M.A.-Thirard

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La Belle Histoire de Leuk le lièvre, une écriture littéraire et

pédagogique du conte africain

Marie-Agnès THIRARD
Univ. Lille, ULR 1061 - ALITHILA - Analyses Littéraires et Histoire de la Langue,
F-59000 Lille, France

Résumé
Dans les contes oraux animaliers d’Afrique de l’Ouest, le Lièvre tient un rôle narratif
comparable à celui du Renard dans la littérature française. Ce personnage de « décepteur »
utilise son intelligence rusée aux dépens des puissants. Or ce personnage du Lièvre fait figure
de précurseur dans le domaine de la littérature de jeunesse en Afrique Noire. En effet, dès 1953,
Léopold Sédar Senghor, qui fut le premier chef d’état de la république sénégalaise mais aussi
homme de lettres et académicien français, écrivit en collaboration avec Abdoulaye Sadji,
inspecteur de l’éducation nationale, La belle Histoire de Leuk le lièvre. Il s’agit d’un livre de
lecture destiné aux élèves des cours élémentaires d’Afrique Noire, livre illustré par Marcel
Jeanjean et destiné à prendre en compte la spécificité culturelle du jeune lecteur africain. Cette
entreprise se veut littéraire et artistique mais aussi politiquement et culturellement engagée. Les
deux auteurs procèdent à une métamorphose des contes oraux du cycle du Lièvre qu’ils
regroupent en une vaste saga romanesque en amalgamant plusieurs types de récits populaires.
Ce roman polyphonique se veut aussi moralisateur. Léopold Sédar Senghor qui était catholique
ajoute en effet un épisode personnel à cet ensemble de contes du lièvre en imaginant la
conversion de Leuk qui passe ainsi du rôle d’anti-héros à celui de petit saint. Il fera ainsi
l’éducation d’un petit d’homme, sorte d’enfant sauvage, Samba, célèbre des épopées agreste
orales africaines. L’œuvre eut un immense succès et fut plusieurs fois rééditée.
Mots-clés : conte oral, conte animalier, conte africain, roman de jeunesse, cycle du Lièvre.

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L’Oiseau Bleu n° 6 / Janvier 2024
Abstract : La Belle Histoire de Leuk le lièvre, a literary and educational approach to
African storytelling
In the animal oral tales of West Africa, the Hare plays a narrative role comparable to
that of the Renard in French literature. This deceptive character uses his cunning intelligence
at the expense of the powerful. But this character of the Hare appears of pioneer in the field of
youth literature in Black Africa. Indeed, from1953, Léopold Sédar Senghor, who became the
first head of state of the Republic Senegalese but also man of letters and French academician,
wrote in collaboration with Abdoulaye Sadji, Inspector of National Education, The Beautiful
Story of Leuk the Hare. He is a reading book for elementary students of Black Africa, illustrated
by Marcel Jeanjean and intended to take into account the cultural specificity of the young person
African reader. This company is literary and artistic but also politically and culturally engaged.
The two authors undertake a metamorphosis of the oral cycle of the Hare which they group in
a vast saga of romance by amalgamating several types of popular stories. This polyphonic novel
is also moralizing. Léopold Sédar Senghor, who was a Catholic, adds a personal episode to this
set of Hare imagining the conversion of Leuk who thus passes from the role of anti-hero to that
of little saint .He will thus educate a little man, sort of wild child, Samba, other famous character
of the African oral epics. The work was a huge success and was repeated several times.
Keywords : oral tale, animal tale, African tale, youth novel, Hare cycle.

Dans le bestiaire des contes de l’Afrique de l’Ouest, il existe un animal qui apparaît
particulièrement populaire et qui relève d’un imaginaire collectif : il s’agit du Lièvre. Cet
animal dont la principale caractéristique est la ruse joue un rôle narratif précis correspondant à
ce que les spécialistes du conte africain tels que Denise Paulme appellent le rôle du décepteur.
Il se présente donc comme un proche parent du personnage de Renart de Male escole dans la
littérature française. Quant au renard, dans l’imaginaire africain, il jouit d’un statut moins
reluisant que dans notre inconscient collectif occidental car il est assimilé à un animal
malfaisant. Chez les Dogons, en effet, les mythes nous apprennent que deux ancêtres fondateurs
envoyés sur la terre par le Créateur s’opposèrent. L’un bénéfique nommé Nommo transporta
dans une arche, qui n’est pas sans rappeler celle de Noé, les premiers hommes, les premiers

