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Empathie et émotions argumentées en discours

2013

Empathie et émotions argumentées en discours Alain Rabatel To cite this version: Alain Rabatel. Empathie et émotions argumentées en discours. Le discours et la langue, Cortil-Wodon: Editions modulaires européennes, 2013, Tome 4.1. (2012), pp.159-178. ฀halshs-01745810฀ HAL Id: halshs-01745810 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01745810 Submitted on 28 Mar 2018 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Le discours et la langue Revue de linguistique française et d’analyse du discours « Le discours et la langue » Revue de linguistique française et d’analyse du discours Rédactrice en chef : Laurence Rosier (Université libre de Bruxelles). Coordinatrice éditoriale: : Secrétaire de rédaction Calabrese(Université (UniversitéLibre LibrededeBruxelles). Bruxelles). Laura Calabrese Comité de Comité derédaction rédaction: : Catherine Détrie Détrie (Université (Université Paul Paul Valéry Valéry Montpellier Montpellier 3) 3) ;; Hugues Hugues Constantin Constantin de de Catherine Chanay (Université Lumière-Lyon 2) ; Anne-Rosine Delbart (Université libre de Chanay (Université Lumière-Lyon 2) ; Anne-Rosine Delbart (Université libre Bruxelles) ; Françoise Valéry, de Montpellier ; Cédrick de Bruxelles) ; CédrickDufour Fairon(Université (UniversitéPaul catholique Louvain) III) ; Jean-Marie Fairon (Université catholique de Louvain) ; Jean-Marie (Université Klinkenberg (Université de Liège) ; Juan Manuel LopezKlinkenberg Munoz (Université de de Liège) ; Juan Manuel Lopez Munoz (Université de Cadix) ; Dominique Cadix) ; Dominique Maingueneau (Université Paris XII) ; Sophie Marnette (UniMaingueneau (Université Paris IV) ; Sophie Marnette (Université d’Oxford) ; versité d’Oxford) ; Alain Rabatel (Université Lumière-Lyon 2) ; Anne-Catherine Alain Rabatel (Université Lumière-Lyon 2) ; Anne-Catherine Simon (Université Simon (Université catholique de Louvain). catholique de Louvain). La revue Le discours et la langue. Revue de linguistique française et d’analyse du discours, se propose de diffuser les travaux menés en français et sur le français dans le cadre de l’analyse linguistique des discours. Elle entend privilégier les contributions qui s’inscrivent dans le cadre des théories de l’énonciation et/ou articulent analyse des marques formelles et contexte socio-discursif et/ou appréhendent des corpus inédits (notamment électroniques). La revue privilégie les numéros thématiques tout en laissant dans chaque livraison une place disponible pour des articles isolés de même que pour des recensions ou des annonces. La revue paraît deux fois par an, en principe en mars et en octobre. Chaque numéro est d’environ 200 pages. L’abonnement se souscrit par année, il s’élève à 50.00 €. Les numéros isolés se vendent à des prix variant en fonction de leur importance. 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Le cas de Tout le monde en parle et On n’est pas couché Alina Oprea ..................................................................................................... 47 L’émotionalité au service de l’argumentation sur le répondeur de l’émission Là-bas, si j’y suis Heike Baldauf-Quilliatre ................................................................................ 73 À propos d’une émotion, ‘l’indignation’, et de son argumentation : un regard sur la polémique Hessel Danièle Torck ................................................................................................... 95 La construction discursive de la tension émotionnelle dans l’argumentation entre les Lucides et les Solidaires Guylaine Martel ..............................................................................................117 Le repentir public comme mode de gestion de crise. Quelques stratégies d’atténuation de l’offense et de la responsabilité de l’offenseur Olivier Turbide, Marty Laforest & Diane Vincent ....................................... 137 Empathie et émotions argumentées en discours Alain Rabatel ................................................................................................. 159 Les noms de peur dans la presse (titres et dossiers) Caroline Masseron ......................................................................................... 179 Stupéfier et jalouser dans les séquences textuelles journalistiques : quel profil discursif pour quelle stratégie argumentative ? Iva Novakova & Julie Sorba .......................................................................... 203 EmPatHiE Et émotions ARGUMENTÉES EN DISCOURS Alain RABATEL Université de Lyon 1 Cet article vise à analyser les formes que l’empathie prend en discours dans un genre a priori peu empathique avec l’accusé, le réquisitoire, dans la mesure où la voix de la société dit le droit, le plus souvent à charge contre le prévenu. Tel n’est pas le cas dans l’article intitulé « Femmes battues : réquisitoire contre l’indifférence aux assises du Nord », écrit par Pascale Robert-Diard (désormais PDR) dans la chronique judiciaire du Monde, le 25-03-2012, à propos du procès d’A. Guillemin (AG), victime de violences conjugales, acquittée bien qu’elle ait tué son mari. Rien n’est typique dans ce texte gigogne. PRD ne se contente pas, comme il est de coutume, d’intégrer dans le corps de l’article des extraits des plaidoiries des camps adverses, elle cite longuement le réquisitoire de l’avocat général Luc Frémiot (LF) (724 mots), en lui donnant autant d’importance quantitative que le discours primaire initial (701 mots) – c’est-à-dire la portion de texte directement prise en charge par PRD – et en lui laissant quasiment le dernier mot, comme si le discours primaire était là de façon ancillaire pour présenter le texte de LF, la conclusion (44 mots) présentant la délibération des jurés comme « un grand moment de justice, si proche ». Cette disposition indique la forte émotion de PRD, en consonance avec celle de LF, au cœur du réquisitoire. Contrairement aux positions de ses pairs, qui sous-estiment les violences conjugales, LF, réputé pour son combat sociétal et judiciaire contre les auteurs de telles violences, se met en empathie non seulement avec la victime, mais donne une leçon d’empathie à tous les acteurs du drame et du procès, leçon qui pourrait être résumée par son propos : « C’est cela être juge, c’est être capable de se mettre à la place des autres ». En ce sens, si le réquisitoire n’est pas prototypique du genre, il est exemplaire d’un combat, avec ses avancées et ses résistances. C’est dans ce contexte qu’il faut analyser la présence et le rôle argumentatif de l’empathie, tant chez PRD que chez LF, qui représentent chacun la part que les médias et l’institution peuvent prendre pour faire évoluer les mentalités. Je présenterai d’abord la notion d’empathie en langue et en discours (1), avant d’examiner la diversité des positions empathiques adoptées par la journaliste (2) et par l’avocat général (3). Ces différentes études permettront de dégager quelques relations entre émotions et argumentation (4). 