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Lyotard et le visage sans Levinas24

2015, Revue de métaphysique et de morale

LYOTARD ET LE VISAGE SANS LEVINAS François-David Sebbah Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale » ISSN 0035-1571 ISBN 9782130651284 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2015-3-page-389.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------François-David Sebbah, « Lyotard et le visage sans Levinas », Revue de métaphysique et de morale 2015/3 (N° 87), p. 389-400. DOI 10.3917/rmm.153.0389 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France 2015/3 N° 87 | pages 389 à 400 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France RÉSUMÉ. — Lorsqu'il écrit sur le « visage », Lyotard – qui est pourtant l'un des meilleurs lecteurs de Levinas, et qui aura mis au travail la pensée de ce dernier pour son propre compte – n'évoque en rien le visage selon Levinas. Il va penser et décrire le visage intégralement dans un contexte merleau-pontien, comme anonyme visage paysage pris dans la Chair du monde. Pourquoi en est-il ainsi ? Qu'en est-il de cette infidélité majeure ? Je me propose de montrer que cette infidélité – pour ce qu'elle est – relève en fait d'une forme de fidélité. D'une part, parce que dans leurs effets performatifs le visage selon Levinas et le visage selon Lyotard sont fort proches : c'est l'épreuve de l'anonymat qui ipséise et singularise. D'autre part, parce que si Lyotard refuse l'inscription du Commandement dans le sensible comme Visage, refuse donc cette « phase » de la pensée de Levinas, c'est pour, de ce point de vue, être plus fidèle encore au Commandement que ne le serait Levinas. Il s'agit bien là d'une infidélité à la description lévinassienne, d'une manière de ne pas respecter une exigence imprescriptible du point de vue de Levinas ; il n'en reste pas moins que ce souci de préserver le commandement, tant de la pulsion et du désir que du rapt de l'affect sensible, est aussi une forme de fidélité à Levinas. ABSTRACT. — This article pauses and reflects on why Lyotard (who was an avid reader of Levinas) discusses the face in a purely Merleau-Pontyesque context when he explicitly adresses the question of the face. Thus, in the matter of the face, Lyotard was unfaithful to Levinas's thought. However, I would like to show that the obvious disagreement between Levinas and Lyotard in the issue of the face is, in fact, the result of Lyotard's deep dedication to Levinas. We attempt to report about Lyotard's silence on Levinas when he deals with the face ; we also try to explain that point of affinity where both authors tell us of the reorganization of relationships between singularity and anonymity by having the heretofore accepted opposites disintegrate. Keeping in mind this interweaving of the faithfulness and unfaithfulness of Lyotard to Levinas, we should ask ourselves one more question : is it truly necessary to choose between the shock of the ethical demand and the shock of the senses when dealing with the face ? Première remarque qui est un étonnement. On sait que Lyotard fut l'un des premiers à lire et à commenter Levinas de manière conséquente dès la fin des années 1960 en France et que la référence à Levinas est structurante pour sa pensée propre. Or lorsqu'à la fin de sa vie il prend la parole à l'occasion d'un 1. Cet article a été élaboré dans le cadre du programme de recherche TTH (Technologies et Traces de l'Homme), projet soutenu par la Région Picardie et le FEDER, Université de Technologie de Compiègne. Une première version a donné lieu à une conférence prononcée en avril 2013 lors de la journée d'étude « Levinas et la socialité », organisée par J. Bierhanzl et K. Novotny, Faculté des Sciences humaines de l'Université Charles de Prague. Revue de Métaphysique et de Morale, No 3/2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France Lyotard et le visage sans Levinas 1 François-David Sebbah Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France colloque consacré au visage 2, pas un mot concernant le visage selon Levinas, pas un mot sur Levinas en général. Lyotard tire alors un tout autre fil : dans le sillage du Merleau-Ponty de L'Œil et l'Esprit et du Visible et l'Invisible, il pense le visage comme paysage et le paysage comme visage. Sous la plume de Lyotard, compte ceci que le visage est « ouverture » du « voyant » au « visible », co-appartenance du voyant au visible, co-appartenance telle que – selon les mots de Cézanne – « la montagne me regarde » : je ne vois qu'en m'ouvrant, dans un mouvement de déhiscence, au « visible » – qui lui-même est « ouverture » symétrique, « voyant » lui-même en ce sens. Visage : un voir lui-même haussé à la condition de visible, suscité comme visible, par un voir symétrique, en une réversibilité originaire. Aussi, la montagne est visage, et tout visage humain est déjà paysage, pris en cette co-appartenance primordiale par où, dès lors, toute individualité stable est toujours déjà