2011justice Feuilleter
2011justice Feuilleter
2011justice Feuilleter
20 dissertations
avec analyses et commentaires
sur le thème
La justice
Pascal – Pensées
Eschyle – Les Choéphores et Les Euménides
Steinbeck – Les Raisins de la colère
Par
Géraldine D ERIES
Charlotte SIMONIN
Professeur agrégé de Lettres modernes
Agrégée de Lettres modernes
Ancienne élève d’HEC
Docteur ès Lettres
Docteur ès Lettres
Professeur en CPGE
Sophie FORTIN
Élise SULTAN
Professeur agrégé de Lettres modernes
Certifiée de Lettres modernes
Doctorante en Philosophie
Marianne I SOLA-ESCLANGON
Marie-Joséphine WERLINGS
Certifiée de Philosophie
Agrégée de Lettres classiques
Conservateur des bibliothèques
Docteur en Histoire grecque
Maître de conférences
Les indications de pages dans cet ouvrage renvoient aux éditions suivantes.
Ces renvois sont destinés à faciliter votre recherche ; ils ne doivent pas figurer
dans vos dissertations.
Pensées Classement Lafuma
Références aux classements Brunschwig
et Comte-Sponville (ex : CS76/B294/L60)
Les Choéphores et Les Euménides GF, trad. Daniel Loayaza
Les Raisins de la colère Folio, trad. E. Coindreau et M. Duhamel
c H&K 2011
Toute reproduction, même partielle, est interdite.
Dépôt légal mai 2011
ISBN13 : 978-2-35141-075-2 ISSN : 1966-8562
Mode d’emploi
Un bon ingénieur, comme son titre l’indique, est ingénieux, il possède un gé-
nie certain pour mettre en place des projets au sein de son entreprise. Mais outre
la conception de ces projets, il doit savoir les exposer, convaincre, et pour cela
s’exprimer avec précision et élégance, argumenter et illustrer son point de vue.
L’exercice de la dissertation met en œuvre ces facultés, et c’est la raison de sa pré-
sence parmi les épreuves de recrutement des grandes écoles.
Pendant l’été
Commencez bien sûr par lire les œuvres au programme. Cette première étape
doit déjà être rentabilisée : au fil de la lecture, réfléchissez aux liens que chaque
œuvre entretient avec le thème de l’année, aux diverses façons dont elle l’illustre.
4 MODE D’EMPLOI
Soulignez les passages qui vous semblent importants et les citations que vous
souhaitez retenir. Aidez-vous pour cela de ceux que nous avons sélectionnés, ce
sont de bons repères, mais ne négligez pas les extraits qui vous plaisent ou vous
frappent. Une lecture personnelle est tout à fait valorisée.
Étudiez ensuite les parties de ce manuel qui présentent les auteurs, les œuvres
et le thème. Vous aurez ainsi une bonne vue d’ensemble du programme, qui vous
permettra de recevoir dans de bonnes conditions les cours de votre professeur.
Pendant l’automne
Travaillez les extraits commentés de ce manuel. Pour chacun, relisez le pas-
sage dans les œuvres, ainsi que quelques pages avant et après, puis demandez-
vous (pendant environ cinq minutes) pourquoi il est important et ce que vous
diriez à son sujet. Lisez ensuite l’analyse. Ceci vous aidera à constituer un bagage
de références et d’exemples précis. Apprenez les citations au fur et à mesure, en
sachant les situer aussi précisément que possible dans les œuvres.
En parallèle, lisez une fois la méthode (pages 12 à 28), puis lisez une disser-
tation chaque semaine en panachant les parties du manuel, soit dix dissertations
avant Noël – ne travaillez pas pendant les vacances. Vous devez chercher à com-
prendre (pendant une demi-heure, lecture comprise) comment la réflexion pré-
paratoire est menée, comment la méthode est appliquée et enfin comment la dis-
sertation est constituée, puis rédigée. La structure est pour l’instant plus impor-
tante que le détail de la rédaction. Inutile à ce stade de disserter vous-même :
commencez par apprendre en observant. Les exercices demandés par votre pro-
fesseur suffisent – n’hésitez d’ailleurs pas à le solliciter en cas de problème avec la
méthode.