1. Empathiseur, empathisé et modalités d’empathie en langue et en discours L’empathie humaine est une aptitude à se mettre à la place des autres, sans fusion ni identification, tandis que la sympathie consiste en une identification aux autres avec partage plus ou moins fusionnel de leurs émotions (Jorland 2004 : 20-21)1. On verra qu’ici, il n’y a pas de fusion, dans la mesure où les 159 acteurs se caractérisent par leur mobilité empathique. Mais une empathie relationnelle (Tisseron 2010, Rabatel 2013b) se focalise néanmoins sur la prévenue, se rapprochant d’une forme de sympathie émotionnelle rationalisée, en appui sur une communication essentiellement émotive (Plantin 2011 : 14, 141)2. Je n’ai pas la place de consacrer de longs développements à la notion d’empathie et à ses liens multiformes avec la linguistique (voir Forest 1999, 2003, Rabatel 2013a et b, Brunel et Cosnier 20123). L’empathie linguistique, sous son versant énonciatif, revient à se mettre à la place d’un autre (interlocuteur ou tiers), un locuteur prêtant sa voix à un autre pour envisager un événement, une situation du point de vue de l’autre. En cela, l’empathie intègre les problématiques du point de vue (Rabatel 1997, 1998, 2008) et s’appuie sur la distinction entre le locuteur (à l’origine matérielle d’un acte de diction ou de scription) et l’énonciateur, à l’origine des positions énonciatives que véhicule le discours (Rabatel 2010). Un centre d’empathie (ou centre de perspective) correspond à un énonciateur second (e2) ou sujet modal, distinct du locuteur/énonciateur premier (L1/ E1). Cet énonciateur second, qui est source d’un point de vue (PDV), n’est pas nécessairement un locuteur, il est une construction de L1/E1, repérable à partir d’un certain nombre de positions spatiales, temporelles ou notionnelles – assimilables à des cadres conceptuels, axiologiques, idéologiques, artistiques, techniques, scientifiques, institutionnels (étatiques, juridiques, religieux), etc. Ces positions peuvent se cumuler : L1/E1 peut par exemple envisager la situation matrimoniale des femmes en Afghanistan à telle époque d’un point de vue économique et artistique, avec des préoccupations féministes ou antiféministes. Chaque source, située dans telle position, pèse sur la référenciation de l’objet du discours en focalisant sur des caractéristiques pertinentes ou en éliminant celles qui ne le sont pas. Ces choix sont en dernière instance subjectifs, y compris ceux qui s’expriment en empruntant un lexique objectif ou doxal, car la mise en discours permet non seulement de se faire une représentation de l’objet mais encore du PDV subjectif de l’énonciateur et des inférences sur les calculs qu’il opère pour que son point de vue, ses émotions soient partagés par les destinataires. Je nomme repère ou empathisé (e2) le sujet qui bénéficie d’un traitement empathique. Quant au locuteur/énonciateur premier, il joue le rôle d’instance empathisante ou empathiseur. Enfin, par modalités d’empathie, j’entends les différentes collocations de marques indiquant comment les référents sont envisagés à partir d’un énonciateur interne à partir duquel E1 imagine ce que e2 pourrait dire ((1)), penser ((2)), percevoir ((3)), ressentir ((4)), faire ((5)) : (1) [Si j’étais à la place de X, je dirais (que) Y] (2) [Si j’étais à la place de X, je penserais (que) Y] (3) [Si j’étais à la place de X, je verrais (que) Y ou écouterais/sentirais/ goûterais/toucherais Y] (4) [Si j’étais à la place de X, je ressentirais (que) Y] (5) [Si j’étais à la place de X, je ferais (en sorte que) Y], etc., 160 Ces structures sont auto-centrées sur la première personne (P1), qui joue le rôle d’empathiseur, mais il est possible d’avoir des empathisations hétéro-centrées, remplaçant P1 par P2 ([Si tu étais]) ou P3 ([si il/elle était]), P4, P5, P6. De même qu’on peut varier d’empathiseur, on peut changer d’empathisé : dans les exemples (1) à (5), il s’agit d’un énonciateur délocuté, mais il est possible que l’empathisé soit un interlocuteur (« à ta place, je ferais Y »). Avec les formes hétéro-centrées, centrées sur l’interlocuteur (P2 et P5) ou centrées sur des délocutés (P3 et P6), le sujet empathiseur est marqué par la récursivité. Cela revient à dire que, par exemple, (6) doit être interprété comme l’équivalent de (7), sous l’angle de la construction énonciative de l’empathie : (6) [Si tu étais à la place de X, tu dirais (que) Y] (7) [Je dis que si tu étais à la place de X, tu dirais (que) Y] Comme dans la structure du point de vue représenté, c’est essentiellement à travers la référenciation des objets du discours – Y, supra, P, dans la structure virtuelle du PDV (Rabatel 1998 : 55) – que l’on repère les choix de qualification, de modalisation, de quantification, d’ordre des composants, etc., dénotant le PDV de la source énonciative seconde. Il est toujours possible de ne pas mentionner explicitement la source dans la mesure où la référenciation (de ce qui dit, pensé, vu, ressenti, fait) permet de la reconstruire par inférence. On peut donc faire l’impasse sur l’explicitation directe du sujet empathisé qui est le centre de perspective à partir duquel L1/E1 envisage tel objet du discours, même si cette impasse est cognitivement coûteuse (ibid. : 56-59). Et de même, on peut aussi faire l’impasse sur le sujet empathiseur, surtout si le locuteur se retranche derrière des formes d’effacement énonciatif (Rabatel 2004). L’empathie est ainsi un système graduel jouant sur le changement d’empathiseur et d’empathisé. Retenons de ce qui précède que le sujet empathiseur peut se mettre à la place de l’empathisé en envisageant ce qu’il dit, voit, pense, ressent, agit. Certaines de ces modalités d’empathie sont assez faciles à repérer, notamment celles qui concernent l’expression des paroles (et des pensées). En revanche, cela va moins de soi avec des perceptions, des émotions, des actions, car ces énoncés peuvent sembler plus dénotatifs (du point de vue de L1/E1) qu’empathiques (exprimant la subjectivité de e2) : c’est nettement le cas lorsque l’on a fait l’impasse sur le sujet empathiseur et sur le sujet empathisé et que l’on ne se trouve confronté qu’à la référenciation des perceptions, émotions, etc. J’illustre ces notions à partir de l’exemple suivant : (8) §2 Un soir de juin 2009, dans la cuisine de leur appartement à Douai, cette mère de quatre enfants a dit à son mari qu’elle voulait le quitter. Il a explosé de fureur, a cherché à l’étrangler, elle a saisi un couteau de cuisine. L’exemple (8) est représentatif des situations empathiques les plus complexes, parce qu’elles ne paraissent pas d’emblée subjectives, en raison de l’absence d’un locuteur/énonciateur second qui dit « je » et qui communi- 161 que ses émotions, en raison aussi de l’économie d’un lexique d’émotion explicite (excepté « il a explosé de colère ») tout comme en l’absence d’arguments explicites indiquant, par exemple, que tout individu violent s’expose à des réactions violentes, que cet homme était violent avec sa femme et que donc sa femme a réagi sur un coup de colère. La scène est malgré tout saturée d’émotions : les actions (« étrangler », « elle a saisi un couteau »), la relation inférable entre les deux gestes, la mention antérieure des quatre enfants, cela plaide en faveur d’une lecture émotionnelle, qui renvoie à la fulgurance des motivations de la femme. Comme on le verra mieux plus loin, l’extrait, produit par la journaliste (L1/E1), est raconté du point de vue de la femme, qui est le sujet modal4. Cela signifie que L1/E1se met à la place de e2. D’une part, la mère est présentée en extériorité, nommée par L1/E1 (« cette mère de quatre enfants ») et la mention des quatre enfants a d’abord une fonction informative. Cette indication a aussi une fonction subjective, argumentative, en intériorité : c’est parce que la mère, victime de violence conjugale, va vouloir protéger ses enfants, qu’elle trouvera la force de surmonter sa passivité et tuera son mari. En intériorité, « cette mère de quatre enfants » dresse d’emblée un cadre d’action (c’est en tant que mère, plus qu’en tant que femme, qu’AG a tué son mari, pour éviter que ses enfants subissent les mauvais traitements qu’elle avait elle-même