défaite, toujours déjà prise en l'anonymat de la « chair du Monde ». Si chez Levinas, le visage « troue » le Monde comme « horizon des horizons » selon l'expression husserlienne, chez Lyotard, ici au plus proche du Merleau-Ponty du Visible et l'Invisible, le Monde est visage – et, dès lors, les visages au Monde sont la déhiscence même de ce dernier, cette manière qui est la sienne de s'entrouvrir à lui-même ; déhiscence qui désidentifie et plonge dans l'anonymat. En un sens, on est bien au plus loin de Levinas : le visage est rapatrié dans le Monde de la perception, et, qui plus est, ce dernier est « visage » en tant que chair anonyme. Infidélité majeure de Lyotard à Levinas au point du visage donc – mais examinons-la de plus près… On a pu le remarquer 3, en ce texte, Lyotard est plus merleau-pontien que, plus tôt, dans Discours, Figure, alors qu'il élaborait la notion de « figural ». Pour dire les choses rapidement, on peut considérer que dans Discours, Figure, jusqu'à un certain point, Lyotard reprend et poursuit la phénoménologie merleau-pontienne de la perception et de la chair, mais en notant que cette dernière ne parvient pas à faire toute sa part au désir et plus encore à la pulsion, à l'énergétique que Freud aura mis en exergue. Et effectivement pulsion et désir sont peu présents dans le texte explicitement consacré au Visage par Lyotard. Pourtant, la Figure, ou le Figural, a tout à voir avec la pulsion et le désir. Pour Lyotard, le désir voit et se voit – ce qui veut dire qu'il ne s'entend pas (au sens où la Loi commande, requiert l'oreille sans l'œil pour comprendre) et qu'il ne s'écrit pas – au double sens où précisément il n'est pas de la signification produite linguistiquement, il n'est pas 2. Voir « Formule charnelle », conférence donnée lors du colloque « Faire visage » de 1996, pp. 273-283, in Misère de la philosophie, Paris, Galilée, 2000. 3. Voir par exemple Stefan KRISTENSEN, « Les empreintes du silence. Merleau-Ponty, Lyotard et les intrigues du désir », Retour d'y voir, no 6, 7 et 8, Une scène romande, Genève, Mamco-Les Presses du réel, novembre 2013. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France 390 391 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France signe à lire ; et pas même écriture – si la marque matériel écriture est déjà prise dans la régularité de la répétabilité possible. Le désir s'exprime ; il s'exprime de telle manière qu'il ne se situe nulle part ailleurs que dans le dynamisme ek-statique en quoi il consiste tout entier (sans intériorité d'où il sortirait, pure sortie) ; il se performe et ne se situe nulle part ailleurs qu'en sa performance. Lyotard, lisant les textes de Freud sur le rêve, ne cesse d'insister sur ceci que les opérations par où le désir s'exprime dans le rêve ne sont en rien des opérations de langage (même si elles affectent le langage) : ni jeu réglé de structure, ni sens à interpréter (en un raccourci exorbitant, on pourrait dire : ni Lacan, ni Ricœur). Le rêve n'est pas un texte à déchiffrer renvoyant vers le désir comme vers un signifié ou comme vers un dedans ou un dessous et surtout pas vers le corrélat d'une représentation. Le rêve est la trace du désir ; énergie qui se dépensant se déploie – ne supposant les formes que pour les bouleverser. Et le Figural, c'est cela, du désir se dépensant en bouleversant les formes : le Figural se « voit » parce que l'œil-pulsion rejoint, dans le silence de toutes les paroles (celle qui commande comme celle qui veut produire de la signification), les pulsions qui bouleversent l'ordonnancement, l'ordre même, dans le rêve ou sur la toile 4. Si le Figural est « trace » comme il arrive à Lyotard de l'écrire, la « trace » n'est pas écriture, « lettre », et encore moins « signe » qui « renvoie vers », et qui ultimement renverrait vers du sens ; la « trace » n'est pas même indice (singulier à l'insignifiance négligée renvoyant en fait à la présence d'une singularité disparue). « Trace » veut dire que la présence de la pulsion, pure performance – ne peut cependant que subir un retrait : le désir se brûle et se détruit à se montrer intégralement et directement, à s'accomplir de cette manière : leçon de Freud. Il est pure performance qui cependant ne se donne que dans le bouleversement des formes (et pas « directement »). Ainsi par exemple, le dynamisme torture la forme mais la maintient ainsi malgré tout dans le tableau ; le tableau qui n'est ni vrai ni faux, mais pulsation vivante 5. « Trace » comme une intensité dormante à réactiver, à réveiller – à voir. Assurément, « trace » chez Lyotard s'entend de manière fort différente de ce qu'on peut y entendre chez Levinas ou Derrida par exemple. Pour ces derniers, la trace signale l'absence radicale (de « ce qui n'a jamais été présent », fixé en sa présence) ; à quoi il faut ajouter que chez Derrida (ce n'est pas le cas chez Levinas), la trace dit l'importance du support matériel et marqué qui manifeste l'absence autant qu'il promet d'y suppléer, en rendant possi4. C'est bien à la pulsion au cœur du désir que s'attache préférentiellement Lyotard. Nous ne rentrons pas ici dans l'étude des différentes « Figures » que Lyotard distingue, ni dans l'étude du statut qu'il donne alors à la « pulsion de mort » (elle bouleverse, défait, délie et est ainsi condition de possibilité du désir et du Figural). 