Transposition
Musique et Sciences Sociales
6 | 2016
Lignes d’écoute, écoute en ligne
Proust au téléphone
Placer la Recherche sur écoute
Jesse Dylan McCarthy
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/transposition/1491
DOI : 10.4000/transposition.1491
ISSN : 2110-6134
Éditeur
CRAL - Centre de recherche sur les arts et le langage
Référence électronique
Jesse Dylan McCarthy, « Proust au téléphone », Transposition [En ligne], 6 | 2016, mis en ligne le 20
mars 2017, consulté le 31 juillet 2019. URL : http://journals.openedition.org/transposition/1491 ; DOI :
10.4000/transposition.1491
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Proust au téléphone
Proust au téléphone
Placer la Recherche sur écoute
Jesse Dylan McCarthy
« Les vrais livres doivent être les enfants non du
grand jour et de la causerie mais de l’obscurité et
du silence. »
(Le Temps retrouvé, III, p. 898)
1
Dans la chambre tapissée de liège, l’œuvre prend forme : les mots s’enchaînent, la syntaxe
s’enchâsse, les « paperolles » se convertissent en mille-feuilles. Le fond de cette écriture
est une nuit insonorisée, un silence insolite au cœur même de la capitale où Proust s’est
renfermé comme dans un bocal hermétiquement scellé. Pendant de longues heures, les
seuls bruits sont le faible grattement de la plume et la toux irrégulière qui marque les
pauses. Et pourtant, dans les pages de la Recherche, déferle toute la musique du monde,
d’une époque : tout le bourdonnement de la vie quotidienne, le bavardage de soirées
interminables, le pullulement de voix familières et grossières, le rire des jeunes filles au
bord de la mer, le cri des vendeurs de journaux ; tout un fracas qui s’élève et résonne
autour de nous comme dans le grand hall des départs de la gare de Lyon.
2
Comment l’écrivain, cet artisan dévoué du silence, reconstitue-t-il alors le monde
sensible ? Celui de l’atmosphère variable du temps terrestre, de ces empreintes uniques
laissées par la voix humaine, de la rumeur des tramways et de la ville, de la jacasserie
mondaine ? La question est loin d’être purement déontologique. Le texte proustien est
sans cesse en train de nous immerger dans sa passoire auditive, d’imaginer une écoute
active, de placer pour ainsi dire ses protagonistes sur écoute — et même en situation de
surécoute, pour employer ce néologisme proposé par Peter Szendy qui désignerait « une
intensification de l’écoute, comme sa forme hyperbolique, portée à incandescence, à sa
pointe la plus extrême et la plus active1 ».
3
Sur l’importance de la musique dans la Recherche, de Wagner, de la « petite phrase » de la
sonate de Vinteuil, beaucoup d’encre a coulé. Mais l’obsession aurale, l’imaginaire de
l’écoute en tant que tel, pourtant très évident, n’ont pas été aussi souvent remarqués. Il est
étonnant, par exemple, qu’un livre comme celui de Jean-Pierre Richard, étude
essentiellement phénoménologique de la poétique proustienne, ne comporte aucun
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Proust au téléphone
chapitre sur les sons, le timbre, les rapports auditifs2. Il n’empêche que c’est toute une
poésie de l’aural qui se diffuse à travers l’œuvre et que les traces de cette chambre de
résonances sont lisibles.
4
Une lecture à l’écoute de la Recherche découvre rapidement des faisceaux qui transpercent
les frontières entre la vérité de l’auteur et la fiction de ses personnages. Le « silence » des
« vrais livres » qu’invoque le narrateur du Temps retrouvé, par exemple, ne peut être lu
purement à titre métaphorique ; sa prescription non plus, qui peine à démentir une
fascination pour la causerie mondaine. Pour démêler les modes d’écoute, il faut alors
distinguer deux niveaux de relais entre sources et récepteurs.
