2011 Hassenteufel 4 La Mise en Œuvre de L'action Publique
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Chapitre 4 - La mise en œuvre de l’action publique & Citer ou exporter
Patrick Hassenteufel
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Dans Sociologie politique : l'action publique (2011), pages 93 à 114
L ES TRAVAUX RELEVANT de l’analyse des politiques publiques, notamment américains, ont jusqu’au
début des années 1970 assez largement ignoré la mise en œuvre des politiques publiques. Ce
désintérêt est lié à la focalisation des policy sciences sur la décision et sur la façon de l’améliorer.
1
Dans ce cadre d’analyse tout se passe comme si l’application des décisions prises allait de soi. Comme
nous le verrons dans la première section de ce chapitre, ce positionnement se fonde sur l’idéal type
webérien de l’administration bureaucratique et surestime, de ce fait, la capacité des règles juridiques à
produire des effets sociaux et économiques pleinement contrôlés par l’action administrative. On
comprend ainsi pourquoi les premiers travaux qui ont interrogé, de manière indirecte, la mise en œuvre
des politiques publiques ont porté sur le fonctionnement concret des administrations. À partir des
années 1940 avec les travaux pionniers de Merton (1940), puis de Selznick (1949) et de Blau (1955), tout
un courant de la sociologie des organisations s’est attaché à rendre compte des écarts entre l’idéal type
webérien de la bureaucratie et l’observation empirique des structures administratives, en mettant en
avant les dysfonctionnements multiples des administrations. Toutefois, ces travaux et ceux qu’ils ont
inspirés, notamment ceux de Michel Crozier (1964) en France, se sont plus attachés à rendre compte du
fonctionnement des administrations au concret et à mettre au jour l’importance des
dysfonctionnements bureaucratiques (les « cercles vicieux bureaucratiques » mis en évidence par
Michel Crozier) qu’à inscrire leurs recherches dans le cadre des politiques publiques à proprement
parler. La critique sociologique de l’idéal type webérien de l’administration bureaucratique forme
cependant un préalable indispensable à la compréhension de l’action publique au concret, comme nous
le verrons dans la première section.
Toutefois, comme le souligne notamment Lane (1987), la mise en œuvre peut aussi être conçue comme 3
un processus à analyser en tant que tel à partir des acteurs directement impliqués, notamment les
agents administratifs au guichet et les publics cibles. Cette conception correspond à une autre
perspective d’analyse, le souvent qualifiée de bottom-up, autrement dit d’analyse par le bas, qui sera
présentée dans la troisième section.
Dans une perspective juridique, la distinction entre décision et mise en œuvre renvoie à la séparation 4
entre politique et administration, la décision relevant des acteurs politiques (gouvernementaux et
parlementaires), la mise en œuvre des acteurs administratifs. La mise en œuvre correspond par
conséquent à toutes les étapes postparlementaires d’une politique publique prise en charge par
l’administration dont la conception juridique est fortement imprégnée de l’idéal type webérien de
l’administration bureaucratique. Cette vision de l’administration se retrouve dans les policy sciences. Il
est donc nécessaire de partir de l’analyse que propose Max Weber dans Économie et société puisqu’elle
constitue le point de départ des premiers travaux de politiques publiques. Weber considère que « la
direction administrative bureaucratique » constitue le « type pur de domination légale », dont les «
catégories fondamentales » sont « une activité des fonctions publiques continue et liée à des règles au
sein d’une compétence (ressort) qui signifie : un domaine de devoir d’exécution délimité objectivement
en vertu du partage de cette exécution, avec l’adjonction de pouvoirs de commandement requis à cette
fin et une délimitation précise des moyens de coercition et des hypothèses de leur application » (p. 292).
Poursuivant son analyse, Weber souligne que cette direction administrative bureaucratique se compose
de fonctionnaires individuels caractérisés par le fait qu’ils « n’obéissent qu’aux devoirs objectifs de leur
fonction, dans une hiérarchie de la fonction solidement établie, avec des compétences de la fonction
solidement établies en vertu d’un contrat, donc (en principe) sur le fondement d’une sélection ouverte
selon la qualification professionnelle » (p. 294). Trois principes majeurs de l’action administrative se
dégagent de cet idéal type de la bureaucratie rationnelle-légale : celui de la neutralité (objectivité dans le
respect des règles), celui de la hiérarchie (qui va de pair avec l’obéissance aux règles et le contrôle des
fonctionnaires) et celui de la spécialisation (des tâches et des compétences). Ces trois principes
garantissent une application stricte des décisions prises. Dans cette perspective, la mise en œuvre
dépend du respect de ces principes par l’administration, donc par l’ensemble des acteurs administratifs.
Or la sociologie des organisations a montré, depuis les années 1940, que le non-respect de ces principes
est le cas de figure le plus fréquent, ce qui a ouvert la voie à une prise en compte de la mise en œuvre en
tant que telle et des facteurs de distorsion par rapport à la décision. Il est donc nécessaire de partir des
principaux apports de la sociologie des organisations administratives.
Pour ce qui est de la neutralité, et plus largement du respect des règles par les fonctionnaires, Merton 5
(1940) en a, le premier, montré les dysfonctionnements en mettant au jour ce qu’il appelle la «
personnalité bureaucratique ». Elle se fonde sur le respect rigide des règles, permettant aux agents de se
protéger à la fois de leurs supérieurs et du public. Le respect des règles, en devenant une fin en soi et
non plus un outil d’action, conduit à l’abandon des objectifs qu’une administration est censée
poursuivre. La bureaucratisation se révèle ainsi dysfonctionnelle puisque les procédures formelles
conduisent à des effets contraires à ceux recherchés. Il en résulte aussi une dépersonnalisation des
relations entre les agents administratifs et les usagers et une incapacité à s’adapter à des situations non
prévues par les règles formelles.