endurés) et un cadre d’interprétation qui oriente vers la clémence des juges : car c’est moins un époux qu’un bourreau familial qu’elle a tué. Cette remarque invite à réfléchir sur l’instance de prise en charge de ces rationalisations internes, reconstruites par le discours. La scénographie énonciative indique, à côté de la dimension factuelle, une empathie en intériorité, essayant de restituer la fulgurance de ses émotions et de ses rationalisations, et aussi une prise en charge (Rabatel 2009, 2012a) de ce mouvement par L1/E1 : en ce sens, L1/E1 adopte une position de surplomb, en restituant les mouvements de pensée de e2, mais aussi en dramatisant la situation et donc en construisant des prémisses qui orientent le raisonnement vers sa conclusion. (9) fin du §2 La plaie dans le cou mesurait 13,5 cm de profondeur. Il est mort sur le coup, « dans une mare de sang », dit le procès-verbal des policiers. Voilà pour les faits. La scénographie justifie l’issue du drame et donc l’acquittement. Car là encore, les faits, en extériorité, disent la violence du geste. Mais en intériorité, ils invitent à se demander ce qui a pu conduire à cette violence : la suite du texte insistera ainsi sur ces circonstances (peur, honte de la passivité) qui expliquent la violence longtemps retenue du passage à l’acte et atténuent la responsabilité en faisant de l’acte une réponse émotionnelle occurrentielle à une situation durable de violence. J’en viens à l’analyse de la dynamique empathique émotionnelle en suivant le texte au plus près, après avoir hésité sur la structure de ce texte. Les normes habituelles de l’écriture académique auraient conduit à adopter un plan synthétique. J’ai préféré suivre une démarche au ras du texte, en citant l’ensemble des paragraphes, dans leur ordre d’apparition5, parce que le mouvement est en 162 lui-même significatif de la démarche empathique faite de mobilité et de dramatisation. Chronologiquement, le réquisitoire a précédé la chronique. Mais celle-ci englobe le réquisitoire en le mettant en scène, aussi est-elle à analyser en premier, selon l’ordre de la lecture : autant dire selon l’ordre des effets (argumentatifs). 2. Les relations empathiques de l’empathiseur journaliste Je voudrais inscrire au début de cette analyse ces propos de Jakubinskij qu’un heureux travail éditorial a mis à disposition du lecteur : « Le ton et le timbre du locuteur, dès le moment où il prend la parole, nous obligent à avoir une certaine attitude envers le locuteur et son énoncé. C’est en fonction de cette « attitude » que nous percevons son énoncé. Parfois, le ton des premiers mots prononcés nous oblige déjà à nous mettre sur nos gardes, d’une façon hostile ou favorable, ou à changer d’état d’esprit. Autrement dit le ton détermine le type d’aperception de notre perception, il forme en nous le « point de vue » avec lequel nous allons analyser la suite. » (Jakubinskij 2012 : 89) Jakubinskij insiste sur le rôle actif que jouent ton, timbre et signaux mimogestuels dans la compréhension-interprétation des énoncés, en orientant le destinataire vers une attitude de proximité ou de distance, indépendamment des sentiments préalables de connivence. Ces signaux ne sont donc pas seulement idiosyncrasiques, ils ont une dimension argumentative de nature psycho-sociale, sur la base de l’expérience et de la culture, et c’est en cela qu’ils construisent chez l’interlocuteur une disposition générale de confiance ou de méfiance envers l’ensemble du message, basée sur la force du lien entre ethos et pathos. Ces phénomènes jouent directement dans la communication en faceà-face, comme dans la communication « médiate ». C’est dans cette optique que j’étudierai notamment le fragment inaugural du texte. Dans le premier paragraphe, la journaliste ne parle pas d’elle directement, mais s’inclut dans un pronom indéfini « on » aux contours variables, qui intègre le lecteur, avant de référer à elle seule en employant un « on » qui est un véritable pronom personnel. (10) §1 « C’est une sale affaire de violence et de misère. Une de celles auxquelles on1 rechigne à s’intéresser parce que tout cela semble trop loin, trop moche et qu’on1 en a bien assez comme ça. C’est ce que l’on2 pensait, au début. Comme sans doute les six jurés - quatre femmes, deux hommes - tirés au sort devant la cour d’assises du Nord pour juger Alexandra Guillemin, 32 ans, qui comparaissait pour le meurtre de son mari, Marcelino. » Ce « on1 » indéfini renvoie à une communauté indéterminée, incluant la locutrice ; toutefois, le deuxième « on2 » se rapproche d’un pronom personnel, il pourrait être remplacé par un « je », beaucoup plus facilement que le premier. Le texte commence par poser un jugement doxique concernant une affaire mentionnée pour la première fois, et qui pourtant est présentée, grâce au présentatif, 163 comme une affaire dont les caractéristiques (« sale affaire de violence et de misère ») sont données comme une évidence indiscutable et partagée. Tout aussi indiscutable est le sentiment de rejet qu’elle suscite : le verbe psychologique d’émotion « rechigne », les adverbes d’intensité (« trop » X2, « bien assez »), les présentatifs (« c’est », « comme ça »), les adjectifs (« loin », « moche ») indiquent une réaction émotive de rejet et de défense. En ce sens, l’empathiseur a beau être anonyme, la façon dont les référents sont envisagés (« sale affaire de violence et de misère », « rechigner », « trop moche », « on en a bien assez comme ça ») est suffisamment éloquente pour permettre de se représenter ses valeurs : celles d’une communauté d’individus qui connaît l’expérience de la laideur morale mais qui est néanmoins très loin de ces manifestations exacerbées. Cela construit un ethos et présuppose des mimiques et des sentiments (dégoût, lassitude, fatigue émotionnelle) partageables et partagés. On devine que l’attitude initiale de rejet va se muer en attitude de partage, concernant l’auteur de l’article et tous les témoins du drame qui se rejoue au procès, à commencer par « les 6 jurés – quatre femmes, deux hommes – ». Le texte pose ainsi d’emblée l’existence d’un parcours, d’un changement de PDV, chez la journaliste et aussi chez les jurés – vu la forme hypothétique (« comme sans doute ») indiquant une probable adhésion à la doxa. Bref, le premier empathiseur est un ensemble aux contours indéfinis, mais qui englobe les témoins et les acteurs du drame, dans la mesure où les jurés seront pleinement acteurs du verdict – et PRD elle-même s’affiche aussi comme un acteur, au plan médiatique, en marquant son engagement en faveur d’un changement des mentalités. Je reviens rapidement sur le deuxième paragraphe (voir supra les exemples (8) et (9)), pour rappeler que l’empathisée est l’accusée, AG, au moment de la scène du meurtre (juin 2009), dans la cuisine : le contraste avec les émotions de dégoût manifestées dans le § 1 est éloquent. L’empathie est cognitive, sans sympathie explicite. Quant aux émotions, elles sont bien sûr inférables, mais leur absence méta-représentationnelle de la scène du texte est inversement proportionnelle à celles qui sont supposées en jeu sur la scène du drame. Le changement de paragraphe correspond à un changement spatio-temporel : on est, dans le 3e §, en mars 2012, devant la cour d’assises du Nord. (11) §3 Le procès s’est ouvert mercredi 21 mars. Alexandra Guillemin comparaissait libre après dix-sept mois de détention provisoire. Elle s’est assise dans le prétoire, le visage légèrement incliné, ses longs cheveux sombres noués sur la nuque, les yeux baissés, les mains posées sur les genoux et elle n’a plus vraiment bougé. Dehors, c’était le