Pendant l’hiver
Il est temps de passer à la pratique. Relisez la méthode puis, chaque semaine,
choisissez un libellé parmi les dix restants et consacrez-lui une heure de la ma-
nière suivante. Travaillez le sujet pendant vingt minutes en suivant les mêmes
étapes que nous : analyse du sujet, confrontation aux œuvres, construction d’une
problématique. Lisez ensuite l’analyse que nous proposons. Passez dix minutes à
élaborer un plan détaillé, sans oublier les transitions, puis confrontez-le au nôtre.
Enfin, consacrez une demi-heure à un essai de rédaction : faites systématique-
ment une introduction et, en alternance, une conclusion ou une sous-partie.
Maintenant que vous cernez bien le sujet, lisez la dissertation corrigée. Elle
n’est pas la seule manière de traiter le sujet, mais elle constitue un exemple de
bonne copie. Portez une attention particulière à la manière dont les exemples
sont exploités dans l’argumentation, et retenez-les si vous ne les avez pas encore
MODE D’EMPLOI 5
Pendant le printemps
Si vous êtes en spé, il ne reste que quatre semaines avant les écrits : contentez-
vous de réviser les citations et les textes commentés. Si vous avez travaillé réguliè-
rement, cela suffit. Mais lorsque vous « bouquinez », choisissez un livre « utile » :
les œuvres au programme si vous ressentez le besoin de vous les remettre en mé-
moire, ou un livre de réflexion sur le thème de l’année en général. Évitez les autres
œuvres des mêmes auteurs : d’une part vous risquez de confondre les intrigues,
d’autre part vous ne devez utiliser que les œuvres au programme dans vos copies.
Si vous êtes en sup, il faut entretenir votre niveau pour éviter de revenir à la
case départ l’année suivante. Pour cela, travaillez selon le programme d’hiver cinq
des dix libellés dont vous aviez lu le corrigé pendant l’automne.
Et n’oubliez pas...
Votre emploi du temps réserve deux heures chaque semaine pour l’étude du
français : essayez d’en tirer le meilleur parti. En premier lieu, écoutez attentive-
ment le cours. C’est toujours la base. Mais ne vous contentez pas de noter docile-
ment tout ce qui est dit : gardez un esprit critique et, au besoin, entamez un dia-
logue avec votre professeur pendant le cours ou après. Pratiquées dans les limites
du bon sens, ces questions contribuent à rendre le cours vivant et stimulant pour
tout le monde. Un bon élève n’est plus, comme au lycée, celui qui sait le mieux
répondre aux questions, mais celui qui pose les meilleures questions.
Sommaire
L ES FONDEMENTS DE L A JUSTICE
JUSTICE ET DROIT
Sujet 7
« La justice est un idéal irrationnel. Si indispensable qu’elle puisse être
à la volonté et à l’action, elle échappe à la connaissance rationnelle et
la science du droit ne peut explorer que le domaine du droit positif. »
(Kelsen) 101
Sujet 8
« Il est effrayant de penser que cette chose qu’on a en soi, le jugement,
n’est pas la justice. Le jugement, c’est le relatif. La justice, c’est l’absolu.
Réfléchissez à la différence entre un juge et juste. » (Victor Hugo) 109
Sujet 9
« Le criminel qui connaît tout l’enchaînement des circonstances ne
considère pas, comme son juge et son censeur, que son acte est en de-
hors de l’ordre et de la compréhension : sa peine cependant lui est me-
surée exactement selon le degré d’étonnement qui s’empare de ceux-ci,
en voyant cette chose incompréhensible pour eux, l’acte du criminel.