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L’Oiseau Bleu n° 6 / Janvier 2024
animaux et les plantes sur la terre. Mais son jumeau maléfique privé du don de la parole,
Yougourou, fut métamorphosé en un pâle renard, symbole de mort et d’absence de fécondité.
Trois animaux, en Afrique, correspondent à ce rôle du décepteur, sortes de figures
emblématiques de la ruse et du mensonge : la Tortue, l’Araignée et le Lièvre. Ce dernier est le
héros privilégié des pays de la savane et se présente sous des appellations diverses : Samba au
Mali, Leuk au Sénégal, N’Guéré en Guinée, Môro au Burkina Faso. Nous ne pourrons passer
en revue tous ces héros au demeurant fort divers mais l’un d’entre nous a paru particulièrement
intéressant en ce qui concerne la métamorphose littéraire du conte oral, lequel est déjà une
forme d’art premier : il s’agit de Leuk dont l’histoire nous est contée par Léopold Sédar Senghor
et Abdulaye Sadji. Senghor (1906-2001) fut le premier président de la République sénégalaise
après l’indépendance. Fleuron de nos universités, agrégé de grammaire, héros de la seconde
guerre mondiale, il fut aussi académicien et écrivain. Sadji dont la carrière est surtout tournée
vers l’école appartient à la catégorie des hussards de la république, instituteur puis inspecteur
chargé de la formation des enseignants mais aussi écrivain reconnu.
À l’aube de la littérature africaine francophone, il est remarquable que le personnage du
Lièvre fasse figure de précurseur dans le domaine des écrits pour la jeunesse en Afrique et que
ces deux écrivains prestigieux et surtout engagés lui en ouvrent la porte. Dès 1953, en effet,
Léopold Senghor publie chez Hachette, en collaboration avec Abdoulaye Sadji, inspecteur de
l’éducation nationale, La Belle histoire de Leuk le Lièvre1. Il s’agit d’un livre de lecture destiné
aux classes des cours élémentaires d’Afrique Noire. Le projet est original et ambitieux. En effet,
ce livre entre alors en concurrence avec Les Contes de la brousse et de la forêt2 d’André
Davesne et Joseph Gouin qui datait de 1932 et jouissait d’un certain succès car il prenait déjà
en compte la spécificité culturelle des peuples africains. Il s’agissait néanmoins d’un livre
composé par un inspecteur blanc à l’usage des enfants noirs. La préface de La belle Histoire de
Leuk le Lièvre co-signée par Léopold Senghor et Abdoulaye Sadji, lesquels se présentent
comme « des auteurs qui sont Africains et membres de l’enseignement public »3, marque une
évolution des mentalités et présente une déclaration d’intention pour le moins engagée à une
époque où l’indépendance n’était encore qu’un rêve lointain. Les deux auteurs déclarent :

1
Léopold Sédar SENGHOR et Abdoulaye SADJI, La Belle Histoire de Leuk-le-Lièvre, Paris, Hachette,
1953, 173p.
2
André DAVESNE et Joseph GOUIN, Contes de la brousse et de la forêt, Paris, Istra, 1932, 200p.
3
Léopold Sédar SENGHOR et Abdoulaye SADJI, op. cit., p. 4.
3
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Il s’agit d’enseigner aux enfants le français, c’est à dire une langue riche et nuancée, qui tend à
l’abstraction. Il s’agit, en même temps, d’adapter cet enseignement au milieu africain et à la psychologie
profonde de l’enfant noir. C’est à ce double souci que répond notre nouvelle méthode4.

