moulantes qu’elle trouvait et se pavaner
devant moi, un verre de Martini à la main. Parfois, elle rentrait pendant la nuit,
mais souvent elle ne réapparaissait pas avant le petit matin. La plupart des
enfants détestent être envoyés en pension, mais tu sais quoi ? J’adorais la
pension car je m’y sentais en sécurité. C’était plutôt les vacances que je
redoutais.
— Pourquoi me racontes-tu tout cela ?
— Parce que quand j’ai tenu le petit garçon de Molly et Nick entre mes bras,
j’ai compris ce qui manquait à mon bonheur. J’ai compris que je désirais ce que
je n’avais jamais eu, c’est-à-dire une famille à moi. Je pense que je pourrais en
avoir une avec toi, conclut-il d’une voix soudain plus rauque en regardant
Sophie droit dans les yeux.

* * *

Le cœur de Sophie s’arrêta de battre, puis repartit à un rythme effréné. Elle


n’en croyait pas ses oreilles. Devait-elle se sentir heureuse ou bien perdue ?
Pouvait-elle espérer que les sentiments de Rafe aient évolué ? Sous-entendait-il
qu’il désirait ce futur dont elle rêvait ?
— Avec moi ? balbutia-t-elle. Vraiment ?
— Oui, avec toi. Tu m’as dit qu’un jour tu aimerais avoir une famille. Eh
bien, moi aussi. Je ne peux pas te promettre l’amour, mais je ne pense pas que ce
soit nécessaire. Tu m’as avoué que tu n’aimais pas Luc, alors tu sais que les
mariages arrangés peuvent fonctionner.
Sophie ouvrit de grands yeux, de plus en plus abasourdie. Ce n’était pas
possible, elle devait se tromper. Elle devait être en train de rêver.
— Tu… Tu parles de mariage ?
— Oui, j’ai bel et bien parlé de mariage. Je ne vois aucune autre façon d’y
parvenir.
— Tu serais prêt à m’épouser juste pour que ton rêve d’une famille se
réalise ?
— C’est ton rêve à toi aussi. Nous sommes compatibles, Sophie, tu sais bien
que c’est le cas.
Elle ferma les yeux. Et elle qui pensait qu’il parlait d’amour… En fait, il ne
parlait que de sexe. Elle s’était trompée du tout au tout.
— Nous sommes compatibles au lit, c’est ce que tu veux dire…
— Oui. Je n’ai jamais désiré une femme comme je te désire. Il me suffit de
te regarder pour… Tu sais ce qu’il m’arrive quand je te regarde. Si tu acceptes de
m’épouser, je te promets d’être fidèle, je t’en donne ma parole. Je te promets
d’être un bon mari, un bon père pour nos enfants et de te soutenir dans tous tes
projets. Alors, qu’en dis-tu ? Acceptes-tu de m’épouser, Sophie ?
Les prunelles de Rafe brillaient comme deux lacs d’argent. Il s’agissait
d’une question importante, Sophie avait besoin de réfléchir. Et surtout, elle ne
devait en aucun cas lui montrer ce qu’elle ressentait. Elle cacha sa déception,
l’enfouit profondément en elle et se força à afficher un masque impassible.
Était-elle stupide au point d’avoir imaginé que les sentiments de Rafe
avaient évolué à l’unisson des siens ? Il lui avait expliqué dès le départ qu’il ne
tomberait jamais amoureux. Maintenant qu’elle le connaissait mieux, elle
pouvait comprendre pourquoi. Et pourquoi il avait du mal à faire confiance et ne
s’était jamais casé. Enfant, il avait été délaissé par sa mère ; puis, une fois adulte,
il avait été trahi par Sharla.
Un enfant l’aiderait-il à guérir ?
Elle le regarda droit dans les yeux. Il lui avait juré qu’il serait fidèle et elle le
croyait. Il ne se comporterait pas comme Luc et ne tomberait pas amoureux
d’une autre femme. Durant son enfance, il avait vu les conséquences
désastreuses de l’infidélité et il ne voudrait pas renouveler les mêmes erreurs que
ses parents. Il n’avait jamais eu la chance de créer une véritable famille à lui, et
pourtant, il en rêvait. Cet homme puissant et riche ne désirait rien d’autre qu’un
bébé.
Et elle aussi.
Leur bébé…
Alors pourquoi un mariage arrangé entre eux ne pourrait-il pas fonctionner ?
Le mariage de ses parents avait été arrangé, et ils avaient vécu ensemble,
heureux, pendant longtemps. Pourquoi ne pouvait-elle pas parvenir au même
bonheur avec Rafe ? Un compagnon, du sexe, un sentiment de sécurité, c’était
sans doute mieux que rien. Et puis peut-être finirait-il par l’aimer, un jour…
— Que ferais-je, en tant qu’épouse ? demanda-t-elle enfin.
— Tout ce que tu voudras. D’autant que je sais que tu es capable d’atteindre
tous les objectifs que tu te fixes.
L’espoir la gagna. Elle ressentait soudain le même émerveillement, le même
sentiment de puissance et de liberté que lorsqu’elle avait traversé le Pacifique.
— Oui, j’accepte de t’épouser, et j’accepte d’avoir une famille avec toi, de
t’être fidèle.
— Nous aurons une belle vie, ensemble ! s’exclama Rafe, souriant. Je te le
promets.
En voyant ce beau et large sourire, des étincelles de désir se mirent à pétiller
en elle. Leur relation ne fonctionnerait cependant que si elle ne se faisait pas
d’illusions, elle ne devait pas l’oublier.
Elle lui sourit en retour.
— Oui, nous aurons une belle vie.
— Je crois que la coutume veut qu’on scelle les fiançailles par un baiser,
non ?
Sans attendre sa réponse, il l’enlaça et prit possession de sa bouche.
— Ensuite, il faudra que je t’achète une bague de princesse.
— Pas si vite. Pour épouser quelqu’un comme moi, tu vas devoir respecter le
protocole et demander officiellement ma main à mon frère, le roi d’Isolaverde.
10.

