La Flexibilité Dans Les Organisations Industrielles
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Nous limiterons pour l’instant la réflexion aux machines indivi- verbe d’action exprimant une transformation d’un état à un autre. Le
duelles (robots et machines-outils), à la différence des lignes ou des mot polyvalence vient du grec poly (plusieurs) et du verbe valere
ensembles automatisés de production qui assurent à la fois le (valoir), qui est un verbe d’état exprimant un simple constat. Dès
déplacement, la transformation et la régulation des flux au sein lors, ne faut-il pas qualifier de polyvalents les robots et les machines
d’ateliers dits flexibles, que nous verrons ensuite (§ 3). programmables, dont la variabilité d’intervention est délimitée, pré-
On distingue dans les machines individuelles celles qui accom- vue à l’avance, contenue dans les programmes ?
plissent un geste (robots) pour souder, peindre ou déplacer des En effet, et c’est bien sur ce point que porte la problématique,
objets, par exemple, de celles capables de transformer de la matière polyvalence et flexibilité ont tous deux un rapport étroit avec la
(machines-outils). variété. Mais dans le premier cas, polyvalence, on préjuge de la
diversité des situations rencontrées et on définit une enveloppe
« fermée » de solutions possibles pour des problèmes définis à
Un robot industriel se définit de la manière suivante : « c’est l’avance ; tandis que la flexibilité désigne une capacité d’adaptation
un appareil automatique programmable, se substituant à « ouverte » à des événements imprévisibles.
l’homme grâce à un ou plusieurs bras mécaniques, articulés ou Ainsi, les machines sont capables de faire des choses différentes,
motorisés, et qui doivent s’adapter en étant reprogrammés de réaliser une variété d’opérations, mais pas d’évoluer par
et/ou grâce à des capteurs, à des tâches diversifiées de manipu- elles-mêmes d’un état à un autre dans un contexte d’incertitudes,
lation dans l’univers physique » (d’après F. Cochet) [5]. d’imprévisibilité, d’inédit et d’une certaine forme de liberté. À
On distingue trois types de robots (Coriat, 1983) [9] : l’inverse, les hommes sont capables de flexibilité, par apprentis-
— les robots transfert (déplacement d’objets) qui sont parfai- sage, réflexion, intuition, autonomie, concertation, voire remise en
tement adaptés à des opérations simples et répétitives de cause des règles et des procédures officielles. La propriété
manipulation ; d’apprentissage, de création ou d’invention est fondamentale dans
— les robots d’assemblage (soudure) bien adaptés aux gran- un contexte où l’on admet la réduction de la part prescrite et pro-
des séries et aux cadences élevées mais posant des problèmes grammable du travail corrélée avec les exigences d’adaptation.
pour les soudages plus complexes ;
— les robots à trajectoire continue (robots de peinture)
conçus pour assurer un mouvement parfaitement uniforme et
régulier. 2.2 Les hommes : logique de compétence
Les vertus de tels équipements automatisés vont de la libéra- et organisation qualifiante
tion de l’homme d’un certain nombre de tâches pénibles physi-
quement ou présentant un danger, à la possibilité d’exécuter
des mouvements simples, répétitifs avec une grande précision Après avoir traité de la souplesse intrinsèque des machines, en
et une parfaite régularité. insistant encore sur le caractère purement analytique de la dissocia-
À l’instar du robot, la machine-outil est également un outil tion des aspects techniques et des aspects humains, concentrons-
individuel, mais l’opération effectuée est généralement plus nous maintenant sur l’étude des principes, des conditions et des
longue (de quelques minutes à quelques heures). On distingue limites de la flexibilité intrinsèque aux individus.
les machines-outils par enlèvement de matière (perceuse, frai-
seuse, taraudeuse...) de celles par formage (fonderie, forge, La capacité humaine d’adaptation n’est pas sans limite. Elle subit
emboutissage...). des contraintes cognitives fortes liées en particulier à une abstrac-
tion plus élevée des processus du fait de l’automatisation. Les exi-
Pour ces deux types de machines (robot et machine-outil), les
gences d’une production plus variée et moins prévisible sollicitent
dispositifs de programmation ont incontestablement marqué
également davantage l’attention, l’intelligence et la capacité d’initia-
une étape fondamentale. L’électronique et l’informatique ont
tive des opérateurs aux niveaux les plus décentralisés.
permis le passage de l’automatisation rigide à composante
essentiellement mécanique, à l’automatisation flexible. C’est à Rappelons les termes d’une alternative tout à fait centrale dans la
la programmation que l’on attribue l’acquisition de la propriété problématique de l’organisation qualifiante. Deux options théori-
de « flexibilité ». ques coexistent pour permettre une flexibilité dans l’utilisation des
Deux techniques de programmation s’affrontent et contri- individus, alors même qu’elles reposent sur des principes diamétra-
buent en même temps à distinguer le robot de la machine-outil. lement opposés :
La première est celle dite record/play back (enregistrement et — la première option consiste à simplifier et à parcelliser au
répétition) : le robot enregistre les mouvements effectués par maximum le travail, de façon à permettre une mobilité ou une inter-
un ouvrier qualifié et les reproduit automatiquement. L’autre changeabilité des individus sur des tâches ne demandant en prin-
technique est plus abstraite et plus indirecte. Elle consiste à cipe pas de qualification, ni d’apprentissage long. C’est l’option
transposer en données informatiques et mathématiques, absor- taylorienne du travail qui s’applique actuellement aux diverses for-
bables par un calculateur, les caractéristiques des pièces à mes d’emplois précaires et flexibles, en l’occurrence, par défaut de
transformer (au moyen d’algorithmes) et à connecter le calcula- compétence. Ce n’est pas un hasard si la plupart des emplois flexi-
teur à la machine-outil (Coriat, 1990). C’est cette voie que dési- bles (CDD et intérim, en particulier) concerne des catégories de
gne l’expression « commande numérique » (CN). Cette dernière main-d’œuvre peu ou pas qualifiées ;
va elle-même évoluer pour incorporer des calculateurs (CNC — la seconde option consiste à faire reposer la flexibilité sur la
commande numérique par calculateur) ainsi que des micropro- compétence et l’intelligence des opérateurs pour prendre en charge
cesseurs qui vont permettre à la fois de multiplier les mouve- des situations de travail recomposées et moins prescriptibles. Il en
ments simultanés, de simplifier le travail de programmation et résulte la nécessité d’une marge d’autonomie pour maîtriser des
de permettre une autocorrection de la machine par rapport aux événements imprévisibles dans la contrainte de l’urgence, ainsi que
données recueillies et traitées pendant le fonctionnement. la nécessité de mettre en œuvre des processus locaux d’apprentis-
sage dans un contexte d’incertitude et d’émergence dynamique de
Les principes de programmation de ces machines individuelles règles « flexibles ». Nous sommes ici au cœur de l’organisation qua-
suffisent-ils à les qualifier de flexibles ? N’y a-t-il pas confusion entre lifiante.
flexibilité et polyvalence ? La compétence dont il est question ne peut s’acquérir que par
L’étymologie des deux termes les distingue pourtant sans ambi- l’exercice et la pratique longue et répétée de situations de travail
guïté. Le mot flexibilité s’inspire du verbe flectere : fléchir, qui est un relativement stables et homogènes.
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Une organisation qualifiante à base d’autonomie et de compé- des opérateurs ; pour cela, il faut que les machines soient choisies
tence est tout à fait compatible avec une certaine redondance ou et conçues avec l’objectif explicite d’en rendre le fonctionnement
recouvrement dans les savoirs, c’est-à-dire des connaissances plus compréhensible et ouvert pour les utilisateurs. Dans le cas
ou moins partagées par différents individus. On peut même affirmer contraire, la technologie peut littéralement réduire ou fermer l’initia-
que c’est une condition nécessaire pour qu’ils puissent communi- tive des opérateurs (déqualification ouvrière). C’est cette option qui
quer sur la base d’un référentiel commun. Mais l’autonomie est à l’œuvre dans un modèle de type « néo-taylorisme » assisté par
requiert, en revanche, une délimitation stricte des prérogatives et ordinateur (Perrier, 1995) [28].
des champs d’intervention, correspondant à l’habilitation de faire
telle ou telle chose. Cette délimitation stricte des prérogatives n’est
pas figée. Les champs d’intervention peuvent s’étendre et évoluer, à
condition que les savoir et savoir-faire des individus le permettent.