5. « L'œil, c'est la force. […] Le tableau n'est pas à lire, comme le disent les sémiologues d'aujourd'hui, Klee disait qu'il est à brouter, il fait voir, il s'offre à l'œil comme chose exemplaire, comme une nature naturante, disait encore Klee, puisqu'il fait voir ce qu'est voir. Or il fait voir que voir est une danse » (Discours, Figure [1974], Paris, Klincksieck, 2002, pp. 14-15). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France Lyotard et le visage sans Levinas 392 François-David Sebbah Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France Insistons, le « Figural » se voit pour autant que le « voir » est lui-même désolidarisé du registre du « voir théorique », que le « voir » est reconnu comme relevant d'abord de la pulsion, du registre de la force et de l'énergétique – pulsion du « voir » rencontrant les pulsions, les intensités qui se montrent dans les formes et les couleurs – ces dernières jamais en repos, jamais terminées : l'œil pulsionnel voit les figures, le Figural – et ce voir-là n'a rien en partage avec le voir théorique qui « représente », lit des signes ou déchiffre une écriture. À bien des égards, si l'on « reprend » à son propre compte le geste par où le Lyotard de Discours, Figure conserve l'attention merleau-pontyenne à l'aisthésis et à la perception tout en y révélant la force inouïe de la pulsion (bien trop timide encore chez le Merleau-Ponty du Visible et l'Invisible, du point de vue du Lyotard de cette époque) ; si l'on reprend ce geste à son propre compte, donc, on pourra juger que le « visage-paysage » décrit par Lyotard dans « Formule charnelle » recèle en lui le désir encore pulsion, et même, n'est ce qu'il est que comme cette force du désir de voir. Le visage alors : le désir comme voir, qui rend visible, dans une réversibilité telle que lui-même est rendu visible par le voir qui le révèle comme visible : « le visage fait voir la vision ». Cela dit, si une telle description peut être jugée éclairante de la « chose même » en jeu, et si elle possède un solide ancrage dans les textes lyotardiens, le respect de la lettre de ces textes commande la précision suivante : dans les années où il écrit « Formule charnelle », si Lyotard est plus merleau-pontien que dans Discours, Figure, c'est qu'il hésite maintenant à installer le désir comme dynamisme et pulsion au cœur de l'esthétique – il va même jusqu'à penser et décrire le sentiment esthétique en dehors du désir et même contre lui 7. En effet, l'attention lyotardienne ne pointe 6. Ainsi, dans « Scapeland », in Jean-Marc BESSE (dir.), Revue des sciences humaines, no 209, Écrire le paysage, Lille, Université de Lille-III, 1988, pp. 39-48, on peut lire : « Ce dépaysement est absolu, l'implosion des formes mêmes, qui sont l'esprit. Il faut imaginer la marque qu'est le paysage (et non qu'il fait et laisse), non comme une inscription, mais comme l'effacement du support. S'il en reste quelque chose, c'est cette absence, qui vaut signe pour une présence épouvantable, où l'esprit s'est MANQUÉ. » On pourrait à la lecture de ce passage désigner une proximité avec Levinas : il en va d'un performatif qui dérègle l'ordonnancement des formes. À ceci près (et ce n'est pas rien) que Lyotard fait signe en direction d'une « surprésence » plutôt que d'une absence irréductible. 7. Je remercie Corinne Enaudeau pour m'avoir invité à ne pas négliger l'importance de ce déplacement, et, plus généralement, pour sa lecture aussi attentive que généreuse de ce texte. Sur ce déplacement, on peut se rapporter à Gérald SFEZ, « Ce qu'il veut, avec présence », postface à Que Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France ble la répétabilité (l'inscription qui marque le support). L'absence chez Lyotard renvoie en fait vers une présence indomptable devant laquelle l'esprit s'affole et se dérègle : comme lorsque les bras vous en tombent, que les jambes vous manquent : c'est trop. Et la performance du Figural comme trace est ce « trop » de présence qui excède donc toujours tous les portraits dans lesquels on voudra l'ordonner. La marque qu'est le paysage efface le support dit Lyotard 6. 