Par la suite, d’autres travaux ont mis en évidence la forte interpénétration de l’administration avec son 6
environnement social. C’est l’apport majeur de l’étude de Selznick (1949) à propos de la Tennessee Valley
Authority. Cette agence fédérale, crée dans le cadre de la politique du New Deal, en déléguant des tâches
spécialisées, a été progressivement pénétrée par des groupes d’intérêts (notamment agricoles) qui ont
détourné son action de ses objectifs initiaux. Ce n’est donc pas seulement la profusion des règles qui
produit des dysfonctionnements, mais aussi la capacité de pression de l’environnement externe de
l’administration sur celle-ci. L’action des agents de l’administration est menée dans un environnement
social dont ils sont contraints de tenir compte, dans la mesure où c’est aussi une des conditions de leur
capacité à intervenir sur la société. L’objectivité de l’action administrative dont parle Weber renvoie
donc plus aux principes auxquels elle est supposée se conformer qu’à sa réalité concrète, observable
empiriquement.
De plus, les fonctionnaires doivent être considérés comme des acteurs sociaux qui ne peuvent pas faire 7
abstraction de leurs valeurs, de leurs préférences, de leurs systèmes de croyances dans le cadre de leur
travail ; ils sont mus par des valeurs et des intérêts qui ne se réduisent pas aux exigences de
l’organisation administrative. Cette dimension a été particulièrement soulignée pour la politisation de
l’administration. Le terme « politisation » est en lui-même assez polysémique puisqu’il renvoie à la fois à
la nomination des fonctionnaires par des acteurs politiques sur des critères de proximité et de fidélité
politique, au fait que des fonctionnaires ont accès à des processus de décision politique, enfin aux
préférences politiques des fonctionnaires susceptibles de se traduire dans leur travail. Ces différentes
facettes de la politisation se repèrent surtout aux sommets de l’administration (nationale et locale) et
concernent donc principalement les hauts fonctionnaires. Ce constat conduit plus à remettre en cause
la séparation entre politique et administration, comme nous le verrons dans le chapitre 6, qu’à
véritablement fournir une clé de lecture déterminante pour la compréhension de la mise en œuvre des
politiques publiques.
Le deuxième principe, celui de l’obéissance hiérarchique, est probablement celui qui a fait l’objet de la 8
plus vive remise en cause par la sociologie des organisations. Selznick, puis surtout Blau (1955), ont mis
en évidence l’importance de la dimension informelle dans le fonctionnement des organisations
bureaucratiques. Par la suite, les travaux de Crozier et Friedberg (1977) se sont très fortement attachés à
mettre en avant l’importance de l’autonomie des acteurs administratifs à tous les niveaux, qui conduit à
fortement éroder le commandement hiérarchique. Les règlements ne sont jamais suffisants pour
encadrer l’action d’un l’agent administratif qui a la possibilité de jouer avec leur multiplicité. La
surabondance des règlements est ainsi une ressource stratégique, du fait des marges de manœuvre
existant entre des textes contradictoires, des possibilités de rejet de responsabilité à d’autres échelons,
voire aux auteurs des textes réglementaires. Ainsi, plus une réglementation est complexe, moins elle
s’avère effectivement applicable. Tout agent administratif dispose d’une certaine liberté d’action. De
plus, les fonctionnaires de rang inférieur ont souvent l’avantage de la connaissance du terrain et du
contact direct avec le public. Il existe des jeux de pouvoir permanents autour de la détention de
l’information pertinente, ce qui explique sa mauvaise transmission. Par conséquent, la chaîne
hiérarchique est coupée à tous les niveaux, ce qui produit une cascade d’autonomies relatives.
L’administration est de ce fait caractérisée à la fois par une faible capacité de commandement et un
faible degré d’obéissance.
Ainsi se structurent des « systèmes d’actions concrets » qui se fondent sur des jeux d’acteurs 9
coordonnés, reposant plus sur des règles informelles que sur des réglementations formelles et
l’utilisation stratégique des zones d’autonomie permises par la structure administrative. Au final, pour
la sociologie des organisations, c’est plus l’autonomie et la non-obéissance aux règlements qui
caractérise le fonctionnement de l’administration que l’obéissance stricte à la hiérarchie et aux règles
formalisées juridiquement.
La discussion du troisième principe, celui de la spécialisation, a fait l’objet d’analyses différentes portant 10
moins sur les agents administratifs que sur les structures administratives. En effet, la spécialisation du
travail administratif repose sur la qualification des fonctionnaires, mais tient aussi à la structuration de
l’administration sur la base de secteurs d’intervention spécialisés. Dans le cadre de ce modèle, qui est
celui de la spécialisation sectorielle, et que l’on retrouve pour l’ensemble des administrations
occidentales, tout se passe comme si à un problème faisant l’objet d’un programme d’actions publiques
correspondait une structure administrative spécialisée. Cette superposition entre politique publique et
structure administrative apparaît comme un élément favorisant une application non problématique des
décisions prises. Mais cette vision, là aussi fortement teintée de juridisme, résiste mal à l’analyse
empirique qui, au contraire, tend à mettre au jour la multiplicité des administrations qui prennent en
charge une politique publique, ce qui se traduit par des chevauchements de compétences, voire des
redondances, conduisant à des conflits entre structures administratives. Ce phénomène a été renforcé
par la double évolution de la territorialisation et de la transversalisation des politiques publiques.
L’analyse sociologique de l’administration met donc clairement au jour les difficultés d’application des 11
principes de base de la bureaucratie, principes perçus comme la condition de la mise en œuvre des
politiques publiques. Elle devient ainsi une séquence à reconsidérer : de non problématique elle est
désormais considérée comme hautement problématique et surtout comme peu maîtrisée par les
décideurs. On comprend alors pourquoi l’analyse des politiques publiques s’est tout d’abord attachée à
comprendre les écarts entre décision et mise en œuvre, dans une perspective qualifiée de top-down.
Cette perspective, ouverte par l’ouvrage pionnier de Pressman et Wildavsky (1973), est guidée par la 12
recherche des conditions d’une bonne mise en œuvre des décisions prises, c’est-à-dire conforme à
celles-ci. Ainsi se mêlent dimension prescriptive (améliorer l’efficacité des programmes d’action
publique) et dimension empirique (mettre au jour les distorsions entre décision et mise en œuvre). Il
s’agit d’une perspective d’analyse par le haut (top-down) à double titre : parce qu’elle part de la décision et
parce qu’elle est, en quelque sorte, au service des décideurs. L’accent est donc mis sur les erreurs, les
[4] dysfonctionnements, les ratés de la mise en œuvre afin d’y remédier[4]. Les nombreux travaux qui
Certains auteurs, tels s’inscrivent dans cette perspective, à partir du milieu des années 1970, conduisent à mettre en avant
Christopher Hood
plusieurs types de facteurs (qui le plus souvent s’ajoutent et jouent donc simultanément) permettant
(1976) ou Sabatier et…
d’expliquer les écarts entre décision et mise en œuvre. Nous partirons du principal facteur mis en avant
par Pressman et Wildavsky : la multiplicité des échelons de la mise en œuvre.