printemps, le ciel était bleu tendre. Le soleil inondait les murs clairs de la salle d’audience. C’est là, dans cette lumière si blanche, si crue, qu’une cour et des jurés ont plongé dans la nuit d’une femme. Dans le paragraphe 3, l’empathisation est limitée, c’est davantage L1/E1 qui vient à l’avant-plan du texte. Ce changement est marqué par la rupture de la chaîne référentielle (« Alexandra Guillemin », « elle », « ses », « et elle »), avec, sans transition, l’évocation de la prévenue de l’extérieur « dans la nuit d’une femme », l’indéfini ayant ici une valeur générique. C’est donc le PDV de L1/ E1 que l’on entend. La description de la prévenue comprend des éléments qui, 164 dans l’imaginaire chrétien, évoquent un modèle de douceur virginale (« longs cheveux sombres noués sur la nuque, yeux baissés, les mains posées sur les genoux, et elle n’a plus vraiment bougé », « visage légèrement incliné »). L’évocation du ciel « bleu tendre » et de la lumière interne fait contraste avec les deux premiers § tout comme avec la fin du troisième : « c’est là, dans cette lumière si blanche, si crue, qu’une cour et des jurés ont plongé dans la nuit d’une femme. » Bref, si AG n’est pas totalement un énonciateur empathisé actif, PRD est un empathiseur engagé, à travers la description dramatisée de la prévenue, reposant sur des valeurs et des émotions associées à la Vierge des douleurs (la Mater dolorosa) qui orientent le regard et la décision. L’empathisation sur AG se poursuit au § 4 avec le retour en arrière consacré à un repère antérieur, celui de la rencontre des amoureux, avec la redénomination par le prénom. Mais l’empathisation est mobile, dans la mesure où L1/E1passe de l’évocation des actions d’AG à sa caractérisation distanciée comme représentant emblématique de la maltraitance : (12) §4 Alexandra avait 17 ans, elle était en première, au lycée, quand elle a rencontré Marcelino, un Gitan sédentarisé, de quatorze ans son aîné. Elle est tombée amoureuse, a claqué la porte de chez sa mère qui ne l’aimait guère et rompu avec son père qui était en colère. Quelques mois plus tard, elle s’est mariée, le premier des quatre enfants est né et Alexandra Guillemin a renoncé à passer son bac. Le reste est un long calvaire. Une épouse que l’on viole, frappe, insulte et humilie. Que l’on menace lorsqu’elle murmure des confidences à sa sœur au téléphone ou cherche à voir son père. Que l’on épie quand elle tente de se confier à l’assistante sociale. Que l’on écrase et engloutit. Au XXIe siècle, dans une ville française, une ombre dans une caverne. Les changements de la chaîne référentielle concernant AG (italiques) indiquent le passage d’un choix volontaire (rencontre, mariage) à une situation subie : la naissance des enfants est significativement évoquée par une passivation, mettant en question le caractère volontaire des naissances ou du renoncement au bac. Car la suite (« le long calvaire ») est celle d’une victime : c’est pourquoi les relatives (selon un rapport anaphorique méronomique de type parties/tout, déroulant les stations de son martyre) font partie de la chaine anaphorique et indiquent un glissement, de sa personne singulière à sa situation emblématique, comme le confirment l’article ou le pronom indéfinis caractérisant les deux pôles de la relation conjugale. Le changement affecte aussi son conjoint (gras) : le passage de « Marcelino » à l’indéfini, réitéré quatre fois, confirme que le cas d’AG est posé comme un cas exemplaire6. Les § 5 et 6 font intervenir un autre relai d’empathisation, l’avocat général. (13) §5 Pendant trois jours, un homme ne l’a pas quittée des yeux. Luc Frémiot est avocat général. Cela fait plus de dix ans qu’il se bat contre les violences conjugales. Qu’il essaie de secouer les consciences. Qu’il tonne à l’audience, bat les estrades, s’invite dans les colloques. Qu’il donne des instructions écrites aux policiers pour transmettre systématiquement au parquet les « mains courantes » déposées par les femmes, afin de ne pas laisser échapper la moindre chance de briser le silence, d’endiguer la violence dès le premier coup porté. Pour qu’il ne soit pas suivi d’un deuxième, puis d’un troisième, qui fait plus mal, détruit plus profond. 165 §6 Il l’a regardée, Alexandra Guillemin, lorsqu’à la barre elle triturait son mouchoir, en répondant d’une voix faible aux questions de la présidente, Catherine Schneider. Lorsque des larmes roulaient sur son visage à l’évocation par les voisins, par les rares amis, par les dépositions de ses enfants, de ce qu’avait été sa vie. Lorsqu’elle chassait de la main les images qui l’assaillaient, honteuse de devoir expliquer ce que son corps avait subi et qu’elle avait toujours tu. Luc Frémiot observait tout, aspirait tout. Il a dévisagé aussi ces femmes assises dans le public, dont soudain s’échappait un cri, presque un ordre : « Parle, Alexandra ! Parle ! » Il a crucifié du regard cet officier de police judiciaire concédant un « dysfonctionnement » quand on lui a demandé d’expliquer comment et pourquoi son service n’avait pas jugé nécessaire de donner suite à la plainte que voulait déposer Alexandra Guillemin contre son mari. Elle avait l’œil tuméfié, on lui a conseillé une main courante et on l’a renvoyée chez elle parce que « ça ne saignait pas ». Ces paragraphes forment une transition avec le réquisitoire. LF est d’abord présenté par PRD comme un combattant du droit des femmes, avant d’être le centre d’empathie essentiel, « observ[an]t tout, aspir[an]t tout ». Mais l’empathisé devient lui-même empathiseur en se mettant à la place d’AG, puis de toutes les femmes battues. Dans le paragraphe 6, l’exemplarité d’AG est d’abord celle de la victime, dont LF fait ressortir la honte (honte des sévices, honte de n’avoir pas réagi d’emblée), car ce genre de honte est partagé par toutes les femmes maltraitées, avant qu’elles ne trouvent la force de réagir. L’exemplarité est aussi celle de la longue suite de non assistance à personne en danger, avec « les ‘mains courantes’ déposées par les femmes », sans enregistrement de plainte, les services de police étant insensibles à la détresse et réfractaires aux instructions de la justice. Enfin, exemplaire, AG l’est aussi du point de vue de toutes les femmes qui attendent qu’elle soit leur porte parole : « ces femmes assises dans le public, dont soudain s’échappait un cri, presque un ordre : «Parle, Alexandra !» » Bref, on retrouve ici les schèmes fondateurs de l’empathie, tels qu’on les a illustrés dans les exemples (1) à (7). Le texte, en verbalisant les perceptions visuelles de LF (« ne pas quitter des yeux », « regarder », « dévisager », « crucifier du regard »), témoigne de la mobilité de l’empathiseur et de ses changements envers les empathisés. Ainsi la journaliste empathise avec l’opinion commune (§1), avec Alexandra Guillemin (§ 2, 3, 4), même si l’empathisation n’est pas complète et que L1/E1 fait à chaque fois entendre son PDV en fin de §. Enfin, dans les § 5 et 6, le centre d’empathie est assuré par LF. Mais là encore, la situation est complexe : car si L1/E1 se met à la place de LF, ce dernier se met lui-même à la place d’AG, d’une part lorsqu’elle affronte la violence de son mari, d’autre part lorsqu’elle se trouve livrée à elle-même au contact de la police. 