5
Premièrement, il y a le silence de la genèse de l’œuvre, c’est-à-dire celui de l’auteur à
l’écoute de son propre texte. Le cloisonnement de la chambre du 102, boulevard
Haussmann, avec sa fameuse insonorisation en plaques de liège, imposa un silence, et
donc un rapport à l’écoute, qui fut des plus intimes. C’est Céleste Albaret qui en témoigne
dans ses mémoires3. Placer la Recherche sur écoute, c’est d’abord garder à l’esprit ce
silence de composition dont les traces se manifestent dans l’enregistrement affiné et
presque pinailleur des arrière-plans proustiens, comme dans l’ouverture célèbre de La
Prisonnière, où les changements de saison et les plus infimes rumeurs de la rue sont perçus
avec une finesse sismographique par le narrateur à son réveil4.
6
Cet effet de stéthoscope, d’écoute médiatisée à partir d’une chambre et à travers une
paroi, que ce soit l’espionnage d’Albertine à Paris ou les mouvements de sa grand-mère à
Balbec, nous le retrouvons régulièrement tout au long du roman. En suivant une autre
suggestion de Peter Szendy 5, je propose d’appeler ces écoutes des instances
« d’auscultation médiate », selon la terminologie de Laennec, médecin et inventeur du
stéthoscope, qui emploie la formule pour la différencier d’une auscultation immédiate, où
le médecin place directement son oreille sur le corps du malade. L’intérêt de cette
méthode, décrite dans son traité De l’auscultation médiate (1819), c’est de transformer la
perception auditive en un savoir quasi visuel grâce à l’amélioration de son pouvoir de
distinction diagnostique6. Laennec est d’ailleurs fasciné par la précision obtenue à
l’écoute grâce à son instrument et ses descriptions des crépitements de bulles dans les
poumons de ses patients tournent plus d’une fois au littéraire. L’auscultation, qui consiste
à écouter attentivement à travers une paroi, est donc aussi médiate dans la mesure où
l’acte de vérification modifie le contenu7. C’est la naissance d’une perception indirecte et,
par conséquent, imaginative.
7
Deuxièmement, on peut distinguer l’écoute des personnages de la Recherche entre eux : ce
sont alors des écoutes assujetties à diverses mésententes, déviations et brouillages. Pour
comprendre les enjeux de cette dimension de l’écoute au sein du roman, il n’y a pas de
meilleure cible que les échanges téléphoniques, ainsi que toute la réflexion proustienne
autour de cet appareil qui bouleverse les communications de la Belle Époque, au sein d’un
monde désormais relié à distance par une nouvelle médiation surgissant au milieu des
habitudes d’un siècle révolu.
8
Afin d’examiner de près l’une des scènes d’auscultation médiate les plus intéressantes du
roman, on se penchera d’abord sur l’arrivée du narrateur à Doncières, scène étrange mais
révélatrice qui se déroule vers le début du Côté de Guermantes. Nous nous tournerons
ensuite vers deux autres scènes téléphoniques cruciales dans la Recherche : celle de l’appel
manqué avec la grand-mère, également à Doncières ; et, enfin, la scène téléphonique avec
Albertine, qui suit la soirée de la princesse de Guermantes dans Sodome et Gomorrhe, une
scène dont la finesse et l’originalité ont rarement été appréciées.
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Proust au téléphone
La chasteté du silence
9
Au début du Côté de Guermantes, nous retrouvons le narrateur en visite chez son ami SaintLoup à la garnison de Doncières. Sur place, la rencontre entre les deux amis est
interrompue avant même qu’elle n’ait commencé :
Il faut que je dise un mot au capitaine, me chuchota Saint-Loup ; soyez assez gentil
pour aller m’attendre dans ma chambre, c’est la seconde à droite, au troisième
étage, je vous rejoins dans un moment8.
10
Proust suspend le récit et laisse son narrateur seul encore un moment dans ce nouveau
décor inconnu. D’un point de vue narratif, ce délai serait habituellement utilisé pour
permettre au narrateur de décrire au lecteur la chambre de Saint-Loup, développant ainsi
sa caractérisation avant que les deux personnages ne s’engagent dans une conversation
qui va faire avancer l’intrigue. On s’attendrait donc à découvrir ici une description plus
ou moins générique d’une chambre avec ses attributs bourgeois, indices de rang et de
goût, bref, une chambre qui nous aide à mieux cerner et situer un personnage, à la
manière de Balzac ou de Stendhal. Mais au lieu d’entrer directement dans la chambre, le
narrateur reste figé à la porte, troublé par ce qu’il entend de l’autre côté :
Je restai un instant devant la porte fermée, car j’entendais remuer ; on bougeait une
chose, on en laissait tomber une autre ; je sentais que la chambre n’était pas vide et
qu’il y avait quelqu’un. Mais ce n’était que le feu allumé qui brulait. Il ne pouvait
pas se tenir tranquille, il déplaçait les buches et fort maladroitement 9.
