Cours N°2
Cours N°2
Cours N°2
HICHOU
Cours N°2 :
(TEXTES)
Texte N°1 :
« Imagination. C'est cette partie dominante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus
fourbe qu'elle ne l'est pas toujours ; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge.
Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux.
Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages ; et c'est parmi eux que l'imagination a le grand droit de persuader les
hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses. Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui
se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une
seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres ; elle fait croire, douter,
nier la raison ; elle suspend les sens, elle les fait sentir ; elle a ses fous et ses sages ; et rien ne nous dépite davantage que de
voir qu'elle remplit ses hôtes d'une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se
plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec
empire ; ils disputent avec hardiesse et confiance ; les autres, avec crainte et défiance : et cette gaîté de visage leur donne
souvent l'avantage dans l'opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature.
Elle ne peut rendre sages les fous ; mais elle les rend heureux, à l'envi de la raison qui ne peut rendre ses amis que
misérables, l'une les couvrant de gloire, l'autre de honte... »
Texte N°2 :
« C'est l'imagination qui étend pour nous la mesure des possibles, soit en bien soit en mal, et qui, par conséquent, excite et
nourrit les désirs par l'espoir de les satisfaire. Mais l'objet qui paraissait d'abord sous la main fuit plus vite qu'on ne peut le
poursuivre ; quand on croit l'atteindre, il se transforme et se montre au loin devant nous. Ne voyant plus le pays déjà
parcouru, nous le comptons pour rien ; celui qui reste à parcourir s'agrandit, s'étend sans cesse. Ainsi l'on s'épuise sans
arriver au terme ; et plus nous gagnons sur la jouissance, plus le bonheur s'éloigne de nous.
Au contraire, plus l'homme est resté près de sa condition naturelle, plus la différence de ses facultés à ses désirs est petite, et
moins par conséquent il est éloigné d'être heureux. Il n'est jamais moins misérable que quand il paraît dépourvu de tout ; car
la misère ne consiste pas dans la privation des choses, mais dans le besoin qui s'en fait sentir. Le monde réel a ses bornes,
le monde imaginaire est infini ; ne pouvant élargir l'un, rétrécissons l'autre ; car c'est de leur seule différence que
naissent toutes les peines qui nous rendent vraiment malheureux. »
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Jean-Jacques Rousseau, Émile, 1762, Livre II, in Œuvres IV, Pléiade, p. 304, p. 140 en Folio Essais.
Texte N°3 :
« C'est [l'imagination] qui nous permet, par l'effort de la volonté, de nous représenter ce qui est absent comme nous étant
présent, ce qui est imaginaire comme réel, et de les envelopper dans ces sentiments qui - s'ils étaient réels - les
accompagneraient effectivement. C'est celle qui permet à un esprit d'entrer dans celui d'un autre être humain comme dans sa
situation. C'est le pouvoir qui fait le poète, lorsqu'il se contente d'exprimer harmonieusement ce qu'il ressent sur le moment.
Il fait tout le dramaturge. Il entre en partie dans la constitution de l'historien. Il sert alors à comprendre d'autres époques:
c'est ainsi que Guizot peut interpréter le Moyen Age pour nous et que Nisard, dans ses belles études sur les poètes latins
tardifs, nous fait vivre dans la Rome des Césars. C'est ainsi également que Michelet dégage de la gangue des faits
historiques les caractères qui distinguent les différentes races et générations de l'humanité. Sans une pareille faculté,
personne ne connaîtrait même sa propre nature, hors de ce que l'épreuve des circonstances en révèle effectivement, encore
moins celle de ses semblables, au-delà de ce que les généralisations permises par l'observation de leur conduite extérieure
peuvent révéler. »
John Stuart Mill, Essai sur Bentham, 1838, tr. fr. Patrick Thierry, PUF, 1998, p. 194-195.