393 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France plus la force et le dynamisme de la pulsion au sein du sensible – comme la sensibilité même – mais veut saisir l'insaisissable « touche » qui affecte, rapte le « sujet ». (Pour le dire cavalièrement, Freud fournit maintenant alors moins le modèle du dynamisme pulsionnelle que celui de l'affect comme trauma et rapt.) Pour être plus précis, il s'agit même pour Lyotard d'atteindre au « sentiment esthétique » comme à une archi-susceptibilité, bien en amont du désir, sans rapport avec le désir compris 1) comme énergétique (pulsion), 2) comme mise en intrigue et récit, 3) comme pris dans l'intérêt, par exemple celui qui surgit avec la sexualité et la différence des sexes. Dès lors, on pourra juger plus conforme à la lettre et à l'évolution de la pensée lyotardienne que le « visage paysage » décrit dans « Formule charnelle » a plus à voir avec la « touche » de l'affect, avec le sensible comme sentiment, qu'avec la dynamique du désir et de la pulsion. « Le visage paysage », si l'on suit la cohérence explicite de l'itinéraire lyotardien, aura plus affaire à cette esthétique du sentiment désintéressé libéré du désir, de l'intérêt, et de l'intrigue ; une esthétique renvoyant, au creux de la perception, à la « touche » par un imprésentable – un imprésentable sur aucune scène (« touche » archi-originaire, ou même an-archique, bien que Lyotard ne le dise pas ainsi) 8. Cela dit, quoi qu'il en soit du chemin interprétatif qu'on voudra prendre – et le différend entre ces deux chemins n'est certes pas sans importance –, c'est de toute manière la proximité indéchirable entre le sensible et le visage qui est en jeu (la différence se jouant dans Lyotard entre deux manières de penser le sensible, la première privilégiant le dynamisme du désir, la seconde le trauma et la passivité de la « touche » comme sentiment désintéressé). Aussi, laissant de côté l'examen de ce déplacement interne à la pensée lyotardienne (essentiel en lui-même cependant), je voudrais dans ces pages insister sur ce point : le « visage-paysage sans Levinas » de Lyotard, est visage sensible, visage comme sensible, sensible comme visage (que le sensible soit pris dans le dynamisme de la pulsion ou qu'il soit transi de la passivité de la « touche »). Et c'est sur ce point qu'il convient de nous concentrer ici. Le figural fait-il « visage » ? Sans aucun doute si l'on s'autorise à comprendre le « visage paysage » à partir du Lyotard de Discours, Figure, comme le désir de voir, ou plutôt le désir comme voir, et le voir enfin compris comme désir et rendu visible en tant que tel. On peut aussi juger, en entérinant le déplacement lyotardien, et en s'en tenant à la lettre de « Formule charnelle », qu'il convient peindre ? Adami, Arakawa, Buren (1987), pp. 418-448, dans la réédition proposée comme volume V de l'édition des écrits de Jean-François Lyotard sur l'art contemporain et les artistes (Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2012). 8. Dans Que peindre ? Adami, Arakawa, Buren (op. cit.), et en particulier dans « la franchise » et « anamnèse », ce déplacement, ou plutôt même ce différend, est formulé explicitement par Lyotard luimême qui « revient » sur Discours, Figure. Il est en jeu dans ce retour à Merleau-Ponty que nous signalions plus haut (« contre » la dynamique de pulsion et la mise en intrigue du désir et « avec » une ontologie du visible et de la perception), retour à Merleau-Ponty qui ne sera cependant pas reniement de Freud. Il est en jeu tout aussi bien dans l'importance prise dans ces textes par la pensée kantienne. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France Lyotard et le visage sans Levinas 394 François-David Sebbah Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France Cependant, je voudrais le montrer, la mésentente apparente entre Levinas et Lyotard à propos du visage résulte en fait, et très profondément, d'une fidélité de Lyotard à Levinas. En effet, Lyotard ne veut pas que le « visage parle » (selon l'expression lévinassienne de Totalité et Infini) – plus précisément il ne veut pas que la parole prenne ou fasse visage. Expliquons-nous. C'est précisément parce qu'il entend Levinas exclusivement comme témoin du commandement le plus radical, de l'inauguration de l'injonction éthique comme telle, de ce qu'il nommera dans Le Différend le « jeu de langage » du prescriptif, que Lyotard veut pour ainsi dire mettre à l'abris le commandement de toute contamination par la phénoménalité (qui serait un autre « jeu », celui de l'être), qu'il ne le laisse pas venir parmi les formes du visible. Lyotard ne veut pas laisser venir le commandement parmi les formes qui sont à comprendre et concevoir (théoria), à percevoir quand le percevoir est prémisse du concevoir (déjà mise en ordre et en bonnes formes) ; mais il ne veut pas non plus laisser venir le commandement au sein du Figural dans la compromission avec le désir et le pulsionnel, et pas plus ne laisse-t‑il venir le commandement dans la proximité contaminante avec le trauma de la touche dans le sentiment esthétique. Loin de dévoiler dans la description du « contre-phénomène » visage la teneur phénoménologique du commandement, du « tu ne tueras pas », Lyotard veut préserver le commandement de tout rapport au phénoménal (y compris, et surtout peut-être, lorsque ce dernier est décrit comme « Figural », et pas même lorsqu'il en vient à tenter d'indiquer le rapt traumatique par la « touche » de l'aisthésis). Cela dit, à ce compte, Lyotard ne pourrait-il pas dès lors, si je