3. L’empathisation multipolaire de « l’avocat de la société » Dans le réquisitoire, L. Frémiot peut être caractérisé comme un locuteur/ énonciateur premier. Mais, à la différence de la journaliste, LF est dans l’article une instance première représentée, que je note (L1’/E1’). C’est donc un empathiseur représenté qui se met à la place de nombreux empathisés différents, comme PRD, cette homologie n’étant pas sans signification, chacun des deux énonciateurs premiers étant caractérisé par la mobilité empathique. Mais 166 l’empathiseur LF se caractérise par une mobilité empathique plus grande que celle de la journaliste, tant d’un point de vue quantitatif que qualitatif, dans la mesure où il se met à la place de sources antagonistes, d’un côté la prévenue, les enfants, les victimes des violences conjugales, de l’autre les institutions, censées aider, prévenir, condamner… Voilà qui est capital, au plan interprétatif, comme on le verra dans la dernière partie. Le paragraphe 7 amorce le réquisitoire en caractérisant l’implication émotionnelle qui étreint le magistrat qui s’est « jeté », comme on se jette dans la fosse aux lions. (14) § 7 Vendredi 23 mars, l’avocat général s’est levé. Ou, plus justement dit, il s’est jeté. Les notes sur le carnet ne disent ni la voix qui enfle et se brise, ni les silences, le souffle qui emporte, les mains tendues qui escortent les paroles jusqu’aux visages concentrés des jurés, le regard suspendu de l’accusée. Comme le paragraphe inaugural de PRD, l’entrée en matière du réquisitoire évoque, dans le cadre d’une communication différée et représentée (voir supra les exemples (6) et (7)), des signaux idiosyncrasiques à dimension fortement empathique. L’émotion ressentie est évoquée sur le mode de la prétérition à travers ses composantes psychique (« regard suspendu de l’accusée »), cognitive (« visages concentrés des jurés »), physiologique (« ni la voix qui enfle et se brise, ni les silences, le souffle qui emporte »), mimo-posturo-gestuelles (« les mains tendues qui escortent les paroles jusqu’aux visages »). D’emblée, cette émotion impossible à dire émotivement est évoquée émotionnellement, les destinataires étant mis en condition pour invités à la partager, ce qui donne le là de tout le réquisitoire, comme le soulignait Jakubinskij. L’empathiseur se pose comme un énonciateur collectif « nous » qui englobe l’avocat général, mais sans doute aussi les jurés et les autres magistrats (paragraphes 8 et 10, avec les cours d’assises). L’énonciateur est plus vaste encore, puisqu’il évoque « toutes les victimes des violences conjugales » (paragraphe 8), « ces femmes que personne ne regarde, que personne n’écoute » (paragraphe 9). Les paragraphes 8 à 10 confirment l’exemplarité de l’affaire et surtout posent LF comme la « voix » de nombreux acteurs. Si l’on tient compte des chaines référentielles de la prévenue, dans ces paragraphes, tout est fait pour que celle qui a été si seule avant son procès ne soit plus une femme seule, mais le symbole de celle qui refuse finalement cette fatalité. Tout le paragraphe 8 empathise cognitivement et émotionnellement avec AG, imaginant l’imminence du danger lorsque le mari rentre au logis. La dramatisation est non seulement sensible au plan sémantique, à travers les situations, mais aussi au plan syntaxique et rhétorique, les phrases mettant en relief, par hyperbate, les diverses étapes d’un calvaire partagé (« toutes ces femmes qui vivent la même chose que vous »). Et l’acmé est d’autant plus forte que le réquisitoire évoque tous les signes des émotions de peur (enfants qui détalent, femme qui s’oblige à garder son calme), alors que l’explosion est dite, en fin de paragraphe, avec une saillance retardée. 167 (15) §8 « Alexandra Guillemin, nous avions rendez-vous. C’est un rendezvous inexorable, qui guette toutes les victimes de violences conjugales. Ce procès vous dépasse parce que derrière vous, il y a toutes ces femmes qui vivent la même chose que vous. Qui guettent les ombres de la nuit, le bruit des pas qui leur fait comprendre que c’est l’heure où le danger rentre à la maison. Les enfants qui filent dans la chambre et la mère qui va dans la cuisine, qui fait comme si tout était normal et qui sait que tout à l’heure, la violence explosera. Dans les paragraphes 9 et 10, l’empathisateur envisage ce que sont les raisonnements et les émotions (ou leur absence) de l’autre côté de la porte (au sens propre comme au sens figuré). Ces mouvements de pensée concernent le voisinage, la famille, les institutions : le « nous » cède le pas à un « personne », puis à un « on » qui fait écho au texte de PRD (§ 1 et 4), avant de revenir au « nous » qui vise directement les jurés appelés à rendre justice : (16) §9 Elles sont toutes soeurs, ces femmes que personne ne regarde, que personne n’écoute. Parce que, comme on l’a entendu tout au long de cette audience, lorsque la porte est fermée, on ne sait pas ce qui se passe derrière. Mais la vraie question, c’est de savoir si l’on a envie de savoir ce qui se passe. Si l’on a envie d’écouter le bruit des meubles que l’on renverse, des coups qui font mal, des claques qui sonnent et des enfants qui pleurent. § 10 Ici, dans les cours d’assises, on connaît bien les auteurs des violences conjugales. De leurs victimes, on n’a le plus souvent qu’une image, celle d’un corps de femme sur une table d’autopsie. Aujourd’hui, dans cette affaire, nous sommes au pied du mur, nous allons devoir décider. La mobilité des référents et des substituts invite à ne pas rester prisonnier d’une seule façon de voir. L’avocat, en s’interrogeant sur l’envie de savoir, ne se borne pas à empathiser sur la prévenue, il cherche, s’adressant aux jurés, à leur faire épouser un sentiment de responsabilité. Cette empathisation secondaire sur les jurés, en tant que représentants de la société et de la doxa, est particulièrement efficace : car les interrogations obligent à s’interroger sur sa place et sur son comportement comme sur l’absence de réaction de la part de la société, ainsi que le soulignent le passage du « on » au « nous » final et l’ancrage déictique (« aujourd’hui »), invitant à une prise de responsabilité hic et nunc. Dans le paragraphe 11, l’avocat parle en première personne pour rappeler son devoir. Les termes à valeur modale (« mon devoir est de rappeler que l’on n’a pas le droit de tuer ». Mais je ne peux pas parler de ce geste sans évoquer ces mots des enfants ») renvoient à un déontique contrebalancé par une obligation intérieure aussi forte que l’obligation morale : et c’est alors que l’avocat cède empathiquement la parole aux enfants, avant de s’appuyer sur eux pour empathiser sur ce que doit penser une société humaniste : et là encore, la dimension déontique envisage deux droits qui s’annulent : « on n’a pas le droit de tuer, mais on n’a pas le droit de violer non plus. D’emprisonner une femme et des enfants dans un caveau de souffrances et de douleur ». Cette hyperbate est bien réalisée par L1’/E1’, qui marque sa consonance émotionnelle avec la prévenue-victime. Les termes de « prison », « caveau » (comme plus haut celui de « calvaire ») sont là non comme une métaphore qui serait prise en charge par L1’/E1’ mais comme une façon de dire qui dénote au plus près de l’émotion 168 ressentie par e2 (AG et ses enfants, et au-delà, toutes ces victimes des violences conjugales exercées par les maris). Ainsi le trajet empathique passe-t-il d’AG aux enfants, aux témoins insensibles et aux jurés en invitant ces derniers à ne pas se limiter au seul interdit de l’homicide, comme les y invite l’argumentation implicite de la dramatisation autour des enfants. Cette empathisation est plus nette encore dans les paragraphes 11 et 12, avec une sorte de prosopopée des jurés. (17) §11 Je sais la question que vous vous posez. ‘Mais pourquoi Alexandra Guillemin n’est-elle pas partie avec ses enfants sous le bras ?’ Cette question est celle d’hommes et de femmes de l’extérieur, qui regardent une situation qu’ils ne comprennent pas et qui se disent : ‘Mais moi, je serais parti !’ En êtes-vous si sûr ? Ce que vivent ces femmes, ce qu’a vécu Alexandra Guillemin, c’est la terreur, l’angoisse, le pouvoir de quelqu’un qui vous coupe le souffle, vous enlève tout courage. C’est sortir faire les courses pendant cinq minutes, parce que celui qui vous envoie a calculé exactement le temps qu’il vous faut pour aller lui acheter ses bouteilles de bière. Et c’est à cette femme-là que l’on voudrait demander pourquoi elle est restée ? Mais c’est la guerre que vous avez vécue, Madame, la guerre dans votre corps, dans votre coeur. Et vous, les jurés, vous ne pouvez pas la juger sans savoir les blessures béantes qu’elle a en elle. C’est cela être juge, c’est être capable de se mettre à la place des autres. Alexandra Guillemin, il suffit de l’écouter, de la regarder. De voir son visage ravagé. Mais un visage qui change dès qu’elle parle de ses enfants. On a beaucoup dit qu’elle était ‘passive’. Mais c’est une combattante, cette femme ! Ses enfants, elle leur a tenu la tête hors de l’eau, hors du gouffre. Il n’y a pas beaucoup d’amour dans ce dossier, mais il y a le sien pour ses enfants, et ça suffit à tout transfigurer. Sephora, Josué, Saraï, Siméon ont 13, 11, 8 et 6 ans aujourd’hui, ils vous aiment, ils seront votre revanche. § 12 Nous, la question que nous devons nous poser, c’est : ‘De quoi êtesvous responsable, Alexandra Guillemin ?’ Quelle serait la crédibilité, la légitimité de l’avocat de la société qui viendrait vous demander la condamnation d’une accusée, s’il oubliait que la société n’a pas su la protéger ? Alors, je vais parler de légitime défense. Est-ce qu’au moment des faits, Alexandra Guillemin a pu penser qu’elle était en danger de mort ? Est-ce qu’en fonction de tout ce qu’elle a vécu, subi, elle a pu imaginer que ce soirlà, Marcelino allait la tuer ? Mais bien sûr ! Cela fait des années que ça dure. Alexandra a toujours été seule. Aujourd’hui, je ne veux pas la laisser seule. C’est l’avocat de la société qui vous le dit : vous n’avez rien à faire dans une cour d’assises, Madame. Acquittez-la ! » Le paragraphe 11 est une interpellation vive, LF envisage une question que pourraient se poser les jurés, et le paragraphe 12 déplace la question en interrogeant non plus seulement la prévenue-victime mais la responsabilité de la société. L’interpellation repose sur une modalité fortement niée qui ne laisse pas place à une alternative (« Et vous, les jurés, vous ne pouvez pas la juger sans savoir les blessures béantes qu’elle a en elle »). Cette interpellation est suivie par un ensemble de conseils empathiques : d’abord un conseil d’ordre général : « C’est cela être juge, c’est être capable de se mettre à la place des autres ». Cette invitation à l’empathie est ensuite suivie par un déplacement : car la réponse à la question inclut désormais l’avocat, les jurés, et en fin de compte toute la société dont les jurés sont les représentants : « Nous, la question que nous devons nous poser »… D’où l’injonction finale plaidant en faveur de l’acquittement. LF décide ainsi de ne pas « la laisser seule », il reconstruit avec 169 certitude (« mais bien sûr ! ») le raisonnement appelle la « légitime défense ». Et l’apostrophe finale fait d’AG non un objet du discours, mais une personne inclue dans la scène discursive comme interlocutrice7. 4. La dimension argumentative de l’empathie émotionnée 4.1 Empathie et émotions dramatisées, vues de l’intérieur et de l’extérieur Les émotions ne sont pas seulement dites ou inférées (Plantin 2011), elles sont également représentées8, si l’on prend en compte la dynamique empathique dans sa dimension textuelle. Lorsqu’elles ne restent pas à l’état embryonnaire, elles se développent selon des relations anaphoriques méronomiques de type tout/partie. La représentation des émotions, en régime empathique, consiste en ce que les émotions, à défaut d’être dites, sont souvent inférées des paroles, perceptions ou actions et semblent motiver les actes, selon une représentation/ explication compréhensive. L’empathie conduit à un verdict d’acquittement : cette situation ne peut être érigée en thèse générale (nombre de réquisitoires empathiques servant à faire ressortir le manque d’humanité de l’accusé), mais elle s’explique ici par la dimension compréhensive de l’empathie, par le fait que les ressorts de la projection cognitive-émotionnée sont argumentés comme étant en relation avec des valeurs humanistes indispensables, ainsi qu’on le verra autour de la hiérarchisation des modalités. Cette empathie compréhensive explique qu’en (18), comme en (8) et (9), notamment, les précisions temporelles sont bien sûr prises en charge par L1’/E1’, en extériorité, mais elles sont aussi à lire en première personne, équivalant à « je dois me hâter, il ne m’a pas laissé plus de cinq minutes » : (18) C’est sortir faire les courses pendant cinq minutes, parce que celui qui vous envoie a calculé exactement le temps qu’il vous faut pour aller lui acheter ses bouteilles de bière. L’évocation des courses, réduites aux courses pour « lui », avec le possessif « ses bouteilles de bière »9, témoigne du caractère obsessionnel et tyrannique de la relation. L’empathisation ne se limite pas à AG, puisque le « vous » invite les jurés (et les lecteurs) à partager cette hâte et cette crainte. L’empathie a à voir avec les émotions dans la mesure où L1’/E1’ use de la communication émotive en mettant en scène par empathie la communication émotionnelle des énonciateurs seconds, et, ce faisant, construit la dimension argumentative des émotions en acte. 4.2 La dimension argumentative de « la vivante réponse des actes » À côté de la visée argumentative directe, qui aboutit à l’appel à l’acquittement, ce réquisitoire comme sa restitution par PRD, reposent sur une stratégie empathique qui alimente sa dimension argumentative indirecte (Amossy 2006), en appui sur des mécanismes inférentiels (Grize 2002). Ici, la variation des empathisateurs et des empathisés est significative du projet de L1’/E1’ et de L1/E1 : 170 a) Argumentation par l’exemple des actes : il s’agit de montrer que la compréhension des choses requiert de changer de position et de PDV, qu’il faut être dedans et dehors. Comment entendre cette thèse ? Être dedans et dehors, cela signifie d’abord changer de place : pour reprendre une expression de LF cela implique de savoir ce qu’il y a « derrière » la porte (et, pour cela, se déplacer et d’abord avoir envie de le faire). Cette même attitude vaut pour les situations comme pour les individus : ne pas se contenter de ce qu’on voit, mais s’interroger sur ce qui se passe à l’intérieur d’eux, par exemple pour tenter de comprendre le pourquoi du silence ou de la passivité. Il s’agit donc de se déplacer spatialement ou notionnellement pour penser la réalité de façon plus complexe : « Je sais la question que vous vous posez : ‘Mais pourquoi Alexandra Guillemin n’est-elle pas partie avec ses enfants sous le bras ?’