Texte N°4 :
« Partout où l'on parle d'imagination, et d'imagination d'un objet, il est entendu que l'objet apparaît dans une apparition, et
précisément dans une apparition qui re-présente, mais ne présente pas. Qu'est-ce à dire ? Que signifie ici « apparition » ? Un
objet peut être intuitionné et il peut être représenté « symboliquement » (par des signes), finalement il peut être représenté à
vide. L'intuition (et également la représentation à vide) est une représentation simple, immédiate, de l'objet ; une
représentation symbolique est une représentation fondée, médiatisée par une représentation simple, et c'est précisément une
représentation vide. Une représentation intuitive fait apparaître l'objet, mais non une représentation vide. Nous pouvons tout
d'abord classer les représentations simples en représentations simples intuitives et simples vides. Mais une représentation
vide peut être aussi une représentation symbolique, qui non seulement représente l'objet à vide, mais le représente « à travers
» des signes ou des images. Dans ce dernier cas, l'objet est figuré, rendu sensible dans une image, mais non représenté « lui-
même » intuitivement. Toute re-présentation intuitive d'une objectivité la représente dans le mode de l'imagination. Elle «
contient » une apparition imaginative de cette objectivité. En cela la re-présentation peut avoir le caractère de l'actualité ou
de l'inactualité, et le mode de certitude (celui de la prise de position) peut être quelconque : certitude, croyance,
présomption, doute, etc. Il est de plus indifférent que la re-présentation saisisse l'objectivité comme passée ou comme étant-
maintenant (dans l'attente pourtant, quand elle rend sensible ce qui est attendu, nous avons déjà une conscience symbolique).
La « simple apparition imaginative » subsiste partout comme noyau commun. À vrai dire, le problème est d'éclaircir
comment ce noyau est pour ainsi dire enveloppé avec tout le reste ; comment, à l'appréhension du noyau, se lient d'autres
appréhensions. Nous trouvons de même une apparition dans toutes les présentations purement intuitives, et au fond des
présentations par illustration symbolique se trouve une apparition, non pas ici une apparition imaginative, mais une
apparition perceptive. Nous distinguons donc apparitions perceptives et apparitions imaginatives ; ces dernières contiennent
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comme matière d'appréhension des phantasmes (modification des sensations par re-présentation); les premières, des
sensations. »
Edmund Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, 1904-1905, § 28, tr. fr. Henri Dussort,
PUF, 1964, p. 133-134.
Texte N°5 :
« L’imagination n’est-elle pas, comme le disait Pascal, maîtresse d’erreur et de fausseté et d’autant plus fourbe qu’elle ne
nous trompe pas toujours ? C’est le problème que se pose ici Alain. Faut-il oui ou non condamner l’imagination ou du moins
s’en méfier ? Doit-on dire que l’imagination, nous faisant réagir à ce qui est absent, crée en notre esprit l’erreur ?
Imagination, maîtresse d’erreur, selon Pascal. Montaigne, de même, parlant de ceux qui « croient voir ce qu’ils ne voient
point », nous ramène au centre de la notion, et nous en découvre toute l’étendue selon ce qu’exige le langage commun. Car,
si l’on entend ce mot selon l’usage, l’imagination n’est pas seulement, ni même principalement, un pouvoir contemplatif de
l’esprit, mais surtout l’erreur et le désordre entrant dans l’esprit en même temps que le tumulte du corps. Comme on peut
voir dans la peur, où les effets de l’imagination, si connus, tiennent d’abord à des perceptions indubitables du corps propre,
comme contracture, tremblement, chaleur et froid, battements du cœur, étranglement, alors que les images des objets
supposés qui en seraient la cause sont souvent tout à fait indéterminées, et toujours épanouissantes, entendez que l’attention
les dissipe et qu’elles se reforment comme derrière nous. Il importe de reconnaître d’abord, par un sévère examen, que ce
pouvoir d’évoquer les apparences des objets absents ne va pas aussi loin qu’on le dit, ni qu’on le croit, et en d’autres termes,
que l’imagination nous trompe aussi sur sa propre nature.
Il y a de l’ambiguïté, si l’on n’y prend garde, dans ce que l’on dit d’une imagination forte. Forte, il faut l’entendre par ses
effets, qui vont aisément au malaise et même à la maladie, comme la peur le montre ; mais il faut se garder de juger de la
consistance des images d’après la physionomie, les gestes, les mouvements et les paroles qui en sont l’accompagnement.
L’état délirant qu’on peut appeler aussi sibyllin, dans la fièvre ou dans le paroxysme des passions, est par lui-même
éloquent, émouvant, contagieux ; c’est une raison de ne pas croire trop vite que les délirants voient tout ce qu’ils décrivent.
