Ress 2714
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Marc Joly
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/ress/2714
DOI : 10.4000/ress.2714
ISSN : 1663-4446
Éditeur
Librairie Droz
Édition imprimée
Date de publication : 6 mai 2014
Pagination : 193-223
ISBN : 978-2-600-01829-6
ISSN : 0048-8046
Référence électronique
Marc Joly, « L’antinomie individu/société dans les sciences humaines et sociales », Revue européenne
des sciences sociales [En ligne], 52-1 | 2014, mis en ligne le 12 mai 2014, consulté le 10 décembre
2020. URL : http://journals.openedition.org/ress/2714 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ress.2714
© Librairie Droz
L’ANTINOMIE INDIVIDU/SOCIÉTÉ DANS LES
SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES
genèse (s) et usages
marc joly
Centre Marc Bloch (Berlin)
marcjoly@libero.it
Abstract. How to explain the genesis and the reproduction of the antinomy indi-
vidual/society in human and social sciences? The irst step must be to analyse the
semantic evolution and the progressive convergence of the terms individual and
society. The use of this antinomy in the context of rivalries and conlicts of power
between the disciplines of the human and social sciences is eventually illustrated
through the analysis of the status and the stances of one “marginal” igure of the
coniguration “philosophy-psychology-sociology-history” that characterises the
French intellectual ield at the turn of the 20 th century: Georges Palante.
1. SÉMANTIQUE HISTORIQUE DE
« VRAIS FAUX » CONCEPTS ANTONYMES
Si l’on retrace brièvement l’évolution du sens des termes individu et société
depuis qu’ils sont en usage dans la langue française, on remarque que leur
association a été assez tardive1.
Le vocable individu (du nom latin médiéval individuum, substantivation de
l’adjectif individuus : « indivisible » et « indivis »), longtemps d’usage restreint et
remontant au début du xive siècle, est présenté dans le Furetière (1690) comme un
« terme de philosophie » désignant ce qui ne peut pas être divisé. Il prend place
dans la division ordinaire de la Logique, qui se fait en genres, espèces et indi-
vidus. Il existe aussi dans le vocabulaire théologique sous une forme adjectivale
féminine (« individue »), comme synonyme d’« indivisible » (« la très sainte et indi-
vidue Trinité », « indyuyduall Trynyte » en vieil anglais), conformément à leur étymo-
logie commune. Si l’on se ie au Dictionnaire de l’ancienne langue française (1881-1902)
de Frédéric Godefroy, c’est dans ce sens qu’il fut d’abord le plus utilisé (par
exemple à la in du xve siècle). C’est également dans ce sens précis qu’on le trou-
vera accolé pour la première fois au nom société : le modèle de la « societé individue »
ou de l’« individue societé », c’est le mariage indivisible, indissoluble, l’union sacrée
du mari et de la femme, comme on peut le constater à la lecture du Dictionnaire
de la langue française du seizième siècle (1925-1967) d’Edmond Huguet, fort riche en
1 Pour réaliser ce travail, on a notamment consulté, à titre de document historique et/ou d’ins-
trument de travail, le Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixe au
xve siècle (1885) de Frédéric Godefroy, le Dictionnaire du moyen français (1992) d’Algirdas Julien
Greimas et Teresa Mary Keane, le Dictionnaire de l’ancien français (1979) d’A. J. Greimas, le
Dictionnaire de la langue française du seizième siècle (1925-1967) d’Edmond Huguet, le Diction-
naire universel (1690) d’Antoine Furetière, le Dictionnaire de Trevoux (1743), le Dictionnaire géné-
ral de la langue française du commencement du xviie siècle jusqu’à nos jours (1890), le Dictionnaire
des usages socio-politiques (1770-1815), le Dictionnaire universel d’histoire et de géographie (1842-
1867) et le Dictionnaire universel des sciences, des lettres et des arts (1854-1908) de Marie-Nicolas
Bouillet, le Grand dictionnaire universel du xixe siècle (1875) de Pierre Larousse, le Dictionnaire
de la langue française (1877) d’Émile Littré, le Dictionnaire de l’Académie française (1878), le
Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du xixe et du xxe siècle (1789-1960) (1983),
le Dictionnaire Encyclopédique Quillet (1934-1986), le Dictionnaire historique de la langue française
(1992) et le Dictionnaire culturel en langue française (2005) publiés sous la direction d’Alain Rey.
