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Esthétique des ruines, PUR, 2015

Esthétique des ruines Poïétique de la destruction Cet ouvrage interroge la persistance des ruines dans la création actuelle en sollicitant plusieurs disciplines, dont l’esthétique, les arts plastiques, la littérature, les jeux vidéo ou encore internet. Cette approche pluridisciplinaire tend à saisir dans sa complexité ce phénomène qui n’en fi nit pas de susciter attrait et répulsion, fascination et malaise.

Introduction

L'art et le temps des ruines « Dans la grande fosse des formes, gisent les ruines auxquelles on tient encore, en partie. Elles fournissent matière à l'abstraction. Un chantier d'inauthentiques éléments pour la formation d'impurs cristaux. Voilà où nous en sommes. » Paul Klee 1 LA RUINE, NOUVEAU PARADIGME ARTISTIQUE ?

Cet ouvrage rassemble les actes d'un colloque tenu au Centre Saint-Charles (Paris 1, Panthéon Sorbonne), les 14 et 15 mai 2014. À travers un ensemble de contributions issues de champs diversifiés sont proposés ici des éléments de réflexion sur les divers modèles ou contre-modèles artistiques fournis par l'esthétique des ruines depuis la fin du XVIII e siècle jusqu'à nos jours. Inscrivant notre démarche dans la perspective moderne et contemporaine d'une crise de la représentation et de la forme, initiée par le romantisme allemand 2 , il s'agit d'interroger le nouveau concept d'oeuvre convoqué par la ruine. Car si la ruine appartient de plein droit à une esthétique classique, puisqu'elle l'a fondée en grande partie, elle contribue en même temps au culte moderne des monuments anciens, comme l'a montré Aloïs Riegl 3 étudié ici par Gilles A. Tiberghien, ainsi qu'à l'instauration d'une esthétique contemporaine dont les différents auteurs de ce volume se proposent d'examiner quelques formes saillantes : déconstruction de l'oeuvre finie, fragmentation, formes de la disparition et de l'absence, autovandalisme 4 , esthétique du désastre et des vestiges. Ces derniers aspects sont examinés respectivement par Anaël Marion relisant Maurice Blanchot et par Anne Dietrich répertoriant les gestes iconoclastes de documentation céline duval.

En sollicitant les apports respectifs de la philosophie, de l'histoire de l'art et des pratiques artistiques, mais aussi de la littérature, du cinéma et de la photographie, le « modèle ruiniste » moderne et contemporain est questionné dans ce volume sous des angles multiples. Dans quelle mesure toutefois peut-on parler de modèle ou de paradigme ? La représentation artistique de ruines n'est pas en soi un phénomène inédit. On rencontre au détour de manuscrits enluminés du XI e siècle des images éloquentes de Babylone en ruine. Tandis que la Renaissance, avec Andrea Mantegna, Pollaiuolo ou encore Bruegel l'Ancien (La Tour de Babel), a largement contribué à développer un goût des ruines, une nostalgie pour l'antique et sa valeur allégorique. Ainsi en va-t-il du récit accompagné de gravures de Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile (composé en 1470), qui mêle érudition et rêveries fantastiques. « Itinéraire spirituel chiffré, recherche amoureuse parmi les ruines, les inscriptions sibyllines et les monuments all'antica, initiation à la beauté, dévoilement philosophique des "mystères d'amour", bréviaire d'architecture, reconstruction érudite et féerique du monde antique, Le Songe de Poliphile est tout cela à la fois 5 . » Mais sur le fond de crise de la tradition classique, qui s'accompagne de l'émergence d'une nouvelle sensibilité, cristallisée notamment par la question du sublime, l'objet de délectation archéologique qu'est la ruine devient l'emblème ou l'allégorie, dirait Walter Benjamin, de la conscience moderne face au temps et à l'histoire. De sorte que celle-ci paraît impensable sans les amas de ruines qui s'accumulent au pied de l'ange de l'histoire de l'Angelus novus de Paul Klee, poussé par le vent de l'avenir et du progrès qui souffle dans son dos, suivant le célèbre commentaire qu'en a proposé Benjamin. Marqueur négatif de l'histoire, la ruine est ainsi perçue comme l'envers d'une Providence à l'oeuvre, à l'instar de la ruse de la Raison hégélienne qui se sert des guerres et des destructions engendrées par les hommes pour les inciter à progresser vers toujours plus de liberté et de conscience de soi. Avec des accents très hégéliens, comme le Tolstoï de Guerre et Paix, lorsque Chateaubriand revient dans ses Mémoires d'outre-tombe sur l'événement majeur de l'époque moderne -la prise de la Bastille -, il note en philosophe (chrétien) : « On admira ce qu'il fallait condamner, l'accident, et l'on n'alla pas chercher dans l'avenir les destinées accomplies d'un peuple, le changement des moeurs, des idées, des pouvoirs politiques, une rénovation de l'espèce humaine, dont la prise de la Bastille ouvrait l'ère, comme un sanglant jubilé. La colère faisait des ruines, et sous cette colère était cachée l'intelligence qui jetait parmi ces ruines les fondements du nouvel édifice 6 . » Si donc la ruine représente l'émergence d'une nouvelle conscience du temps et, comme telle, le basculement irréversible dans un monde nouveau, on comprend qu'elle hante à ce point l'art moderne et contemporain avec ses crises successives. Pour résumer, l'on pourrait dire que le paradigme ruiniste moderne et contemporain se caractérise d'au moins trois façons.