11
L’oreille tente de fixer le bourdonnement masqué et feutré par la porte ; mais, même
quand il vérifie son origine dans le feu, le son ne peut être fixé. Le bruit se déplace,
frétillant, suggérant une présence humaine, comme si c’était le résidu spectral de SaintLoup lui-même, dont le personnage est aussi voltigeant que son monocle. Ce spectre aural
se voit confirmé par métonymie quand l’écoute est transférée du feu à un autre objet cher
à Saint-Loup, sa montre :
J’entendais le tic tac de la montre de Saint-Loup, laquelle ne devait pas être bien
loin de moi. Ce tic tac changeait de place à tout moment car je ne voyais pas la
montre ; il me semblait venir de derrière moi, de devant, d’à droite, d’à gauche,
parfois s’éteindre comme s’il était très loin. Tout d’un coup je découvris la montre
sur la table. Alors j’entendis le tic tac en un lieu fixe d’où il ne bougea plus. Je
croyais l’entendre à cet endroit là ; je ne l’y entendais pas, je l’y voyais, les sons
n’ont pas de lieu10.
12
Dans cette progression confuse, l’écoute du narrateur est inversée par rapport au
scénario précédent. Maintenant, il est dans la chambre et il croit entendre un bruit au
dehors. Son auscultation devient presque animale. Il balaye la chambre de Saint-Loup
comme la chauve-souris chassant dans sa caverne grâce à sa faculté dite
d’« écholocation », tentant de cerner la source, de fixer son emplacement dans l’espace.
Mais l’acte même d’auscultation conduit à la désorientation sensorielle ; l’auditif a été
découplé de sa source et c’est seulement quand l’écoute imaginaire a été falsifiée que le
narrateur découvre le fait que la montre a simplement été posée sur la table. « Les sons
n’ont pas de lieu. » Le narrateur insiste non sur l’erreur de sa perception, mais sur son
paradoxe. Si l’auscultation médiate l’a conduit à une erreur perceptive, elle révèle en
revanche une vérité psychologique : les données de sa perception ne sont pas objectifs,
mais déformées par l’intérêt subjectif, dont la cible n’a évidemment jamais été la montre,
mais l’homme, l’ami insaisissable.
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Proust au téléphone
13
On pourrait encore à ce stade imaginer Proust décrire la chambre d’une manière
conventionnelle. Au lieu de cela le texte nous provoque par le détour d’une hypothèse
fantasque. Il propose d’imaginer le monde du silence qu’habite un malade « auquel on a
hermétiquement bouché les oreilles11 ». La chambre de Saint-Loup n’est qu’un prétexte
pour une digression sur les possibilités créatives de l’écoute pure. Le récit à la dérive est
embarqué dans un monde entièrement auditif. Proust se met lentement à baisser le
volume :
Alors, que le malade lise, et les pages se tourneront silencieusement comme si elles
étaient feuilletées par un dieu. La lourde rumeur d’un bain qu’on prépare s’atténue,
s’allège et s’éloigne comme un gazouillement céleste. Le recul du bruit, son
amincissement, lui ôtent toute puissance agressive à notre égard ; affolés tout à
l’heure par des coups de marteau qui semblaient ébranler le plafond sur notre tête,
nous nous plaisons maintenant à les recueillir, légers, caressants, lointains comme
un murmure de feuillages jouant sur la route avec le zéphyr 12.