Sophie inspira longuement, les yeux fermés, faisant appel à tout son courage.
Puis elle les rouvrit et avança dans la salle du trône du palais royal d’Isolaverde,
escortée par un majordome et Rafe. Ses talons aiguilles claquaient sur le sol de
marbre. Elle leva les yeux vers les tableaux représentant ses ancêtres. Cela faisait
une éternité qu’elle n’était pas venue dans cette pièce. Quelques années plus tôt,
c’était ici que son frère avait été couronné, après la mort soudaine de leur père.
Les lourdes portes de bois sculpté se refermèrent derrière eux. Sa vie avait
bien changé depuis la dernière fois qu’elle avait vu son frère. Elle aussi avait
bien changé. Elle avait découvert la Californie, elle avait traversé le Pacifique en
bateau, elle s’était aventurée dans la chaleur étouffante de l’Outback australien,
puis dans la campagne anglaise enneigée, elle avait arpenté New York, la ville
qui ne dort jamais.
Et aujourd’hui elle était de retour dans son île natale.
Elle aurait dû se sentir chez elle, à l’aise, mais avait plutôt l’impression
d’être une étrangère dans son propre pays. Sans doute parce qu’elle était
accompagnée d’un homme qui s’apprêtait à demander sa main au roi.
À quoi pensait Rafe, debout à côté d’elle ? Était-il impressionné par les deux
trônes devant eux ? Des trônes décorés de diamants, de rubis et d’émeraudes
aussi gros que des balles de ping-pong. L’un d’eux était vide cependant, son
frère n’ayant toujours pas trouvé l’épouse idéale — ce qui ne l’empêchait pas
d’accumuler les aventures d’un soir. L’égalité entre hommes et femmes se faisait
encore attendre, à Isolaverde : Myron avait le droit de coucher avec autant de
femmes qu’il le désirait alors qu’elle avait été forcée de rester vierge jusqu’à sa
nuit de noces.
Elle s’attarda sur les traits de son frère : visage autoritaire, regard noir…
Contrairement à elle, il était né pour régner.
Sur un signe du majordome, ils s’arrêtèrent à quelques pas de Myron.
— Si j’ai bien compris, lança celui-ci à Rafe sans s’embarrasser des règles
élémentaires de politesse, vous avez offert l’asile à ma sœur, vous lui avez assuré
une protection efficace. Je vous en suis très reconnaissant. La princesse Sophie
s’est conduite d’une façon inappropriée. Tout est heureusement rentré dans
l’ordre aujourd’hui. Pour vous remercier, je souhaiterais vous récompenser. Des
terres, de l’argent… Je suis prêt à vous offrir ce que vous désirez, Carter. Dans
les limites du raisonnable, évidemment.
— Je vous remercie de votre offre, Altesse. Il était tout à fait normal pour
moi de protéger votre sœur. Sachez cependant que durant de longs mois elle s’est
débrouillée toute seule. Selon mes ouvriers, elle est la meilleure des cuisinières
qu’ait connues la ferme.
Le regard de son frère se fit plus sombre. Apparemment, l’idée qu’elle ait pu
travailler lui déplaisait.
— Je refuse d’imaginer la princesse dans une position de servitude, mais
oublions ces bêtises et discutons plutôt de votre récompense.
— Une récompense est inutile, Altesse. Je n’ai fait que mon devoir.
Nerveuse, Sophie serra les poings pour s’empêcher d’intervenir. Rafe ne se
rendait-il pas compte que refuser l’offre de Myron était une erreur ? Ici, jamais
personne ne refusait une proposition du roi…
Les deux hommes restèrent silencieux, les yeux dans les yeux, comme s’ils
jaugeaient leurs forces respectives. Myron semblait avoir de plus en plus de mal
à cacher son impatience et son énervement.
— Comme vous voudrez. Concernant votre intention d’épouser ma sœur, je
suis désolé mais, pour des raisons que je n’ai pas à vous énoncer, ce n’est pas
possible.
Sans un mot, Rafe serra la main de Sophie dans la sienne. Agissait-il ainsi
pour que Myron ne voie pas à quel point ses doigts tremblaient ? Si oui, c’était
une bonne idée.
— Je comprends très bien vos réserves, Altesse. Sophie est votre sœur, vous
l’aimez, vous êtes attentif à son bien-être. Je comprends également que je ne suis
pas l’époux que vous imaginiez pour elle. Cependant, même si je suis un
roturier, je suis très riche. J’ai donc les moyens de la protéger. Vous n’avez
aucun souci à vous faire concernant son avenir.
— Ce n’est pas la question, jeta Myron, tranchant. J’ai fait quelques
recherches sur vous. La réputation de votre famille est… nuancée, et c’est le
moins que je puisse dire.
— Je ne nie pas l’histoire mouvementée de ma famille. Sachez cependant
que jamais je ne ferai de mal à votre sœur. Et rien de ce que vous pourriez dire
ne vaincra ma détermination. J’ai bien l’intention d’épouser Sophie, avec ou
sans votre permission ; même si je préfère évidemment recevoir votre
approbation. Avant de quitter New York, je lui ai juré que je lui serais fidèle. Je
répète ce vœu aujourd’hui, en votre présence. Je jure d’être le meilleur époux
possible.
Tenaillée par l’angoisse, Sophie ferma les yeux. Tout à coup, elle n’avait
plus aucune force. Elle était prête à s’évanouir. La tension qui régnait dans la
pièce l’épuisait, l’étouffait. Personne ne parlait jamais à Myron de cette façon. Et
personne ne l’interrompait non plus.
Seigneur, toute cette histoire allait très mal finir…

* * *

Sophie rouvrit les yeux. Son frère ne semblait pas en colère. En fait, il avait
surtout l’air désabusé.
— Vous êtes un homme fort, Carter. Et une femme a besoin d’un homme
fort. Alors je vous accorde la main de ma sœur, ainsi qu’une importante dot.
— Non, répliqua Rafe d’une voix ferme. Je refuse la dot. Sophie n’apportera
à notre union que ce qu’elle souhaite y apporter. Elle peut venir avec des bibelots
de famille si elle le souhaite, mais rien de plus.
Elle faillit s’étrangler. Des bibelots de famille ? D’où Rafe sortait-il cette
idée ? Pour la première fois depuis qu’elle avait accepté sa proposition, un
frisson de crainte glissa le long de son dos. Tremblante, elle regarda Myron
descendre de son trône et serrer la main de Rafe, un peu comme s’ils scellaient
un contrat commercial. Était-ce ce qu’ils faisaient ? Non, évidemment que non.
Pourtant…
Un nouveau frisson la traversa. En fait, elle venait d’assister à une bataille
d’ego entre deux hommes puissants qui avaient l’habitude d’obtenir tout ce
qu’ils désiraient. Si Rafe avait reculé, s’il s’était incliné devant le pouvoir de son
frère, ou s’il avait accepté la récompense, leur mariage n’aurait pas eu lieu.
D’une façon ou d’une autre, Myron l’aurait empêché. Mais Rafe n’avait pas
faibli. Il avait montré qu’il était un homme puissant qui n’avait peur de rien. Il
n’avait pas baissé les yeux devant Myron, et il l’avait gagnée, exactement
comme il aurait pu empocher le gros lot au casino.
Sophie serra les poings, si fort que ses ongles griffèrent ses paumes. Il fallait
à tout prix qu’elle arrête de se faire des illusions, d’espérer l’impossible. À quoi
bon gâcher l’avenir ? Mieux valait profiter du présent. En plus, elle allait obtenir
ce qu’elle désirait. Et ce qu’elle désirait, c’était Rafe, un homme qui la faisait
vibrer, allumait ses sens, lui donnait l’impression d’être vivante et de pouvoir
escalader des montagnes. Ne lui avait-il pas dit à New York qu’elle était capable
d’atteindre tous les buts qu’elle se fixait ? Il ne lui avait jamais promis un conte
de fées, ne lui avait jamais menti, n’avait jamais fait semblant de connaître des
sentiments qui lui étaient inconnus. Et de cela elle devait lui être reconnaissante.
Elle ravala l’amertume qui lui montait dans la gorge. Myron l’avait autorisée
à se marier, et pourtant elle ne ressentait aucune joie…
— Merci, bredouilla-t-elle.
Sa voix manquait d’enthousiasme. Honteuse, elle baissa les yeux. Tout à
coup, elle ne ressentait rien, à part de la lassitude.
— J’ai fait installer Rafe dans la suite de l’Ambassadeur, annonça son frère.
Peu importe si vous avez vécu ensemble à New York : ici, vous êtes dans le
palais royal, il est important de respecter certaines règles de bienséance. Il est
préférable que vous ne partagiez pas votre chambre avant d’être mariés.
Respectons un peu la tradition.
Sophie leva les yeux vers Rafe. Sans doute allait-il protester ? Un homme
avec un appétit sexuel tel que le sien allait trouver le fait de faire chambre à part
rétrograde et hypocrite.
— C’est parfait, dit-il, à sa grande surprise.
— Très bien, approuva Myron. Je serais honoré si vous acceptiez d’être mon
invité d’honneur au bal de la Saint-Sylvestre que nous organisons chaque année
au palais. Ce sera l’occasion rêvée de vous présenter au peuple d’Isolaverde.
J’annoncerai vos fiançailles le lendemain. Si vous êtes d’accord, bien sûr.
— Ce sera un honneur pour moi, Altesse, affirma Rafe.