3. Flexibilité et organisation
2.3 Combiner réflexe et réflexion de la production
Si l’on réunifie maintenant les machines et les hommes, mon- Examinons maintenant la flexibilité résultant de l’agencement des
trons dans quelle mesure leurs propriétés sont complémentaires. machines, c’est-à-dire dans la façon de les combiner ou de les dis-
En effet, les individus ne peuvent être autonomes et exercer des poser les unes par rapport aux autres.
tâches indirectes qui sortent de la transformation immédiate de la
matière, que si les machines disposent elles-mêmes d’un minimum Deux des principaux modes d’organisation de la production (ate-
d’intelligence leur permettant de fonctionner de façon autonome et lier et ligne) seront présentés et analysés dans la perspective de leur
automatique dans un cadre déterminé. C’est ce qu’évoque le néolo- flexibilité respective (§ 3.1 et 3.2). Le cas des ateliers (automatisés)
gisme autonomation qui fusionne autonomie et automatisation. flexibles fera l’objet d’un développement spécifique (§ 3.3) tant il
illustre les limites de « l’usine sans homme ». Après quoi, nous sor-
En ce sens, une relative intelligence des machines auxquelles on tirons de la dimension technologique interne à l’entreprise en exa-
délègue les problèmes routiniers, répétitifs, demandant de la préci- minant les liens avec la sous-traitance (§ 3.4), forme particulière
sion, de la rapidité ou de la régularité est bien une condition néces- d’organisation de la production mettant en rapport plusieurs parte-
saire à la disponibilité des individus pour que ces derniers puissent naires distincts.
prendre en charge des tâches plus complexes demandant de
l’apprentissage, de l’adaptation, de l’anticipation, de l’initiative, de
la coordination et du savoir-faire. Faute de quoi, les individus sont 3.1 Organisation en atelier : un système
happés par les activités de transformation directe et ne disposent
pas du temps et de la disponibilité mentale nécessaires pour se flexible mais peu productif
consacrer à la gestion des événements imprévisibles et inédits inhé-
rente à la flexibilité. « Un système productif est organisé en ateliers spécialisés (job
shop) lorsque tous les équipements assurant une même fonction
Apparaît nettement la complémentarité des machines et des indi- technique (par exemple percer ou emboutir) sont réunis en un
vidus. En effet, les machines sont particulièrement adaptées à des même lieu » (Giard, 1989) [18]. C’est à ce mode d’organisation que
décisions séquentielles et des actions de type réflexe qui deman- l’on attribue la possibilité de mettre en œuvre une production relati-
dent rigueur, précision et régularité. Au contraire, l’individu se lasse vement diversifiée de produits finis ou de composants : « L’organi-
dans des actions répétitives, de plus la régularité de ses opérations sation en ateliers offre une grande flexibilité, tant du point de vue de
n’est pas assurée. En revanche, il est capable d’apprentissage, la définition du produit (standardisation moins poussée) que de
d’invention, d’initiative et de savoir-faire. Il peut aussi anticiper plus celle de la modulation des capacités de production ». Cette flexibi-
rapidement les conséquences d’une action par une sélection intui- lité résultant de la multiplicité des routes possibles entre les postes
tive des facteurs importants et adapter, voire créer, de nouvelles de travail.
règles dans des contextes porteurs d’incertitudes et d’inédit.
Exemple : l’atelier tôlerie et mécano-soudure d’une PMI fabriquant
Le fait de déléguer aux machines des procédures routinières est à la commande des systèmes de convoyage nous donne un exemple
ainsi favorable à la qualité du processus décisionnel global, dans la de ce type d’organisation de la production. De manière générale, on y
mesure où cela permet à l’individu de libérer et de concentrer son transforme des métaux en plaque et des métaux longs. Différentes
attention sur des problèmes « qui en valent la peine ». Le système machines composent cet atelier : une cisailleuse, une tronçonneuse,
Poka-Yoke (Shingo, 1983) [31] en est un bon exemple : « Le une plieuse, deux poinçonneuses de capacités différentes, un poste de
Poka-Yoke est un système automatique de détection des défauts ou mécano-soudure, et différentes petites machines (ébavureuse, enco-
des anomalies. Le Poka-Yoke permet d’alléger l’effort d’attention cheuse, une petite machine à découper l’inox, etc.).
requis de l’ouvrier et de libérer celui-ci de la contrainte
psychologique ; de plus il permet d’améliorer la qualité des pro- Les machines sont réparties dans l’atelier par homogénéité de fonc-
duits. Il permet donc de faire d’une pierre deux coups ». Au-delà de tion, et aucune liaison fixe ne les relie entre elles. La raison en est qu’il
cette pratique, l’assistance par des systèmes-experts permet de est impossible de préjuger à l’avance et de manière durable des
recentrer les activités des opérateurs humains sur les domaines où séquences dans lesquelles les différentes étapes de transformation
ils possèdent un avantage compétitif (évaluation et jugement, vont être mises en œuvre les unes par rapport aux autres : pour ne se
invention, compréhension d’autres acteurs...). limiter qu’aux métaux en plaque, à l’issue du cisaillage, les pièces peu-
vent aller soit à l’une ou l’autre des poinçonneuses, soit au pliage, soit
Utilisés de façon interactive, les systèmes-experts (travail mental) à la peinture (activité sous-traitée à l’extérieur), soit parfois directement
et les robots (travail physique) apportent précisément un complé- à la mécano-soudure. À l’issue du poinçonnage, les pièces vont soit à
ment efficace dans les domaines où les capacités humaines font la peinture, soit à la mécano-soudure, soit au pliage, etc.
défaut (le calcul, le traitement de grandes masses d’informations La représentation graphique de tous les circuits possibles des flux
élémentaires mais homogènes, la précision, la rapidité, la répétiti- matière entre les machines de l’atelier rendrait le schéma quasiment
vité et la régularité). illisible. C’est donc un système à cheminements aléatoires qui ne
Toutefois, l’équilibre dans les rapports de domination/assistance peut fonctionner que par l’absence de liens fixes entre les différentes
est délicat : soit la machine assiste l’homme et lui permet d’être machines. On y trouve des stocks intermédiaires, et l’arrêt de l’une des
autonome, soit c’est l’homme qui devient l’assistant de la machine machines n’empêche pas les autres de pouvoir continuer à fonction-
qui le prive du même coup de la maîtrise des processus et de l’auto- ner. Du reste, les différentes machines peuvent travailler avec des
nomie. La technologie peut donc ouvrir l’initiative et la compétence niveaux de charge très variables.
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Si ce type d’organisation est flexible car il ne préjuge pas des Nota : on appelle intégration ce processus de synchronisation : « la circulation des piè-
ces et les opérations sont intégrées » (Coriat, 1990) [10]. Ce sens de l’intégration corres-
séquences de transformation, il a deux défauts majeurs : pond à la définition suivante du terme : « établissement d’une interdépendance plus étroite
— c’est un système difficile à ordonnancer précisément en raison entre les parties » (Grand Robert). Définition qui revêt une connotation tout à fait négative
de la multiplicité des chemins possibles ; pour notre propos : « [Cette] intégration ne s’obtient qu’au prix d’une rigidité absolue du
processus de production » (Coriat, 1990).
— l’indépendance de chaque poste de transformation génère des
On peut toutefois contourner cette contrainte en installant, comme cela se pratique par
niveaux de charges très variables et peut engendrer des encours ou exemple chez Calor, des systèmes de convoyage « sur roulette » pour permettre justement
des attentes importantes, la productivité est donc aléatoire. une reconfiguration plus ou moins rapide des chaînes de montage. Mais cela nécessite
néanmoins à chaque changement un certain temps pour réajuster le rythme de la chaîne
(coordination des temps de montage à chaque poste de travail et des temps de déplace-
ment de la matière).