Lorsque le défenseur d’un criminel connaît suffisamment le cas et sa
genèse, les circonstances atténuantes qu’il présentera, les unes après
les autres, finiront nécessairement par effacer toute la faute. Ou, pour
l’exprimer plus exactement encore : le défenseur atténuera degré par
degré cet étonnement qui veut condamner et attribuer la peine, il finira
même par le supprimer complètement, en forçant tous les auditeurs
honnêtes à s’avouer dans leur for intérieur : “Il lui fallut agir de la façon
dont il a agi ; en punissant, nous punirions l’éternelle nécessité.” Me-
surer le degré de la peine selon le degré de connaissance que l’on a ou
peut avoir de l’histoire du crime, n’est-ce pas contraire à toute équité ? »
(Nietzsche) 116
Sujet 10
« Souviens-toi surtout que tu ne peux être le juge de personne. Car nul
juge ne peut juger le criminel avant que ce juge lui-même ne se rende
compte qu’il est lui-même un criminel exactement semblable à celui
qui se tient devant lui, et que, lui, du crime de celui qui se tient devant
lui, il est peut-être bien le premier coupable. » (Dostoievski) 124
JUSTICE ET ÉTHIQUE
Sujet 11
La clémence vaut-elle mieux que la justice ? 138
10 SOMMAIRE
Sujet 12
« L’équitable, tout en étant supérieur à une certaine justice, est lui-
même juste, et ce n’est pas comme appartenant à un genre différent
qu’il est supérieur au juste. Il y a donc bien identité du juste et de l’équi-
table, et tous deux sont bons, bien que l’équitable soit le meilleur des
deux. Ce qui fait la difficulté, c’est que l’équitable, tout en étant juste,
n’est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La
raison en est que la loi est toujours quelque chose de général, et qu’il y
a des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé
général qui s’y applique avec rectitude. Dans les matières, donc, où on
doit nécessairement se borner à des généralités, et où il est impossible
de le faire correctement, la loi ne prend en considération que les cas
les plus fréquents, sans ignorer d’ailleurs les erreurs que cela peut en-
traîner. La loi n’en est pas moins sans reproche, car la faute n’est pas à
la loi, ni au législateur, mais tient à la nature des choses, puisque par
leur essence même la matière des choses de l’ordre pratique revêt ce
caractère d’irrégularité. Quand, par suite, la loi pose une règle générale,
et que là-dessus survient un cas en dehors de la règle générale, on est
alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché
par excès de simplification, de corriger l’omission et de se faire l’inter-
prète de ce qu’eût dit le législateur lui-même s’il avait été présent à ce
moment, et de ce qu’il aurait porté dans sa loi s’il avait connu le cas en
question. De là vient que l’équitable est juste, et qu’il est supérieur à
une certaine espèce de juste, non pas supérieur au juste absolu, mais
seulement au juste où peut se rencontrer l’erreur due au caractère ab-
solu de la règle. Telle est la nature de l’équitable : c’est d’être un correctif
de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité. En
fait, la raison pour laquelle tout n’est pas défini par la loi, c’est qu’il y
a des cas d’espèce pour lesquels il est impossible de poser une loi, de
telle sorte qu’un décret est indispensable. De ce qui est, en effet, indé-
terminé, la règle aussi est indéterminée, à la façon de la règle de plomb
utilisée dans les constructions de Lesbos : de même que la règle épouse
les contours de la pierre et n’est pas rigide, ainsi le décret est adapté aux
faits. » (Aristote) 146
Sujet 13
« À force d’être juste, on est souvent coupable. » (Corneille) 154
JUSTICE ET POUVOIRS
Sujet 14
« L’amour de la justice n’est en la plupart des hommes que la crainte de
souffrir l’injustice. » (La Rochefoucauld) 168
Sujet 15
« Puisque aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable,