* * *

Rafe à ses côtés, Sophie suivait le majordome le long des interminables


couloirs du palais, minée par la déception. Les deux hommes avaient parlé d’elle
comme si elle n’était qu’un banal objet à négocier.
Elle pensait avoir avancé ces derniers mois, mais aujourd’hui elle faisait
marche arrière, redevenait cette princesse soumise, sans aucun droit. Où donc
était passée la jeune femme qui avait déneigé une allée, ou celle qui avait
confectionné une omelette simplement vêtue d’une nuisette de Mère Noël ?
Une fois seuls dans la luxueuse suite de l’Ambassadeur, Rafe la serra contre
lui. Pourquoi ne ressentait-elle pas de plaisir, lovée entre ses bras ? Pourquoi
n’avait-elle pas l’impression d’être au paradis, comme à chaque fois qu’il l’avait
tenue contre lui ? Pourquoi ne ressentait-elle que malaise et tension ?
Elle se força à chasser sa gêne et à s’abandonner. En vain. Impossible de se
détendre. Quelque chose ne tournait pas rond.
— Et maintenant, que faisons-nous ?
D’un doigt aussi léger que l’aile d’un papillon, il lui effleura les lèvres.
Sophie déglutit pour tenter d’évacuer sa fébrilité.
— Nous devons nous préparer pour le dîner. Mes appartements sont situés à
l’autre bout du palais, alors je devrais… Je devrais y aller.
— Le dîner peut attendre, non ?
Rafe fit descendre les mains le long de son dos et lui empoigna les fesses.
Généralement, à cet instant, toute raison abandonnait Sophie, son sang se mettait
à rugir dans ses veines et des feux d’artifice de plaisir explosaient en elle.
Pas ce soir…
Ce soir, le bien-être qu’elle ressentait habituellement avec Rafe avait
disparu. Elle ne reconnaissait même plus ses doigts sur sa peau. Ils lui étaient
devenus étrangers.
Il déboutonna son chemisier, puis dégrafa son soutien-gorge. Elle baissa les
yeux vers les doigts de Rafe en train de caresser sa peau pâle. Pour une fois, ses
genoux ne faiblissaient pas, ses seins ne se tendaient pas. Pour une fois, elle ne
ressentait rien.
— Le dîner ne peut pas attendre. Il est toujours servi à 20 heures précises et
être en retard serait perçu comme une insulte au roi.
Rafe déposa une nuée de baisers dans son cou.
— Nous avons un peu de temps devant nous. C’est amplement suffisant pour
ce que j’ai en tête. Cela fait des heures que je ne t’ai pas fait l’amour, je
commence à être en manque !
Elle ne pouvait pas l’arrêter. Impossible. En plus, elle ne voulait pas
l’arrêter, se répéta-t-elle, comme pour s’en convaincre. La passion qu’elle
ressentait encore pour lui quelques heures plus tôt allait forcément revenir
lorsqu’ils feraient l’amour.
Il la poussa contre le mur et Sophie le laissa faire. Rafe fit glisser sa culotte
le long de ses jambes ; en retour, elle l’aida à libérer sa virilité tendue. Elle
déroula même le préservatif dessus, comme il le lui avait appris.
Elle ne ressentit pas le frisson habituel lorsqu’il la pénétra. Malgré tout, elle
se comporta comme elle se comportait toujours. Elle noua les jambes autour de
ses hanches et enfouit le visage dans le creux de son épaule alors qu’il allait et
venait en elle.
Impossible de s’abandonner. Un sentiment de culpabilité l’étreignait et
l’empêchait de respirer librement. Son éducation rigide l’étouffait.
Lorsqu’elle sentit qu’il commençait à gonfler en elle, Sophie murmura
quelques mots doux en grec dans le creux de son oreille. Des mots d’excitation,
d’encouragement, puis elle l’embrassa avec autant de gourmandise que possible
lorsqu’il explosa en elle, priant pour qu’il ne s’aperçoive pas qu’elle n’avait pas
atteint l’orgasme.
Ni l’un ni l’autre ne prononça le moindre mot pendant quelques longues
minutes, puis Sophie se dégagea. Toujours aussi mal à l’aise, elle se baissa pour
ramasser sa culotte.
— Je… Je devrais y aller.
— Bien sûr.
Elle l’observa discrètement, pendant qu’elle se rhabillait. Son visage
d’habitude si expressif était curieusement fermé. Il ne dit pas un mot quand elle
quitta la chambre pour rejoindre sa suite.
Sur le trajet, elle se demanda si elle parviendrait à se détendre lorsqu’elle
retrouverait sa chambre et son univers familier. Ce ne fut pas le cas. Elle ne
cessait de penser à son manque de réaction pendant que Rafe lui faisait l’amour.
Était-ce parce qu’elle avait connu la liberté pendant quelques mois qu’elle se
sentait aujourd’hui une étrangère en son propre palais ?
Elle prit une douche pour se débarrasser du parfum de son fiancé sur sa
peau. Elle se dirigea ensuite vers son dressing. Les tenues chics qui s’y
trouvaient n’avaient rien à voir avec les shorts et T-shirts de coton qu’elle portait
à Poonbarra, quand elle se sentait encore une femme comme les autres. Rêveuse,
elle promena un doigt sur les tissus soyeux, puis choisit une robe vaporeuse d’un
bleu si pâle qu’il semblait presque blanc, l’enfila et descendit au dîner.