puis dire, faire l'impasse sur le « visage » ? Or, certes à l'occasion d'une sollicitation, il veut donner toute sa place au visage – mais, on l'a vu, à l'anonyme « visage-paysage ». Pour saisir l'enjeu, il faut ici s'arrêter un instant sur la notion de « paysage » comme Lyotard la comprend. On ne reprendra exhaustivement ici pas tout ce qui se dit comme « paysage » dans Lyotard, mais quelques traits significatifs à partir du petit texte intitulé « Scapeland » que nous avons déjà cité : « landscape » découvert comme « scapeland », comme « fuite », pure fuite tant de l'animal que du « paysage » même. Pour Lyotard, le paysage ne fait pas « lieu », ne se laisse pas localiser : il ne se laisse pas voir depuis le point de vue commandé par la normalité de la vie (un « milieu de vie », Lyotard ne le dit pas ainsi) : il y a paysage dès lors que j'emmène les coordonnées de mon espace en un tout autre espace, qui, dans le dérèglement de tout point Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France mieux de dire que l'entrelacs sensible comme « visage-paysage » est bien plutôt épreuve du rapt par l'affect, par la touche inassumable et inassimilable. Dans les deux cas cependant, le « visage-paysage » est le « voyant-visible » comme aisthésis, épreuve de non-maîtrise et de perte anonymisante au cœur du sensible. Dans les deux cas, et c'est ce qui nous importera ici, le « visage paysage » est « sans Levinas », et même en un sens « contre Levinas ». 395 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France de vue assuré, de toute règle, de toute synthèse, fait « paysage » : comme le terrier de la taupe pour l'oiseau. La notion de « paysage » fait résonner celle, décisive chez Lyotard, de « païen » (qui a donc un tout autre sens que chez Levinas et se trouve connoté positivement) : purs confins – « pagus » – pur dehors, sans dedans d'où se repérer. Chez Lyotard, l'effort en direction du désordonnancement, de la déformalisation première, sans synthèse, coïncide avec l'ouverture du dehors comme dehors : paysage jamais rapporté à un arrière-fond qu'il coderait, jamais rapporté à une intériorité qui en assurerait la synthèse en l'« imageant » (l'imaginant). Et, répétons-le, cet affolement de l'esprit qu'est le paysage est le sensible même, trauma de la touche esthétique (ou force pulsionnelle au cœur du figural si l'on maintient la description du Lyotard de Discours, Figure). Mais pourquoi le visage est-il paysage ? Pourquoi Lyotard prend-il la peine de donner un statut au visage, et ce de telle sorte que le visage soit paysage ? Dans « Scapeland », deux exemples : la photographie du visage de Beckett âgé et le visage de la mère pour le tout juste né. Que serait le visage s'il n'était pas d'abord cet affolement – ce « paysage », ce terrier de taupe pour l'oiseau ? Tous les traits figés, possiblement repérables et indexables, déjà possiblement du côté du sens et de la signification déchiffrable, ne font « visage » que sur fond de « paysage » comme tel sans repère et anonyme – comme un grand dehors qui s'ouvre, sans dedans et sans prise possible. Après viendront se « fixer » les yeux, le nez, la bouche, autant d'idéogrammes à déchiffrer. Mais rien ne ferait « visage » si ce n'était sur fond de paysage bouleversant ; paysage bouleversant jamais absolument occulté par ce qui le contient et l'ordonne ; ce qui le contient et l'ordonne ne « faisant visage » que de ne jamais l'endiguer vraiment. L'ordonnancement nécessaire pourtant, maintenu pour être sans cesse transgressé, puisque c'est en cette transgression même que le paysage fait paysage… Visage de Beckett, visage de Mère : le pur paysage sous l'arrangement. Ce « pur » paysage sous l'arrangement, Lyotard (en ce qui est au fond un geste d'abstraction – on n'y accède jamais directement) le distingue du visage comme tel et le nomme alors « face ». La « face » qui relève donc de l'inhumain, mais un inhumain auquel nous tenons en tant qu'humain : car le visage n'est pas l'ordonnancement codé qui recouvre la « face » ; il est la « face » bouleversant toujours déjà l'ordonnancement du « masque » ou du « personnage » 9. 9. Le « visage » ainsi, pour faire fonctionner une tension lyotardienne, est comme pris entre deux « inhumains » : l'anonymat « païen » de la « face » – incalculable, non indexable – et les traits fixes qui coderaient une identité substantielle, la « personne » identifiable. On ne remarquera jamais assez que le « visage » dès lors court-circuite l'opposition superficielle de l'anonymat et du singulier : l'anonymat radical de la « face » contrecarre la pseudo-« singularité » de la personne en ses traits substantiels fixes – qui elle-même est révélée comme étant déjà en marche vers l'anonymat de la série, de l'étant identifié, appartenant à une classe ou à un genre. Par où l'on comprend que le grand anonymat « affolant-affolé » singularise vraiment – en la singularité de l'affolement – et que la personne pseudo-singularisée en ses « traits » est déjà prise dans l'anonymat