3.2 Organisation en ligne : un système Les avantages de l’organisation en ligne sont les suivants :
productif mais peu flexible — une forte productivité conditionnée par la régularité, le volume
et la standardisation de la production ;
« Un système de production est organisé en ligne (ou chaîne) de — une simplicité au niveau de l’ordonnancement : l’enchaîne-
production lorsque l’agencement des équipements est réalisé de ment des étapes de transformation génère une séquence unique.
telle sorte qu’un flux régulier de produits puisse passer d’un poste Une fois introduite dans le « tuyau » à la première étape de la trans-
de travail au suivant, l’ordre de passage restant toujours le même » formation, la matière ne peut suivre qu’un seul chemin. De sorte
(Giard) [18]. Ce type d’organisation, qui renvoie à la chaîne for- que, du point de vue logistique, plusieurs étapes de transformation
dienne, est à réserver à une production de masse d’objets manufac- n’en font plus qu’une seule.
turés standardisés : « Techniquement, la ligne offre nécessairement Notons que présentée ainsi, l’organisation en ligne possède les
des rigidités structurelles : la variété des produits que l’on peut faire mêmes propriétés que l’organisation de type process. Le process
passer sur une chaîne donnée est très réduite et le volume de pro- désigne un système en flux continu destiné à transformer une
duction que peut réaliser une chaîne de production n’est guère sus- matière instable : du liquide, du gaz, de la matière en fusion, etc.
ceptible de modulation ». C’est donc tout le contraire du contexte C’est le système caractéristique de la chimie, de la production élec-
général dans lequel la flexibilité est envisagée. trique, de la sidérurgie, de la verrerie, etc. On y retrouve donc le
L’organisation en ligne de production recouvre toutefois des réa- principe du flux « enchaîné ». Mais la différence vient du fait que la
lités différentes. On parle de ligne-transfert traditionnelle et de continuité du flux inhérente au process est une obligation en raison
ligne-transfert flexible. En quoi consistent-elles, qu’est-ce qui les de l’instabilité de la matière. Alors que l’enchaînement des étapes
distingue, et surtout, s’agissant de la seconde, est-elle aussi flexible de transformation dans le manufacturier relève d’un choix.
que son libellé le laisse penser ? De la même manière, l’organisation à la chaîne s’apparente à un
■ « La ligne-transfert traditionnelle est fondée sur l’organisation système en JAT (juste à temps), dont nous parlerons plus loin, par
automatique d’un flux continu de pièces. Le transfert des pièces est le principe de l’interdépendance et de la tension cette fois-ci logisti-
assuré par un convoyeur qui les présente successivement, en les que des flux. La conséquence identique pour les deux, voire pour les
positionnant comme il convient, devant une série de têtes d’usi- trois systèmes — chaîne, process, JAT — est que si l’un des élé-
nage, c’est-à-dire des outils enlevant du métal, mus par un moteur ments du processus s’arrête ou tombe en panne, c’est l’ensemble
électrique » (Besson, 1983) [5]. La ligne-transfert traditionnelle, typi- du processus qui se retrouve bloqué à très court terme. L’inter-
que de l’automatisation de l’après-guerre, se caractérise par sa dépendance est mécanique pour la chaîne, physico-chimique pour
rigidité : « La ligne, une fois installée et réglée, ne peut que répéter le process, logistique pour le JAT.
les mêmes opérations, au même rythme. Si bien qu’elle ne devient Ceci nous amène à envisager les défauts de l’organisation en
vraiment rentable que si elle est utilisée pour fabriquer une énorme ligne :
quantité de produits standardisés et rigoureusement identiques » — les difficultés d’équilibrage de la chaîne : chaque élément de la
(Coriat, 1990) [10]. chaîne étant interdépendant des autres, la synchronisation des
■ La ligne-transfert traditionnelle se distingue de la « ligne-trans- temps de transformation et des temps de déplacement de la matière
fert flexible » par la possibilité qui caractérise cette dernière qu’une doit être parfaite et ne souffre pas la moindre perturbation ;
même ligne soit utilisée pour différents produits se succédant dans — la cadence de la ligne est déterminée par le temps de cycle de
le temps sans nécessiter de coûts de transformation prohibitifs. l’opération la plus longue, ce qui signifie des phénomènes de goulot
et l’arrêt immédiat de la ligne en cas de panne de l’un de ses
La ligne-transfert flexible repose sur l’utilisation au niveau des constituants ;
postes de transformation de machines-outils à commande numéri- — un autre défaut sérieux de la chaîne est son coût relativement
que (MOCN) dont il a été question précédemment. « La commande plus important que celui de l’organisation en atelier. Ce surcoût est
numérique autorise une flexibilité de produits que ne permet pas la lié aux éléments qui assurent le déplacement mécanique de la
ligne-transfert classique (rigide) spécialisée sur un seul produit » matière entre les postes de transformation. Certains dispositifs peu-
(Besson, 1983). Plutôt que d’une flexibilité, nous préférons parler vent être très simples et donc peu coûteux : une rampe, par exem-
d’une variété réintroduite en l’occurrence par l’usage de machines ple. Mais on peut rencontrer des systèmes plus compliqués et donc
polyvalentes au sein d’un système automatisé (§ 2.1). En effet, le plus chers de type balancelles, convoyeurs, tapis, ou des robots de
degré d’adaptation des MOCN à des fabrications de pièces de manutention.
dimensions variables est limité à la fois par les programmes et par
des contraintes techniques de bridage des pièces dont le coût De manière générale, l’organisation en ligne est donc rigide :
augmente avec leur diversité. Ce qui signifie que la polyvalence « avec la ligne-transfert, les têtes d’usinage sont intégrées en un
des constituants de la ligne-transfert « flexible » — les MOCN — est système automatique par un convoyeur, alors que du côté de l’ate-
limitée. lier traditionnel, l’élément intégrateur des machines est l’organisa-
tion du travail » (Besson, 1983). Et cette rigidité occasionne une
Dans les deux cas (traditionnelle et flexible), l’organisation en grande fragilité.
ligne nécessite une parfaite synchronisation temporelle et spatiale
entre la circulation des pièces dans le système de convoyage Deux moyens permettent de compenser la rigidité et la fragilité
(convoyeurs, balancelles, tapis, rampes, robots de manutention) inhérentes à l’organisation en ligne :
et les différents postes de transformation machiniques. L’image — des stocks-tampons ont pour effet, en introduisant du « mou »
d’un « tuyau » illustre la spécificité de fonctionnement de l’organi- entre les postes de transformation, à la fois de détendre les flux et
sation en ligne : chaque étape s’enchaîne dans un ordre ainsi d’éviter la propagation immédiate d’un dysfonctionnement
« mécaniquement » rigide et le flux doit être parfaitement régulé. local à l’ensemble de la chaîne ; mais aussi d’introduire des
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moments de contrôle et de régulation pour l’intervention humaine L’exemple envisagé est celui du chariot automoteur guidé par fils
dans des situations ambiguës ou imprévues ; électriques noyés dans le sol. Par rapport au système de guidage
— l’autre moyen de réintroduire de la flexibilité, et c’est une autre mécanique (convoyeurs, balancelles, chariots guidés par chaînes ou
forme de « mou », consiste à doubler les machines et à les coupler sur rails), ce système de guidage électronique est flexible d’un dou-
en parallèle. Ce qui permet de réduire les files d’attente aux pos- ble point de vue. En temps réel, tout d’abord, car selon les instruc-
tes-goulots et en cas de panne de l’une des machines, de recourir à tions qui lui sont fournies par l’ordinateur central, le chariot peut
l’autre sans bloquer toute la ligne, mais ceci au prix d’un investisse- emprunter différents circuits. Il est également flexible à moyen
ment supplémentaire. terme, dans la mesure où pour modifier rapidement et économique-
Ainsi, une rigidité organisationnelle (dans l’agencement des ment le circuit des chariots, il suffit de creuser une rainure dans le
machines) repousse la recherche d’adaptation aux aléas par sol et d’y noyer un fil électrique, ce qui étend le choix des itinéraires
d’autres biais : soit des stocks-tampons, soit le doublement des possibles.
machines « sensibles ». Dans tous les cas, il en résulte une
sous-utilisation de certains éléments de la ligne qui pourraient fonc-
On aboutit, ainsi, à un ordonnancement dynamique de la fabri-
tionner plus efficacement s’ils n’étaient pas mécaniquement solidai-
cation, grâce à une capacité autonome des centres d’usinage à
res — intégrés — d’un ensemble difficile à équilibrer ou à
s’adapter à des paramètres prédéfinis de fonctionnement, grâce
synchroniser.
également à un système souple de transfert permettant un accès
aléatoire de la matière aux différents postes de transformation, et
grâce enfin — ce qui pose le plus de problèmes — à un système de
Deux organisations de la production s’affrontent donc autour commande-contrôle automatique centralisé très complexe. En effet,
du dilemme suivant : un tel ordonnancement dynamique suppose une gestion en temps
— soit la flexibilité avec une faible productivité (ateliers réel de toutes les fonctions et de tous les aléas de production afin
spécialisés) ; d’optimiser à chaque instant la charge de tous les composants du
— soit la productivité avec une flexibilité faible voire nulle système.