Revue européenne des sciences sociales 197
citations. Par exemple : « Le mariage, qui est une individue societé de l’homme
et de la femme és choses divines et humaines. Le Loyer, Hist. des Spectres, VIII, 1. »
L’adjectif individuel (ou individual) signiiait également « indivisible » avant de
s’appliquer à ce qui a le caractère d’un individu (ou lui appartient) et de dési-
gner les caractéristiques de tout être formant une unité distincte. Le nom indi-
viduité ou l’adverbe individument, aujourd’hui disparus, rattachaient également, en
moyen français, individu à indivisible.
Il n’est pas sans intérêt de noter que le premier lien direct exclusif repé-
rable entre le mot individu et une réalité spéciiquement humaine – le Furetière
en témoigne et cela restera la règle jusqu’au milieu du xixe siècle – avait une
coloration assez nettement dépréciative, puisqu’était visé l’amour ou le souci
excessif de soi-même : « On dit aussi en raillerie d’un homme qui s’aime bien
qu’il a bien soin de son petit individu » (aujourd’hui, on dirait : « Il prend soin
de sa petite personne »). Mais il ne s’agissait peut-être pas à titre principal,
alors, de rabaisser une valeur de l’individu (l’individu distinct d’autrui, l’individu
singulier humain conscient de son intériorité) dont il est diicile de savoir
dans quelle mesure elle existait à proprement parler dans la réalité sociale et
dont l’origine certaine est de toute façon inaccessible ; il devait plutôt s’agir de
railler le repli exagéré sur une entité insigniiante (l’adjectif « petit » redoublant
le caractère quelconque d’une réalité individuelle humaine appréhendée du
seul point de vue de ses propriétés génériques et ne valant guère mieux que
n’importe quel autre être organisé, végétal ou animal). On ignore si la moque-
rie avait cours dans le peuple ou – comme c’est plus que probable – si elle était
restreinte aux lettrés, à la noblesse curiale ou au monde des salons.
Il semble attesté, quoi qu’il en soit, que c’est principalement en tant que
terme scientiique et didactique, plus précisément en tant que terme de classi-
ication zoologique et botanique, après la publication du Systema naturae de Linné
et à la faveur plus généralement de la difusion des connaissances « scienti-
iques » dans les salons du xviiie siècle, qu’individu a fait une entrée timide dans
le langage usuel ; cela, sans aucun rapport spécial immédiat avec l’idée d’être
humain. Ce qui semblait alors frapper les esprits – Voltaire par exemple – n’était
pas autre chose que le contraste entre les « individus [qui] ne sont rien », et
198 Marc Joly : L’antinomie individu/société dans les sciences humaines et sociales
2 Lettre de Voltaire à Mme du Deffand, 4 mai 1772, cité in Littré, 1960 (1877), p. 923.
Revue européenne des sciences sociales 199
[ibid., p. 84-85]) ; soit l’on est absorbé corps et âme dans la passion. Pour Bufon, un
seul principe doit toujours être en action. Alors, l’homme est heureux : « Notre
moi nous paraît simple, parce que nous n’éprouvons qu’une impulsion simple, &
c’est dans cette unité d’action que consiste notre bonheur » (ibid., p. 72).