du comparable. Signalons que dans ce passage du texte, Lyotard tend cependant à sur-accentuer la différence entre la « face » (bouleversement anonyme) et le « visage », le Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France Lyotard et le visage sans Levinas François-David Sebbah Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France Décidément, en un sens, Lyotard « voit » le visage « loin » de Levinas. Mais, d'un autre point de vue et au fond vraiment, est-ce si loin ? Que le visage soit « paysage bouleversé-bouleversant », comme un pur dehors, exposition sans intériorité cachée, en deçà de tout code à déchiffrer et de toute prise possible en une représentation maîtrisée – cela ne consonne-t‑il pas en fait avec le plus radical de la pensée lévinassienne du visage ? Les mots ne sont pas nécessairement les mêmes, mais l'épreuve dont il s'agit ? L'épreuve du visage décrite par l'un et celle qui est décrite par l'autre ne sont-elles pas fort proches ? Trauma et rapt. Et d'ailleurs – mais ce serait un autre sujet –, les pratiques de l'écriture exigées par le « paysage », par le « visage-paysage » – décriture – écrit Lyotard, syntaxe syncopée de Levinas renouant le fil du « Dit » de l'avoir exposé à sa rupture par le bouleversement de l'autrement qu'être, ne le sont-elles pas aussi ? Il se pourrait d'ailleurs que « rapprocher » les « descriptions » lévinassiennes du visage de celles de Lyotard en fasse saillir quelques traits parfois minorés : par exemple, que le « visage » ne fait « visage » que depuis l'« illéité » – la nonpersonne – jamais récupérable comme l'interlocuteur d'un dialogue ; l'« illéité » elle-même si proche en ces caractéristiques et en ses effets de l'indétermination anonyme de l'« il y a ». Si l'illéité ou encore l'autrement qu'être fait épreuve dans une inquiétante proximité avec l'« il y a » selon Levinas, et si le visage se tient irréductiblement dans la trace de l'autrement qu'être, alors l'épreuve du visage d'autrui est bien chez Levinas lui-même, en un sens irréductible, bouleversement et désorientation par un « grand dehors anonyme ». Décidément, le « visage » n'aura jamais été, chez le penseur même du « visage », la marque de reconnaissance de l'individu substantiel, la marque de l'identité de la personne – qu'il faudrait préserver de l'anonymat. Ou plutôt, le débat aura toujours été beaucoup plus compliqué : l'anonymat à dénoncer sera celui précisément qui rend interchangeables des individus constitués (comme dans une série) ; et la singularité « visage » qui sera du même mouvement retenu du côté du « sens à comprendre » et de « la loi qui commande » (entre lesquels il tend du coup à installer une certaine proximité – alors qu'il insiste d'habitude sur la séparation et la distinction entre ces deux régimes) : « Il faut déchiffrer, lire et entendre, les traits comme des idéogrammes. Il n'y a plus guère que la chevelure, la lumière émanant de la peau qui échappent à la discipline. À travers l'ancien paysage, entre ses restes, la loi fait signe, indignation, supplique, détresse, accueil, dégoût, abandon. Elle dit : Viens, Attends, Tu ne peux pas, Écoute, Je t'en prie, Prends, Va et sors. Quand la tragédie monte la scène des passions et des dettes, elle évacue le paysage. – Et pourtant, s'il arrive que vous soyez amoureux, vraiment amoureux, l'échappée de la face continue de vous happer tandis que vous vous inclinez devant la loi qui émane du visage » (« Scapeland », op. cit.). Dans ces lignes, Lyotard tend donc à distinguer trois éléments : les « traits comme des idéogrammes » ; la « loi qui émane du visage », « l'échappée de la face ». On voit que si le visage ne fait paysage – et donc visage vraiment – qu'en son alliance tendue avec la « face » qu'il manque à endiguer (visage dans son effort pour endiguer la « face » et en manquant inéluctablement à le faire – tout uniment), il peut arriver à Lyotard de raidir la distinction entre la « face » et le « visage », jusqu'à décrire un « visage dont émane la loi », le visage selon Levinas devant lequel je dois m'incliner. Nous revenons sur ce point pour conclure. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France 396 397 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France aura toujours été celle d'un bouleversement – au sens strict incalculable et irreprésentable, imprésentable même (jamais une unité dans une série, un individu dans un genre) ; la singularité est dès lors profondément anonyme (d'un tout autre anonymat que celui, étale, du Même qui permet de comparer) ; elle procède de l'épreuve de l'anonymat (singularité d'un visage inassimilable à un ordre ; singularité de l'épreuve qui en témoigne ; du témoin en « décriture »). Anonyme n'est plus l'opposé de singulier. Et de ce point de vue, au bout du compte, Lyotard et Levinas témoignent d'épreuves du « visage » en affinité. Reste que l'épreuve du « visage-paysage » est chez Lyotard « épreuve esthétique » par excellence, aisthésis de la touche traumatique – ou bien, si