Cet aspect est au cœur du travail pionnier de Pressman et Wildavsky (1973). Leur étude très fouillée
porte sur la mise en œuvre de subventions fédérales destinées aux entreprises afin qu’elles
embauchent des chômeurs de longue durée issus des minorités (noires en particulier) à Oakland
(Californie). En 1966, 23 millions de dollars avaient été affectés à ce programme avec pour objectif
la création de 3 000 emplois. Trois ans plus tard, seuls 4 millions de dollars avaient été dépensés et
700 emplois avaient été créés ; de plus, si la plupart de ces emplois avaient été attribués à des
membres des minorités, seuls 10 % concernaient des chômeurs de longue durée. La mise en œuvre
très limitée de ce programme leur apparaît comme un cas d’école car la décision initiale, prise par
l’Economic Development Administration, agence fédérale basée à Washington, faisait l’objet d’un large
consensus ; de plus l’objectif était clair et le contenu relativement simple. Les distorsions
importantes entre décision (fédérale) et mise en œuvre (locale) sont liées selon eux avant tout à la
multiplicité des acteurs faisant le lien entre le lieu de décision et le lieu d’exécution. Ces échelons
intermédiaires constituent autant d’obstacles et de causes de retard à la mise en œuvre
conformément aux objectifs initiaux, autant des sources de distorsions par rapport au but prévu,
du fait de la multiplicité des accords entre participants au programme que cela suppose. Plus
précisément, ils listent une quinzaine de participants (de l’administration fédérale aux acteurs
locaux) et 70 étapes correspondant à des négociations intermédiaires (et à la nécessité d’un accord
entre acteurs impliqués) dans le cadre de la mise en œuvre. Ainsi, « lorsque le nombre de points de
rencontre (clearence points) entre des participants nombreux et indépendants est élevé la probabilité
pour qu’un programme d’action publique atteigne ses buts est faible » (p. 110). La manifestation
principale des distorsions est l’existence de retards qui sont « fonction du nombre de décisions
intermédiaires, du nombre de participants à chacune d’entre elles et de l’intensité de leurs
préférences » (p. 118). C’est donc en fin de compte la multiplicité des interactions entre acteurs
divers qui fait obstacle à la mise en œuvre, même si ceux-ci partagent l’objectif principal du
programme d’action publique. Pressman et Wildavsky listent une série de raisons qui font que les
interactions entre acteurs multiples conduisent à la perte de substance de la décision initiale :
– l’incompatibilité de l’objectif central avec des finalités organisationnelles internes ;
– la préférence de certains acteurs pour d’autres objectifs (ainsi un grand nombre de
fonctionnaires de l’EDA privilégient les programmes à destination des zones rurales au cœur de
l’activité de l’agence) ;
– le fait qu’un certain nombre de participants ont d’autres projets auxquels ils consacrent du
temps et de l’attention ;
– des différences entre acteurs quant à l’urgence accordée au programme ;
– des divergences au sujet de l’identité des leaders du programme ;
– les différences d’intensité dans l’investissement de ces leaders dans le programme ;
– les contraintes juridiques et procédurales.
Ainsi « la multiplicité des participants et des logiques d’acteurs (perspectives) se combinent pour
transformer le programme en course d’obstacles. Lorsqu’un programme dépend d’autant
d’acteurs, les possibilités de désaccords et de retards sont très nombreuses » (p. 102). Ce sont aussi
les différences dans les hiérarchies des priorités et dans leurs allocations temporelles à un
programme donné qui entraînent une mise en œuvre limitée.
Les difficultés de mise en œuvre sont donc liées non seulement aux échelons multiples, mais aussi aux 14
divergences entre les entités administratives chargées de celle-ci. Cette perspective a été
particulièrement développée pour les États fédéraux : ainsi Renate Mayntz (1978) a mis en avant les
fortes différences dans l’attitude par rapport à la législation allemande concernant les émissions
polluantes entre les administrations fédérales aux moyens limités et les administrations locales, plus
fortement soumises aux pressions des intérêts économiques locaux. La prise en compte des échelons
multiples se retrouve dans les travaux, plus récents, portant sur la mise en œuvre des politiques
européennes marquées par un fort décalage entre niveau décisionnel (celui des institutions de l’Union
européennes comme on l’a vu dans le chapitre précédent) et niveaux de la mise en œuvre (nationaux et
infra-nationaux). Gerda Falkner, Oliver Treib, Michael Hartlapp et Simone Leiber (2005) ont ainsi
modélisé différents types de transposition et de mise en œuvre des directives européennes en fonction
de l’existence ou non, au niveau national et infra-national, d’un système de représentations favorable à
l’européanisation et partagé, correspondant à une culture de la conformité (« culture of compliance »). Ils
ont distingué, en fonction des représentations et attitudes des acteurs nationaux et infra-nationaux
chargés de la mise en œuvre, trois, puis quatre (Falkner et Treib, 2008), mondes de la mise en
conformité (« worlds of compliance ») avec les directives européennes : celui de l’observation de la loi (« law
observance ») où les normes européennes sont mises en œuvre de manière conforme du fait d’un
consensus cognitif entre acteurs administratifs et politiques (cas des pays scandinaves) ; celui des
politiques domestiques (« domestic politics ») où l’application est plus limitée du fait de divergences entre
acteurs administratifs et politiques, moins systématiquement favorables à l’européanisation (on trouve
notamment dans ce type l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Espagne) ; celui de la négligence (« neglegct »)
où l’application des directives ne se fait pas, le plus souvent du fait des fortes oppositions à l’intégration
européenne aux niveaux administratifs et politiques (cas dans lequel on trouve la France) ; enfin le
monde des lettres mortes (« world of dead letters ») où les directives sont transposées mais non appliquées
du fait des limites du contrôle et de l’absence d’institutions adéquates (on y trouve les nouveaux pays
entrants issus de l’Europe centrale et orientale).