* * *

Le repas se tenait dans la salle à manger d’apparat, un lieu destiné à montrer


la richesse du royaume. D’énormes bouquets de roses blanches ornaient la table,
de même que de grands chandeliers d’argent. Sophie ne pouvait nier qu’une
partie d’elle-même était heureuse à l’idée de se retrouver dans cette atmosphère
de luxe. En même temps, la sensation d’être en représentation lui pesait.
Elle était assise à côté de son frère. À sa grande surprise, Myron ne lui fit pas
de reproches. Il l’interrogea plutôt sur la vie à Poonbarra. Pendant qu’elle lui
répondait, elle se força à maîtriser sa voix, à cacher sa tristesse, sa mélancolie.
Lui, de son côté, semblait soulagé. Était-il rassuré parce que sa turbulente petite
sœur allait enfin être casée et ne serait plus son problème, mais celui d’un autre
homme puissant ?
Celui de Rafe Carter.
Celui-ci était assis à côté de sa petite sœur, Mary-Belle, et du Premier
ministre d’Isolaverde. Elle le vit soudain sourire à une remarque de ce dernier.
Son cœur commença à battre plus fort. Elle le trouvait si beau, ce soir… Elle le
trouvait également distant. Il ne lui adressait aucun clin d’œil malicieux, aucun
sourire suggestif. Il l’ignorait.
À qui la faute ? Peut-être avait-il remarqué son manque d’enthousiasme, un
peu plus tôt. Peut-être aurait-elle dû feindre l’orgasme. Mais une petite voix dans
sa tête l’en avait dissuadée. Leur relation était censée être bâtie sur la sincérité.
Elle n’avait pas le droit de lui mentir.
Pourtant, ce soir, elle n’était pas honnête. Elle lui cachait des choses, peut-
être parce qu’elle devinait qu’il serait épouvanté s’il était au courant du contenu
de ses pensées.
Elle ne se sentait pas mieux à la fin de la soirée, lorsque deux majordomes
les raccompagnèrent l’un et l’autre vers leurs suites respectives. Avant qu’ils se
séparent, Rafe déposa un baiser léger sur sa joue.
Quelques minutes plus tard, Sophie se glissa entre les draps. Rafe allait-il
venir la rejoindre au milieu de la nuit, pour qu’ils puissent oublier le malaise qui
s’était installé entre eux ? Pensive, elle fixait le plafond. C’était la première nuit
qu’ils passaient séparés depuis Poonbarra. Les murs froids du palais étaient-ils
responsables de son manque de passion pour son amant, ou avait-elle
simplement du mal à se débarrasser de vingt années d’éducation rigide ?
Malgré les nombreuses questions qui l’assaillaient, Sophie finit par
s’endormir. Elle rêva de la magnifique bague de fiançailles que Rafe allait
glisser sur son doigt dans quelques jours.
11.

L’orchestre installé sur l’estrade de l’immense salle de bal du palais débuta


un nouveau morceau. Rafe observait les lieux. Il écoutait les murmures aux
accents aristocratiques, les rires polis et le cliquetis des coupes de champagne
autour de lui. Il avait participé à de nombreuses soirées, mais jamais il n’avait vu
une fête aussi impressionnante et fastueuse que le bal de la Saint-Sylvestre
donné par le roi d’Isolaverde.
De nombreux regards s’attardaient sur lui, il le voyait, il le sentait. Hélas,
pas celui de Sophie… Elle semblait faire tout son possible pour l’éviter. Était-ce
en raison de leur décevante étreinte de la veille, pendant laquelle elle avait fait
preuve d’autant d’enthousiasme qu’un bloc de glace ? À ce souvenir, son sourire
s’évanouit. C’était la première fois qu’il ne comblait pas une femme. Le
problème, c’était que Sophie n’était pas une maîtresse comme les autres.
Finalement, peut-être n’étaient-ils pas aussi sexuellement compatibles qu’il
l’avait cru. Le problème était qu’il avait décidé de l’épouser et lui avait juré
fidélité.
Une femme blonde d’une quarantaine d’années s’approcha et commença à
flirter avec lui. Certes, ce n’était pas la première fois qu’une femme le courtisait,
mais jamais il n’avait ressenti cette impression d’être un vulgaire morceau de
viande. À chaque mouvement, il se sentait observé, à chaque mot, il se savait
écouté, analysé. Était-ce à cela que ressemblerait sa vie, une fois qu’il aurait
épousé une femme de sang royal ? Les paparazzis, le protocole roide, les règles
d’un autre temps… Était-ce pour cette raison que Sophie était si tendue depuis
qu’elle était de retour à Isolaverde ?
Il l’aperçut soudain. Elle portait un diadème de saphirs assorti à une longue
robe de soirée qui soulignait sa silhouette parfaite. Elle était magnifique, mais
son regard restait distant. Un malaise le gagna.
Tout lui semblait simple lorsqu’il lui avait demandé sa main.
Malheureusement, depuis qu’ils étaient arrivés à Isolaverde, les doutes
l’assaillaient, les questions se bousculaient en lui. À New York, leur relation
semblait couler de source. Il flottait sur un petit nuage, heureux d’avoir rencontré
une femme dont la compagnie ne l’irritait pas, envoûté par leurs corps-à-corps
passionnés. Ils s’étaient avoué leurs secrets, avaient mis à jour leurs démons
respectifs — qui, comme par un miracle, étaient devenus de son côté moins
effrayants. La cerise sur le gâteau, c’était que ni l’un ni l’autre ne rêvait d’un
conte de fées, ni l’un ni l’autre ne rêvait d’amour.
À New York, dans la frénésie de vie urbaine, il n’avait eu aucun mal à
oublier que Sophie était une princesse. Dès que son jet avait atterri à Isolaverde
cependant, la réalité lui était revenue en pleine face, comme un boomerang.
Il désirait avoir des enfants. Or, il n’y avait pas pensé avant mais les enfants
qu’il aurait avec Sophie seraient des altesses royales. Dès leur naissance, ils
seraient sous le feu des projecteurs. Avait-il vraiment envie de soumettre des
petits êtres innocents à une telle existence ?
Sophie s’approcha de lui et il sortit de sa réflexion.
— Te voilà, dit-elle.
— Oui, me voilà. M’accorderez-vous cette danse, Altesse ?
Pour toute réponse, Sophie esquissa un petit sourire. Il l’attira entre ses bras.
— Passes-tu une bonne soirée ? demanda-t-il en l’entraînant sur la piste.
— Bien sûr. Et toi ?
Il hocha la tête. Il hésitait à dire le fond de sa pensée.
— Cette soirée ressemble à une production à gros budget.