et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions
pour base de toute autorité légitime parmi les hommes. » (Rousseau) 176
Sujet 16
« Malheureusement, il y a des moments où la violence est la seule façon
dont on puisse assurer la justice sociale. » (Eliot) 184
Sujet 17
« Si les citoyens pratiquaient entre eux l’amitié, ils n’auraient nullement
besoin de la justice ; mais, même en les supposant justes ils auraient
encore besoin de l’amitié ; et la justice, à son point de perfection, paraît
tenir de la nature de l’amitié. » (Aristote) 192
JUSTE ET INJUSTE
La méthode
pour réussir ses dissertations
I Prologue
1 Qu’est-ce qu’une dissertation ?
La dissertation est un exercice scolaire qui peut se définir comme la mise en
scène d’un raisonnement.
Elle part en effet d’un problème, contenu dans le sujet, auquel elle apporte
une réponse organisée et argumentée. Il faut d’abord formuler le problème en
termes précis ; puis apporter des éléments de réponse. Ces éléments de réponse
doivent suivre un ordre logique : on commence en général par ce qui semble le
plus évident pour montrer progressivement toute la complexité de la question.
L’important est donc plus votre capacité à envisager tous les aspects du problème
et à les articuler logiquement que la réponse en elle-même.
L’exercice peut certes être critiquable, mais c’est celui qui vous est proposé et
vous devez accepter de jouer le jeu. Pour réussir une dissertation, il vous faut donc
avant tout bien comprendre le but et les règles de ce jeu.
Contexte du sujet
Présentation du sujet et de la problématique
Annonce du plan
Introdu tion
Sauter des lignes
Phrase de présentation de la partie I Phrase de présentation de la partie II Phrase de présentation de la partie III
Phrase d’annonce de l’argument Phrase d’annonce de l’argument Phrase d’annonce de l’argument
Développement de l’argument Développement de l’argument Développement de l’argument
Un exemple développé (œuvre au programme) Un exemple développé (œuvre au programme) Un exemple développé (œuvre au programme)
Un ou deux exemples rapides (les autres œuvres) Un ou deux exemples rapides (les autres œuvres) Un ou deux exemples rapides (les autres œuvres)
Récapitulation Récapitulation Récapitulation
Phrase de lien avec la sous-partie suivante Phrase de lien avec la sous-partie suivante Phrase de lien avec la sous-partie suivante
Phrase d’annonce de l’argument Phrase d’annonce de l’argument Phrase d’annonce de l’argument
Développement de l’argument Développement de l’argument Développement de l’argument
Un exemple développé (œuvre au programme) Un exemple développé (œuvre au programme) Un exemple développé (œuvre au programme)
Un ou deux exemples rapides (les autres œuvres) Un ou deux exemples rapides (les autres œuvres) Un ou deux exemples rapides (les autres œuvres)
Récapitulation Récapitulation Récapitulation
Phrase de lien avec la sous-partie suivante Phrase de lien avec la sous-partie suivante Phrase de lien avec la sous-partie suivante
Phrase d’annonce de l’argument Phrase d’annonce de l’argument Phrase d’annonce de l’argument
Développement de l’argument Développement de l’argument Développement de l’argument
Un exemple développé (œuvre au programme) Un exemple développé (œuvre au programme) Un exemple développé (œuvre au programme)
Un ou deux exemples rapides (les autres œuvres) Un ou deux exemples rapides (les autres œuvres) Un ou deux exemples rapides (les autres œuvres)
Récapitulation Récapitulation Récapitulation
Sauter des lignes Sauter des lignes
Transition entre les parties I et II Transition entre les parties II et III
Le thème
et ses principaux enjeux
Texte n◦ 1
Oreste a tué sa mère et vengé son père Agamemnon. Mais celle-ci s’estime
victime d’un crime injuste et appelle les Érinyes à la venger.