Au niveau de la formulation de la décision le flou, les ambiguïtés, voire les contradictions constituent 16
autant de zones d’incertitude dont peuvent se saisir les acteurs chargés de la mise en œuvre. Le plus
souvent les indéterminations de la décision dans son contenu même laissent une marge d’autonomie
qui conduit à de fortes différences dans la mise en œuvre. En effet, tout dépend alors de l’interprétation
de la décision que font les acteurs de terrain chargés de l’appliquer.
Cette politique, mise en place en France dans les années 1960, vise à contrôler les défrichements,
qui se multiplient à cause de la croissance urbaine, d’opérations industrielles et de spéculations
agricoles. Les raisons principales sont économiques (préserver l’industrie de la pâte à papier) et
environnementales. Par une circulaire découlant de la loi de finances de décembre 1969 est
introduit un nouveau motif de refus d’autorisation de défricher : « la conservation des bois
reconnus comme nécessaires à l’équilibre biologique d’une région ». Le caractère très flou de ce
critère, en l’absence de définition précise de ce qu’est « l’équilibre biologique », permet une grande
latitude d’interprétation et crée une importante zone d’incertitude dans la mise en œuvre.
L’attitude de l’administration départementale des Eaux et Forêts, qui examine individuellement
les dossiers de défrichements a été, de ce fait, déterminante.
On note, par conséquent, un contraste territorial important dans la mise en œuvre du refus de
défricher. Dans les zones de grande culture (Picardie par exemple) ou à forte densité urbaine (Île-
de-France) les refus sont nombreux et systématiques. On peut l’expliquer par le fait que l’attention
portée aux massifs forestiers par l’administration était déjà importante, par la faible homogénéité
des intérêts agro-sylvicoles, par l’existence d’un public préoccupé par les questions de cadre de vie.
Dans le Sud-Ouest il n’en va pas de même : la mise en œuvre est très limitée. Pourquoi ? Tout
d’abord parce que la notion d’équilibre biologique y est plus difficile à définir du fait de certaines
spécificités géographiques. Ensuite, le refus de défricher va à l’encontre d’autres politiques
publiques : la lutte contre les incendies, le développement des cultures, l’aménagement touristique.
Enfin, la concentration des coûts pour les groupes sociaux directement touchés et ayant de fortes
capacités de contrôle et de mobilisation (syndicats agricoles et sylvicoles, soutien des élus) auprès
de l’administration, joue également.
— Padioleau, 1982.
L’autre aspect lié au contenu de la décision est la théorie causale qui la sous-tend. La distorsion avec la 17
mise en œuvre survient alors quand cette conception se révèle en décalage avec le terrain. Il en résulte le
plus souvent une non-application de la décision car celle-ci repose sur des postulats erronés.
Ce mode de transport est fortement réglementé, mais la réglementation est très mal appliquée,
voire pas du tout. Le non-respect concerne en particulier le temps de travail (durée hebdomadaire,
temps de repos), le tonnage du véhicule (par la surcharge), et la vitesse. Ces distorsions sont liées
principalement à la faible pertinence des deux postulats de base fondant l’action publique en ce
domaine.
Le premier postulat est celui de la centralité du transporteur. La réglementation porte quasi
exclusivement sur cet acteur. Au contraire, les chargeurs et les auxiliaires (c’est-à-dire les
professions de courtage, d’affrétage, et de groupage) n’entrent que très faiblement dans le champ
d’intervention étatique. Or, le transporteur est en bout de chaîne, il est en situation de forte
dépendance par rapport aux autres acteurs. Les auxiliaires sont le pivot du système puisqu’ils
forment l’interface entre les chargeurs et les transporteurs. Ils sont les garants de l’obtention du
fret et détiennent l’expertise nécessaire à la connaissance de l’ensemble de la réglementation. Le
chargeur, quant à lui, est le donneur d’ordre. Placé dans une situation de dépendance le
transporteur n’a donc pas, le plus souvent, d’autre solution pour survivre économiquement que de
contourner la réglementation. Et ceci d’autant plus qu’une partie des infractions sont tolérées par
l’administration et ne font que rarement l’objet de sanctions par les forces de l’ordre qui effectuent
des contrôles prévisibles et qui sont réticentes à sanctionner. Le second postulat est relatif à la
conception de la concurrence entre le rail et la route. Ces deux moyens de transport sont
considérés comme interchangeables : il suffirait donc d’agir sur la réglementation et sur les prix
(tarifs) pour modifier le rapport entre ces deux moyens de transport. Les rigidités du passage d’un
mode de transport à l’autre ne sont donc que faiblement prises en compte. La réglementation n’a,
au final, quasiment aucun impact sur le transport ferroviaire.
Cet exemple montre aussi que les moyens existants peuvent être un autre facteur d’écart par rapport à 18
la décision.
Cette loi, adoptée à l’automne 2000 (et remise en cause en 2002), renforçait les droits de la défense
: avocat présent dès la première heure de garde à vue, détention provisoire limitée, contrôle de
l’incarcération par un nouveau juge… Cette loi s’est d’emblée heurtée au manque de magistrats
pour remplir les fonctions nouvelles de juge des libertés et de la détention, confrontés à la
multiplication des appels. De ce fait l’application d’une partie de la loi a été reportée (en particulier
celle concernant la possibilité de défendre une demande de libération conditionnelle ou de semi-
liberté devant un vrai tribunal). Le manque de personnel concernait toutefois surtout les greffiers,
sans lesquels la machine judiciaire ne peut pas fonctionner. Ainsi, un des premiers effets de la loi a
été la suppression d’audiences et de services dans certains tribunaux, ainsi que la diminution de la
proportion d’affaires envoyées à l’instruction, ce qui va à l’encontre des objectifs de la loi puisque
cela entraîne le renvoi direct devant le tribunal correctionnel, sans enquête (sauf policière).