14
Cette « lourde rumeur » et le « gazouillement céleste » tissent directement dans le texte
le timbre du son d’un bain coulé dans la chambre d’à côté. Mais surtout, ce
« gazouillement céleste », expression assez recherchée, n’a rien d’un accident. Le
narrateur insistera dans Le Temps retrouvé sur le fait que ce mot magnifique apparait dans
sa phrase préférée des Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand13. Il nous faut donc rester
attentivement à l’écoute des intertextes de la Recherche ainsi que du jeu
autobiographique. On ne peut douter que Proust joue ici aussi, dans un esprit de
calembour, sur le nom de sa bonne Céleste Albaret, qui fut manifestement celle qui
préparait les bains de l’auteur.
15
D’ailleurs cette scène (hypothèse toujours continuée, parenthèse encore dilatée)
démontre à quel point l’auscultation est une figure qui se rapporte à la genèse de l’œuvre.
Car qui est ce malade supposé sinon l’auteur maladif ? Pour lui, chaque vibration, chaque
sonnerie est précieuse. La prose s’allège comme sa fantaisie et il ne peut supprimer un
réflexe ludique, son côté comique et enfantin.
16
Le malade passe aux jeux et l’on ne peut s’empêcher d’imaginer Céleste en train de
monter le thé et de trouver Marcel jouant avec ses tampons, faisant des oreilles de chien,
les alternant pour mieux savourer l’effet stéréoscopique : « et en augmentant, en
relâchant les tampons d’ouate, c’est comme si on faisait jouer alternativement l’une et
l’autre des deux pédales qu’on a ajoutées à la sonorité du monde extérieur14 ». Si jusqu’ici
le texte fait référence à des bruits (le tramway, un piano) qui sont plausibles dans
l’environnement de Doncières, quand arrive l’image savourée et minutieusement
détaillée d’un malade tellement absorbé dans sa rêverie qu’il laisse déborder son lait en
ébullition, l’on ne peut plus prétendre à la métaphore diégétique ; et l’auteur semble le
reconnaitre avec un petit clin d’œil au lecteur dans lequel il nous laisse surprendre aussi
la voix de Céleste en train de le gronder :
émergeant à peine d’une mer blanche après ce mascaret lacté, il serait obligé
d’appeler au secours sa vieille bonne qui, fût-il lui-même un homme politique
illustre ou un grand écrivain, lui dirait qu’il n’a pas plus de raison qu’un enfant de
cinq ans15.
17
Écouter permet donc de passer d’une pièce à l’autre au sein de la fiction, mais aussi de
transcender l’espace fictif lui-même ; de passer d’une chambre à Doncières à une chambre
boulevard Haussmann, et vice-versa.
18
Ces tampons d’ouate rappellent aussi l’étrange simultanéité d’écoute que permet le
théâtrophone, inventé par Clément Ader en 1881 et diffusé dès 1890 dans tout Paris par la
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Proust au téléphone
Compagnie du Théâtrophone16. Celui-ci relie les principaux théâtres — le théâtre
Français, l’Opéra Garnier et l’Opéra Comique — à un bureau central situé 23, rue Louis le
Grand, qui retransmet les spectacles à ses abonnés à travers le réseau téléphonique
parisien. Proust obtient un abonnement début 1911 et, malgré une qualité sonore
apparemment souvent médiocre, il s’en éprend avec un enthousiasme ardent17. En effet,
ce dispositif ingénieux multiplie et médiatise les points d’écoute. Il permet à son abonné
de placer un spectacle public sur écoute privée, confondant ainsi les sources sonores par
un désemboîtement qui dissout la matérialité de l’espace tout en préservant l’invisibilité,
le voyeurisme de l’espion. C’est un dispositif qui reproduit un spectacle médiatisé dans les
conditions de la « surécoute », à l’instar de la sonorité délocalisée évoquée dans le passage
de la chambre de Saint-Loup.