Sujet 5
L’énoncé de la loi dite « du talion », connue notamment par
l’Ancien Testament, est : « Œil pour œil, dent pour dent. » (Code
d’Hammourabi [circa 1730 av. J.-C.], jurisprudences 229, 230, 231)
Vous analyserez cet énoncé à la lumière des œuvres au pro-
gramme.
mais s’achèvent sur l’institution de la justice civile, mettant un terme à cette sé-
rie funeste. Les vengeances répondent à d’autres motifs de représailles : Clytem-
nestre a vengé sa fille, Iphigénie, sacrifiée pour la victoire grecque, et Égisthe, son
complice, veut faire justice à son père Thyeste, contraint par Atrée, le père d’Aga-
memnon, de manger ses propres enfants. C’est mari pour fille, mère pour père,
etc. Pour autant, la vengeance est à distinguer de la loi du talion qui prescrit une
mesure là où la vengeance obéit à un désir aveugle.
En condamnant la guerre civile comme le pire des maux dans Les Pensées,
Pascal dénonce les excès encourus au prétexte de la loi du talion. Cette surenchère
de violence est contraire au droit de conservation des hommes et, par là, contraire
à la volonté divine. Telle qu’elle apparaît dans l’Ancien Testament, la loi du ta-
lion peut cependant être réévaluée comme principe de mesure des jugements et
comme justification de la peine de mort encourue pour les homicides. Or, si les
hommes ont droit de vie et de mort sur ceux qui portent atteinte à la vie humaine,
en ce qu’ils nuisent à la première des lois divines, ce châtiment ultime n’est appli-
cable et légal que sous couvert des lois établies par les gouvernants.
Les Raisins de la colère oppose la justice naturelle des fermiers, poussés pour
survivre à enfreindre les lois établies et la justice instituée, spécifique à chaque
État. Là où la première prend au pied de la lettre la formule « œil pour œil », la se-
conde ordonne, dans l’esprit du talion, qu’à tout forfait corresponde une peine
légale. Reste que, sur le terrain et dans l’urgence, les milices gouvernementales
ou indépendantes font souvent l’économie de la loi pour rendre la justice elles-
mêmes, s’arrogeant illégalement le droit de régler leur compte à ceux qu’ils esti-
meraient criminels. Entre milices et fermiers, c’est « coup pour coup », selon une
version du talion que viendront contrecarrer des tentatives de justice charitable.
3 Problématique
Qu’il soit nécessaire de punir à proportion des crimes commis peut sembler
évident. Avant tout droit civil, le talion, loi mythique, a toute légitimité en ce sens.
Or, il est non moins évident que ce même énoncé, pris à la lettre, s’avère aussi
barbare qu’injuste en faisant abstraction de la personne du criminel tout en exa-
cerbant la violence. La loi du talion légalise-t-elle la vengeance comme une espèce
particulière de la justice, ou symbolise-t-elle une règle fondamentale du juste met-
tant un terme à la violence ?
II Plan détaillé
I Pris à la lettre, l’énoncé de la loi du talion est cruel
1. Des énoncés simples et tranchants : « œil pour œil, dent pour dent »
2. L’application du talion peut tourner à la cruauté généralisée
3. La loi du talion ne peut pas être tenue pour une loi juridique
SUJET 5 83
Lue à la lettre, la loi du talion paraît valider la justice privée et la surenchère de violence
qui s’ensuit. Or, c’est précisément ce qu’elle entend enrayer.
C OMME institution ou pouvoir judiciaire, la justice régit les différends entre les
hommes. Elle substitue ses jugements officiels à la justice privée. Si chacun
se fait lui-même justice, c’est la fin de l’État de droit. Or, comment décider quelle
est la peine justifiée pour tel forfait ? Et sur quel critère évaluer le dédommage-
ment à accorder à la victime en guise de réparation ?