Derrière l’élaboration de ce nouveau manuel de lecture se cachent donc des


revendications à la fois culturelles et pédagogiques qui posent déjà le problème de la négritude
et de la francophonie. Ce concept de négritude que nous devons à Aimé Césaire et à Léopold
Sédar Senghor se veut une réponse à une volonté d’assimilation culturelle venant de l’Occident
et une affirmation des valeurs du monde africain. Pour Léopold Sédar Senghor, il s’agit plus
précisément d’établir un relais entre deux cultures dans une forme de métissage. Sadji est lui
aussi un adepte de la négritude, vécue plus que conceptualisée en ce qui le concerne. Or le
personnage du Lièvre, forme métamorphosée du décepteur, apparaît comme le porte-drapeau
d’une sorte de combat pour la reconnaissance d’une exception culturelle au sein de l’école
française.

La vie profonde du Négro-Africain est animée par l’intuition surréaliste des forces cosmiques.
Cette intuition s’exprime par les mythes, légendes, contes, fables, proverbes et devinettes qui peuplent les
veillées noires d’êtres plus vivants que ceux du jour. Notre manuel se compose de récits déjà entendus
par l’enfant dans sa langue maternelle et déjà vécus de lui5.

La récupération du personnage du Lièvre se situe donc au cœur d’une entreprise


pédagogique et culturelle intéressante car elle suppose de prendre en compte les phénomènes
d’acculturation liés à certains manuels scolaires. La référence à la culture orale de l’Afrique
rappelle le fait que l’Afrique ne possédant pas de papier, a confié toute sa mémoire au verbe et
à des formes d’art premier. Le passage d’un récit connu à l’oral à la lecture du texte écrit est
d’ailleurs désormais reconnu par les pédagogues comme une forme d’aide très efficace à
l’apprentissage de la lecture. Les propos tenus par les deux auteurs sont donc très novateurs sur
le plan pédagogique. Le livre est divisé en quatre-vingts chapitres assez courts qui
correspondent à une quantité de lecture adaptée au jeune élève. On incite à une belle lecture
conteuse et expressive facilitée par un certain nombre de marqueurs dans le texte. Chacun des
chapitres est suivi d’un questionnaire pédagogique bien adapté, le tout correspondant à un livre
unique de français. De plus les illustrations de Marcel Jeanjean proches de celles d’Hergé
rendent le livre attractif pour un jeune lecteur, Leuk étant dessiné à l’image de Tintin. Le rejet
des morceaux choisis est aussi revendiqué par les deux auteurs.

4
Ibid., p. 4.
5
Ibid.
4
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Nous n’avons pas voulu procéder par pièces détachées, selon la tradition des livres de contes.
Présenter à l’enfant noir des récits isolés, sans aucun lien qui les rattache les uns aux autres, serait tuer la
vie et le mouvement dont son imagination anime ces récits. Il n’y a pas pour lui des histoires de bêtes,
mais l’Histoire des bêtes. Il fallait donc trouver ce lien, et nous l’avons fait en groupant les récits autour
d’un même personnage, Leuk-le-lièvre 6.

La référence aux « pièces détachées » pourrait bien viser l’ouvrage de Davesne et Gouin
qui rassemblait trente-cinq récits empruntés aux « folklores des colonies françaises ». La moitié
était d’inspiration africaine tandis que les autres étaient d’origines diverses. On y trouve même
un récit intitulé « Renart, Primaut et Ysengrin », ce qui prouve que Le Roman de Renart était
aussi utilisé pour le jeune lectorat africain à des fins pédagogiques. Le personnage de Leuk est
donc au centre d’une entreprise à la fois pédagogique, culturelle et politique. Il est le personnage
emblématique d’une revendication à l’existence d’un patrimoine culturel purement africain qui
était bien loin d’être reconnu à cette époque. Il va aussi servir de prétexte à une forme
d’expression qui préfigure l’existence d’une littérature africaine.
Une entreprise pédagogique, certes mais aussi une métamorphose littéraire du conte
oral. Cette métamorphose comporte plusieurs facettes. Tout d’abord, elle passe par un style
certes littéraire mais qui laisse place à des marques de l’oralité. Des procédés divers contribuent
à sauvegarder, dans la mesure du possible, l’interaction entre le griot et ses auditeurs, d’où
l’utilisation récurrente du style direct et l’abondance des dialogues dans un univers où les bêtes
parlent à l’image des hommes cultivés, en une langue châtiée digne de l’école. Il s’agit bien
d’imprégner les lecteurs de la langue française correcte. Les temps du récit, imparfait et passé-
simple, alternent donc tandis que les dialogues reprennent les temps du discours. Les
exclamations abondantes s’efforcent aussi de redonner vie au texte écrit tandis que les
onomatopées reconstituent, autant que faire se peut, la voix du conteur. La ponctuation se
calque sur les groupes de souffle de l’oralité et le texte doit donner lieu à une belle lecture orale
et expressive, comme le préconisaient alors les Instructions Officielles de l’Éducation Nationale
française en l’occurrence transplantées. L’on pourrait ainsi parler d’une sorte de va-et-vient
entre l’oral et l’écrit, l’oralité se métamorphosant en un écrit littéraire destiné lui-même à être
oralisé ! Mohamadou Kane explique en ces termes ce passage de l’oralité première à l’écrit
littéraire :