1. De simple vestige ou de trace du passé qu'elle fut pendant longtemps, la ruine devient à l'ère moderne une entité quasi autonome et autosuffisante, ce qui est plus particulièrement vrai de l'époque révolutionnaire et du romantisme gothique qui ouvrent cette histoire-là 7 .

2. Cette (quasi) autonomie de la ruine est liée au paradoxe de l'esthétique romantique du fragment, à la fois morceau brisé et petit tout autosuffisant. On pourrait ainsi dire que toute oeuvre depuis et après le romantisme des années 1800 est une ruine consciente de soi. L'artiste ayant renoncé au rêve d'harmonie et de perfection classique recherche paradoxalement l'organisation dans le chaos, la totalité perdue dans les membra disjecta du monde 8 .

3. L'oeuvre en ruine et la ruine comme oeuvre représentent ainsi l'envers et l'endroit d'une des grandes problématiques de l'art après 1960, lorsque celui-ci refuse le clivage moderniste entre les arts de l'espace et du temps, hérité du Laocoon de Lessing. Problématique qui pourrait se formuler ainsi : comment manifester le temps dans les arts plastiques ? La ruine, « vrai refuge », écrit mystérieusement Samuel Beckett 9 , deviendrait-elle paradoxalement notre principal marqueur temporel, un point d'ancrage solide dans une ère de catastrophes et de barbaries, où règne la confusion des idéologies ?

LE TEMPS À L'OEUVRE

Parmi les nombreuses questions soulevées par le paradigme ruiniste -oscillant entre déconstruction, brisure et reconfiguration -, le lecteur pourra suivre comme un fil rouge la double problématique temporelle et historique. L'objet « ruine », comme l'a bien montré Michel Makarius 10 , croise l'histoire de l'art sous ses différentes formes, qu'il serve de décor à la narration, ou bien d'emblème iconographique religieux ou encore de symbole fantastique. Élevée au rang de genre, la ruine traverse l'histoire de la peinture, de l'architecture et de l'art des jardins, depuis la Renaissance au romantisme en passant par le classicisme et le néo-classicisme. Mais loin de s'épuiser dans cette histoire, les problématiques temporelles majeures qui traversent cet objet ressurgissent de façon particulièrement aiguë et problématique dans l'art moderne et contem- En somme, si la ruine questionne par excellence le temps, comme Jean Starobinski l'avait bien noté, et plus particulièrement le temps en art, elle le fait de deux façons principales, sans doute contradictoires (mais la ruine est une contradiction faite matière). La ruine constitue tout à la fois un marqueur concret particulièrement fort du temps disparu et un point de rencontre entre le passé et le présent. Assurément, la ruine est un reste, le legs d'un passé souvent fort ancien, qui permet aux archéologues ou aux paléontologues de partir sur les traces de temps éloignés, voire immémoriaux (vases brisés, temples effondrés, outils ébréchés). Carlo Ginzburg, dans un registre similaire, analysait l'importance du paradigme indiciaire dans un texte paru en 1978, intitulé « Traces », où il mettait au jour une méthode herméneutique spécifique, consistant en « un nouvel art divinatoire tourné vers les plus infimes détails de l'existence sensible, une symptomatologie généralisée, bref, une enquête indiciaire 11 ». Toutefois la ruine qui témoigne du passé se donne aussi à lire au présent ; elle fait venir le passé dans le présent et ainsi elle se mêle à notre présent. Ce qui, par contrecoup, interroge notre réalité présente : tout ne serait-il que ruines en puissance, instabilité, entropie ? No Future comme disaient les punks ? On objectera à juste titre que nombre de bâtiments, d'édifices solides ou d'oeuvres entières témoignent tout aussi bien, sinon mieux, de la rencontre entre le passé et notre temps. Mais l'oeuvre non ruinée -une église, une pyramide, une statue -existe dans son propre temps, enchâssé dans le nôtre. Alors que la ruine, objet rongé et détruit, donne par excellence à voir l'oeuvre du temps, une oeuvre parfois négative ou tragique, sous ses trois hypostases : le passé ressurgissant, tel un souvenir, sa présence physique dans notre présent ainsi que le futur de sa disparition. En cela la ruine est le temps à l'oeuvre. Et peut-être que la modernité, dont Baudelaire disait qu'elle était double (éphémère et éternelle), participe-t-elle du double mouvement des ruines, tournées vers le passé et inscrites dans le moment actuel.