« Œil pour œil, dent pour dent ». Cet énoncé simple proclame une méthode
infaillible pour déterminer les sanctions : tout délit ou crime mérite une peine du
même ordre. Or, à la lettre, non seulement la loi du talion n’est pas une loi, mais
encore elle peut s’avérer injuste. Elle résonne comme un cri de guerre appelant à
faire répondre un acte à un acte, nonobstant le procès du coupable. Néanmoins,
en posant les principes de mesure et d’équivalence, l’esprit du talion pose un jalon
juridique. En quoi la loi du talion exprime-t-elle un principe fondamental de la
justice ? Dans quelle mesure, loin de légitimer la vengeance, exclut-elle le recours
à la justice privée pour inspirer une règle universelle du juste ?
Dans un premier temps, nous étudierons la lettre du talion pour montrer qu’en
tant que programme, il est injuste et n’a aucune légitimité à faire loi. Dans un
deuxième temps, nous réévaluerons la loi du talion en la distinguant de la ven-
geance, contraire à ses exigences de justice. Enfin, nous verrons comment la jus-
tice s’inspire de la loi du talion comme d’une règle fondamentale du juste.
L A LOI du talion sonne comme un slogan percutant, facile à retenir. Cette simpli-
cité dans l’énoncé semble nous inviter à le prendre au pied de la lettre comme
une méthode efficace pour décider des peines.
84 PARTIE I – LES FONDEMENTS DE LA JUSTICE
L A LOI DU TALION doit donc être distinguée d’une justice privée sanguinaire et
aveugle. Elle entend imposer une mesure à la démesure de la violence entre
les hommes.
La vengeance, elle, ne connaît aucune limite quant à la punition infligée au
coupable. Cette démesure est illustrée par la fureur des Érinyes, déesses venge-
resses lancées à la poursuite d’Oreste par Clytemnestre. « Chiennes »6 , « Gorgo-
nes »7 , elles exhalent leur « vent sanglant »8 et leur « écume noire »9 . Selon l’« an-
tique partage »10 , elles seules ont reçu le droit de s’abreuver du sang des meur-
triers. Or, la justice des Furies outrepasse la proportion du talion lorsqu’elle hurle
à la vengeance. « Le venin, venin de mon cœur fera sentir à son tour ce qu’il souf-
fre, goutte à goutte insupportable sur le sol – et fera naître une lèpre »11 . La ven-
geance ne se rassasie que de la souffrance de l’offenseur. Man, comme Tom, sont
tentés de répondre par la violence à l’agression verbale des policemen. « Il était
tellement mal poli... j’ai bien failli lui casser la figure »12 , confie la douce Man.
C’est bagarre pour injure. La colère gronde chez les offensés. « Dans l’âme des
gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges
prochaines. »13
L’injustice est un acte de démesure, outrepassant les bornes du juste. Selon
Pascal, l’homme est naturellement porté à s’aimer, à se placer lui-même au-des-
sus des autres, ce qui signifie qu’il est injuste de façon innée. Cette caractéristique
devrait être rectifiée, de manière à tendre au bien de tous, et ainsi à l’ordre gé-
néral. L’injustice est assimilée à une confusion : l’homme déchu ignore sa place
dans le monde et n’entend plus la justice divine. En particulier, le tyran est ce-
lui qui prend sa grandeur d’établissement pour une grandeur naturelle, infligeant
au peuple son désir de domination « universel et hors de son ordre ».14 Ce dérè-
glement bouleverse l’ordre des choses. Traqués, Pretty Boy Floyd et Muley Graves
ressemblent à des animaux enragés. La Banque est un monstre malade assoiffé
de bénéfices que ses dirigeants ne maîtrisent plus15 . Ses tracteurs, « insectes » ou
« grands reptiles » infestent le pays conduits par des hommes-« robot[s] »16 . L’in-
justice se traduit par la déshumanisation générale.