Quelqu’un m’a conté qu’à Metz, pendant l’autre guerre, une foule croyait voir l’armée libératrice dans les fenêtres d’une
vieille maison. Ils croyaient voir. Mais que voyaient-ils ? Des re ets du soleil, ou des couleurs irisées sans doute. Un vif
espoir, et renvoyé par la foule à la foule, déformait leurs discours ; mais dire que l’espoir déformait aussi leurs perceptions,
c’est dire plus qu’on ne sait. La psychologie de notre temps ne se relèvera point de son erreur principale qui est d’avoir trop
cru les fous et les malades. »
Texte N°6 :
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« Par exemple chacun sait que notre pensée se scandalise de ne dormir point quand elle voudrait, et, par cette inquiétude se
met justement dans le cas de ne pouvoir dormir. Ou bien, d'autres fois, craignant le pire elle ranime par ses mauvaises
rêveries un état d'anxiété qui éloigne la guérison. Il ne faut que la vue d'un escalier pour que le coeur se serre, comme on dit
si bien, par un effet d'imagination qui nous coupe le souffle dans le moment même où nous avons besoin de respirer
amplement. Et la colère est à proprement parler une sorte de maladie, tout à fait comme l'est la toux ; on peut même
considérer la toux comme un type d'irritation ; car elle a bien ses causes dans l'état du corps ; mais aussitôt l'imagination
attend la toux et même la cherche, par une folle idée de se délivrer du mal en l'exaspérant, comme font ceux qui se grattent.
Je sais bien que les animaux aussi se grattent, et jusqu'à se nuire à eux-mêmes ; mais c'est un dangereux privilège de
l'homme que de pouvoir, si j'ose dire, se gratter par la seule pensée, et directement, par ses passions, exciter son coeur et
pousser les ondes du sang ici et là. »
Alain, Propos sur le bonheur, 1928, Chapitre XII : Le sourire, Gallimard, nrf, p. 40-41.
Texte N°7 :
« Poser une image c'est constituer un objet en marge de la totalité du réel, c'est donc tenir le réel à distance, s'en affranchir
en un mot le nier. Ou, si l'on préfère, nier d'un objet qu'il appartienne au réel, c'est nier le réel en tant qu'on pose l'objet ; les
deux négations sont complémentaires et celle-ci est condition de celle-là. Nous savons, par ailleurs, que la totalité du réel, en
tant qu'elle est saisie par la conscience comme une situation synthétique pour cette conscience, c'est le monde. La condition
pour qu'une conscience puisse imaginer est donc double : il faut à la fois qu'elle puisse poser le monde dans sa totalité
synthétique et, à la fois, qu'elle puisse poser l'objet imaginé comme hors d'atteinte par rapport à cet ensemble synthétique,
c'est-à-dire poser le monde comme un néant par rapport à l'image. Il suit de là clairement que toute création d'imaginaire
serait totalement impossible à une conscience dont la nature serait précisément d'être « au-milieu-du-monde ». Si nous
supposons en effet une conscience placée au sein du monde comme un existant parmi d'autres, nous devons la concevoir,
par hypothèse, comme soumise sans recours à l'action des diverses réalités - sans qu'elle puisse par ailleurs dépasser le détail
de ces réalités par une intuition qui embrasserait leur totalité. Cette conscience ne pourrait donc contenir que des
modifications réelles provoquées par des actions réelles et toute imagination lui serait interdite, précisément dans la mesure
où elle serait enlisée dans le réel. Cette conception d'une conscience embourbée dans le monde ne nous est pas inconnue car
c'est précisément celle du déterminisme psychologique. Nous pouvons affirmer sans crainte que, si la conscience est une
succession de faits psychiques déterminés, il est totalement impossible qu'elle produise jamais autre chose que du réel. Pour
qu'une conscience puisse imaginer il faut qu'elle échappe au monde par sa nature même, il faut qu'elle puisse tirer d'elle-
même une position de recul par rapport au monde. En un mot il faut qu'elle soit libre. Ainsi la thèse d'irréalité nous a livré la
possibilité de négation comme sa condition, or, celle-ci n'est possible que par la « néantisation » du monde comme totalité et
cette néantisation s'est révélée à nous comme étant l'envers de la liberté même de la conscience. »
Texte N°8 :