6
Ibid, p. 4.
5
L’Oiseau Bleu n° 6 / Janvier 2024
Le romancier africain crée son œuvre dans l’esprit même du récit oral dont il reprend les techniques
et recettes. […] Il fait passer dans l’écriture les ressources des conteurs et créateurs du monde
traditionnel7.

Mais cette métamorphose littéraire passe aussi par une reconstruction architecturale des
richesses de l’oralité. Léopold Sédar Senghor et Abdoulaye Sadji apparaissent comme des
génies de la déconstruction et de la reconstruction des contes d’origine, non pas en un simple
recueil mais en un roman. Sorte de construction comparable à la cathédrale de La Sagrada
Familia de Barcelone ou aux créations du facteur Cheval. Ils amalgament plusieurs récits qui
s’ouvrent comme autant de tiroirs, l’unité de l’ensemble, le ciment de l’édifice en quelque sorte,
étant le personnage du lièvre facétieux et rusé qui utilise son intelligence au détriment de
personnages à la fois bêtes et méchants, voire arrogants. Le récit se veut donc une sorte de
roman initiatique, un roman d’éducation destiné à la jeunesse, dans une forme de quête fort
proche des quêtes populaires de nos contes français. Plusieurs types de textes se trouvent ainsi
amalgamés. Le roman s’ouvre sur une fable intitulée « Le Plus Jeune Animal » où l’on voit tous
les animaux de la brousse concourir et Leuk l’emporter par une de ses facéties habituelles en
sautant au milieu de la digne assemblée animalière du haut d’un arbre tout en criant qu’il va
naître et qu’il faut faire place pour le recevoir. Le Lion Gaîndé approuve en ces termes : « Tu
n'es peut-être pas vraiment les plus jeune mais ton intelligence est supérieure à celle des
autres »8.

Le roman se clôt sur un conte qui est proche du conte-type A707 intitulé « les enfants
en quête de leur mère » et que l’on retrouve aussi bien dans des versions littéraires françaises
que dans des recueils oraux de contes africains. Samba, un petit d’homme, qui naît dans des
conditions exceptionnelles au sein d’une termitière sera privé de sa mère mais recueilli par des
lions et par Leuk. À la fin du roman, grâce à un signe de reconnaissance, il retrouvera sa mère
qui sera enfin valorisée tandis que lui-même triomphera et deviendra roi. Entre les deux
épisodes se déroulent les autres chapitres qui sont consacrés au voyage initiatique de Leuk au
pays des bêtes puis au pays des hommes. Il s’agit donc d’un roman d’initiation, le héros Leuk
construisant son identité au fil de rencontres dans une société dont les principaux protagonistes
sont l’Éléphant, le Singe, l’Hippopotame mais aussi l’Hyène ou le Lion. Le livre de lecture
nous présente ainsi une société animale à figure humaine, proche de l’univers de La Fontaine.

7
Mohamou KANE, « Les Paradoxes du roman », Panorama de la littérature négro-africaine des années
80, Présence africaine, Paris, 1986, p. 79.
8
SENGHOR et SADJI, op. cit., p. 7.
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L’Oiseau Bleu n° 6 / Janvier 2024
Au fil des aventures de Leuk, le lecteur trouve aussi bien une fable qu’un conte des origines,
une série de devinettes, et même une épopée agreste, celle de Samba, le petit d’homme, l’enfant
sauvage ! Cette épopée d’origine populaire dont le héros est Samba est célèbre au Sénégal. Elle
est réécrite et introduite à la fin de notre roman à partir d’une spirale dans le récit principal de
type animalier centré sur Leuk. Comment se fait l’amalgame ? Grâce à un épisode-pivot qui est
une pure invention de Léopold Sédar Senghor, celui de la conversion de Leuk. Après le récit
des habituelles facéties de Leuk, un chapitre s’ouvre en effet sous le titre « La conversion de
Leuk ».