Il n’est donc pas dit explicitement que la société des autres peut être la
cause des tourments dépressifs de l’être humain (ces moments où il prend
conscience qu’il ne fait pas ce qu’il voudrait faire et qu’il fait ce qu’il ne
voudrait pas faire, si bien décrits par Bufon), alors même que l’antagonisme
de la raison et du « principe animal » ne pourrait guère se manifester indé-
pendamment d’autrui. Seul le vécu intérieur est pris en compte3. Sur ce plan,
Bufon fait usage de termes qui seront ultérieurement associés à individualité :
moi, conscience de soi, sentiment intérieur, etc. Mais individu n’a pour lui aucune valeur
en tant que concept. Par contraste, « l’Homme & la Nature » sont valorisés en
tant qu’ils manifestent la perfection divine et touchent au sublime : ce sont les
deux grands sujets par excellence des philosophes, des poètes et des historiens
(Discours prononcés dans l’académie française, 1753, p. 13).
Individu est donc un terme technique qui n’est pas encore utilisé pour redou-
bler la valeur particulière d’exception attribuée à l’homme. De ce fait, le couple
qu’il forme avec société n’est aucunement oppositionnel ; il est harmonieux et
rien ne le symbolise mieux que l’image idéale de la ruche d’abeilles : « Une
ruche est une république où chaque individu ne travaille que pour la société,
où tout est ordonné, distribué, réparti avec une prévoyance, une équité, une
prudence admirables ; Athènes n’étoit pas mieux conduite ni mieux policée »
(Bufon, 1753, p. 91). Or, insiste Bufon, « parmi les hommes, la société dépend
moins des convenances physiques que des relations morales » (ibid., p. 96). Ce
sont les qualités propres aux hommes, et données par Dieu, qui distinguent
les sociétés qu’ils forment des sociétés animales et, en particulier, des sociétés
d’abeilles qui ne sont rien d’autre que des assemblages physiques ordonnés par la
Nature et « ne dépendent que du méchanisme universel & des loix du mouve-
3 Voir son tableau du « premier homme », adulte jeté dans un monde avec lequel il croit
d’abord se confondre avant de l’extérioriser en prenant conscience, à l’aide de ses sens, de
son existence propre (Buffon, 1749).
200 Marc Joly : L’antinomie individu/société dans les sciences humaines et sociales
4 Les termes individu et espèce humaine étaient également couplés, bien avant que la notion
d’espèce, fondée sur la génétique, ne se révèle plus adéquate à la réalité que le concept de
genre, jusqu’à rendre celui-ci presque superfétatoire (alors qu’il avait d’abord été plutôt pri-
vilégié au détriment du schéma trinitaire genre-espèce-individu).
Revue européenne des sciences sociales 201
Un chanoine mène-t-il une vie scandaleuse, on lui dit : « Est-il possible que
vous déshonoriez la dignité de chanoine ? » On fait souvenir un homme de
robe qu’il a l’honneur d’être conseiller du roi, et qu’il doit l’exemple. On dit à
un soldat pour l’encourager : « Songe que tu es du régiment de Champagne. »
On devrait dire à chaque individu : « Souviens-toi de ta dignité d’homme. »
(Voltaire, 1967 [1764], p. 301)
5 On peut penser aussi aux sociétés savantes et à l’idéal de collégialité des « pairs » qui les gouverne.
Revue européenne des sciences sociales 203
groupe, une communauté organisée d’êtres humains conçue en tant que réalité
distincte et « radicalement diférente » (Busino, 1990, p. 20) des individus qui
la composent : là est la nouveauté principale. Elle ne désignera plus – ou bien le
sens est vieilli et l’usage rare – des relations tantôt éphémères, tantôt durables,
mais toujours chargées de l’afectivité de l’interconnaissance directe ou de l’in-
teraction communautaire. Du reste, la racine latine socius signiiait « compa-
gnon », « associé ». Autrement dit, société dérive d’un terme latin qui désignait
un « individu » toujours vu sous l’angle d’interactions particulières ou de rela-
tions fonctionnelles de proximité (l’usage a perduré dans la langue anglaise) ;
peut-être même remonte-t-il à un mot indoeuropéen signiiant le compagnon
de guerre (tout comme le védique sákha) ; le soichon ou le sochon, en ancien fran-
çais, c’était l’associé, le compagnon ; souater, selon les parlers de l’Ouest et de
l’Yonne, c’était travailler en commun.