(organisation en lignes de production). C’est sur ce point que l’atelier automatisé flexible montre ses
limites. L’ordinateur est bien capable de tester des cheminements
possibles, mais les aléas sont nombreux et l’ordinateur n’est pas en
mesure de sélectionner de façon « flexible » l’importance des para-
3.3 L’atelier automatisé flexible : mètres. À chaque aléa, il reprend automatiquement les algorithmes
mythe et réalité pour vérifier que l’ordonnancement convient, ce qui prend beau-
coup de temps.
Apparu dans les années 1970, l’atelier flexible (Besson, 1983) est D’autres inconvénients sont soulignés par B. Coriat (1990) [10] qui
censé permettre l’usinage simultané de différents produits, alors dresse un bilan peu élogieux de ces configurations, avec deux séries
que cette capacité est séquentielle pour la ligne-transfert flexible. majeures d’inconvénients : d’une part, le très haut coût de concep-
Un atelier flexible se veut être une usine miniature automatisée tion et d’installation et, d’autre part, la très grande vulnérabilité
composée de plusieurs « centres d’usinage », approvisionnés par technique des arrangements qui supposent des réglages et des
des systèmes automatisés de convoyage ; le tout étant relié par des bouclages informatiques à la fois très complexes et qui ne souffrent
réseaux informatiques et piloté par un ordinateur centralisé. Il con- aucun défaut.
vient de noter que les performances et les capacités de telles instal- Par ailleurs, de telles installations créent des difficultés d’intégra-
lations demeurent dans une large mesure théoriques. tion. En rendant toutes les machines mécaniquement interdépen-
Deux caractéristiques essentielles sont à noter pour notre propos, dantes et solidaires les unes des autres, ces « systèmes de
l’une ayant trait à la flexibilité structurelle, l’autre à la flexibilité orga- production intégrés » (SPI), comme les appellent D. Gerwin et
nisationnelle. Sur ces deux points, l’atelier automatique flexible J.C. Tarondeau (1981) [17], obligent à constituer des systèmes de
complexe est supérieur à la ligne-transfert flexible. pilotage, de contrôle et de régulation centralisés extrêmement
Du point de vue structurelle, la supériorité de l’atelier flexible compliqués et fragiles ; la difficulté de gérer un système étant liée
repose sur le centre d’usinage qui constitue la machine flexible au nombre des éléments qui le composent, mais aussi et surtout à
pivot des ateliers automatisés flexibles. Le centre d’usinage est une l’intensité de leur interdépendance.
« machine polyvalente pouvant effectuer des opérations d’usinage
multiples : détourage (contournage), surfaçage, perçage, alésage,
taraudage, lamage... » À la différence des machines-outils classi-
ques, ce sont les têtes d’usinage qui bougent par rapport à une 3.4 La sous-traitance : une organisation
pièce à usiner qui reste fixe. Équipés de magasins d’outils à char- « externalisée » flexible
geurs automatiques, les centres d’usinage disposent également de
commandes numériques par calculateur (CNC). Et c’est le calcula-
teur (computer ) qui assure la flexibilité des commandes numé- Élargissons maintenant la perspective en envisageant un mode
riques et qui donne au système l’intelligence nécessaire pour d’organisation de la production qui relève de différentes entreprises
transformer seul, le cas échéant, du début jusqu’à la fin, s’il ne ren- établissant entre elles des liens privilégiés.
contre pas de problème particulier, un bloc de métal brut en une Le recours à la sous-traitance, pris dans son sens le plus large de
pièce qui peut être très élaborée. De plus, les centres d’usinage « faire faire », peut être de spécialité (mise en œuvre de compéten-
comprennent en interne un système de contrôle capable, sans ces différentes ou complémentaires) ou de capacité (simple réparti-
opérateur humain, de repérer des écarts à l’aide de palpeurs, de les tion de charges). Ce mouvement d’externalisation, de sous-traitance
analyser grâce au calculateur en les comparant avec des éléments encore appelé impartition, s’oppose donc à celui d’intégration dans
de mesure standards programmés, et de s’adapter en consé- le sens économique, cette fois, défini de manière générale par la
quence. mise en œuvre et le contrôle en interne des étapes de transforma-
Outre cette capacité d’adaptation intrinsèque au centre d’usi- tion des produits. Pratique obéissant à l’adage commun : « si vous
nage, l’atelier flexible génère également de la flexibilité au niveau voulez que les choses soient bien faites, faites les vous-mêmes ». Ce
de l’agencement entre les postes de transformation. Cette flexibi- qui n’est pas du tout évident dans un environnement instable et
lité organisationnelle est rendue possible par un système souple complexe induit par la recherche concomitante de flexibilité, de
de transfert. qualité et de compétitivité.
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LA FLEXIBILITÉ DANS LES ORGANISATIONS INDUSTRIELLES ____________________________________________________________________________________
Exemple : sur un centre nucléaire de production électrique, à cer- ● Un autre argument qui plaide en faveur de la sous-traitance
taines phases du processus (les arrêts de tranche, notamment), ce relève des moyens d’incitation. En effet, pour les prestataires exter-
peut être jusqu’à 700 personnes (autant que l’effectif du personnel titu- nes, la sanction d’une éventuelle défaillance peut être beaucoup
laire stable) appartenant juridiquement à des entreprises distinctes et plus rapide et impliquante que pour un prestataire interne : l’entre-
autonomes qui travaillent sur le site. Des activités à très haute valeur prise peut cesser de recourir au sous-traitant, elle peut aussi impo-
ajoutée sont ainsi confiées à des prestataires extérieurs spécialisés, ser des pénalités qui réduisent sa marge bénéficiaire, ce qui ne peut
aussi bien que des activités plus courantes (gardiennage, nettoyage, que l’inciter à être performant constamment.
etc.).
De même, de nombreux sites de l’industrie chimique externalisent ■ La sous-traitance n’est toutefois pas toujours possible, ni une
entièrement les activités de maintenance ne conservant plus en règle de gestion à appliquer de manière automatique et universelle.
interne qu’un service de coordination qui joue le rôle de maître d’œuvre De nombreux paramètres entrent en jeu pour justifier la répartition
vis-à-vis de prestataires extérieurs, alors qu’auparavant l’usine dispo- des activités qui sont contingents au type d’activités et qui dépen-
sait en son sein de tous les corps de métier requis pour la maintenance dent également des circonstances. Du reste, les acteurs eux-mêmes
du site (du plâtrier à l’électricien, en passant par le plombier, etc.). directement concernés par le choix de la répartition interne ou
externe des activités de production n’ont pas toujours de réponse
claire et définitive à la justification de leur pratique. Le poids des
■ La sous-traitance constitue-t-elle une voie royale pour la habitudes peut suffire à expliquer tel ou tel fonctionnement.
flexibilité ? Certains auteurs l’affirment avec véhémence : « Pour-
quoi pratiquer l’impartition et non pas l’intégration ? La raison de L’exemple de Oldsmobile dont l’incendie des ateliers en 1901 a
capacité tient à ce que l’impartition permet de réduire la capacité contraint à recourir pour la première fois à la sous-traitance est de ce
installée, la complexité de l’entreprise et par-là d’abaisser les coûts point de vue éloquent (Abernathy, 1978) [1]. L’auteur explique que cet
fixes et le montant des investissements. Elle permet aussi une plus événement par définition aléatoire a démontré, peut-être pour la pre-
grande souplesse conjoncturelle et structurelle » (Capet) [7]. mière fois, qu’une production majeure pouvait être organisée au tra-
● Le système japonais confirme cette logique justifiée en ces vers d’une série d’usines spécialisées et séparées.
termes : « Faire jouer aux sous-traitants un rôle d’amortisseurs des
fluctuations conjoncturelles qui varie selon le rang du fournisseur et ● Au crédit de l’intégration (faire soi-même), on peut invoquer le
son pouvoir de négociation corrélé avec les compétences technolo- paramètre technologique en montrant comment, dans l’industrie de
giques qu’il maîtrise ou l’étendue de la gamme des produits qu’il process par exemple, la contrainte technique des processus pousse
propose » (Aoki, 1991) [3]. Notons que dans le cas japonais, la à une proximité physique et une coordination interne étroite des
sous-traitance s’accompagne d’une coopération étroite entre le phases de transformation.
donneur d’ordres et le partenaire externe, notamment au travers
des phénomènes de transfert de technologies et d’assistances ● On peut évoquer aussi l’argument de la sécurité dans l’approvi-
diverses, même si les conditions de contractualisation peuvent être sionnement (échapper aux aléas logistiques du transport) ou celui
très dures (sur le plan du respect de la qualité et des délais, en par- du maintien ou de la protection d’un savoir-faire.