. Cette question est celle d’hommes et de femmes de l’extérieur qui regardent une situation qu’ils ne comprennent pas ». C’est cette empathisation rationnelle qui fait émerger la thèse d’une « combattante ». Les changements affectant les chaînes référentielles des empathisés ou de leurs pensées, perceptions, actions, marquent, au plan énonciatif, des changements de points de vue, notamment pour envisager un cas factuel et une situation exemplaire. Ils ont aussi une fonction argumentative. Car l’acte fondamental dont tout découle, c’est la qualification des faits : plaider pour les requalifier, ou, plus encore, pour penser la qualification des faits à de multiples points de vue, c’est peser pour que la société et l’institution se détournent de la tyrannie invisible des opinions machistes dominantes. La mobilité empathique commande qu’y compris dans un cadre de pensée donné, par exemple celui du droit, on soit aussi capable de penser ensemble des points de vue différents, par exemple l’interdit de l’homicide et celui de la violence et du viol. En définitive, cette thèse peut se formuler autrement, en une règle de déontologie et de vie, et c’est d’ailleurs ce que fait l’avocat général « C’est cela être juge, c’est être capable de se mettre à la place des autres ». Au plan linguistique, le lien entre émotion et raison est particulièrement noué autour des modalités, traduisant l’intrication des attentes parfois contradictoires des sociétés humaines. Les modalités sont exprimées d’abord dans un modus extra-prédicatif par rapport au dictum, en (19) ; elles sont aussi internes au dictum en (20). Les tensions n’opposent pas un modus subjectif à un dictum qui serait objectif, elles montrent que les dicta eux-mêmes sont traversés par les jugements modaux. De plus, les modalités intersubjectives sont liées aux émotions, comme on le voit en (19) et en (20), à travers la charge subjective des mots de sens plein qui sont à chaque fois opposés au droit, et qui, en raison du mais argumentatif qu’ils suivent, dans les deux occurrences, invitent à conclure que la conclusion de Q l’emporte sur celle de P, et donc qu’il faut acquitter AG : (19) Mon devoir est de rappeler que l’on n’a pas le droit de tuer ». Mais je ne peux pas parler de ce geste sans évoquer ces mots des enfants. (20) On n’a pas le droit de tuer, mais on n’a pas le droit de violer non plus. D’emprisonner une femme et des enfants dans un caveau de souffrances et de douleur. 171 Cette hiérarchisation argumentée des devoirs, des droits, des émotions, c’est là tout l’enjeu d’une justice humaine : (21) §13 Vendredi 23 mars, six jurés - responsable de paie, retraitée, techniciens, ingénieur, assistante d’achat - et trois magistrats professionnels l’ont écouté. Et d’une sale affaire de violence et de misère, si loin, si moche, ils ont fait un grand moment de justice, si proche. Et c’est ainsi que la conclusion répond au dégoût initial, par de multiples antithèses qui sont autant de raisons d’espérer. b) Argumentation par l’exemple de la mise en récit. La mobilité intellectuelle, avec ses changements de PDV, pour penser le réel dans sa complexité, n’implique pas d’adopter les positions du dernier qui a parlé. Berthoz rappelle que l’empathie correspond à l’aptitude à adopter des PDV hétérocentrés sans perdre le sentiment de soi ni abdiquer son PDV autocentré, mais au contraire à l’enrichir voire à en changer si besoin : « Il faut en même temps que l’enfant fasse une opération de décentrage semblable au passage égocentré/allocentré, mais, en plus, pour éprouver le monde du point de vue de l’autre, il faut qu’il puisse garder un point de vue égocentré en se mettant à la place de l’autre ; autrement dit, il faut qu’il soit à la fois lui-même, l’autre et qu’ils aient sur l’entre-deux un point de vue de survol. […] Par conséquent, le secret de l’empathie […] exige cette capacité de changer de point de vue en gardant le sentiment de soi. » (Berthoz 2004 : 262-263) L’article de PRD ne se contente pas de déployer cette thèse abstraitement, il la met en scène dans une saynète par l’exemple des actes et de la mise en récit (qui est une autre sorte d’action) : i : LF est dedans et dehors par rapport à AG ; ii : les jurés sont dedans et dehors par rapport à AG en étant réceptifs aux enseignements et aux agissements de LF ; iii : PRD adopte elle-même dans son article la même démarche en se mettant à l’écoute des jurés et de LF. Mais dans tous les cas, les empathiseurs, dotés de mobilité empathique, savent où ils vont. Cette mise en abyme annonce de nouveaux échelons : celui où les lecteurs et en définitive la société (individus et institutions) changeront d’opinion sur les violences conjugales. Bref, il y a ici argumentation par la mise en discours et en récit, le succès de l’argumentation étant marqué par le verdict. Je reprends à mon compte cette formule magnifique de Barrès, « la vivante réponse des actes »10, en considérant l’énonciation des émotions et de ses niveaux d’empathisation (variabilité des empathiseurs et variation des empathisés) comme des moyens (rhétoriques) au service d’une argumentation. 4.3 émotions, raison et action vs absence d’émotion, déraison et inaction (non assistance à personne en danger) L’empathie s’appuie sur des émotions et donne des raisons d’agir. Inversement, l’absence d’émotion conduit à des comportements improductifs : c’est la leçon à tirer de l’impéritie des institutions. Ainsi, après la preuve par l’exemple, la preuve par le contre exemple : 172 (22) fin § 6 Il a crucifié du regard cet officier de police judiciaire concédant un « dysfonctionnement » quand on lui a demandé d’expliquer comment et pourquoi son service n’avait pas jugé nécessaire de donner suite à la plainte que voulait déposer Alexandra Guillemin contre son mari. Elle avait l’œil tuméfié, on lui a conseillé une main courante et on l’a renvoyée chez elle parce que « ça ne saignait pas ». Il n’est pas indifférent que cette leçon soit administrée à la fin du discours primaire de PRD, juste avant de donner la parole à l’avocat général. L’absence d’empathie et l’absence de compassion sont présentées ici non seulement comme un manque émotionnel, mais comme un manquement professionnel, qui ne se réduit pas à un dysfonctionnement banal : manquer de compréhension et d’empathie, c’est manquer son objet, c’est saboter son travail. Ainsi, le récit fait la démonstration d’un lien entre émotion, raison et action. Ce lien n’est pas argumenté à propos de la police, au sens où il n’est pas explicitement mis en débat ; il est néanmoins au centre du débat interprétatif que pose cet article, d’autant qu’il est argumenté relativement au rôle de l’avocat général : (23) Quelle serait la crédibilité, la légitimité de l’avocat de la société qui viendrait vous demander la condamnation d’une accusée, s’il oubliait que la société n’a pas su la protéger ? Alors, je vais parler de légitime défense. LF pose la question de la « crédibilité » non en termes personnels ou psychologiques, mais en termes institutionnels et politiques, dans la mesure où il évoque la crédibilité de « l’avocat de la société ». Cette redénomination est lourde de sens : en défendant AG, ce sont les valeurs humanistes de solidarité et de défense des faibles que LF promeut. L’absence d’empathie de la part du mari ou de la police est le signe que les individus sont prisonniers d’une logique qui les rend insensibles aux autres, incapables de se mettre à la place des autres, par une sorte de restriction généralisée de la perception, de l’attention et du raisonnement : je parlerais en ce sens volontiers de « syndrôme de Javert », à l’instar du policier des Misérables, monomaniaque du code civil, dénué d’empathie, dont le comportement est mortifère pour ceux qu’il côtoie et, en fin de compte pour le sujet lui-même… « L’empathie n’a pas de place là où a disparu la liberté de choisir son point de vue » (Berthoz : 2004 : 275)11. Cela vaut pour les individus (mari, policiers, jurés) comme pour les institutions (Police, Justice). Tisseron 2010 : 208 explique la suspension du lien empathique, au-delà du souci de se protéger, de s’épargner, au-delà des raisons idéologiques qui nous rendent insensibles envers ceux qui sont nos adversaires, par des motivations psychanalytiques plus profondes, notamment par le désir d’emprise, en lien avec