Le concept de société a ainsi connu un inléchissement notable dans le sens
d’un accroissement des liens d’interdépendances fonctionnelles. L’adjectif social
l’a accompagné. Emprunté vers le milieu du xive siècle au latin socialis, « qui
concerne les alliés », social avait d’abord clairement une connotation militaire.
Des nations sociales étaient des nations alliées. L’adjectif devint ensuite synonyme
d’« aimable », de « sociable ». « Socialement » voulait dire « amicalement » ;
« embrasser socialement », c’était embrasser amicalement, pour reprendre un
exemple souvent cité dans les dictionnaires et emprunté au Gargantua de Rabelais.
Puis le concept est venu s’appliquer à tous les phénomènes relatifs à la société
de manière générale ou à un secteur particulier de la société – phénomènes
présentant la caractéristique d’échapper au contrôle ou à la prise des élites poli-
tiques dirigeantes. Cet aspect d’extériorité et/ou de contrainte pesant d’abord
sur le gouvernement est visible dans l’expression « question sociale » (ou
« questions sociales »), désignant ce qui concerne « le développement intellec-
tuel, moral et matériel des masses populaires, en dehors de la politique », comme on
peut le lire dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle (1875) de Pierre Larousse.
Dans le Littré (1877), où l’on retrouve presque mot pour mot la même déini-
tion, il est précisé : « laissant en dehors la forme de gouvernement ». Mais si la forme
de gouvernement et la politique sont réputées étrangères à la question sociale,
Revue européenne des sciences sociales 205
celle-ci n’en rejaillit pas moins sur la politique menée par le gouvernement.
Dans les dernières décennies du xixe siècle, on constate que le mot social dénote
un problème remettant en cause, selon Frédéric Le Play, les sociétés dans leurs
fondements mêmes (leurs lois morales non moins qu’un équilibre – rompu par
le triomphe de l’individualisme – qui reposait jadis sur le sentiment d’un devoir
des puissants à l’égard des plus faibles) ; un problème requérant d’être traité d’une
manière radicalement nouvelle :
L’opinion publique […] commence à comprendre confusément que la question
du jour ne se renferme plus dans le cercle habituel des problèmes politiques,
internationaux, ou religieux ; qu’elle est avant tout sociale, et que, dès lors, il
appartient à la science sociale d’en fournir la solution (Le Play, 1881, p. IV).
6 Pour l’émergence de ce sens dans la langue allemande, voir la courte mais précieuse
synthèse de Geck (1963). L’ouvrage de Lorenz von Stein (1921), Geschichte der Sozialen
Bewegung in Frankreich von 1789 bis auf unsere Tage, en particulier le premier volume publié
en 1850, constitue assurément un tournant.
206 Marc Joly : L’antinomie individu/société dans les sciences humaines et sociales
Il est vrai qu’il est diicile d’éviter l’hypothèse d’un dualisme de la repré-
sentation de l’être humain propre à la pensée occidentale, ou du moins la
caractérisant en propre. Mais ce serait faire fausse route, assurément, que de se
sentir obligé d’attribuer au dualisme du corps et de l’esprit une date et un lieu
de naissance authentiiés (même si la pensée scolastique pourrait témoigner de
ses premières attestations un tant soit peu systématisées [Boureau, 2006]) ; de
même, il n’y a guère de sens à conférer une sorte d’origine d’appellation contrô-
lée (« L’Italie de la Renaissance » chère à Burckhardt, l’Allemagne de Luther ou,
pour remonter plus haut dans le temps, le long xiie siècle de Colin Morris
[1987 (1972), p. 121-138]) à la notion d’individu référée au sentiment intime de
l’irréductibilité du « soi » (à savoir le « sujet autonome », touché un beau matin
par l’on ne sait quel « éveil de la conscience »)7.