l'on préfère s'en souvenir ainsi, pulsion au cœur du Figural – et surtout pas épreuve éthique, alors que l'épreuve du « visage » est au contraire chez Levinas l'éthique même tranchant aussi bien sur le sentiment désintéressé de l'esthétique (l'Art) que sur le désir et le pulsionnel, mais à même le sensible. Bref, le visage est le sensible même chez Lyotard, et surtout pas la Loi qui ne doit, ni de près ni de loin, être en contact avec lui, compromise avec lui ; alors que chez Levinas, il est la Loi tranchant sur le sensible à même le sensible (donc jamais « sans lui », tout en l'ouvrant et l'excédant toujours déjà). D'où cet étrange effet dans les rapports de Lyotard à Levinas à l'endroit du « visage », indépendamment des accentuations qui leur sont à chacun propres. Chez l'un et l'autre, le visage est cet affolement, ce dérèglement, épreuve de l'anonyme qui paradoxalement singularise – comme dehors, exposition ; une « spatialité » d'avant l'ordre, « paysage » dit Lyotard. Chez l'un comme chez l'autre, l'épreuve du visage est trauma et rapt. Mais il est vrai que chez Levinas le « visage parle » ; qu'il ne bouleverse l'apparaître sensible qu'en se faisant « commandement », qu'en tranchant sur le sensible – sur l'aisthésis. Alors que pour Lyotard, précisément, le visage ne « parle pas » ; il ne tranche pas sur le sensible, il est le sensible même comme « touche » traumatique du sentiment avant tout intérêt (ou comme pulsion vue/ voyante anonyme si l'on se réfère au moment de Discours, Figure). Lyotard, finalement, distingue deux bouleversements : celui du commandement et celui du paysage. Comparables peut-être jusqu'à un certain point en leurs effets, ils doivent rester incomparables dans leur nature respective 10 : la mise en question par le commande10. Ces deux bouleversements sont cependant bien comparables en leurs effets : trauma et rapt qui rappellent le sujet de cette épreuve à son statut de « passivité plus vieille que toute passivité ». Cela mérite qu'on s'y arrête un instant : si Lyotard, nous y insistons ici, ne veut en aucun cas compromettre le commandement avec le sensible, il est bien sûr lui-même infiniment attentif à ceci que la convocation traumatique par le commandement est épreuve sensible pour le « sujet », épine dans sa chair. Là encore, Lyotard entre en intime consonance avec Levinas, en particulier avec le Levinas d'Autrement qu'être qui décrit l'épreuve éthique de l'Autre comme « hémorragie », « énuclation », « dénuclation au-delà de la peau, jusqu'à la blessure à en mourir ». Alors même qu'il préserve absolument le commandement de toute contamination par le sensible, Lyotard tend peut-être, dans le passage de Discours, Figure à Que Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France Lyotard et le visage sans Levinas François-David Sebbah Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France ment éthique et l'affolement par le paysage doivent rester absolument hétérogènes, incomparables : en des « jeux de langage » hétérogènes pour reprendre la terminologie adoptée dans Le Différend. Levinas, quant à lui, fort lucide quant à la compromission du visage avec le sensible comme pulsionnel (par exemple dans ses descriptions du visage féminin dans Totalité et Infini), fort lucide aussi quant à l'étrange proximité entre l'« il y a » auquel l'Art tend sans cesse et l'Illéité, ne reconnaît cependant qu'au commandement éthique d'être la mise en question vraiment, ne reconnaît pas au sensible (ni comme pulsion, ni comme sentiment désintéressé) de rompre et trancher ; et pourtant, il désigne du même mouvement la nécessaire compromission, comme « visage », du bouleversement éthique, du commandement, avec le sensible – en cette rupture même. Parce que le commandement se trace comme visage au creux du sensible de la perception qu'il bouleverse ainsi, et ne se donne nulle par ailleurs qu'en la concrétude du visage d'autrui, il faut, pour Levinas, toujours inlassablement renouer le fil rompu – par l'éthique – de la phénoménologie. Au contraire, et en toute cohérence, Lyotard, exigeant de libérer absolument le commandement de tout rapport au sensible de la perception, ne cesse de se demander à propos de Levinas : pourquoi reste-t‑il phénoménologue ? Il n'y a donc pas d'opposition là où l'on pourrait distraitement croire en identifier une, entre anonymat/singulier – le visage est anonymat « singularisant » dans les deux cas, chez Lyotard comme chez Levinas : il est ce qui déborde l'identité substantielle, dénombrable et calculable, et constitue son contraire même. Et dans les deux cas l'épreuve du visage est rapt et trauma. Reste que Levinas pense comme « visage » cela même : la manière dont le commandement troue le sensible et le Monde et en participe encore à ce titre paradoxal. Tandis que chez Lyotard l'hétérogénéité du commandement à l'être, qu'il apprend précisément de Levinas, semble commander que le commandement ne touche en rien l'être ou le Monde – ne s'y compromette pas 11. Cependant Lyotard, annulant