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« Comme beaucoup de problèmes psychologiques, les recherches sur l'imagination sont troublées par la fausse lumière de
l'étymologie. On veut toujours que l'imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de
déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer
les images. S'il n'y a pas changement d'images, union inattendue des images, il n'y a pas imagination, il n'y a pas d'action
imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une
prodigalité d'images aberrantes, une explosion d'images, il n'y a pas imagination. Il y a perception, mémoire familière,
habitude des couleurs et des formes. Le vocable fondamental qui correspond à l'imagination, ce n'est pas image, c'est
imaginaire. Grâce à l'imaginaire, l’imagination est essentiellement ouverte, évasive. Elle est dans le psychisme humain
l'expérience même de l'ouverture, l’expérience même de la nouveauté. (...) Une image qui quitte son principe imaginaire et
qui se fixe dans une forme définitive prend peu à peu les caractères de la perception présente. Bientôt, au lieu de nous faire
rêver et parler, elle nous fait agir. Autant dire qu'une image stable et achevée coupe les ailes à l'imagination. Elle nous fait
déchoir de cette imagination rêveuse qui ne s'emprisonne dans aucune image et qu'on pourrait appeler pour cela une
imagination sans images... Sans doute, en sa vie prodigieuse, l’imaginaire dépose des images, mais il se présente toujours
comme un au-delà des images, il est toujours un peu plus que ses images.
Ainsi le caractère sacrifié par une psychologie de l'imagination qui ne s'occupe que de la constitution des images est un
caractère essentiel, évident, connu de tous : c'est la mobilité des images. Il y a opposition dans le règne de l'imagination
comme dans tant d'autres domaines où entre la constitution et la mobilité. Et comme la description des formes est plus facile
que la description des mouvements, on s'explique que la psychologie s'occupe d'abord de la première tâche. C'est pourtant la
seconde qui est la plus importante. L'imagination, pour une psychologie complète, est, avant tout, un type de mobilité
spirituelle, le type de la mobilité spirituelle la plus grande, la plus vive, la plus vivante. Il faut donc ajouter
systématiquement à l'étude d'une image particulière l'étude de sa mobilité, de sa fécondité, de sa vie. »
Texte N°9 :
« Quand je perçois une chaise, il serait absurde de dire que la chaise est dans ma perception. Ma perception est, selon la
terminologie que nous avons adoptée, une certaine conscience et la chaise est l'objet de cette conscience. A présent, je ferme
les yeux et je produis l'image de la chaise que je viens de percevoir. La chaise, en se donnant maintenant en image, ne
saurait pas plus qu'auparavant entrer dans la conscience. Une image de chaise n'est pas, ne peut pas être une chaise. En
réalité, que je perçoive ou que j'imagine cette chaise de paille sur laquelle je suis assis, elle demeure toujours hors de la
conscience. Dans les deux cas elle est là, dans l'espace, dans cette pièce, face au bureau. Or, - c'est avant tout, ce que nous
apprend la réflexion, - que je perçoive ou que j'imagine cette chaise, l'objet de ma perception et celui de mon image sont
identiques : c'est cette chaise de paille sur laquelle je suis assis. Simplement la conscience se rapporte à cette même chaise
de deux manières différentes. Dans les deux cas elle vise la chaise dans son individualité concrète, dans sa corporéité.
Seulement, dans un des cas, la chaise est " rencontrée " par la conscience ; dans l'autre, elle ne l'est pas. Le mot d'image ne
saurait donc désigner que le rapport de la conscience à l'objet ; autrement dit, c'est une certaine façon qu'a l'objet de paraître
à la conscience, ou, si l'on préfère, une certaine façon qu'a la conscience de se donner un objet. A vrai dire l'expression
d'image mentale prête à confusion. Il vaudrait mieux dire, "conscience de Pierre-en-image" ou "conscience imageante de
Pierre". Comme la mot image a pour lui ses longs états de service, nous ne pouvons le rejeter complètement. Mais, pour
éviter toute ambiguïté, nous rappelons ici qu'une image n'est rien d'autre qu'un rapport. »
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SARTRE, L'Imaginaire