Aux problèmes posés par les moyens humains s’ajoutent ceux des moyens techniques, à deux niveaux : 20
celui de leur existence et celui de leur usage par les acteurs concernés. Ainsi le Dossier médical
personnel – DMP –, devant permettre un meilleur suivi des patients par le transfert d’informations
entre professionnels de soins et mesure phare de la réforme de l’assurance-maladie, votée en 2004, a
seulement commencé à être mis en œuvre expérimentalement dans quelques régions fin 2010 alors que
sa généralisation était prévue pour début 2007. Cet important retard s’explique notamment par les
difficultés techniques à garantir la confidentialité et la sécurité des données médicales individuelles, les
problèmes de compatibilité et d’interopérabilité avec les logiciels utilisés par les professionnels de santé,
assez réticents face à la saisie informatique des données de leurs patients.
Un autre aspect à prendre en compte est l’existence de moyens de contrôle et de sanction dont l’absence 21
peut aussi empêcher l’application d’une politique publique, surtout quand les incitations font défaut.
Cette politique se concrétise en octobre 1993, dans le cadre de la convention médicale qui met en
œuvre les principes de la loi Teulade de décembre 1992. L’outil le plus emblématique de cette
nouvelle modalité de maîtrise est celui des références médicales opposables (RMO), correspondant
à des normes de pratiques à respecter pour des pathologies précises. La mise en œuvre de cet
instrument, renforcé par les ordonnances de 1996 (découlant du plan Juppé), a été limitée.
Sa faible effectivité est liée principalement aux limites des sanctions ; autrement dit, le caractère
opposable est resté largement virtuel. Le contraste est, en effet, assez saisissant entre le constat de
l’importance du nombre de cas de non-respect des RMO et l’absence de sanctions : ainsi, selon une
étude de la Cour des comptes parue en 1998, entre 1994 et 1997, sur 21 000 médecins dont la
pratique a été étudiée, plus de 10 d’entre eux ont dérogé au moins une fois à une RMO, mais moins
de 200 médecins ont été pénalisés. Cet outil de maîtrise a donc été progressivement abandonné du
fait des « limites inhérentes aux RMO (conception, fabrication, contrôlabilité) ; de l’inertie de la vie
conventionnelle (difficultés à faire sanctionner le non-respect) ; du désintérêt des médecins pour
ce type de contrôle ; des tractations politiques officielles ou officieuses entre professionnels de
santé, directions des caisses d’assurance-maladie responsables des pouvoirs publics ; des conflits
doctrinaires à propos des méthodes de la maîtrise des dépenses de santé ».
Le contexte plus général de la mise en œuvre peut aussi contribuer aux distorsions entre décision et 22
mise en œuvre. Il s’agit principalement du contexte politique et du contexte économique. Sur le plan
politique, tout changement (en particulier gouvernemental, mais aussi ministériel ou au niveau local)
peut entraîner une modification des priorités. Le plus souvent on assiste à des retards ou à une
application plus limitée d’une décision prise par d’autres acteurs politiques, voire dans certains cas à la
non-mise en œuvre, comme on l’a vu dans le chapitre 1 avec l’exemple de la loi Thomas de 1996,
instaurant des fonds de pension, adoptée juste avant une alternance politique et qui n’a jamais été
appliquée. Sur le plan économique, les changements de conjoncture ont souvent pour effet de modifier
les capacités financières de la mise en œuvre. Ainsi une récession économique peut non seulement
modifier les priorités en termes d’action publique, mais aussi limiter les moyens financiers permettant
la mise en œuvre de telle ou telle politique. Une période de croissance a les effets inverses. Il faut
également tenir compte des interactions entre différentes politiques publiques, du fait notamment de la
transversalité croissante de l’action publique.
L’importance des écarts avec la décision a conduit certains auteurs à promouvoir une autre perspective 23
d’analyse de la mise en œuvre des politiques publiques.
L’élément central de la critique de l’approche par le haut, faite par un nombre croissant de chercheurs 24
au tournant des années 1980 (Sabatier, 1986), est sa focalisation sur les acteurs centraux de la décision.
En effet, la perspective présentée dans la section précédente accorde un primat à la décision puisqu’il
s’agit, non seulement, de comprendre les écarts entre décision et mise en œuvre mais aussi, par là, de
rendre la mise en œuvre plus conforme à la décision. L’approche top-down continuerait donc à participer
à cette polarisation sur la décision publique, caractéristique de l’approche séquentielle, et sur les acteurs
de celle-ci : acteurs politiques et sommets de l’administration en particulier. Il en découle la mise en
avant d’une approche qualifiée de « bottom-up » inversant la perspective analytique en partant des
acteurs de la mise en œuvre, principalement les agents administratifs de base et les ressortissants. Elle
considère que ces acteurs, plus diversifiés et moins systématiquement étatiques, sont les acteurs
majeurs des politiques publiques du fait de leur rôle central dans leur concrétisation.
L’histoire de l’administration des étrangers en France entre 1945 et 1975 montre l’autonomie des
pratiques des agents de l’administration par rapport au cadre juridique des politiques publiques.
Du fait du monopole dont ils bénéficient dans l’application du droit, ils exercent une forme de «
magistrature bureaucratique ». Elle se traduit en particulier par un traitement des étrangers « à la
carte ». Les fonctionnaires opèrent une sélection en faveur des étrangers présumés « assimilables »
(ce qu’aucun texte ne prévoit) qui profite aux ressortissants italiens dans les années 1950 et aux
ressortissants portugais dans les années 1970. Les pratiques varient aussi en fonction de la
conjoncture économique (sans que des décisions soient prises au niveau de l’orientation de la
politique publique) : en période de forte croissance les ouvriers obtiennent facilement un statut
stable ; au contraire, en période de récession, l’accès au séjour des étrangers peu qualifiés se durcit
(sans modification du cadre juridique). Un autre exemple est fourni par l’allongement
systématique des délais pour l’acquisition de la nationalité française des ressortissants des pays
d’Afrique noire qui bénéficiaient d’un régime très favorable dans les années 1960. La pratique
administrative vise à réduire la portée de certains textes juridiques. Il existe donc une marge
d’appréciation importante des agents intermédiaires de l’État (chefs de bureau en particulier) pour
prendre des décisions portant sur le droit au séjour, l’accès au marché du travail et l’acquisition de
la nationalité française.
— Spire, 2005.
Dans d’autres cas, l’autonomie des acteurs chargés de la mise en œuvre d’une (ou de plusieurs) 26
politique(s) publique(s) conduit à une concrétisation qui va au-delà des prescriptions juridiques en
répondant notamment à des demandes du public non prévues par les textes, ce qui traduit une forte
capacité d’adaptation des fonctionnaires aux individus concrets auxquels ils sont confrontés.