ainsi le « visage » comme le pense Levinas, n'annule pas tout visage, mais au contraire pense le visage « ailleurs », pense le visage comme paysage (tout visage, en tant que paysage, désoriente, traumatise, rapte), et tout paysage (puisque la Montagne me regarde) comme visage. peindre ?, à quitter l'immanence du paganisme de l'art pour inscrire au cœur même du sensible un rapt traumatique par un dehors anonyme, dont on peut se demander s'il n'est pas pensé, précisément, sur le modèle de l'épreuve du commandement que Lyotard associe au judaïsme, et tout particulièrement à Levinas (et qu'il veut pourtant, pour ce qu'elle est, absolument préserver du sensible même…). Christine BUCI-GLUCKSMANN donne à penser en ce sens dans « Le différend de l'art », postface à JeanFrançois LYOTARD, Karel Appel. Un geste de couleur, Louvain, Presses universitaires de Louvain, vol. I, 2009, p. 230. Ce texte de C. Buci-Glucksmann est cité et discuté dans Gérald SFEZ, « Ce qu'il veut, avec présence », op. cit., p. 419. 11. Tout se passe donc comme si la fidélité que Lyotard entend comme radicale à l'endroit de Levinas lui commandait précisément de ne pas suivre ce dernier dans le nouage contaminant entre apparition sensible et commandement, entre phénoménologie et éthique, et sans doute aussi entre touche de l'affect ou pulsion d'une part et commandement d'autre part, au point du « visage éthique »… Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France 398 399 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France Nous avons tenté de rendre compte du silence de Lyotard à l'endroit de Levinas lorsqu'il traite du visage – pour ainsi dire un « évitement » par « fidélité » –, tenté aussi de rendre sensible le point d'affinité par où les deux penseurs nous enseignent un réarrangement des rapports entre singularité et anonymat faisant éclater les oppositions reçues. Resterait, à partir de la considération de cet entrelacs de fidélité et d'infidélité de Lyotard à Levinas, à faire résonner une question : faut-il vraiment choisir, au point du visage, entre bouleversement par l'injonction éthique et bouleversement sensible (qu'on l'identifie comme le sentiment désintéressé ou le pulsionnel même) ? Faut-il choisir entre « visage éthique » qui commande (Levinas) et « visage paysage » comme rapt sensible ou pulsion (point d'appel comme de rayonnement de la pulsion) (Lyotard) ? Au fond, tant Lyotard que Levinas semblent en accord sur l'idée que le sensible et l'éthique sont par définition en tension et tranchent l'un sur l'autre (même si on doit leur reconnaître quelque ressemblance en leur performance respective). Lyotard et Levinas n'entrent en différend que sur la manière de gouverner ce différend. Mais au fond, lire ensemble Levinas et Lyotard à propos du visage ne nous indique-t‑il pas une autre voie : un peu contre ou malgré eux (et plus contre Lyotard que contre Levinas sans doute) être contraint de penser – sans rien perdre de la tension oxymorique – l'incognito de l'éthique dans le sensible 12 et du sensible dans l'éthique, ou même la contamination de l'un par l'autre ? D'une Gestalt double : s'incliner devant le visage qui commande ; tendre les lèvres vers les lèvres – embrasser. François-David SEBBAH, Université de Paris Ouest Nanterre La Défense, Institut de recherches philosophiques (IREPH) 12. Plus contre Lyotard que contre Levinas si l'on se souvient des pages de Totalité et Infini consacrées au visage féminin. Levinas y maintient et peut-être même intensifie l'épreuve éthique au sein même de sa profanation. De ces pages on peut dire qu'elles s'aventurent du côté d'une contamination entre l'éthique et le sensible assumé comme pulsionnel (voir le Lyotard de Discours, Figure) ; ou plutôt en direction d'un contact qui ne franchit cependant pas la limite de la contamination originaire. Quant au Levinas d'Autrement qu'être, il fait de l'épreuve éthique même un sentir désintéressé, l'amour comme « souffrir pour » sans mesure. C'est que Levinas assume comme « éthique » le sentiment désintéressé que le Lyotard de Que peindre ? identifie quant à lui comme esthétique (et surtout pas comme éthique). De diverses manières, chez ce phénoménologue impur qu'est Levinas, la radicalité de la rupture de l'apparaître sensible (du Monde) par le commandement éthique n'est respectée comme telle qu'en étant risquée dans son inscription sensible (celle, intéressée, du pulsionnel ; celle, désintéressée, de l'« amour »). Lyotard pour sa part – et au sein même du fort déplacement que connaît sa pensée du sensible – gardera toujours le commandement en un « jeu de langage » hétérogène au sensible ; il le gardera non contaminé tant par le pulsionnel qui habite le Figural que par le sentiment, fût-il désintéressé, en jeu dans la « touche » de l'affect, dans le travail des peintres commentés dans Que peindre ?. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.113.102 - 31/10/2018 13h44. © Presses Universitaires de France Lyotard et le visage sans Levinas