* * *

Sophie plissa le front. Une production à gros budget ? Que voulait-il dire par
là ? Elle ne parvenait pas à lire en lui. Son visage était fermé. En fait, depuis le
fiasco de la veille, leur relation était tendue ; Rafe ne l’avait même pas touchée.
Le point positif, c’était que cette distance physique avait libéré Sophie de sa
crainte d’un nouvel échec.
Refoulant ses questions dans un coin de son esprit, elle se laissa guider
parmi les autres danseurs.
De nombreuses raisons pouvaient expliquer la distance qui était apparue
entre eux. Peut-être Rafe avait-il changé d’avis et renoncé à l’épouser en la
voyant évoluer dans l’environnement empesé du palais. Le temps était sans
doute venu d’avoir une conversation sérieuse avec lui. Sophie décida d’être
courageuse et prit le taureau par les cornes :
— Tu es toujours d’accord pour annoncer le mariage demain ?
— Je ne reviens jamais sur ma parole.
Sophie tiqua. Cette réponse ne la rassurait pas beaucoup, manquait un peu
trop d’enthousiasme et de conviction à son goût.
Le morceau se termina et un aristocrate en vue d’Isolaverde, qu’elle
connaissait depuis sa plus tendre enfance, vint lui demander une danse. Elle
refusa au prétexte qu’elle avait envie d’un verre. C’était une excuse, elle avait
encore moins envie de boire que de danser. Elle cherchait surtout une distraction,
de manière à pouvoir observer discrètement Rafe, qui venait d’inviter une beauté
locale à danser.
Son cœur se serra. Pourtant, Sophie ne pouvait pas en vouloir à la
sculpturale créature. Quelle femme refuserait de passer un moment entre les bras
de Rafe ? Certes, il était roturier, mais il était d’abord l’homme le plus séduisant
de la soirée.
Le couple virevoltait sur la piste. Se faisait-elle des idées ou avait-il
vraiment l’air plus détendu que lorsqu’il était avec elle ? À la décharge de son
fiancé, il n’avait pas dû éprouver un grand plaisir à danser avec une femme aussi
chaleureuse qu’un iceberg…
Elle tenta de demeurer impassible, mais impossible de refouler la jalousie
qui montait en elle. C’était stupide, Rafe ne faisait que danser de façon tout à fait
innocente. Elle le croyait lorsqu’il affirmait qu’il lui serait fidèle, tout comme
elle le croyait lorsqu’il lui affirmait qu’il n’était pas le genre d’homme à revenir
sur sa parole. Tout cela, c’était avant, cependant, avant qu’elle reste de marbre
entre ses bras, avant qu’il découvre à quoi ressemblait la vie dans le palais royal
d’Isolaverde.
Elle ferma les yeux. L’air lui manquait, tout à coup. Nerveuse, elle se réfugia
derrière un grand pilier de marbre et s’adossa contre le mur pour tenter de se
reprendre. Pourquoi se mettait-elle dans cet état ? Rien n’avait changé. Elle avait
lié son avenir à celui d’un homme qui lui promettait la sécurité du mariage, mais
aucun sentiment.
Exactement comme Luc autrefois…
Sophie comprit qu’elle était de nouveau tombée dans un piège. Sauf que,
cette fois-ci, le piège était pire. Bien pire.
Elle connaissait Rafe plus intimement qu’elle n’avait jamais connu personne.
Elle avait été sa maîtresse, avait partagé son lit. Elle lui avait préparé à manger.
Il l’avait invitée à des soirées, à des spectacles. Ils avaient fait du shopping
ensemble, avaient arpenté les rues enneigées de New York. Et, au fil des jours,
elle était tombée amoureuse de lui. Oui, le piège était mortel pour elle…
La musique changea soudain et l’orchestre se lança dans un fox-trot. Elle
n’avait aucune raison de paniquer. Demain, Rafe glisserait sur son doigt une
bague ornée d’un gros diamant. Le peuple d’Isolaverde serait ravi d’apprendre
que la princesse allait enfin vivre son conte de fées.
Sauf qu’il ne s’agissait pas d’un conte de fées.
Elle était toujours la même princesse docile, incapable d’exister sans l’aide
d’un homme puissant. En fait, elle n’avait pas grand-chose à envier aux
princesses du Moyen Âge dont les tableaux ornaient le hall d’entrée du palais !
Comment pourrait-elle s’engager dans une relation à sens unique en sachant
qu’elle souffrirait à coup sûr ? Comment pouvait-elle obliger Rafe à l’épouser
alors qu’elle n’était pas en mesure de respecter le contrat qu’ils avaient conclu,
stipulant que l’amour ne rentrerait jamais en ligne de compte ?
De nouvelles pensées négatives l’envahirent. Elle les refoula, continuant à
sourire comme si de rien n’était. Elle dansa avec le Premier ministre, puis avec
diverses personnalités. Elle dansa même à nouveau avec Rafe, et se força à ne
pas l’interroger sur les femmes avec lesquelles il avait dansé.
Voilà à quoi ressemblerait sa vie avec un homme qui ne pouvait pas l’aimer.
Un homme que toutes les femmes désireraient tandis qu’elle serait obligée de
taire ses sentiments pour lui.
Il promena une main douce dans son dos tout en la guidant avec assurance
sur la piste.
— Détends-toi.
— J’essaye.
— Alors essaye plus. Bientôt, tout sera terminé.
En effet, tout serait bientôt terminé. Il avait bien choisi ses mots ! Elle ne
pouvait plus se voiler la face, elle le savait désormais. Tôt ou tard, elle devrait
affronter la vérité. Elle ne pouvait accepter ce mariage. Pour leur bien à tous les
deux, elle devait mettre un terme à cette mascarade. Seigneur, comme c’était
difficile…
— Rafe, il faut que je te parle.
— Je t’écoute.
— Non, pas ici. Il y a trop de monde. Pouvons-nous aller dans un lieu un peu
plus privé ? S’il te plaît, c’est important.
Il riva le regard au sien.
— Le bal n’est pas encore terminé.
Il lui faisait la leçon sur le protocole ? Voilà qui était ironique, songea
Sophie.
— Après le feu d’artifice, et après le départ de mon frère, retrouve-moi dans
le cabinet rouge. Tu sais où il se trouve ?
— Oui.
Tant bien que mal, Sophie parvint à survivre à la soirée. À minuit, les baies
vitrées donnant sur le jardin furent ouvertes. Les invités se dirigèrent vers les
terrasses, tandis que toutes les cloches de l’île sonnaient pour célébrer l’arrivée
de la nouvelle année. Les larmes commencèrent à lui piquer les yeux. Les
spectateurs applaudissaient le feu d’artifice. Elle ne pouvait pas se réjouir. Elle
était bien trop nerveuse.
La soirée s’étira encore de longues minutes, durant lesquelles elle se
contenta de guetter l’heure. Son cœur battait fort dans sa poitrine lorsqu’elle prit
enfin le chemin du cabinet rouge.