Ce constat est tiré d’une étude portant sur le comportement des agents au guichet des Caisses
d’allocations familiales (CAF), qui délivrent et qui gèrent un nombre important de prestations
sociales (prestations familiales, RMI, aides au logement…) concernant le plus souvent l’intimité des
personnes. Les demandes auxquelles sont confrontés ces agents ne se réduisent pas aux cas de
figures prévus par les textes dans la mesure où, pour les publics précarisés, la demande porte aussi
sur l’écoute et le contact, le guichet d’une CAF constituant parfois un substitut fonctionnel à des
échanges sociaux devenus très limités du fait de l’absence de travail, de la faiblesse des ressources
financières et de l’isolement. La demande est loin d’être uniquement administrative, elle porte plus
fondamentalement sur l’exposition et la prise en compte d’une souffrance personnelle. L’attitude
des agents au guichet passe alors souvent par une adaptation à ces demandes, permise par le flou
et les incertitudes de la définition de leur fonction et par la relative indépendance dont ils
bénéficient dans leur travail ; elle répond également à une volonté de diminuer les tensions liées à
la misère (ressentiment, agressivité…). « À ces attentes renforcées et renouvelées correspondent en
effet de nouvelles pratiques et de nouveaux usages de la relation de guichet. […] Le guichet,
symbole de la froideur et la rigueur administratives, devient ainsi un lieu de parole et d’échange
pour ceux qui en manquent » (Dubois, 1999, p. 192). Ainsi s’expriment les dispositions personnelles
de ces agents : « les agents d’accueil témoignent souvent d’un fort engagement personnel dans leur
travail, au point que la personne prend parfois le pas sur la fonction » (p. 3).
Il ne faudrait cependant pas surestimer la capacité d’action autonome des agents chargés de la mise en 27
œuvre des politiques publiques. En effet, leur pouvoir discrétionnaire est encadré par des règles dont ils
ne peuvent pas faire totalement abstraction. De plus, comme le montre une enquête portant sur
500 fonctionnaires (Warin, 2002), l’attitude de certains petits fonctionnaires consiste plutôt à veiller à
une application stricte des règles afin de garantir un accès égal à leurs droits pour l’ensemble des
[7] usagers des services publics, en vertu d’une norme d’équité[7].
L’un des principaux
résultats obtenus est L’autonomie des agents administratifs chargés de la mise en œuvre est également limitée par leur 28
le fait que « moins… environnement. La pénétration de l’administration par son environnement, déjà mise en évidence par
Selznick (1949) pour la TVA, conduit parfois à l’existence de « passe-droits » traduisant le fait que la non-
application de la règle est le cas le plus fréquent et son respect l’exception.
En 1975 a été créée une « police de l’eau », c’est-à-dire un ensemble d’obligations et de sanctions
concernant les prélèvements et les rejets dans les cours d’eau et s’appliquant à tous les utilisateurs
d’eau, principalement les industriels, les agriculteurs et les communes. L’examen de l’application
des textes concernant la réglementation de l’eau montre une grande passivité des fonctionnaires
des Directions départementales de l’agriculture et des forêts (DDAF) vis-à-vis des agriculteurs et
de ceux des Directions départementales de l’équipement (DDE) vis-à-vis des communes. Ainsi, on
note un faible nombre de contrôles d’initiative administrative, celle-ci venant plutôt d’associations.
Et, lorsqu’une procédure est engagée pour un rejet non déclaré ou non conforme aux
prescriptions, il n’y a pas d’établissement de procès-verbal dans plus de la moitié des cas. Enfin,
lorsque celui-ci est tout de même établi, la recherche de régularisation l’emporte sur la sanction. Il
y a donc très rarement une poursuite judiciaire. Cette faible mise en œuvre ne traduit pas
seulement le poids des agriculteurs et des communes auprès des administrations concernées, mais
aussi la faiblesse des moyens de contrôle et des dispositifs techniques de mesure et
d’enregistrement. Enfin, le flou des textes favorise la faible implication de l’administration : ainsi
la loi sur l’eau de 1992 n’impose pas d’objectifs précis en matière de qualité des eaux ou de
hiérarchisation des usages prioritaires.
Le rôle des interactions entre les agents administratifs chargés de la mise en œuvre et leur 29
environnement conduit à prendre en compte le comportement des publics cibles. L’impact des
ressortissants est le plus net lorsque ceux-ci s’opposent à une décision en empêchant sa mise en œuvre,
ce qui, dans un certain nombre de cas, conduit à la remise en cause du contenu même de la politique
publique.
La remise en cause par les médecins libéraux des mécanismes d’ajustement économique découlant
des objectifs quantifiés de dépenses d’assurance-maladie, au cœur du plan Juppé présenté par le
Premier ministre en novembre 1995, est déclenchée rapidement. Dès le mois de décembre le
Syndicat de la médecine libérale (SML), avec la Confédération des syndicats médicaux français
(CSMF) et la Fédération des médecins de France (FMF), organise une manifestation nationale, sur
la base de mots d’ordre tels que le refus du « rationnement des soins » et de la « maîtrise comptable
». Ces trois organisations constituent, en février 1996, un « collectif de défense de la médecine
libérale » chargé d’organiser une campagne média contre le plan Juppé, en particulier contre les
sanctions sous la forme de reversements en cas de dépassement des objectifs de dépense.
Celles-ci sont précisées dans un décret d’application, datant du 19 décembre 1996, de l’ordonnance
du 24 avril 1996 portant sur l’organisation de la Sécurité sociale et inscrites dans les conventions
médicales signées au cours du premier trimestre 1997, par MG France pour les généralistes, l’Union
collégiale des chirurgiens et spécialistes français pour les spécialistes. Elles se heurtent à la vive
opposition des autres organisations. Elle conduit à des manifestations au printemps 1997 et
surtout au mouvement des internes, qui demandent (et obtiennent) un moratoire de sept ans pour
les jeunes médecins qui s’installent, autrement dit l’exemption des sanctions pour près du quart
des spécialistes.