ticulier). M. Aoki (1991) parle de « quasi-intégration » pour désigner La question du savoir-faire qui échappe potentiellement à l’entre-
ce stade intermédiaire de relations entre la simple relation mar- prise s’est posée par exemple dans le cas de la sous-traitance des
chande client-fournisseur et la relation beaucoup plus étroite qui activités de maintenance sur un site d’Elf Atochem. Il est vrai qu’en
peut exister entre les unités d’une même entreprise : « En raison de procédant ainsi (externalisation complète de la maintenance),
l’existence d’une relation contractuelle à long terme, on pourrait l’entreprise se met sous la dépendance des prestataires qui peuvent
dans une certaine mesure se représenter le sous-traitant comme se retrouver en situation de domination vis-à-vis du donneur
une division interne d’une firme intégrée ». d’ordres et en même temps client. Le cas d’un incident et donc la
Le modèle italien vient lui aussi apporter de l’eau au moulin de nécessité d’une maintenance curative immédiate place l’entreprise
cette thèse, même si les modalités de contrôle des entreprises exter- sous le pouvoir absolu du prestataire qui peut mettre plus ou moins
nes diffèrent selon les pays : le modèle japonais consiste en un pro- de diligence et de zèle à intervenir... N’y a-t-il pas là une source de
ducteur principal entouré de firmes satellites constituant un réseau menace potentielle ? Une autre question qui se pose est celle de
complexe de sous-traitance en cascade, alors que ce lien d’assujet- l’évaluation de la compétence des prestataires eux-mêmes. À cette
tissement à une entreprise leader n’apparaît pas dans le modèle objection, les responsables considèrent que les labels profession-
italien (Paché et Paraponaris, 1993) [27]. nels (notamment les normes ISO) constituent une garantie suffi-
sante. Est-ce si sûr ? la question reste posée.
● La sous-traitance s’inscrit dans une recherche de flexibilité
La réintégration de certaines activités dans des entreprises qui
dans la mesure où elle permet d’évacuer à l’extérieur de l’entreprise avaient choisi au préalable la voie du tout « faire faire » montre que
le coût et la gestion des variations et des incertitudes de produc- l’on assiste peut-être à un mouvement de balancier assez courant
tion. Ce qui justifie d’ailleurs la position de faiblesse attribuée au dans la gestion toujours sensible aux effets de mode. Certaines
sous-traitant qui subit à la fois la concurrence de ses confrères, mais entreprises réintègrent des activités auparavant externalisées. C’est
aussi celle du donneur d’ordre qui peut, en cas de crise et s’il s’agit le cas de Danone qui a rapatrié les tâches liées au transport des pro-
d’une sous-traitance de charge, rapatrier une partie de sa produc- duits qu’elle avait externalisées quelques années auparavant. Ce
tion. sont des raisons liées aux exigences de qualité et d’hygiène qui sont
Les pratiques de sous-traitance sont la conséquence logique des à l’origine de ce rapatriement (Kaisergruber, 1993) [21].
démarches de recentrage des entreprises sur leurs activités de base
● Une autre limite possible de l’externalisation provient de la dif-
(le cœur du métier ou les core competences ). Ce mouvement géné-
ralisé de recentrage conduit à spécialiser chaque entreprise dans un ficulté à faire coexister en un même lieu des salariés dotés de sta-
domaine où elle possède un avantage concurrentiel. C’est un autre tuts professionnels contrastés. En effet, les sous-traitants sont
avantage de la sous-traitance que de pouvoir mobiliser de manière parfois hébergés chez le donneur d’ordres, et sont aussi amenés à
flexible des partenaires qui sont bons, voire les meilleurs, dans cha- cohabiter avec des intérimaires, fruits d’une sorte d’emploi
cun de leur domaine. De plus, cette compétence répartie peut per- sous-traité.
mettre de développer les activités respectives des différents Or la cohabitation de ces trois catégories de salariés est suscepti-
partenaires par agrégation des débouchés. Une réduction des coûts ble de produire des frictions : entre les intérimaires qui, dans
unitaires par phénomène d’économies d’échelle est ainsi envisa- l’espoir fréquent d’intégrer l’entreprise, essaient de se distinguer en
geable pour chaque prestation, ce qui peut amener une baisse des en faisant plus que les autres ; avec les salariés internes qui ne sont
coûts de production globaux. pas dupes de cette concurrence implicite et qui la font payer aux
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intérimaires en leur confiant les tâches les plus rébarbatives et en se un plan séquentiel affecté à un horizon. Il convient de préciser que
comportant à leur égard comme des petits chefs ; salariés internes le MRP a évolué. Dans son approche originelle, le MRP cherchait à
qui perçoivent également la menace de la sous-traitance et qui, pour établir une programmation de la production sans se poser le pro-
montrer que les spécialistes extérieurs (les intérimaires qualifiés ou blème des capacités de production effectivement disponibles. Le
les intervenants externes) ne sont pas infaillibles, laissent parfois MRP 2 prend en compte les capacités disponibles, mais reste ina-
traîner des « peaux de banane » pour les empêcher de travailler effi- dapté pour la production à la commande avec nomenclature incom-
cacement dans de bonnes conditions, au détriment donc de l’effica- plète des composants utilisés. Ce qui est le cas des entreprises qui
cité collective (Everaere, 1999) [16]. font coexister plusieurs nomenclatures d’un même produit final se
Ces considérations n’épuisent pas le débat sur les avantages et partageant les mêmes ressources, mais pour des échéances diffé-
les inconvénients de la sous-traitance. Même si elle correspond bien rentes et sécantes (Giard, 1989) [18]. Le MRP repose sur un Plan
à une logique de flexibilité, il nous semble important de montrer Directeur de Production (PDP) qui fixe un cadre aux productions à
que la sous-traitance comporte un certain nombre de limites. venir selon des estimations de vente et des niveaux de stocks.
■ Le JAT s’appuie au contraire sur la demande réelle des produits à
fabriquer. L’activité de chaque poste de travail est ainsi définie en
Pour résumer les supports organisationnels de flexibilité, fonction de la quantité de composants demandés par le poste-client
nous avons vu que le dilemme flexibilité/productivité reste très en aval et éventuellement d’une politique de stocks-tampons établie
structurant. Les modes d’organisation qui privilégient la pro- à partir d’une demande prévisionnelle et ce, jusqu’aux approvision-
ductivité (organisation en ligne) génèrent peu voire pas du tout nements inclus. Le JAT utilise généralement un système d’informa-
de capacité d’adaptation aux aléas. Les efforts pour la réintro- tions connu sous le nom de Kanban du mot japonais désignant la
duire occasionnent des surcoûts (stocks-tampons ou machines fiche d’identification et d’instruction qui passe de postes en postes
de réserve couplées en parallèle) et posent des problèmes au et qui déclenche à sa réception une décision de fabrication, d’achat
niveau de la régulation globale et en temps réel du système. ou de livraison, dans des conditions prédéfinies, de façon à n’appro-
On peut attribuer à l’intégration, lorsque ce terme a le sens de visionner qu’au plus juste de ce qui est nécessaire.
création d’une interdépendance plus étroite entre les parties Ces deux méthodes sont-elles flexibles ?
(que l’élément intégrateur soit le convoyeur dans la ligne-trans-
fert ou le chariot filoguidé dans l’atelier flexible), les limites de Malgré des principes opposés entre le flux poussé du MRP et le
tels systèmes « automatisés intégrés » qui souffrent du besoin flux tiré du JAT, ces deux approches ont comme point commun de
d’une extrême synchronisation et de centralisation les rendant ne convenir qu’à des productions ayant des cycles de fabrication
globalement fragiles et inaptes à la flexibilité. assez longs, une production de masse visant à satisfaire des
demandes relativement stables ou fluctuant dans des variations
En revanche, si l’on sort des frontières de l’entreprise (recours limitées ou prévisibles. L’incompatibilité de principe entre la flexibi-
à la sous-traitance), il devient possible d’organiser la production lité et le MRP n’étonne pas puisque le MRP fonctionne de manière
de manière souple en évacuant à l’extérieur la déperdition de centralisée sur la base de prévisions et d’anticipations commercia-
productivité. Cela suppose des modes de coopération particu- les qui postulent une reproduction stable du passé et ne prennent
liers et des processus d’apprentissage répartis pour réagir rapi- pas en compte tous les aléas possibles. En revanche, le JAT pourrait
dement et de façon cohérente aux aléas. Ce faisant, c’est un apparaître plus propice à la flexibilité compte tenu du fait qu’il
autre sens de l’intégration (sens économique de faire repose, par définition, sur une logique d’adaptation. Il est vrai qu’en
soi-même) qui émerge et se retrouve également invalidé par tant que tel le JAT est un indice très fort d’adaptabilité d’une entre-
une recherche de flexibilité, laquelle engendre des processus prise vis-à-vis de l’extérieur, les clients en particulier, puisque ces
d’impartition et de coopération entre des unités autonomes et derniers peuvent s’attendre à être approvisionnés au moment pré-
distinctes travaillant étroitement ensemble. Toutefois, l’externa- cis où ils le souhaitent. Mais à l’intérieur même de l’entreprise qui le
lisation n’est pas la panacée universelle. De plus, il convient de met en place, le JAT tend à rigidifier les processus.