notre désir de toute puissance, refusant à un alter ego son statut d’être humain pour pouvoir le manipuler sans culpabilité. Je ne veux pas discuter longuement des considérations psychanalytiques ou psychologiques qui excèdent mon domaine. Mais il faut bien prendre en compte ce fait que, s’agissant des émotions, leur absence, en certaines situations où elles sont attendues, est particulièrement dommageable pour les victimes et, en définitive, pour toute société. L’article de PRD, comme le réquisitoire, sont saturés par une communication émotive portant sur une prévenue plus victime que coupable, qui est au cœur 173 de la démarche empathique. Le réquisitoire choisit l’empathie pour renverser argumentativement une situation dans laquelle la prévenue était condamnée d’avance par son geste au nom de la loi (au nom d’une loi tributaire d’une vision patriarcale). Mais en invitant à se mettre à la place des uns et des autres, et surtout à se mettre à la place de la prévenue en tant que femme et surtout en tant que mère, les auteurs du réquisitoire et de l’article font la démonstration de la force contagieuse de la communication émotive, de sa force de conviction qui est partagée/partageable, d’où la réussite perlocutoire du discours. L’empathie s’avère précieuse dans la mesure où elle compense ce que pourrait avoir de factice une communication émotionnelle, en invitant à entrer dans une communication émotive à la fois sensible et intellectuelle, au fondement d’une argumentation magistrale. Bibliographie Amossy, R. (2006) [2000] : L’argumentation dans le discours. Paris, Armand Colin. Berthoz, A. 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(2004) : « L’empathie, histoire d’un concept », in A. Berthoz & G. Jorland (dir), L’empathie. Paris, Odile Jacob : 19-49. Micheli, R. (2010) : L’émotion argumentée. Paris, Éditions du Cerf. 174 Plantin, Ch. (2011) : Les bonnes raisons des émotions. Principes et méthode pour l’étude du discours émotionné. Berne, Peter Lang. Rabatel, A. (1997) : Une Histoire du point de vue. Metz, Université de Metz, Celted. ⎯ (1998) : La construction textuelle du point de vue. Lausanne, Paris, Delachaux et Niestlé. ⎯ (2004) : « Stratégies d’effacement énonciatif et surénonciation dans Le dictionnaire philosophique de Comte-Sponville », Langages 156 : 18-33. ⎯ (2008) : Homo narrans. Pour une analyse énonciative et interactionnelle du récit. Tome 1. Les points de vue et la logique de la narration. Tome 2. Dialogisme et polyphonie dans le récit. Limoges, Éditions LambertLucas. ⎯ (2009) : « Prise en charge et imputation, ou la prise en charge à responsabilité limitée », La notion de prise en charge en linguistique, Langue française, 162, 71-87. ⎯ (2010) : « Retour sur les relations entre locuteurs et énonciateurs. Des voix et des points de vue », in M. Colas-Blaise, M. Kara, L. Perrin & A. Petitjean (dir), La question polyphonique ou dialogique en sciences du langage. Metz, Celted/Université de Metz : 357-373. ⎯ (2012a) : « De l’intérêt de distinguer sujet modal premier et sujets modaux intradiscursifs pour l’analyse des relations entre instances de prise en charge et de validation », Le Discours et la langue, 3-2 : 13-36. ⎯ (2012 b) : « Les relations dire/montrer au prisme du point de vue représenté », in H. de Chanay, M. Colas-Blaise & O. Leguern (éds), Dire, montrer dans les sciences du langage. Chambéry, Editions de l’université de Savoie. ⎯ (2013a) : « Écrire les émotions en mode empathique », Semen 35 : 65-82. ⎯ (2013 b) : « Empathie, points de vue, méta-représentation et dimension cognitive du dialogisme », Études de linguistique appliquée (en lecture). Tisseron, S. (2010) : L’empathie au cœur du jeu social. Paris, Albin Michel. Notes 1 La formulation est rapide et discutable pour l’« empathie archaïque » (6 premiers mois de la vie), mais recevable pour le processus empathique à partir de la première année (Brunel et Cosnier 2012 : 89-90). 175 2 Plantin 2011 : 141, à la suite de nombreux chercheurs, distingue la communication émotionnelle, par laquelle un sujet communique ses émotions, de la communication émotive, par laquelle un locuteur communique intentionnellement par des émotions sémiotisées, notamment par le biais du langage. Cette distinction est utile, mais il ne faut pas oublier que bien souvent, la communication émotionnelle est dite par des moyens linguistiques et rhétoriques qui estompent la frontière entre ces deux modalités de la communication émotionnée. Il est habituel de penser l’altérité sous les formes hétérodialogiques des autres que soi (interlocuteur singulier ou collectif, identifié ou anonyme, etc.). Mais il peut s’agir aussi d’autres de soi (auto-dialogiques). Les deux formes sont complémentaires, mais l’analyse porte ici sur les autres que soi. 3 Cosnier traite de l’empathie linguistique dans les interactions, notamment à travers le concept de corps analyseur (avec la prise en compte de la multimodalité, de la dynamogénie énonciative (mise en corps de la pensée), le rôle du corps dans la gestion des tours de parole et dans les phénomènes d’échoïsation (échopraxie, échomimie, écholalie, échophonie) : voir Brunel et Cosnier 2012 : 42, 62-63 et 101-103. J’analyse pour ma part d’autres phénomènes empathiques, autour de la construction énonciative de la référenciation, en contexte écrit. 4 C’est une instance de validation au sens où les perceptions, les jugements de valeurs, les présomptions de vérité renvoient à e2 et non à l’énonciateur premier. Il faut donc distinguer ce sujet modal second de l’instance de prise en charge qui correspond au locuteur/énonciateur premier (voir Gosselin 2010, Rabatel 2009 et 2012). 5 Je fais une entorse à ce principe en citant le § 2 avant le § 1 parce qu’il place le lecteur au cœur du drame, au plus près de la prévenue, le § initial adoptant un point de vue global, comme il est de coutume dans ouvertures des textes de presse. 6 Au demeurant, comme R. Micheli me le fait remarquer, le « on » permet sans doute aussi une empathisation distanciée envers le mari. 7 Merci à Ida Hekmat d’avoir souligné cet aspect. 8 Ou « montrées », en un sens très spécifique, voir Rabatel 2012b et 2013 b. 9 Comme le remarque I. Hekmat, l’évocation de la bière (et pas d’autres courses ou d’une autre boisson) construit implicitement un cadre situationnel stéréotypé et accusateur du mari (alcoolisme : misère sociale, violence). Ceci confirme l’idée initiale que ce qui a l’air factuel est émotionnel… et sert à l’argumentation. 10 « En plus d’une réelle beauté morale, je trouve, dans ce récit d’un volontaire, la réponse à mon problème de Sainte-Odile. Non point une solution idéologique, mais la vivante réponse des actes », écrit Barrès dans Au service de l’Allemagne, in Romans et voyages, Robert Laffont 1994 : 281, en évoquant le comportement de ceux qui, à l’instar de l’Alsacien Ehrmann, refusèrent d’émigrer et restèrent en Alsace en résistant à l’occupation allemande. 11 Bien d’autres formes de dysfonctionnements empathiques sont envisageables : voir le chapitre 5 de Brunel et Cosnier 2012. 176 Résumé : Cet article analyse les traces et fonctions de l’empathie dans le compte rendu d’un réquisitoire appelant à l’acquittement d’une femme ayant tué son mari. La chronique judicaire, comme le réquisitoire, largement cité, sont exemplaires d’un combat contre les violences conjugales. Après une présentation de la notion d’empathie, l’article examine la diversité des positions empathiques émotionnées puis dégage quelques relations entre émotions empathiques et argumentation. Mots clés : empathie, mobilité empathique, absence d’empathie, émotion argumentée, dramatisation 177