Face au chaos de l’injustice, le talion apparaît comme un principe modérateur
prônant la mesure dans la démesure. Cette loi canonique fait référence et contri-
bue à stabiliser les rapports humains. Pour Pascal, on ne suit pas les lois anciennes
parce qu’elles sont plus justes, mais parce qu’elles constituent un point de repère
unique. Il est rare d’inventer de nouvelles lois et « la coutume ne doit être suivie
6 v. 924 7 v. 48 8 v. 136 9 v. 183 10 v. 172 11 v. 816 12 p. 301 13 p. 492 14 CS91 / B332
/ L58 15 p. 49 16 p. 53
86 PARTIE I – LES FONDEMENTS DE LA JUSTICE
que parce qu’elle est coutume »17 . À l’aube de l’institution de la justice, les deux
parties adverses – Oreste et les Érinyes – du procès organisé par Athéna se reven-
diquent de la même sentence « trois fois vieille »18 du talion. La défense comme
l’accusation partagent cette même conception de la justice.
La loi du talion, contre l’engrenage de la violence, impose la mesure et l’équité
comme des critères du juste. Elle est moins une prescription directement appli-
cable qu’une exigence marquant un progrès juridique.
la sage mesure dans l’arrêt prononcé à l’issue d’un vote. Selon un système propor-
tionnel, Tom Joad a été condamné sept ans pour homicide parce qu’il était en cas
de légitime défense. De même, il doit sa remise de peine de trois ans à sa bonne
conduite en prison. La justice est inconcevable sans la proportionnalité et donc
sans la loi du talion à son principe.
IV Éviter le hors-sujet
« Vous avez entendu qu’on a dit œil pour œil, dent pour dent ; et moi je vous
dis de ne pas vous opposer au mauvais, mais si quelqu’un te gifle sur la joue
droite, tends-lui aussi l’autre. » Comment comprendre cette prescription du Nou-
veau Testament (Matthieu, 5, 38) au regard du talion ?
L’antinomie est frappante entre la cruauté de la première loi et la générosité
de la seconde. Comme attitude non violente, tendre l’autre joue semble marquer
un progrès par rapport à la surenchère de la violence dans le talion. Cependant,
si l’on interprète l’esprit du talion sans l’appliquer à la lettre, il recherche la jus-
tice, contre toute forme de violence. L’opposition entre la loi du talion et l’attitude
prônée par Matthieu se fonde sur une lecture littérale de la première loi, assimi-
lée à la justice privée et à la vengeance. Or, les deux lois recherchent un principe
modérateur et tiennent la paix pour fin ultime de la justice. Bien plus, il semble-
rait que l’individu qui tend l’autre joue ne mette pas un point d’arrêt à la violence
mais, au contraire, la reconduise. En agissant de cette façon, il omet de se référer à
une tierce instance impartiale. Ainsi, ce sujet n’invite pas tant à interroger les fon-
dements de la justice que le fondement même de l’injustice, qui est la violence.
229
Citations à retenir
Les citations qui ne sont pas tirées des trois œuvres au programme sont utiles
pour votre culture générale et votre compréhension du thème. Vous pourrez les
utiliser comme point de départ de votre introduction ou comme élargissement
de la réflexion dans la conclusion, mais vous ne devez pas les citer dans votre
développement.