Le second paradoxe des ruines tient davantage à la dialectique artistique entre l'acte de création et destruction qu'elles mettent en mouvement. Il pourrait être énoncé de la façon suivante : si la ruine de bâtiments ou d'oeuvres est un vestige comme tel toujours incomplet d'un ensemble perdu ou disparu, alors la ruine semble par principe une réalité fragile et la preuve tangible de la fragilité de toutes choses. Mais est-ce vraiment le cas ? La ruine ne survit-elle finalement pas beaucoup plus longtemps que l'original disparu d'un lieu ou d'une oeuvre ? Survie assurée par des lieux remplis de ruines qu'on appelle des musées 12 ? La ruine n'est-elle pas plus stable ou plus pérenne que l'original complet dont elle n'est pourtant censée être que le vestige fantomatique ? À la fureur des iconoclastes d'hier et d'aujourd'hui, la ruine semble opposer la silencieuse et irréversible fatalité de sa destruction et du chaos en tant qu'oeuvre. D'où cette proposition lapidaire, cette injonction étonnante et étrangement actuelle d'Alfred Jarry au début de son Ubu enchaîné : « Cornegidouille ! Nous n'aurons point tout démoli si nous ne démolissons même les ruines ! Or je n'y vois d'autre moyen que d'en équilibrer de beaux édifices bien ordonnés 13 . »

DE L'ESTHÉTIQUE DES RUINES À LEUR ESTHÉTISATION

Le modèle ruiniste en ses trois caractéristiques majeures (autonomie, fragment, matière temporelle) est aussi bien interrogé que mis à l'épreuve dans les pages qu'on va lire. Car la ruine -sujet à la mode s'il en est -pose d'importantes questions, tout en posant elle-même problème, quand elle devient, par exemple, l'objet fantasmatique d'une esthétique voyeuriste. Céline Bonnel examine dans son article consacré à la « nouvelle Pompéi » médiatique -la ville de Détroit -les effets pervers de l'esthétisation des ruines. Les habitants de ce haut lieu de l'industrie automobile américaine qualifiant eux-mêmes de « pornographique » (ruin porn) le goût contemporain pour des bâtiments effondrés qui ne sont autres que leurs anciennes demeures ou leurs lieux de travail. Peut-on se soustraire à l'effet de fascination exercé par les ruines ? De quoi cet attrait est-il au juste le symptôme ? Survivance d'une esthétique postromantique du chaos et du sublime ? À moins que le monde contemporain -supposé être celui de la crise des grands récits historiques -ne recherche dans les décombres 14 les restes perdus de l'Histoire ou 12. Ironie tragique du sort, à l'heure où nous écrivons ces lignes, ce sont les musées qui font l'objet d'attaques terroristes, les ruines étant à nouveau détruites et attaquées au marteaupiqueur ou à la massue. 13. Jarry A., exergue d'Ubu enchaîné, OEuvres complètes, édition établie par Michel Arrivé, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1972, p. 427. 14. Sur la qualification contemporaine des ruines en décombres, voir le catalogue L'Ange de l'histoire (sous la direction de Nicolas Bourriaud), Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2013, en particulier p. 36 : « [Les décombres] représentent le pendant entropique de l'actuelle surproduction de masse, un équivalent exact de l'encombrement mondialisé au sein duquel nous évoluons. » les formes larvées d'une temporalité à écrire ? Comme ces innombrables films et récits apocalyptiques qui remettent à chaque fois le compteur historique à zéro, en imaginant le monde d'après.

Ce que le goût des ruines cache ou révèle, on aura l'occasion de le voir ici, c'est donc tout autant une idéologie du contrôle qui peut prendre la forme d'« innocentes » visites touristiques, comme Anna Guillo s'emploie à le montrer à propos d'une autre « cité fantôme », le site industriel japonais de Gunkanjima. Les guerres incessantes, les nouveaux actes de vandalisme menés contre l'art et les sites religieux, en produisant des ruines nouvelles, ne sont pas indemnes d'une approche esthétique voire esthétisante, pour nous qui les recevons et en consommons les images (par la télévision ou internet). On trouvera ici deux exemples emblématiques de cette esthétisation problématique. Neli Dobreva examine ainsi les formes du kitsch qui se sont développées autour de l'attentat du 11 septembre à New York. Que penser enfin des formes ludiques du jeu vidéo, lues ici par Karim Charredib ? Car en reprenant à leur compte, l'esthétique néoromantique de la ruine sublime et tragique, ces jeux vidéos questionnent les limites de la représentation (et aussi du jeu lui-même), tout en renouvelant les interrogations classiques sur la pérennité des monuments et la fragilité des civilisations humaines, soulignée en son temps par Paul Valéry.