Maintenant Leuk se demande comment il va employer son temps. Va-t-il continuer à faire le mal
ou cherchera-t-il à faire le bien ? Il prend toute une journée pour réfléchir sur sa vie passée. […] Dans
tout ce que j’ai fait, il y a le mal à côté du bien. À présent, je ne veux plus faire que le bien. Quand on est
intelligent comme je le suis, on doit agir en bien et non en mal. Je vais me convertir et employer tout le
temps qui me reste à m’instruire et à devenir meilleur. Pour cela, il me faudra voyager beaucoup, voir
d’autres pays et d’autres races, séjourner longtemps chez les hommes qui ont des connaissances que les
animaux n’ont pas. »
Leuk sait que, pour bien se conduire, il faut avoir de bons compagnons, honnêtes et serviables,
qui sont des modèles parce qu’ils ont beaucoup de qualités. Or la plupart des animaux n’ont que des
défauts. Ils mangent la chair et boivent le sang de leurs semblables. Les uns s’enfuient devant les autres.
Chacun vit pour soi et aucun ne cherche à instruire ni à aider les autres.9

Il s’agit en l’occurrence d’un véritable examen de conscience et même d’un acte de


contrition. Le Lièvre bat sa coulpe d’une manière qui s’apparente plus à la tradition judéo-
chrétienne qu’au droit coutumier africain. Bouki l’Hyène, ennemie du lièvre, en effet, ne suscite
dans la tradition orale aucune sympathie et ce serait plutôt la loi du talion qui s’appliquerait. Il
est normal que le méchant soit puni et peu importe les moyens utilisés pour vaincre les forces
maléfiques. Il est donc probable que Léopold Senghor, en tant que catholique, se réfère à
d’autres valeurs qui sont celles du christianisme. L’évangile ne stipule-t-il pas de pardonner à
ses ennemis et de tendre l’autre joue. La parabole évangélique des « talents » semble aussi
inspirer la conversion de Leuk. L’intelligence, en tant que don du créateur ne saurait donc être
utilisée qu’à bon escient. Le champ lexical est d’ailleurs catéchisant et du mot « conversion »
on pourrait aisément passer au mot « confession » pour donner un titre à ce chapitre surprenant
qui sert de transition entre le récit des habituels bons ou mauvais tours joués par le lièvre à
Bouki et à quelques autres. La dernière partie du livre est plus moralisatrice. Le dernier
paragraphe cité est surprenant. Cette allusion au fait de manger la chair et de boire le sang
évoque à la fois le cannibalisme et le rejet de telles pratiques mais de manière plus symbolique,