« Électre : Pourvu qu’à la Force et au Droit Zeus très puissant, / (...) daigne s’unir
pour m’assister. » (Les Choéphores, v. 245)
« Le Coryphée : Le mot de haine, qu’il soit payé / d’un mot de haine – voilà ce que
proclame / la Justice, qui exige ce qu’on lui doit. » (Les Choéphores, v. 309–311)
« Athéna : [...] je désignerai pour ces meurtres des juges respectueux / de leur ser-
ment, selon ma loi instituée à tout jamais. » (Les Euménides, v. 483–484)
« Le Chœur : C’est aujourd’hui qu’un nouveau droit / renverse tout, si la justice /
et le tort de ce parricide / doivent remporter la victoire [...] »
(Les Euménides, v. 490–492)
« Athéna : Car maintenant que ce Conseil se réunit, / il faut que règne le silence
et que la cité tout entière / apprenne quelles lois j’établis à jamais / afin que ce
procès soit tranché selon la justice. » (Les Euménides, v. 570–572)
Pascal, Pensées
« J’ai passé longtemps ma vie en croyant qu’il y avait une justice ; et en cela je ne
me trompais pas ; car il y en a, selon que Dieu nous l’a voulu révéler. Mais je ne le
prenais pas ainsi, et c’est en quoi je me trompais, car je croyais que notre justice
était essentiellement juste et que j’avais de quoi la connaître et en juger. »
(B375 / L520)
« [...] on ne voit rien de juste ou d’injuste qui change de qualité en changeant de
climat [...] » (B294 / L60)
« Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-
delà. » (B294 / L60)
239
Pascal . 32, 36, 37, 45, 88, 132, 162, 200 Rousseau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62, 176
Pensées . . . 32, 37, 45, 88, 132, 162, 200
Sartre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191
Perón, Eva . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 186
Sénèque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24
Platon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59, 80, 149
Shakespeare . . . . . . . . . . . . . . . . 141, 145
Proudhon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74
Steinbeck . 30, 40, 41, 45, 88, 132, 162,
Racine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161 200
Réflexions et maximes . . . . . . . . . . . . 220
Théorie pure du droit . . . . . . . . . . . . 101
Réflexions et maximes morales . . . 168
Traité sur la tolérance . . . . . . . . . . . . 206
Réflexions sur l’ouvrage que M. Hobbes
Trois discours sur la condition des
a publié en anglais, De la liberté, de
Grands . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38
la nécessité et du hasard . . . . . . . . 18
Ricœur, Paul . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149 Une leçon de morale . . . . . . . . . . . . . 227
Roland, Manon . . . . . . . . . . . . . . . . . . 216
Voltaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100, 206
Clémence . . . . . sujet 11, p. 131, p. 160 Légal/Légitime p. 50, sujet 3, sujet 11,
Devoir . . . . . . . . . . . . . . . . voir loi morale sujet 12, sujet 13, sujet 15
Droit . . . . . . . . voir Loi civile, coutume Loi civile, coutume, droit . sujet 6, su-
Droit du plus fort . . . . sujet 2, sujet 15 jet 7, p. 136–137, sujet 12, sujet 13,
Droit naturel / Droit positif . p. 92–93, sujet 18
sujet 5, sujet 7 Loi morale (devoir) . p. 47, 49, sujet 17
Égalité . sujet 2, sujet 5, sujet 7, p. 153 Ordre . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 90, sujet 18
Équité . . p. 98, sujet 9, sujet 12, p. 195 Partialité . . . . . . . . . . . . sujet 10, sujet 11
État de nature/contrat social . sujet 1, Passions . . . . sujet 7, sujet 14, sujet 17,
sujet 15 sujet 20
Faute . . . . . . . . . p. 47, sujet 10, sujet 13 Sagesse . . . . . . . . . . . p. 18, 19, 22, 26, 27
Force . . . . . . . . . . . . . . . . . . . voir violence Solidarité . . . p. 54, 63, 90–91, sujet 17
Institutions judiciaires . . . . . . . . . p. 45– Transcendance/immanence de la jus-
46, sujet 1, sujet 2, sujet 3, p. 88–89, tice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . sujet 4
sujet 11, sujet 18 Tyrannie p. 49, p. 65, p. 77, p. 80, p. 85,
Juge . . . . . . sujet 8, sujet 10, p. 132–133 p. 136–137, sujet 16
Jugement . . . . . sujet 3, sujet 8, sujet 9, Vengeance . . . . . . . . . . p. 45–46, sujet 5,
p. 204–205 p. 200–201
Justice sociale . . . . . . . sujet 1, sujet 16, Vertu . . . . . . . . . . . . . . . . sujet 4, sujet 19
p. 202–203 Violence p. 48–49, p. 162–163, sujet 16