* * *

Sophie poussa la porte et demeura immobile quelques instants. Rafe était


déjà là. Toujours aussi séduisant, toujours aussi charismatique. Elle rassembla
ses forces et calma son angoisse le temps de quelques battements de cils puis
referma la porte derrière elle.
— Je t’ai demandé de me retrouver ici pour t’annoncer que… Que je ne
peux pas t’épouser.
Elle le dévisagea, à la recherche d’une trace d’émotion ou d’un petit quelque
chose qui lui indiquerait que ses paroles le touchaient. Mais non. Rien. Son fier
visage demeurait fermé, impénétrable. Finalement, sa décision n’en devenait que
plus facile : l’homme qu’elle avait connu à New York semblait avoir disparu.
— Je voulais te le dire ce soir, avant l’annonce officielle.
— Pourquoi ? Je ne pensais pas que tu renoncerais à cause d’une étreinte
décevante.
— J’avoue que cet épisode a pesé dans ma décision.
— Tu veux que je verrouille la pièce et que je te fasse jouir ? Te sentiras-tu
mieux, après ?
Sophie s’empourpra. Elle était mal à l’aise.
— Non, bien sûr que non. Il y a autre chose.
— Explique-moi.
Que répondre ? Elle pouvait choisir la solution de facilité et lui dire qu’elle
avait simplement changé d’avis, qu’elle ne voulait plus se marier. Elle pouvait
même lui faire croire qu’elle aimait tant la vie de princesse qu’elle n’avait plus
envie de quitter le château. Sauf que Rafe avait de l’intuition. Il devinerait à
coup sûr qu’il s’agissait d’un mensonge. Pourquoi avait-elle cru qu’une telle
solution serait facile ? Rien ne serait facile.
— Parce que nous attendons des choses différentes de la vie, finit-elle par
répondre.
— Je pensais que nous avions déjà abordé la question et que nous avions
conclu que nous désirions la même chose : une vie de famille, ensemble. Je
pensais que nous étions d’accord sur ce point.
Sophie secoua la tête. Elle n’avait d’autre solution que de lui dire la vérité,
même si c’était difficile. Il fallait qu’elle se jette à l’eau.
— Je ne peux pas t’épouser parce que je suis tombée amoureuse de toi, et
parce que je peux voir sur ton visage à quel point cette nouvelle t’horrifie.
— L’amour n’a jamais fait partie de notre accord.
— J’en suis bien consciente, répliqua-t-elle, la voix à peine plus forte qu’un
murmure. Tu penses vraiment que j’ai envie d’éprouver ces sentiments ? Ce
n’est pas le cas. Je dois cependant être honnête avec toi. La vérité est que je suis
tombée amoureuse de toi, Rafe. J’ai fait mon possible pour l’éviter, mais je n’ai
pas réussi à me maîtriser. Et il n’y a plus rien que je puisse faire.
Elle était au désespoir. Si seulement il pouvait réagir, dire quelque chose !
Mais il demeurait silencieux, imperturbable.
— Je sais qu’un mariage arrangé ne peut pas fonctionner si l’amour entre en
ligne de compte, reprit-elle alors. Je pensais que je pouvais me contenter d’un
mariage de façade, mais je me suis trompée. Tu peux croire que je suis stupide,
ou naïve, mais je préfère cependant attendre l’amour, quitte à ne jamais le
rencontrer.
Elle se tut. Ses mots avaient-ils touché Rafe ? Y avait-il un petit espoir que
ses sentiments puissent être partagés ? Et s’il lui annonçait que l’idée de l’amour
ne le rebutait plus, cela suffirait-il à Sophie pour accepter de l’épouser ? La
moindre craquelure dans l’armure de Rafe voudrait dire que son amour pourrait
peut-être s’insinuer jusqu’à son cœur.
Elle garda les yeux fixés sur son visage. Qui était devenu carrément hostile.
— Je t’ai dit à plusieurs reprises que l’amour ne m’intéressait pas. Et tu sais
pourquoi ? Parce que cela ne veut rien dire. Rien. L’amour n’est qu’un mot, un
mot utilisé pour masquer l’appât du gain, le désir ou l’ambition. Tu pensais
vraiment que ton aveu allait me faire changer d’avis ? Qu’il te suffisait de me
regarder avec tes grands yeux bleus pour que je craque ?
Voilà, il s’était prononcé. Tout espoir était maintenant perdu. Un vertige la
saisit. Elle était à deux doigts de s’effondrer.
Non ! Elle allait sortir de cette relation le cœur brisé, mais elle ne perdrait
sûrement pas sa dignité. Elle reprit, d’un ton aussi assuré que possible :
— Non, Rafe, je n’y croyais pas, même si je ne te cache pas qu’une petite
partie de moi l’espérait. Je pensais juste que tu serais assez ouvert pour admettre
que parfois les sentiments peuvent s’épanouir. Mais tu refuses de les laisser
s’épanouir. Tu es bien trop borné. Maintenant, nous devons mettre un terme à
nos fiançailles.
— Tu veux que j’aille voir ton frère pour lui dire que mes vœux n’avaient
aucune valeur ?
— Ne t’inquiète pas, je veillerai à ce qu’il sache que tu n’es pas revenu sur
ta précieuse parole et que toute la faute me revient. Je… Je n’aurais jamais dû
accepter ce projet de mariage.
— Pour la deuxième fois, tu annules ton mariage. Ta réputation risque de
souffrir, j’espère que tu en es consciente.
Sophie releva le menton et regarda Rafe droit dans les yeux.
— Un petit moment de honte vaut mieux qu’une vie entière de regret, non ?
Tes mots peuvent parfois être cruels, mais je dois te remercier pour ton
honnêteté. Parce qu’à cet instant précis, je trouve très facile de ne pas t’aimer.
12.

Il avait tout ce qu’il pouvait désirer. Tout. Alors pourquoi cette impression
tenace que quelque chose manquait à son bonheur ?
Nerveux, Rafe arpentait le salon de son appartement new-yorkais. Il agissait
comme si tout allait bien : il concluait des contrats, travaillait, fréquentait des
soirées. Bref, sa vie continuait. La preuve, il avait même invité une femme au
théâtre, la nuit précédente.
Il arrêta de marcher, se frotta nerveusement la joue, lâcha un long soupir.
Cette femme avait dû être déçue. Elle avait sous-entendu qu’elle était prête à
partager son lit, mais sa proposition l’avait laissé de marbre. Pire même : à la
simple idée de toucher cette femme, la nausée l’avait gagné. Il ne désirait
toucher aucune femme. À l’exception d’une seule.
Sophie.
Satanée Sophie !
Il recommença à faire les cent pas. Pourquoi diable ne parvenait-il pas à
oublier cette femme ? Leur séparation était la meilleure des solutions, il le
savait ; il ne pouvait pas lui offrir ce qu’elle désirait.
Des images de sa princesse s’insinuèrent dans son esprit. Il revoyait son
regard d’un bleu aussi pur que le ciel du Queensland, ses cheveux en cascade sur
ses frêles épaules, le sourire distant qu’elle lui avait adressé lorsqu’il avait quitté
l’île d’Isolaverde. Il ne parvenait pas à oublier ce regard. Il y pensait sans cesse
depuis son retour à New York.
Que faire ?
Il serra les poings. Il avait un problème, et il était temps qu’il trouve une
solution.