Répétons-le : l’opposition individu/société est d’abord le produit de la
convergence 1) de la notion d’individu préférentiellement couplée dans les usages
à la notion de genre humain et 2) de la ixation d’un nouveau sens dominant
attribué au terme société (la société comme coniguration d’interdépendances
fonctionnelles revêtant un aspect anonyme et impersonnel).
Dans le cadre de relations humaines de proximité subordonnées à un ordre
hiérarchique de rangs et de fonctions, reproduisant lui-même un ordre trans-
cendant d’essence divine, il n’y avait pas besoin – ou très marginalement – d’un
terme neutre, abstrait ou dépersonnalisant permettant de qualiier l’unité de
base en tant que simple unité parmi d’autres et égale aux autres, puisqu’on était
toujours le « compagnon », le serviteur ou le maître d’autrui : la façon dont on
était désigné par autrui et en tant que tel correspondait, sauf exception rare, à la
fonction (matérielle, afective, etc.) que l’on remplissait et au rôle que l’on était
censé tenir dans des relations prédéinies. Le concept d’individu humain s’est donc
airmé en lien avec une transformation de la structure des sociétés, c’est-à-dire
de la manière dont les êtres humains sont reliés les uns aux autres ; transforma-
tion sapant les bases des pouvoirs traditionnels hétéronomes qui a elle-même
entraîné une évolution du concept de société (Baker, 1995).
8 On peut parler, ainsi, d’une deuxième « Sattelzeit » après celle identiiée par Reinhart Koselleck
entre 1750 et 1850, caractérisée par une réorientation futuriste-normative des concepts
politiques et sociaux (1988).
Revue européenne des sciences sociales 211
9 Sans parler de la « psychologie ordinaire », à laquelle s’oppose Durkheim en utilisant les res-
sources de la « psychologie scientiique » (Borlandi, 2011).
212 Marc Joly : L’antinomie individu/société dans les sciences humaines et sociales
10 Un exposé clair de cette doctrine se trouve dans l’article « sociologie » publié justement en
1901 par Marcel Mauss et Paul Fauconnet dans la Grande Encyclopédie (1969).
214 Marc Joly : L’antinomie individu/société dans les sciences humaines et sociales
samment. En bref, l’individu n’est individué que pour autant qu’il possède
un fond physio-psychologique inné lui permettant, mieux, lui enjoignant de
résister à toutes les « inluences sociales passées ou présentes » (ibid., p. 3).
De là, puisque l’être humain n’est jamais qu’en partie socialisé (et socia-
lisable) et qu’en lui la personnalité biopsychologique originelle refuse d’être
absorbée par la personnalité sociale qui la prolonge tout en lui faisant violence,
« la possibilité théorique d’une antinomie entre l’individu et la société » :
L’antinomie résulte de ce fait que l’individu n’étant pas un simple produit
social, mais impliquant d’autres éléments (physiologie, hérédité, race) capables
d’inluer sur son intelligence, on conçoit qu’il puisse se produire une déshar-
monie plus ou moins profonde entre la pensée individuelle et la pensée du
groupe. Cette désharmonie sera d’autant plus accentuée, qu’on aura afaire à des
esprits mieux diférenciés et plus individualisés (ibid., p. 27).
La façon dont Palante est présenté dans la revue Le Monde nouveau, à l’occasion
d’une enquête sur le « style des philosophes » menée en 1923, éclaire a posteriori sa
vision de l’espace des possibles. Il est dit de la chronique philosophique qu’il tient
au Mercure de France entre 1911 et 1923 qu’elle vaut « la meilleure des chaires de
n’importe quel collège et […] confère à celui qui la détient une réelle autorité » ;
216 Marc Joly : L’antinomie individu/société dans les sciences humaines et sociales
tandis que lui-même passe pour « un sociologue qui s’est consacré à l’analyse et à
la défense de la sensibilité individualiste » (Palante, 2009 [1923], p. 167).