ne pas négliger les éventuelles difficultés d’ordre social à faire
Nota : bien qu’il soit souvent présenté comme une innovation organisationnelle
cohabiter ensemble sur un même lieu des salariés soumis à des majeure, le JAT en soi n’est pas un support de flexibilité. En effet, nombre de publications
statuts et des régimes différents. sur le thème du JAT ou du Kanban convergent pour souligner son inadéquation au
contexte d’une recherche de flexibilité : « La méthode Kanban est un moyen efficace pour
la régulation de charge tant que les fluctuations sont faibles » (Sékine, 1983) [30]. « Le Kan-
ban ne peut supporter de changer souvent de programmation de production principale et
commence à s’effondrer s’il y a de fréquentes révisions de modèles ou de volumes »
(Aggarwal, 1986) [2]. « Le kanban n’est efficace que pour de faibles fluctuations en quanti-
tés et de faibles variations qualitatives du produit. Si le produit connaît de très fortes varia-
4. Flexibilité et gestion tions saisonnières, ou si les installations doivent fournir, avec de forts aléas, des produits
nettement différenciés, l’infrastructure organisée en Kanban est inapte à s’adapter souple-
de production ment et sans délai » (Coriat, 1990) [10].
Avant d’examiner les conditions nécessaires préalables à la mise
en œuvre du JAT, il importe de souligner le pragmatisme des
Rappelons que la gestion de production renvoie à la conduite des industriels en matière de gestion de production. En effet, si en
flux à transformer au travers des éléments de transformation préa- théorie, le MRP et le JAT sont des modes opposés de conduite des
lablement sélectionnés (structure) et combinés (organisation). flux (mode poussé versus mode tiré), rien n’oblige les entreprises
Les démarches de gestion de production les plus connues sont à se conformer à cette dichotomie. H. Molet (1986) [23] insiste sur
la gestion en mode poussé et la gestion en mode tiré, correspon- le fait qu’il n’existe pas de système de production qui relève de
dant respectivement aux approches MRP (Material Requirement l’application exclusive de l’une ou l’autre de ces méthodes. Du
Planning ) et JAT (Juste à Temps ). reste, tout comme le MRP, le JAT fonctionne dans le cadre d’un
plan de production qui correspond à des consommations estimées
ramenées à un niveau de consommation quotidien. De même est-il
fréquent de constater que pour des fabrications gérées en MRP et
4.1 MRP et JAT : des systèmes faisant intervenir de nombreuses variantes d’un produit final, le
intrinsèquement rigides stade ultime de montage n’intervient qu’après la réception de la
commande du client, c’est-à-dire un fonctionnement assimilable à
■ Le MRP est un système de gestion prévisionnelle des matières et la procédure Kanban.
des capacités nécessaires pour la production. L’ensemble des opé- La réalité témoigne donc d’une démarche pragmatique qui tente
rations de conception, de fabrication et de contrôle est agencé dans de concilier les exigences d’adaptation et les possibilités d’antici-
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LA FLEXIBILITÉ DANS LES ORGANISATIONS INDUSTRIELLES ____________________________________________________________________________________
pation. Mais cette coordination dynamique des postes de transfor- sont aidés par une série de techniques qui relèvent à la fois de la
mation suppose une connaissance très rapide des aléas internes et conduite de réunion et de réflexion collective (diagrammes cau-
externes afin de déterminer constamment les chemins possibles ses-effet d’Ishikawa, méthode d’analyse des modes de défaillances
entre les postes de transformation qui doivent être eux-mêmes de leurs effets et de leur criticité AMDEC, modèle TPM — Total
parfaitement identifiés et dont les niveaux d’engagement et de dis- Productive Maintenance) et d’astuces techniques qui assistent le
ponibilité doivent être également connus en temps réel. Ce qui contrôle humain (les Poka-Yoke, § 2.3).
pose la question du système d’information qui doit permettre de
réagir vite grâce à une circulation rapide et fiable des informations ■ La technique SMED (Single Minute Exchange of Die ) (Shingo,
entre tous les partenaires du processus de production : clients ou 1983) [31] : cette technique consiste en une palette d’astuces per-
distributeurs, producteurs, fournisseurs au sens large (Everaere, mettant de conjuguer la productivité de la machine, c’est-à-dire son
1997) [15]. taux de fonctionnement, et la variabilité d’utilisation. Il s’agit, par
exemple, de mettre en place des modes de fixation plus rapide, de
standardiser les interfaces entre l’outil à changer et la machine,
d’instaurer des réglages automatiques, de préparer à l’avance tout
4.2 JAT, qualité, professionnalisme : ce qui peut l’être de façon à réduire parfois de façon très spectacu-
des liens indissociables laire le temps d’arrêt de la machine pour opérer les changements
d’outils ; le même principe est appliqué pour le ravitaillement ou le
changement de pneumatiques en compétition de Formule 1.
Du fait de la tension des flux logistiques (minimisation des L’objectif est bien d’accroître la variabilité d’utilisation de l’équipe-
stocks), le JAT oblige à « prévoir » les moyens de réagir rapidement ment en jouant sur une commutabilité plus grande entre la partie
aux imprévus dans la mesure où les aléas ou les défaillances pro- fixe de la machine et sa partie « modulaire » appelée à être changée,
duisent leurs effets spontanément et sont susceptibles de se propa- en vue de la flexibilité. C’est donc un moyen privilégié d’introduire
ger quasi instantanément à l’ensemble du processus de production. de la flexibilité dans un processus à haute productivité.
C’est en cela qu’à défaut d’être en lui-même un support de flexibi-
lité, le JAT nécessite toute une série d’améliorations préalables qui ■ La fluidité et la visualisation des processus : un autre élément qui
sont, elles, parfaitement cohérentes avec la flexibilité. à la fois conditionne et met en évidence la pratique du JAT consiste
C’est en ce sens qu’il est erroné de réduire le JAT à une simple à rendre l’usine fluide, « transparente » et à visualiser en temps réel
technique de gestion de la production aval-amont. Le JAT oblige en les processus et les résultats.
effet à une réflexion globale et de longue haleine qui touche D’une part, cet effort de fluidité (optimisation de la circulation des
l’ensemble du système de production, à savoir : flux matière dans l’atelier) peut conduire à regrouper différentes
— les ressources humaines : compétence et autonomie des opé- phases de transformation complémentaires dans les mini-lignes de
rateurs ; fabrication que l’on appelle souvent « îlots » de fabrication (§ 4.3).
— la rapidité des processus de décision : coordination horizon- D’autre part, l’usage de tableaux et de fiches permet de suivre en
tale, interactivité directe, partage des données, systèmes de temps réel l’état de la fabrication. Des tableaux indiquent, par
communication fiables et rapides ; exemple, le nombre des défauts par poste de travail. Défauts dont le
— la fiabilité des installations (et par là même leur simplicité...) ; nombre ou la progression se visualise par des couleurs familières
— une focalisation constante sur la qualité des produits et leur (vert, orange, rouge) qui permettent là aussi de suivre en temps réel
« manufacturabilité » (§ 4.3). la qualité des produits et de déclencher si nécessaire une investiga-
Tous ces aspects sont autant de principes fondamentaux qui ont tion pour comprendre la cause des défauts et y trouver des solu-
pour effet de permettre de fonctionner avec un stock minimal. Ce tions.
dernier n’étant que la conséquence finale d’un processus d’amélio- Certains tableaux ont même une fonction organisatrice ou coordi-
ration préalable qui engage donc simultanément la conception de natrice dans la mesure où ils prédéfinissent le niveau de stocks
l’outil de production ainsi que celle des produits, de même que la requis et déclenchent des ordres d’approvisionnement, de manière
compétence et l’autonomie des opérateurs impliqués dans un fonc- à ne lancer les assemblages, par exemple, que lorsque tous les
tionnement décentralisé et réactif. composants sont disponibles.