* * *
Sophie terminait son petit déjeuner, dans la salle à manger baignée de soleil
du palais d’Isolaverde, lorsque Myron la rejoignit.
— Je me demandais si tu accepterais de m’accompagner jusqu’à la plage
d’Assimenios, aujourd’hui, proposa-t-il.
Elle repoussa son assiette de fruits et se força à sourire. Elle avait du mal,
mais heureusement son frère n’était pas le genre d’homme à savoir analyser le
visage des femmes — encore moins leurs états d’âme.
— Tu veux que je t’accompagne pour une raison particulière ?
— Je pense construire une maison là-bas et j’aimerais avoir ton avis.
— Mon avis t’intéresse ?
— Bien sûr. Pourquoi cet air étonné ?
Elle ouvrit la bouche, puis la referma. Myron cherchait à l’impliquer
davantage, ce qu’elle lui avait demandé avant de fuir en Australie, alors elle ne
pouvait pas refuser.
Résolue à faire bonne figure, elle regagna sa chambre, cacha ses cheveux
sous un chapeau de paille, puis fixa son reflet dans le miroir. Elle avait maigri,
ses traits étaient tirés, ses yeux cernés. Il fallait à tout prix qu’elle se reprenne.
Comment ? Elle ne pouvait même pas en vouloir à Rafe, il avait toujours été
honnête avec elle. Si elle devait blâmer quelqu’un, c’était elle. Elle qui n’avait
pas été capable de se contenter de ce qu’il lui offrait. Dès le départ, il avait été
clair, il avait exclu tout sentiment. Malgré tout, elle lui avait demandé de
l’amour. Quelle idiote !
Elle avait changé depuis le départ de Rafe. Chaque jour, elle devenait plus
forte. Parfois, elle arrivait même à passer quinze minutes sans que le beau visage
de son ancien amant n’envahisse son esprit ; elle se rappelait alors tout ce qu’elle
avait perdu…
En fait, non, elle n’avait rien perdu. Rien du tout. Elle avait juste mis un
terme à une relation qui aurait forcément fini par la faire souffrir ; elle avait juste
évité un mariage à sens unique avec un homme incapable de l’aimer. Elle avait
été forte, et non faible.
Un jour, elle serait capable de se féliciter d’avoir fait preuve d’autant de
force de caractère. Un jour, mais pas aujourd’hui ; pas encore.
Myron avait accepté de lui donner davantage de responsabilités. Il avait
également accepté de la laisser partir à Paris suivre des cours de cuisine. Il avait
accepté toutes ses demandes sans qu’elle ait besoin de se battre ou d’insister.
Finalement, être indépendante était moins difficile qu’elle le pensait.
Elle s’installa derrière le volant de sa voiture. Tout ce dont elle avait besoin,
c’était d’affirmer haut et fort ce qu’elle désirait. Son problème avant de
rencontrer Rafe, c’était qu’elle n’avait aucune idée de ce qu’elle désirait. Et
aujourd’hui que leur relation était terminée, elle allait être obligée de s’inventer
de nouveaux désirs, des désirs qui n’auraient rien à voir avec lui.
Elle prit la route côtière en direction de la partie orientale de l’île. Le ciel
était uniformément bleu, d’un bleu clair qui contrastait avec le bleu sombre et
profond de la mer qui étincelait quelques mètres plus bas.
Assimenios était le lieu le plus pittoresque de l’île, qui comprenait une plage
privée de sable blanc réservée à la famille royale et à ses invités.
Sophie gara sa voiture et descendit sur la plage déserte. Elle avait de
nombreux souvenirs, ici. Enfant, elle venait souvent avec Myron et Mary-Belle.
Elle fit quelques pas sur le sable. Non loin, un yacht était au mouillage. Son
regard s’attarda sur les lignes arrondies du bateau, puis revint sur la plage. À
présent, un homme se tenait debout face à l’horizon.
Et pas n’importe quel homme…
Rafe !
Sophie fit taire la part d’elle-même qui ruisselait de joie. Leur relation était
terminée. Dans ce cas-là, pourquoi était-il ici ? Pourquoi venait-il la voir ? Pour
la tenter ?
Elle serra les poings. La colère était en train de la gagner. Tant mieux, car sa
saine colère allait lui permettre de ne pas céder à une quelconque tentation.
« Tout est fini », se répéta-t-elle plusieurs fois.
Malgré tout, elle était curieuse. D’autant que son cœur battait si fort qu’il lui
faisait mal. Un instant, elle fut tentée de faire demi-tour, de reprendre sa voiture
et de rentrer à toute allure au palais. Mais ce serait fuir, et elle en avait assez de
fuir.
Alors, pieds nus, elle se dirigea vers Rafe, le pouls de plus en plus affolé à
mesure qu’elle s’approchait.
— Rafe.
— Sophie.
Elle s’arrêta en face de lui sans le regarder. Elle fixait la surface de la mer,
comme si elle préférait admirer son yacht plutôt que lui.
— À qui est ce bateau ?
— Je l’ai acheté pour toi.
Sophie ne put retenir un ricanement.
— Tu m’as acheté un bateau ? C’est l’équivalent du classique bouquet de
fleurs, chez les millionnaires ? lança-t-elle, ironique et cinglante.
— D’une certaine façon. En fait, je l’ai surtout acheté parce que je le
trouvais superbe, et j’imaginais qu’une navigatrice de ton calibre aimerait
naviguer dessus. Je me suis mis d’accord avec ton frère…
— Je peux prendre mes décisions toute seule ! s’emporta-t-elle, les poings
serrés. Et ce que pense mon frère m’importe peu. Dis-moi plutôt ce que tu fais
ici. Tu apparais comme si de rien n’était, sur une plage privée, sans prévenir…