9
Ibid., p. 120.
7
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on peut penser à l’Eucharistie. Leuk le justicier deviendrait donc Leuk le petit saint et aider les
autres, sans distinction et sans discrimination, revient à dire : « Aimez-vous les uns les autres ».
Continuant son initiation, Leuk, tel un pèlerin de Compostelle s ‘en va donc sur la route
avec une besace et une houlette et fait plusieurs rencontres avant de découvrir le monde des
hommes présenté comme un modèle de la sagesse suprême. Une fée, alors que dans les contes
oraux africains on évoquerait plutôt une « mère-génie », intervient dans ce nouvel envoi en
mission et joue le rôle de destinateur. Elle pourvoie le héros de deux auxiliaires magiques : une
écuelle qui peut se remplir seule et un gourdin qui peut se mettre en branle à la demande. Ainsi
pourvu d’une aide surnaturelle, tel Moïse face à Pharaon, notre lièvre est confronté dans le
monde des hommes à un pouvoir tyrannique et injuste incarné par un roi, qui dans les
illustrations ressemble au roi du Dahomey, mais qui peut aussi rappeler le pouvoir colonial.
Leuk, petit, faible mais intelligent vient à bout du méchant roi grand, fort et bête et de ses
courtisans grâce au gourdin magique, dans un récit plus subversif qu’il n’y paraît au premier
niveau. Il rencontre en chemin tous les laissés pour compte et ce décepteur se transforme en un
sauveur digne des preux chevaliers défendant le faible et l’orphelin. C’est ainsi qu’il fait cadeau
de l’écuelle magique à un aveugle, esquissant ainsi un conte étiologique car « c’est depuis ce
temps-là que les aveugles ont des écuelles »10. C’est aussi après sa conversion et ces aventures
épiques que le héros recueille un petit d’homme, Samba, orphelin, sorte d’enfant sauvage: il le
confie à une lionne pour l’allaitement, il le protège ensuite des lionceaux, il l’éduque selon la
double loi des animaux et des hommes et à qui il sert de mentor.
Leuk le rusé, Leuk le facétieux devient donc Leuk l’initié, Leuk le sage. Léopold
Senghor et Abdoulaye Sadji donnent une autre explication dans la préface à cette métamorphose
du personnage du décepteur car cette métamorphose littéraire se veut aussi moralisatrice.
« Nous entendons aussi donner à l’écolier noir des leçons de morale. »11, affirment-ils. La suite
des aventures du Lièvre est donc très morale. Le héros suit d’abord l’enseignement de la girafe
Serigne N’Diamala afin de profiter de sa sagesse en changeant de vie et de conduite. Il change
même de régime alimentaire : il devient herbivore, vegan ou vegal avant l’heure et un conte
étiologique est alors proposé au jeune lecteur, concluant que « c’est depuis ce temps que Leuk
n’a plus de canines. Il ne lui reste que des incisives tranchantes pour couper l’herbe et ronger
les écorces, et des molaires pour broyer »12. Dans la tradition orale africaine, le Lièvre incarnait

10
Ibid., p. 142.
11
Ibid., p. 4.
12
Ibid., p. 127.
8
L’Oiseau Bleu n° 6 / Janvier 2024
déjà l’intelligence rusée face à la cupidité, à la cruauté ou à la bêtise, mais il n’était jamais
maléfique. C’est l’Hyène qui remplit ce rôle et comme le souligne Jacques Chevrier dans
L’Arbre à palabres13, celle que l’on n’a pas le droit de nommer est désignée par des termes
comme « la mal abaissée » ou encore « la mauvaise gueule », voire « la puanteur ». De plus,
c’est plutôt l’Araignée, décepteur de la forêt qui peut se montrer méchante et même parfois
perverse. Marcelle Collardelle oppose d’ailleurs les contes du Lièvre et ceux de l’Araignée.

Les contes du Lièvre mettent l’accent sur les aspects bénéfiques de l’intelligence, alors que ceux
de l’Araignée le mettent sur les aspects maléfiques. Dans les deux cycles, on est conscient de la présence
du Bien et du Mal. Dans l’un le héros est celui qui triomphe du Mal ; dans l’autre, il est précisément le
Mal contre lequel il faut lutter14.

Il faudrait donc parler en fait d’une certaine forme d’interculturalité au-delà de la volonté de
moralisation et même d intertextualité. Pourquoi avoir choisi ce personnage plutôt qu’un autre ?
La réponse nous est donnée dans la même préface.

Ce n’est pas par hasard que nous avons choisi ce personnage. Dans les contes et fables de
l’Afrique, il jouit avec Diargone-l’-Araignée, du même renom que le Renard dans les contes et fables de
l’Europe. Il représente l’intelligence qui triomphe partout et toujours dans les situations les plus difficiles.
Mais il fallait, pour renforcer l’intérêt des récits, faire de l’ensemble un vaste drame. D’où, en face de
Leuk-le-Lièvre, son antagoniste, Bouki-l’Hyène, stupide et méchant, dont le rusé lièvre fait l’éternel
trompé.