Reprenons quelques-unes des notions centrales devant précéder On retrouve le même principe de la visualisation des contraintes
la mise en œuvre du JAT. et des objectifs de fonctionnement au travers des carrés peints au
sol qui délimitent le volume des stocks-tampons maximum à ne pas
■ L’anticipation : la réactivité induite par le JAT n’empêche pas dépasser, et imposent un fonctionnement de type FIFO (principe de
— au contraire — une forme d’anticipation. C’est le plan des activi- gestion des stocks qui signifie first in, first out : premier entré, pre-
tés qui est d’abord défini au niveau stratégique dans un horizon à mier sorti). L’usage de palettes sur roues permet la mobilité des
trois ans. Lequel détermine le plan industriel et commercial dans un stocks-tampons et contribue également à la fluidité de l’usine. Du
horizon de un an à partir d’une harmonisation entre les estimations reste, l’emplacement des machines les unes par rapport aux autres
commerciales et les capacités de production. Il en découle le plan peut être revu dans la perspective du JAT de manière à instituer des
directeur de production qui affine l’adéquation entre les ventes flux plus logiques, plus courts et/ou plus efficaces.
et les capacités de production dans une échelle temporelle qui va du
mois au trimestre. Et ce n’est qu’enfin qu’intervient le JAT qui ■ Les capacités excédentaires : à l’ensemble de ces outils s’ajoute
institue le flux tendu aval-amont en cohérence avec tout le dispositif également la décision stratégique qui consiste à disposer de capaci-
précédent. Le JAT ne s’improvise pas ! tés excédentaires en machines, dans l’esprit de créer un potentiel
« au cas où ». En effet, et c’est une autre rupture considérable avec
■ La qualité : il est aisé de comprendre qu’un système qui fonc- les priorités habituelles, au Japon en particulier, on admet que les
tionne en flux tendu présente les mêmes risques qu’une organisa- machines puissent être en surnombre et donc potentiellement inuti-
tion en chaîne : si l’un des maillons flanche, c’est tout le dispositif de lisées, de manière à pouvoir faire face soit à des aléas internes (pan-
production qui risque de s’interrompre immédiatement. Le JAT nes), soit à des aléas externes (surcroît d’activités). Cela désigne une
nécessite donc un système de vigilance continuel pour traquer le source potentielle de flexibilité par surcapacités (slack pour les
défaut sous toutes ses formes. On vient ainsi de définir la fameuse Anglo-Saxons) et par voie de conséquence le renoncement à l’utili-
notion de Kaizen : processus d’amélioration continue, et il faudrait sation optimale des ressources, principe cher aux économistes. La
ajouter décentralisé. En effet, ce sont les opérateurs qui sont les pre- redondance et la non-optimisation du taux d’utilisation des machi-
miers concernés par cet effort de vigilance pour améliorer conti- nes importent moins que la fiabilité et la flexibilité du processus glo-
nuellement les processus et éviter la propagation des défauts. Ils y bal de production.
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Nota : les avatars d’un atelier de fabrication des arbres primaires pour boîte de vitesses Exemple : les produits en question peuvent même être concur-
chez un constructeur automobile dans lequel le JAT a été instauré brutalement confirment, rents et faire l’objet d’une innovation conjointe avec partage des inves-
par défaut, la nécessité absolue de préparer le changement, de faire participer les opéra-
teurs, et de négocier les conditions d’acceptation d’un système globalement plus efficace
tissements et des risques. Des exemples de cette pratique sont le
mais aussi plus exigeant. La méthode adoptée dans le cas de ce constructeur a été la moteur V6 fabriqué à la Française de Mécanique à Douvrain dans le
suivante : pas d’implication des opérateurs, changement opéré pendant les congés, nou- Nord, qui équipe plusieurs voitures haut de gamme concurrentes des
veau dispositif installé avant la mise en place des formations, difficulté de repérer les pan- marques Renault, Volvo et Peugeot. Ou mieux encore, l’usine Sevel-
nes et d’intervenir sur les machines, cercle vicieux des problèmes opérationnels immédiats
qui empêchent les opérateurs et agents de maîtrise de prendre du recul afin de se consa- nord près de Valenciennes lancée par le groupe PSA et Fiat qui produit
crer à l’amélioration des processus pour les premiers et à l’animation des équipes pour les un véhicule monocorps identique à quelques détails près, mais vendu
seconds, etc. (Bouché et al., 1991) [6]. sous des marques concurrentes (Peugeot 806, Citroën Évasion, Fiat
Au-delà de la dichotomie entre une gestion en flux poussé et une Ulysse, Lancia Zeta).
gestion en flux tiré, qui finalement n’est qu’apparente et secondaire, Un exemple moins spectaculaire emprunté à Calor mais tout aussi
la flexibilité du système de production revient par deux biais : illustratif des compromis inhérents à la logique de différenciation retar-
— un degré de compétence, d’autonomie et d’implication du per- dée est celui du mode de marquage des produits. Auparavant, le pro-
sonnel qui doit être élevé pour pouvoir gérer localement et rapide- cédé consistait à graver sur le capot les références du produit, procédé
ment toutes les contingences et les aléas de la production. D’où la très esthétique mais qui rendait le capot inutilisable sous une autre
notion d’organisation qualifiante qui est indissociable de cette référence. Le dispositif de marquage consiste maintenant à coller une
réflexion sur la flexibilité des systèmes de production ; simple étiquette, au dernier moment. C’est un procédé moins élégant
— un système d’information qui doit permettre la circulation mais qui a l’avantage de retarder l’irréversibilité des transformations, et
rapide et fiable des informations entre tous les partenaires du donc de préserver plus longtemps une flexibilité d’utilisation des
processus (fournisseurs, producteurs, réseaux de distribution, composants du fait de leur standardisation prolongée.
clients).
Une autre technique permettant d’aboutir à un résultat semblable
s’inspire de la « technologie de groupe » qui consiste à « identifier
4.3 Flexibilité et conception intégrée et rassembler des composants apparentés ou similaires entrant
des produits : dans un processus de production afin de tirer avantage de leurs
similitudes et de rapprocher leurs techniques de production de cel-
des compromis possibles les des grandes séries » (Besson, 1983) [5]. Appliquée à la concep-
tion des produits et en utilisant l’outil informatique (technologie de
De façon générale, la priorité dans la gestion de production appa- groupe assistée par ordinateur — TGAO —), la méthode consiste à
raît comme celle de la réduction de la complexité. S’agissant regrouper les pièces pour les concevoir et les fabriquer en tirant pro-
d’ordonnancer des étapes de transformation, la complexité dérive fit de leurs analogies (Noel et Brzakowkski, 1990) [26] ; (Laperrousaz
directement du nombre des éléments à produire qui entrent dans la et Morville, 1986) [22].
composition des biens, mais aussi du nombre des étapes de trans-
formation à coordonner et des effets combinatoires qui peuvent en Concrètement, l’objectif est de concevoir de nouveaux produits
résulter. — conformément à la nécessité d’innover et de se différencier — en
tenant compte des composants disponibles ou déjà utilisés sur
En découle ainsi une tendance très nette à vouloir réduire tantôt d’autres produits. La démarche consiste donc à fusionner ou à
le nombre des composants des produits, tantôt le nombre des éta- regrouper des pièces ou des composants élémentaires ayant des
pes de transformation, de manière à réduire la complexité de la ges- similitudes de caractéristiques ou d’usage. L’idée générale étant
tion de la production. C’est ainsi que l’on regroupe soit des produits d’éviter de refaire ce qui a déjà été fait, ou d’utiliser des composants
intermédiaires ou des composants élémentaires, soit des étapes de déjà référencés plutôt que d’en utiliser ou d’en créer de nouveaux
transformation en îlots de fabrication ou en mettant en œuvre des aux caractéristiques très proches. En ce sens, la technologie de
machines qui concentrent (ou « intègrent ») plusieurs opérations en groupe correspond à une recherche de standardisation ou d’unifica-
une seule. tion à un niveau plus amont encore (des composants élémentaires)
On aboutit ainsi à une définition supplémentaire de l’intégration que celui de la différenciation retardée (des sous-ensembles inter-
qui signifie : « incorporer, fusionner ou unifier des éléments d’un médiaires déjà élaborés).
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Îlot x Machine y
triels de production, dans la perspective de leur fiabilité et de leur Pourtant, une usine a suivi le chemin inverse, de l’installation inté-
flexibilité ? grée vers la solution traditionnelle, qui s’est avérée plus rentable.