À l’instar de Durkheim et des durkheimiens, qui analysent et défendent
la sensibilité collectiviste ou socialiste, Palante analyse et défend la sensibi-
lité individualiste. Cette symétrie est favorisée par le fait que Palante, comme
les durkheimiens, considère que la sociologie doit être autonome à l’égard
de la politique (« la Sociologie ne doit jamais dépendre de la Politique »
[Palante, 1909 (1901), p. 13]) et d’une philosophie universitaire dont il n’hésite
pas, dans sa chronique inaugurale du Mercure de France, à rattacher les prétentions
et la « mégalomanie intellectuelle » à des « instincts de commandement, de
domination, d’autorité et de hiérarchie » (Palante, 2006 [1911], p. 43).
Tout se passe comme si Palante voulait accomplir l’équivalent, du point
de vue de l’individu et dans le cadre d’un régime de production intellectuelle
et scientiique qui ne soit pas subordonné à l’Université (dans les faits à la
Sorbonne), de ce que les durkheimiens entreprennent de réaliser dans un cadre
universitaire en construisant le point de vue du « social ». Toute la stratégie des
durkheimiens a pour in d’institutionnaliser une nouvelle discipline : il s’agit,
en spéciiant le « social » en tant que « social », d’imposer la sociologie face à
des disciplines universitaires plus anciennes ayant toutes plus ou moins lié leur
sort à l’individu, que celui-ci soit doté d’une raison économique innée, que son
comportement « social » soit assimilé à sa constitution biologique héréditaire
ou à sa personnalité psychique, ou encore que son action dans des conditions
d’exception soit considérée comme le principal moteur du développement
historique (Mucchielli, 1998). Mais Palante, lui, n’a pas d’autre stratégie, parlant
en faveur de l’individu, que de parler en son nom12.
12 Ce qui ne l’empêche pas d’être lu et pris au sérieux. Dans les archives du psycho-socio-
logue Guillaume-Léonce Duprat (1872-1956), on peut lire, sur une petite iche rédigée au
début des années 1900, sous le titre « Psychologie sociale et Conception générale de la so-
ciété » : « Mill, Palante, Comte, Tarde… Individu = producteur d’énergie sociale. Existence de
la Société d’individus » (Archives départementales de la Gironde, fonds Duprat, 4 J 736). De
même, il n’est pas anodin que le « syndicaliste révolutionnaire » Émile Janvion, à la même
époque, sollicita l’écrivain nationaliste Maurice Barrès « pour [lui] demander son opinion
sur l’individualisme anarchiste […] et les œuvres récentes de Palante » (BNF-NAF 28210,
fonds Maurice Barrès, lettre d’Émile Janvion à Maurice Barrès, s. d., 1904).
Revue européenne des sciences sociales 217
Cela dit, « l’esprit scientiique, avec ses compartiments rigides », lui paraît
devoir savoir « céder la place à l’esprit de inesse […] dans le domaine complexe
et délicat des choses sociales » (Palante, 1909 [1901], p. 8). C’est pourquoi, dans
son Précis de sociologie, il accorde autant de place aux études littéraires qu’aux
études scientiiques. Ce que ne peuvent pas accepter Durkheim et ses disciples
qui, dans des comptes rendus publiés dans l’Année sociologique, la Revue philoso-
phique et la Revue de synthèse historique, s’empressent de pointer les partis pris et les
lacunes impardonnables de l’ouvrage (Beau, 2006, p. 25). Il ne leur échappe
pas que la confusion du littéraire et du scientiique sert en déinitive la cause
de la psychologie et de celui qui, parmi les auteurs assimilés à la sociologie, a
intérêt à ne pas séparer la sociologie de la psychologie, à savoir Tarde, qui, au
même moment, dénonce « une sorte de sociologie en soi et pour soi, qui, purgée
218 Marc Joly : L’antinomie individu/société dans les sciences humaines et sociales
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220 Marc Joly : L’antinomie individu/société dans les sciences humaines et sociales