Le « front libéral » a également recours à des moyens juridiques pour lutter contre les reversements
en faisant appel devant le Conseil d’État, qui lui donne raison par deux arrêts en juin et en juillet
1998, annulant les arrêtés approuvant les conventions médicales. Par conséquent, le mécanisme de
sanctions devait être redéfini dans le cadre de la loi de financement de la Sécurité sociale pour
1999. Celle-ci supprime la régionalisation des reversements et prévoit leur individualisation en cas
de dépassement de l’objectif national de dépenses d’assurance-maladie, en fonction du niveau de
revenu des médecins et de l’appartenance au secteur 2. Ce nouveau dispositif est à son tour annulé
par une décision du Conseil constitutionnel du 18 décembre 1988 (98-404), au motif que le critère
du revenu est sans rapport avec l’objet de la loi, puisque le reversement est ainsi déconnecté du
volume d’activité du médecin dans l’année. Les médecins opposés au plan Juppé obtiennent donc
sur le plan juridique (et avec le soutien des parlementaires de droite qui ont saisi le Conseil
constitutionnel) la remise en cause des sanctions collectives et individuelles. Il en résulte que le
dépassement des objectifs de dépenses d’assurance-maladie, pourtant net depuis 1998, n’est pas
sanctionné. Le changement de gouvernement au printemps 2002 a entraîné l’entérinement de la
suppression de tout mécanisme de reversement lié au dépassement de l’objectif des dépenses.
L’opposition du « front libéral » a donc très largement porté ses fruits en vidant de son contenu la
maîtrise quantitative des dépenses d’assurance-maladie dans le secteur ambulatoire.
— Hassenteufel, 2003.
Ce refus par le public cible (en tout cas par une partie de celui-ci) peut aussi se traduire par des 30
comportements tels que la fraude, comme on l’a vu précédemment dans le cas des transporteurs
routiers. De manière plus générale, au niveau des ressortissants des politiques publiques, le problème
central qui se pose est celui de l’imprévisibilité de leur comportement. De ce fait, l’attitude du public
cible peut fortement modifier les effets concrets d’une politique publique, voire sa signification.
Deux grands types de comportements sont à relever. Le premier peut être qualifié d’« effet
d’aubaine ». Les mesures de lutte contre le chômage contenant des exonérations de charges pour
les employeurs et/ou des primes ainsi que des modes de rémunération spécifiques sont utilisées
pour embaucher une main-d’œuvre à coût moins élevé (voire rémunératrice dans certains cas)
plutôt que des salariés avec un contrat de travail à durée indéterminée[8]. Ainsi, ces mesures ne
jouent que très peu sur le niveau de chômage puisque ces emplois auraient de toutes les façons été
créés, l’impact porte seulement sur le type de public embauché. De plus, au lieu de créer un emploi
stable, ces dispositifs conduisent à des embauches successives sur des contrats à durée déterminée
pour bénéficier à plein des avantages financiers de la mesure. L’autre comportement se traduit par
le non-respect des contreparties en termes de formation. Dans le cas des stages d’initiation à la vie
professionnelle (SIVP) et des stages de réinsertion en alternance (SRA), les employeurs (en
particulier dans le secteur du commerce et des services) se sont très peu acquittés de leurs
obligations en termes de formation. De ce fait, ces dispositifs ont un impact marginal sur
le chômage, mais contribuent à la flexibilisation de l’emploi, y compris dans le secteur public.
— Garraud, 2000.
Ce renversement de perspective pose toutefois deux grands types de problèmes, fortement liés. Le 32
premier est de réduire une politique publique à sa concrétisation et ainsi d’occulter notamment la
construction des problèmes publics, au risque aussi de diluer la notion même de mise en œuvre qui se
confond alors avec l’ensemble d’une politique publique. Le second est de sous-estimer l’impact de la
décision sur la mise en œuvre. En effet, même si la concrétisation des politiques publiques ne découle
pas directement des normes, règles et procédures définies dans le cadre du processus décisionnel, il
n’en reste pas moins que celles-ci encadrent la mise en œuvre en balisant le champ des possibles et les
manières de faire pour les acteurs administratifs à la base et les ressortissants. Il ne faut donc pas trop
durcir cette opposition entre approche par le haut et approche par le bas, qui sont probablement plus
complémentaires qu’opposées, leur usage dépendant notamment du type de politique publique (Lane,
1987) et de l’existence ou non d’un programme spécifique analysable isolément (Birkland, 2011), ce qui
rend une synthèse, mettant l’accent sur les interactions entre les acteurs en charge de la mise en œuvre
dans un cadre construit par des décisions, possible (Sabatier, 1986). D’autres auteurs (Goggin et alii,
1990) ont proposé une approche mettant en avant les modes de communication entre les acteurs aux
différents niveaux de la mise en œuvre (pour une présentation synthétique en français on pourra se
reporter à Kübler et de Maillard, 2008, p. 82-84).
Plutôt que de trancher en faveur de l’une ou l’autre de ces approches il apparaît plus heuristique de 33
souligner les avancées permises par ces débats sur l’analyse de la mise en œuvre. Tout d’abord, en
incitant à analyser celle-ci dans la durée ils conduisent à prendre en compte non seulement les outputs
(en particulier la façon dont les acteurs s’approprient les instruments) mais aussi les outcomes (les effets
dans une perspective qui n’est pas seulement celle de l’économie des politiques publiques, focalisée sur
l’impact causal mesurable sur des populations cibles d’un dispositif, mais aussi celle d’une sociologie
politique de l’action publique en termes de transformations de rapports sociaux et de pouvoir).