F. Héran (1989) [19], pourtant lui aussi partisan de cette approche L’explication réside dans les pannes : si le tuyau sortant de l’extrudeuse
d’intégration-fusion, apporte de précieux éléments pour la discuter n’est pas de qualité parfaite, il est néanmoins enrobé dans le cas de
qui en nuancent les avantages lorsqu’elle s’applique aux équipe- l’installation intégrée puisque les phases de transformation sont
ments de production. L’augmentation des performances techniques unifiées ; la production finale doit alors être mise au rebut, et tout l’enro-
de ces équipements compacts-intégrés a un coût économique non bage (qui coûte cher) est perdu. Dans la solution traditionnelle, si la pre-
seulement immédiat — l’investissement est élevé —, mais aussi dif- mière opération n’est pas parfaite, l’enrobage n’est pas réalisé, on broie
féré et fixe, dans la mesure où la polyvalence accrue des équipe- alors le tuyau défectueux et la matière est réutilisée sans perte. De
ments intégrés exige un environnement plus étoffé (études, plus, si l’enrobeuse tombe en panne, le fait que les machines soient
préparation, contrôle, administration). L’évolution de ces technolo- séparées permet de ne pas arrêter l’extrudeuse, qui est très longue à
gies induit par ailleurs des tâches lourdes et complexes de gestion, remettre en route. Cet exemple précis contredit donc explicitement les
de contrôle et d’entretien, qui tendent à s’accroître et à devenir plus vertus des systèmes compacts censés améliorer leur rendement.
pointues et diverses. C’est une toute autre conception de l’intégration que semblent
nous indiquer les chercheurs intéressés à comprendre l’efficacité
Exemple : des entreprises japonaises. La visite d’une ligne d’assemblage n’a
rien de spectaculaire (F. Héran, 1989) [19], l’outil industriel est peu
● H. Molet (1987) [24] rapporte du Japon l’exemple de la fabrica- sophistiqué, voire en retard sur ce qui existe dans les pays occiden-
tion de magnétoscopes chez Hitachi dont la caractéristique est d’être taux. Mais par contre, allié à la simplicité du système, celui-ci est
« très morcelée » (donc le contraire d’intégrée dans le sens fusionnée remarquablement homogène et d’utilisation aisée, ce qui le rend
et compacte). Elle est faite au moyen de cent robots modulaires de fiable et flexible.
temps de cycle très courts (3 min), surveillés par deux opérateurs. Le
En effet, la simplicité de l’outil de production est l’une des condi-
taux de fonctionnement est de 98 %, ce qui révèle l’extrême fiabilité
tions sine qua non permettant l’appropriation cognitive des machi-
d’un tel système. L’auteur utilise le terme intégration non pas au sujet
nes par les opérateurs, de manière à ce que ceux-ci puissent les
de la ligne elle-même dont on pourrait dire qu’elle est « désintégrée »
comprendre, en apprendre, en améliorer et en adapter constam-
en raison de son morcellement, mais plutôt en parlant des relations
ment le fonctionnement aux conditions instables et imprévisibles
entre les concepteurs de la ligne et les utilisateurs (ce qui montre bien
d’exploitation, au bénéfice de la fiabilité et de la flexibilité de la pro-
l’ambiguïté des rapports entre la notion d’intégration et la flexibilité ;
duction. Ce qui revient à dire en d’autres terme qu’il importe de ren-
Everaere, 1994) [14].
dre les équipements intelligibles, et donc simples à utiliser. Ce point
● Un autre exemple qui remet en cause le principe d’intégra- particulier relatif aux outils de production illustre les liens entre
tion-compactage est celui évoqué par D. Bayart (1988) [4]. L’auteur l’organisation du travail et les choix d’investissements techno-
rapporte le cas de la fabrication de plastiques pour canalisations ren- logiques, ainsi que l’importance d’une ingénierie des systèmes
forcées en fibre de verre. À procédé identique, deux types de combi- machiniques de production tournée vers les utilisateurs de ces équi-
naisons de machines sont possibles : pements. Car c’est sur une organisation qui donne la priorité au
— la solution traditionnelle consiste à travailler en plusieurs temps : potentiel humain, et non à des machines, que reposent la fiabilité et
extruder les tuyaux, les couper à la bonne longueur, les stocker, puis la flexibilité du système japonais.
les reprendre du stock pour les enrober de fibre de verre (figure 1a ) ; En effet, les machines n’y sont pas choisies en fonction de leurs
— la solution intégrée, par couplage de l’extrudeuse et de l’enro- performances théoriques intrinsèques, mais en fonction de leur
beuse. Cette dernière présente l’intérêt d’éliminer toutes les opéra- degré d’homogénéité par rapport au système dans lequel elles sont
tions intermédiaires de découpe, de manutention et de soudage, et la insérées et par rapport à leur degré d’adéquation avec les aptitudes
solution semble à l’évidence beaucoup plus rentable (figure 1c ). des opérateurs. Concrètement le choix d’une nouvelle machine se
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LA FLEXIBILITÉ DANS LES ORGANISATIONS INDUSTRIELLES ____________________________________________________________________________________
fera de manière centrale en fonction du degré de similitude avec les aux opérateurs préalablement formés pour tirer le meilleur parti de
principes de fonctionnement des machines existantes. Ceci permet la polyvalence des équipements, et créer ainsi globalement des sys-
de réduire les problèmes de montée en cadence liés à des équipe- tèmes plus réactifs. La presse économique et industrielle s’est fait
ments entièrement nouveaux, de diminuer le temps nécessaire à également l’écho d’un retour de tendance par rapport à l’ère du tout
leur apprentissage et de faciliter globalement la polyvalence des automatique, des systèmes sans homme et des solutions compli-
individus sur différentes machines. L’efficacité des systèmes de pro- quées.
duction japonais semble ainsi davantage liée à un principe d’homo-
généité, de recherche prioritaire de fiabilité, de disponibilité et de
fluidité des processus, par le biais de la simplicité, qu’à un principe
de complexité, de sophistication et de rupture technologique.
5. Pour conclure
C’est donc la combinaison d’équipements homogènes, mais
Recherchant les sources de flexibilité dans le domaine de l’orga-
surtout répartis ou disjoints plutôt que concentrés, sophisti-
nisation industrielle, nous avons plusieurs fois rencontré le concept
qués ou « intégrés », associés à des individus compétents et
d’intégration. De façon surprenante, alors que l’intégration est un
autonomes, qui produit un résultat flexible.
terme couramment utilisé dans le contexte de la production dite
Ainsi vaut-il mieux des éléments de transformation plus nom- « moderne », les significations relevées sont peu ou pas compati-
breux mais fiables, homogènes et d’utilisation aisée, que des bles avec une recherche de flexibilité. Seule l’intégration par fusion
éléments intégrés ou compacts qui sont plus fragiles et appliquée en conception de produits (différenciation retardée ou
davantage susceptibles de bloquer le processus en cas de technologie de groupe) peut constituer des pistes intéressantes.
défaillance soit des installations elles-mêmes, soit des individus
forcément moins nombreux capables de les prendre en charge. Plus globalement, nous insistons, pour bien comprendre et met-
Ce dilemme renvoie aux priorités à donner dans la recherche de tre en œuvre la flexibilité, sur la nécessité d’adopter une démarche
la flexibilité : transversale engageant en effet des décisions qui relèvent de plu-
— soit une flexibilité technologique qui n’en finit plus de se sieurs domaines :
complexifier et de se fragiliser en essayant d’être flexible... ; — la stratégie : diversification, innovation, investissement, dé-
— soit une flexibilité organisationnelle qui s’appuie sur la centralisation, logiques d’emploi (fidélité versus précarité) ;
décentralisation, la compétence et l’autonomie des individus, — la production sur laquelle nous insistons : technologie, organi-
assistés par des technologies simples, maîtrisables, homogènes sation, gestion de production ;
et adaptables. — les ressources humaines : logiques de compétence, définition
des conditions d’acceptabilité sociale d’un système globalement
plus efficace mais aussi plus exigeant ;
Une tendance similaire semble se dessiner en France au travers — les systèmes d’information : définition des supports de
d’illustrations récentes. Les années 1990 ont vu en effet l’industrie communication permettant un échange rapide et fiable des
automobile dans son ensemble réduire le taux de robotisation de données ;
ses usines et remettre au goût du jour des procédés techniques plus — également, le contrôle de gestion sous l’angle des indicateurs
simples, mais aussi plus fiables et en même temps plus accessibles de performance et des modalités de coordination.
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