* * *

Rafe se frotta la joue, embarrassé. Comment répondre à la question de


Sophie ? Il avait pourtant refait cent fois le scénario dans sa tête mais là, c’était
différent : c’était réel.
Il mourait d’envie de l’attirer entre ses bras, de l’embrasser et de lui montrer
par un baiser tous les sentiments qu’il ressentait pour elle. Malheureusement,
cela ne résoudrait pas son problème. Ce dont elle avait besoin, c’était d’entendre
ses mots. Et lui, il avait besoin de les prononcer.
— Je suis ici parce que tu me manques et parce que je me suis conduit
comme un idiot.
— Tu as pris ta décision, alors assume-la. J’ai tourné la page, je n’ai plus
besoin de toi.
— Non ? Alors tu as de la chance, Sophie, parce que moi, j’ai besoin de toi.
Rien n’est pareil sans toi. J’ai le monde à mes pieds, je peux aller où bon me
semble, mais je n’ai envie d’aller nulle part si tu n’es pas là.
— Et alors ? fit-elle d’un air las. Maintenant va-t’en, s’il te plaît.
— Si c’est ce que tu désires vraiment, alors je partirai. Avant, je voudrais
que tu écoutes ce que j’ai à dire. Tu veux bien faire cela pour moi ?
Sophie détourna le regard et fixa la surface de l’eau pendant quelques
secondes qui lui parurent une éternité. Elle semblait hésiter.
— D’accord, mais dépêche-toi. Je suis pressée.
— Très bien. Je… Je n’ai jamais cru à l’amour. Je ne croyais même pas que
l’amour existait vraiment.
— Je me souviens, abonda Sophie, amère. Tu pensais que l’amour n’était
qu’un mot utilisé pour cacher le désir, ou bien l’appât du gain.
— Pour moi, amour était synonyme de chaos. C’est pour cette raison que j’ai
fait mon possible pour rester à l’écart des sentiments. Cela fonctionnait
parfaitement. Jusqu’à ce que je te rencontre.
— Stop ! fit Sophie en levant une main. Ne prononce pas des mots que tu ne
penses pas.
— Ce n’est pas le cas. Qu’est-ce que je gagnerais à l’admettre, si je n’étais
pas sincère ? Je suis prêt à tout pour te récupérer, mon amour. Tu n’as pas
seulement brisé le plafond de verre de ma vie, tu t’es insinuée en moi. Tu m’as
convaincu de me confier, tu m’as fait comprendre qu’aborder les questions
douloureuses était le seul moyen de tourner la page. Tu m’as offert ton corps de
la plus belle des façons. J’ai lutté autant que possible, mais j’en ai assez de lutter.
Parce que je t’aime. Oui, je t’aime. De tout mon cœur.
— Je ne te crois pas, lâcha Sophie avec une moue dubitative.
— Tu ne peux pas choisir qui tu aimes. Et même si je le pouvais, c’est
toujours toi que je choisirais. Tu m’as ramené à la vie, tu m’as fait connaître la
joie. Le revers de la médaille, c’est la douleur que je ressens aujourd’hui, parce
que tu me manques.
Rafe reprit son souffle. Il remarqua des larmes dans les yeux de Sophie.
Avait-il tout gâché de manière irrémédiable en se conduisant comme un macho
arrogant des semaines durant ? Peut-être avait-il laissé passer sa chance…
— Toute ma vie, commença-t-elle d’une voix hésitante, j’ai été traitée
comme un objet, comme une poupée. Quand je suis tombée amoureuse de toi,
j’ai eu l’impression de devenir une véritable femme. Ce n’est qu’à ce moment-là
que j’ai compris que tu m’imposais des règles sur ce que j’avais le droit de dire
et le droit de faire. Et je n’avais pas le droit de t’aimer. Le problème, c’est que
l’amour ne se contrôle pas ! L’amour doit grandir, Rafe. Le but d’une vie est de
laisser l’amour s’épanouir.
— Alors laisse-le s’épanouir autour de moi.
— Et si je ne ressens plus jamais de plaisir ?
— Tu te sentais mal à l’aise, au palais, c’est tout. C’est pour cette raison que
j’ai décidé de te laisser de l’espace.
— Je pensais que tu m’avais oubliée, avoua-t-elle dans un frisson.
— Que je t’avais oubliée ? Jamais je ne t’ai oubliée ! Nous avons juste eu un
problème de communication.
Rafe planta le regard dans le sien. Pouvait-elle lire en lui à quel point elle lui
manquait ? Comment le savoir ? Elle ne l’avait toujours pas touché, elle gardait
ses distances.
— Je pars à Paris le mois prochain, reprit Sophie. J’ai l’intention de prendre
des cours de pâtisserie pour approfondir les notions que j’ai acquises à
Poonbarra.
— Ce n’est pas un problème. Rien ne m’empêche de venir à Paris et de
travailler depuis la France.
— Peut-être ai-je besoin d’être seule pendant un moment, pour déployer mes
ailes.
— Dans ce cas-là, j’attendrai que tu sois capable de voler jusqu’à moi. Je
suis prêt à t’attendre aussi longtemps que nécessaire.
— Tu penses vraiment avoir la réponse à toutes les questions, n’est-ce pas ?
rétorqua-t-elle avec son adorable petit air têtu et bravache.
— J’espère. Tout ce que je te demande, c’est une autre chance. Une chance
de me faire pardonner. Une chance de te montrer combien tu comptes pour moi.
Les lèvres de Sophie étaient toujours pincées, mais Rafe voyait s’adoucir un
peu la ligne de sa bouche.
— Si jamais tu me fais souffrir…
— Je ne te ferai plus jamais souffrir, Sophie, je te le jure. Je promets de
t’aimer et de te chérir pour le restant de tes jours.
Il s’interrompit. Le moment était venu de prononcer les mots. Il n’avait pas
le choix, son amour était trop puissant.
— Promets-moi de ne jamais me faire souffrir, toi non plus.
Les larmes se mirent à ruisseler sur les joues de la femme de sa vie.
— Rafe… Je ne te ferai jamais de mal. Jamais !
Il lui prit le visage en coupe dans ses paumes, plongea dans ses prunelles
azurées, s’y noya, et une vague d’émotion d’une puissance à couper le souffle le
bouscula, balayant tout sur son passage.
Pendant de longues minutes, ils demeurèrent immobiles, les yeux dans les
yeux.
— Veux-tu monter sur le yacht pour voir le coucher de soleil ? proposa Rafe.
Une étincelle malicieuse enflamma le regard de Sophie.
— Oui. Et comme le soleil ne va pas se coucher tout de suite, en attendant,
on pourrait peut-être…
Épilogue

Un chant lointain rompit le silence de la nuit. Sophie se lova contre le corps


puissant et brûlant de Rafe.
— On dirait un kookaburra, dit-elle.
— Bravo, tu vas bientôt pouvoir faire partie de la Société australienne
d’ornithologie.
— Pourquoi pas. J’aime beaucoup les oiseaux de l’Outback. Je suis capable
de les reconnaître presque tous rien qu’à leur cri.
Il déposa un baiser tendre sur la pointe de son nez.
— Les oiseaux que je préfère, ce sont ceux qui ont les plumes aussi bleues
que tes yeux.
— Rafe… Je t’aime.
— Ça tombe bien car je t’aime moi aussi, répliqua-t-il, la gorge nouée par
l’émotion.
Il attira l’amour de sa vie plus près de lui et repensa aux trois dernières
années. Il avait dû faire preuve de beaucoup de patience avant que la princesse
Sophie d’Isolaverde accepte enfin de devenir sa femme.
Pour être plus près d’elle pendant qu’elle suivait sa formation de pâtissière,
il avait ouvert des bureaux dans la capitale française, où ils s’étaient installés
ensemble dans un bel appartement.
Sophie avait obtenu son diplôme avec les honneurs. Peu de temps après, ils
s’étaient mariés dans la cathédrale d’Isolaverde, au cours d’une cérémonie à
laquelle assistaient de nombreuses têtes couronnées, des hommes d’affaires et
des stars de cinéma. Et même Luc. La relation entre Sophie et l’homme avec
lequel elle aurait dû se marier s’était en effet apaisée. Amber, Nick, Molly et
Oliver étaient également présents. À la surprise générale, Chase avait même
accepté de quitter la forêt amazonienne pour venir, de même que Gianluca.
Bernadette, la gouvernante de Cotsworld, avait elle aussi répondu favorablement
à leur invitation.
Après le mariage, Rafe avait demandé à Sophie où elle souhaitait vivre. Sans
surprise, elle avait opté pour Poonbarra, là où le ciel était si bleu et l’air si pur. Il
n’y avait que là qu’elle se sentait vraiment libre, lui avait-elle avoué.
Il ressentait la même chose.
La ferme était leur repaire. Un repaire qu’ils partageaient aujourd’hui avec
leur premier enfant, un joli petit garçon qu’ils avaient appelé Myron Ambrose
Carter.
Avant de tomber enceinte, Sophie lui avait fait goûter toutes les recettes
qu’elle avait apprises à Paris, ainsi que celles qu’elle avait revisitées en ajoutant
quelques touches personnelles aux grands classiques de la pâtisserie. C’était de
cette façon qu’était né son livre Princesse Pâtisserie. Cet ouvrage avait eu du
succès dans le monde entier. Malgré quelques propositions tentantes, elle avait
refusé de présenter une émission de cuisine à la télévision. Pourquoi voudrait-
elle un travail qui l’éloignerait de sa famille ?
Rafe caressa la chevelure soyeuse de sa femme. La famille, l’amour, son
fils : il n’avait besoin de rien d’autre.
— Quelle heure est-il ? demanda Sophie.
Le soleil n’était pas encore levé sur l’Outback. En attendant, ils avaient la fin
de la nuit devant eux.
Ils avaient même l’éternité devant eux.
— Il est l’heure de m’embrasser.
TITRE ORIGINAL : A ROYAL VOW OF CONVENIENCE
Traduction française : ISABELLE DONNADIEU
© 2016, Sharon Kendrick.
© 2017, HarperCollins France pour la traduction française.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
Homme : © ISTOCKPHOTO/G-STOCKSTUDIO/GETTY IMAGES/ROYALTY FREE
Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2803-7206-0

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