Ensuite, les perspectives ouvertes par ces débats s’avèrent particulièrement pertinentes pour analyser 34
une des évolutions majeures à l’œuvre dans l’action publique contemporaine : la part croissante des
politiques constitutives ou procédurales et des politiques incitatives par rapport aux politiques
substantielles (distributives, redistributives et productives) dont l’objectif central est de structurer et
d’organiser des interactions à travers le développement d’instruments contractuels notamment (cf.
chapitre 9), ce qui laisse une marge d’autonomie importante aux acteurs directement impliqués dans la
mise en œuvre. Comme le met en avant Vincent Dubois (2010) « on peut faire l’hypothèse que les
politiques publiques contemporaines laissent dans de nombreux cas une responsabilité croissante aux
échelons subalternes pour apprécier les conditions et modalités de leur mise en œuvre » (p. 274-275). Il
en résulterait notamment un accroissement du pouvoir discrétionnaire des agents au guichet. Cette
évolution serait liée à trois facteurs principaux. Tout d’abord « l’intensification des changements
institutionnels, de la décentralisation à la réforme des échelons déconcentrés en passant par les
réorganisations internes, brouille la répartition des compétences et les relations hiérarchiques ce qui
peut conduire des agents intermédiaires à pouvoir (ou devoir) prendre des décisions dont on ne sait
plus clairement à qui elles incombent » (p. 276). Ensuite, cette incertitude concerne aussi les objectifs
d’un certain nombre de politiques publiques : « le personnel “de terrain” est placé dans la situation de
devoir arbitrer les questions posées par les réformes sans qu’elles y apportent des réponses […]. Il s’agit
en bref de traiter “techniquement” ce qui n’a pas été tranché politiquement, et donc de “fabriquer”, mais
sous forte contrainte, les politiques publiques » (p. 277). Enfin, la valorisation de la proximité et la
responsabilisation des agents administratifs renforce le rôle des relations de guichet.
Ces débats contribuent aussi à développer une analyse multiniveaux et transversale de l’action publique. 35
L’analyse top-down met l’accent sur l’articulation verticale entre les différents niveaux (international,
européen, national, local…) à partir de l’impact du niveau supérieur sur le niveau inférieur, tandis que
l’approche bottom-up conduit plus à s’intéresser aux interdépendances entre acteurs relevant de
différents niveaux dans un territoire donné. Est ainsi posée la question de la construction d’espaces
d’action publique mêlant des acteurs aux logiques territoriales, aux intérêts, aux pratiques et aux
représentations différentes, ce qui permet d’appréhender la transversalité croissante de l’action
publique contemporaine. Ces deux évolutions majeures (articulation entre des niveaux multiples,
transversalité) conduisent aussi à adopter un cadre d’analyse basé sur les interactions d’acteurs. Ainsi
ces débats ouvrent la voie à une nouvelle perspective d’analyse des politiques publiques partant des
interactions d’acteurs autour d’enjeux et d’instruments multiples et non plus des séquences.
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Notes
[1] Ce terme est également utilisé en allemand. Il est en général traduit par « mise en œuvre » en français ; toutefois
pour certains auteurs implementation renvoie à « tout processus politico-administratif qui suit la prise de décision
parlementaire », tandis que la mise en œuvre désigne « l’ensemble des processus qui, après la phase de
programmation, visent la réalisation concrète des objectifs d’une politique publique » (Knoepfel, Larrue et Varone,
2001, p. 214-215).
[2] « Comment de grands objectifs formulés à Washington s’évanouissent à Oakland ; ou pourquoi il est étonnant que
des programmes fédéraux aient le moindre effet, il s’agit donc de l’histoire de l’administration chargée du
développement économique, racontée par deux observateurs impartiaux qui cherchent à tirer des leçons sur la base
des espoirs déçus. » Le sous titre original est “How Great Expectations in Washington Are Dashed in Oakland ; Or, Why
It’s Amazing that Federal Programs Work at All, This Being a Saga of the Economic Development Administration as Told by
Two Sympatetic Observers Who Seek to Build Morals on Foundation of Ruined Hopes”.
[3] Dans leur introduction Pressman et Wildavsky remarquent qu’ils n’ont trouvé aucune analyse approfondie de mise
en œuvre d’un programme d’action publique, à l’exception de l’ouvrage de Martha Derthick, New Towns in-Town,
paru l’année précédente (1972) et rendant compte de l’échec du programme de construction de nouveaux quartiers
urbains, mélangeant Noirs et Blancs ainsi que riches et pauvres, décidé par l’administration Johnson en 1967.
[4] Certains auteurs, tels Christopher Hood (1976) ou Sabatier et Mazmanian (1979), cherchent même à déterminer les
conditions d’une mise en œuvre parfaite : une ligne de commandement hiérarchique unique, la définition
d’objectifs clairs, l’existence d’une théorie causale adéquate, une bonne communication entre les unités
administratives chargées de la mise en œuvre, des agents administratifs bien formés, des soutiens extérieurs,
l’absence de pression temporelle et de changement dans le contexte socioéconomique…
[5] Par là Lipsky désigne en particulier les instituteurs, les travailleurs sociaux, les agents des services sociaux et de
santé, les policiers… D’autres chercheurs parlent de « petits fonctionnaires » (Warin, 2002) ou d’« administration au
guichet » (Dubois, 1999).
[6] « Le terme de “ressortissants” des politiques publiques désigne communément les individus, les groupes
socioprofessionnels et les institutions à qui les politiques sont destinées » (Warin, 1999, p. 103).
[7] L’un des principaux résultats obtenus est le fait que « moins d’un agent sur trois reconnaît procéder sur le mode de
l’arrangement avec les règles et, encore, la plupart du temps de façon exceptionnelle. […] À l’inverse, près des deux
tiers des agents reconnaissent ne jamais adapter les règles ou les procédures ou bien rarement. […] Ce résultat est
majeur parce qu’il indique, d’une part, que la pratique de l’arrangement est minoritaire et, d’autre part, qu’en
évitant d’utiliser ce registre les fonctionnaires ont pleinement le sentiment d’agir équitablement » (p. 81-84). Leur
objectif principal est donc de « parvenir à une application pleine et entière des règles et des procédures » (p. 88). Le
problème central ne serait alors plus celui du pouvoir discrétionnaire des fonctionnaires, mais celui de la mise en
œuvre la plus complète possible des règles existantes : « À la différence de ce que suppose le modèle de la
discrétionnarité pensé il y a plus de vingt ans, le problème, tel qu’il apparaît aujourd’hui, n’est pas tant celui de la
rigidité des systèmes réglementaires mais plutôt celui de la difficulté à les appliquer le plus complètement possible
» (p. 94). Ceci dans le but d’égaliser au maximum les conditions d’accès aux services publics.
[8] Autre exemple : en 2006 le premier bilan du contrat nouvelle embauche (auquel l’employeur peut mettre fin sans
explication durant les deux premières années) fait par la DARES et l’ACOSS soulignait que dans 90 % des cas le CNE
remplace des embauches en CDD ou CDI.
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