La référence intertextuelle est donc revendiquée. Leuk est bien une forme de Renard à
l’africaine. Bouki l’Hyéne apparaît quant à elle comme l’anti-héros et semble fort proche du
personnage du loup Ysengrin. Le Lion est d’ailleurs un personnage commun à nos deux cultures
et représente la force et le pouvoir. Le récit se veut une sorte de roman initiatique dans une
forme de quête fort proche des quêtes populaires de nos contes français. En ce sens le Lièvre
est frère du Petit Poucet et du Chat Botté. On peut évoquer pour illustrer cette intertextualité un
épisode amusant, celui de la rencontre avec la fée dans le chapitre intitulé « Mame-Randatou,
la fée » : « On dit qu’avec sa baguette magique elle transforme les chats en princes galants, les
citrouilles en équipages et les souris en pages »15.

13
Jacques CHEVRIER, L’Arbre à palabres. Essai sur les contes et récits traditionnels d’Afrique Noire,
Paris, Hatier, 1986, 335p.
14
Marcelle COLARDELLE, Le Lièvre et l’Araignée dans les contes d’Afrique de l’Ouest africain, Paris,
Union Générale d’Éditions, 1975, coll. 10/18, n°980. Citation reprise à Jacques CHEVRIER, op. cit., p.
131.
15
Léopold Sédar SENGHOR et Abdoulaye SADJI, op. cit. p. 26.
9
L’Oiseau Bleu n° 6 / Janvier 2024
La référence aux contes de Perrault, Le Chat botté et Cendrillon est évidente tandis que
le nom de la fée est africain. Le roman, forme métamorphosée du conte oral, est donc le résultat
d’une forme de métissage culturel car Léopold Senghor et Abdoulaye Sadji étaient tous deux
de purs fleurons de nos grandes écoles mais aussi des adeptes de la négritude. Il est aussi évident
que la référence interculturelle est souvent tacite et que certains chapitres évoquent l’univers
imaginaire de La Fontaine. Le chapitre de la rencontre entre Leuk et N’Diombor-le -lapin est
une transposition de la fable Le Loup et le chien, le Lapin jouant le rôle du Chien et le Lièvre,
celui du Loup en s’écriant comme en écho au célèbre fabuliste : « Adieu, cousin, je préfère ma
liberté et ma maigreur. »16 La préface se termine donc sur ces mots :

Éduquer signifie non seulement cultiver dans le milieu naturel, mais aussi, selon l’étymologie
du mot, transplanter. Il est question, sur ce plan, d’amener l’enfant noir à assimiler les éléments fécondants
de l’esprit français. Comme dans les récits contemporains en langue indigène, nous intégrons, nous
assimilons, prudemment il est vrai, les objets et les techniques de la civilisation européenne.

En matière de volonté moralisatrice, Il s’agit d’adapter le personnage aux contraintes de


la littérature de jeunesse. Les deux auteurs respectent la charte de l’époque et le héros ne saurait
triompher par la ruse et le mensonge, ce qui expliquerait cette conversion finale. Le livre est
aussi et surtout un manuel scolaire qui correspond à un livre unique : il sert donc de support
non seulement à l’apprentissage du français mais aux traditionnelles leçons de morale de l’école
républicaine. Il suffit de parcourir les questionnaires élaborés par les auteurs à la suite de chaque
chapitre du livre pour être « édifié ».

La première occurrence de ce Renard à l’africaine devenu petit lièvre correspond donc


à une époque, celle des années 1950. L’entreprise est très novatrice sur le plan pédagogique et
sur le plan de la littérature de jeunesse encore balbutiante à l’époque sur le continent africain.
Le livre eut un immense succès et les illustrations de Marcel Jeanjean sont fort attrayantes. On
pourrait aussi parler d’art pictural et d’un récit à deux voix ou à trois voix. Le livre a été sans
cesse réédité et une version en bande dessinée est apparue dans les années 7017, laquelle se
voulait moins scolaire et correspondait à une nouvelle vision de la littérature de jeunesse : même
en Afrique, le plaisir de lire finit par être reconnu comme un droit pour le jeune lectorat. Une
nouvelle édition est apparue dans les années 90 dans la collection Afrique en poche et les

16
Ibid., p. 131.
17
D’après un texte de Léopold Sédar SENGHOR et Abdoulaye SADJI, illustrations de. LOROFI, Les
Aventures de Leuk-le-Lièvre, Dakar, Abidjan, NEA, 1975, 43p.
10
L’Oiseau Bleu n° 6 / Janvier 2024
questionnaires de lecture ont disparu. La division en chapitres a été revue et la quatrième de
couverture nous renvoie à notre problématique :

Dans les contes et fables d’Afrique noire, Leuk-le-Lièvre jouit avec Diargone-l’Araignée, du
même renom que le Renard dans les contes et fables d’Europe. Aux côtés de Leuk-le-Lièvre, on découvre,
avec leurs caractères particuliers, tous les habitants de cette immense brousse qui ont fait de « cette belle
histoire » l’un des grands classiques de la littérature africaine.18

Reconnu comme un grand classique, l’ouvrage a même été préconisé comme lecture
complémentaire au programme du baccalauréat littéraire de la classe de terminale en l’an 2000
et il est fortement recommandé dans les Instructions Officielles de l’Education Nationale
française aux élèves de 10-12 ans. Cet ultime hommage résonne enfin comme une
reconnaissance de l’œuvre de Senghor la plus méconnue qui a longtemps été considérée à tort
comme une simple fantaisie littéraire marginale. Elle rend hommage à Sadji, ce hussard de la
république reconnu également comme romancier. Reprenant l’expression de Lyliane Kesteloot,
on peut donc considérer nos deux auteurs comme des « romanciers-conteurs » dont Clément
Effoh Ehora, après avoir repris l’appellation fort contrôlée de l’illustre africaniste, affirme ainsi
la qualité artistique :

Le romancier négro-africain, à en croire Kane, prolonge l’esthétique du conteur traditionnel. Il


s’érige en conteur moderne l’imite au point de s’affirmer comme conteur des temps modernes. Il y a donc
un pont qui relie l’artiste traditionnel à l’artiste moderne19.

Et de conclure en ces termes :

La réécriture romanesque du conte est donc une pratique hypertextuelle qui érige le conte en
modèle de création et de discours romanesque puis fait du roman négro-africain un conte
moderne ou le conte des temps modernes. Son enjeu est essentiellement esthétique20.

BIBLIOGRAPHIE

Corpus
SENGHOR Léopold Sédar et SADJI Abdoulaye, La Belle Histoire de Leuk-le-Lièvre, Paris,
Hachette, 1953.

18
Léopold SENGHOR et Abdoulaye SADJI, La Belle Histoire de Leuk-le-Lièvre, Paris, Edicef. NEA,
coll. Afrique en poche cadet., 1990, 189 p.
19
Clément Effoh EHORA, « Intergénération et réécriture du conte traditionnel africain : La Jeune Fille
dédaigneuse, dans Maïmouna d’Abdoulaye Sadji et L’Ivrogne dans la brousse d’Amos Tutuola »,
Catherine D’HUMIERES (dir.), D’Un conte à l’autre, d’une génération à l’autre, Clermont-Ferrand, P.U.
Blaise Pascal, coll. « Littératures », 2008, p. 289.
20
Ibid., p. 298.
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L’Oiseau Bleu n° 6 / Janvier 2024
Articles et ouvrages de référence

CHEVRIER Jacques, L’Arbre à palabres. Essai sur les contes et récits traditionnels d’Afrique
Noire, Paris, Hatier, 1986.

COLARDELLE Marcelle, Le Lièvre et l’Araignée dans les contes d’Afrique de l’Ouest


africain, Paris, Union Générale d’Éditions, 1975, coll. 10/18, n°980.
EHORA Clément Effoh, « Intergénération et réécriture du conte traditionnel africain : La Jeune
Fille dédaigneuse, dans Maïmouna d’Abdoulaye Sadji et L’Ivrogne dans la brousse d’Amos
Tutuola », Catherine D’HUMIERES (dir.), D’Un conte à l’autre, D’Une génération à l’autre,
Clermont-Ferrand, P.U. Blaise Pascal, coll. « Littératures », 2008.

KANE Mohamadou, « Sur les formes traditionnelles du roman africain », Revue de littérature
comparée, n° 191-192, juillet-décembre 1974.
KESTELOOT Lylian, et MBODJ Chérif, Contes et mythes wolof, N.E.A., Abidjan-Dakar,
1983.
KONE Amadou, Du récit oral au roman, Abidjan, CEDA,1985.

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