19
Le texte proustien manifeste non seulement une jouissance particulière de la
« surécoute », mais il en fait un fétiche, poursuivant les dislocations et surimpressions
sonores avec une soif répétitive et auto-érotique. En résulte une auscultation qui se
déploie sur un plan infiniment extensible, qui cherche son aboutissement dans l’extrême,
dans l’expérience limite, c’est-à-dire le monde du sourd, le monde du silence absolu. La
chambre de Saint-Loup, auscultée avec délice pour échafauder une rêverie d’opéracomique, s’épand finalement en un paradis artificiel :
c’est avec délices qu’il se promène maintenant sur une Terre presque édénique où
le son n’a pas encore été créé. Les plus hautes cascades déroulent pour ses yeux
seuls leur nappe de cristal, plus calmes que la mer immobile, pures comme des
cataractes du Paradis. Comme le bruit était pour lui, avant sa surdité, la forme
perceptible que revêtait la cause d’un mouvement, les objets remués sans bruit
semble l’être sans cause […]. D’eux mêmes ils s’envolent comme les monstres ailés
de la préhistoire18.
20
Pourquoi ce fantasme de l’espace intérieur, cette rêverie bizarre de l’assourdi, du degré
zéro de l’écoute ? Deleuze avait déjà remarqué à quel point la Recherche est hantée par le
primitif, par un retour à des états vierges : « Le monde enveloppé de l’essence est toujours
un commencement du Monde en général, un commencement de l’univers, un
commencement radical absolu19. » Certes, mais la scène édénique n’est pas seulement liée
ici à une genèse abstraite : elle l’est aussi, directement, à un foisonnement de l’imaginaire
chez un patient pour qui la « chasteté du silence » imposé par la maladie facilite un
renversement auscultatoire, « un virage par lequel l’œil devient une oreille 20 » dont le
narrateur proustien tire avantage pour mieux tâtonner, selon une écoute qui privilégie
surtout l’épicurisme et le délassement.
21
Ce délai momentané, ce passage de rêverie dans la chambre de Saint-Loup n’a finalement
rien de très chaste ; c’est une rêverie érotique soutenue par les nouvelles technologies de
médiation, un opéra bouffe brouillant la scène domestique avec des colorations
wagnériennes. L’imaginaire foisonnant du narrateur se dépense dans l’auscultation qui se
révèle comme un instrument d’invention, mais aussi de réflexion approfondie sur
l’érotisme de l’écoute en soi-même, sur l’écriture comme instrument d’auscultation
médiate entre un lecteur et un texte, ce paradis silencieux de la lecture.
Les Messagères de la parole
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Le « drame du téléphone » est déjà représenté dans l’Urtext de la Recherche, dans les pages
de Jean Santeuil. La scène clef se déroule durant le séjour de Jean à la station balnéaire de
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Proust au téléphone
Beg-Meil. L’origine autobiographique de ce passage, rapporté dans la biographie de
George Painter, serait le séjour de Proust à Fontainebleau en compagnie de Lucien
Daudet, en octobre 1896. C’est par un jour de mauvais temps et de fâcherie entre les amis
qu’un Proust déjà malingre cherche désespérément à avoir sa mère au téléphone21. Proust
saisit d’emblée l’importance de cet épisode et son intérêt romanesque. L’expérience de la
voix désincarnée qu’impose le medium téléphonique offre au jeune écrivain un défi
technique mais aussi des opportunités offertes par son usage drôlement imparfait,
gouverné par le malentendu, les contretemps, les (r)accrochages.
23
Aux frontières de cet espace médiatisé où l’étiquette n’a pas encore pris ses repères, le
mélodrame et le pathos sont continuellement en proie au comique et côtoient la farce.
Dans Jean Santeuil, Proust met en scène tous les éléments de base (interruptions, légers
contretemps), mais le ton reste dominé par le pathétique, par une note de désespoir
tragique :
Alors il se représente sa mère sonnant au téléphone, l’appelant, ne comprenant pas
pourquoi Jean ne lui répond pas […]. Mais commotionnant, clair, voici le timbre qui
sonne, résonne, semble courir ça et là. Vite il met le tube à l’oreille. La voix forte et
dure d’un garçon : « Est-ce M. Santeuil ? » Sans doute on parle pour sa mère,
pendant qu’on lui fait prendre le cornet, qu’elle se hâte toute troublée. Une autre
voix forte et dure d’un autre garçon. Puis tout d’un coup — c’est comme si tout le
monde s’étant allé de la chambre il tombait dans les bras de sa mère — vient là tout
contre lui, si douce, si fragile, si délicate, si claire, si fondue — un petit morceau de
glace brisée — la voix de sa mère. « C’est toi, mon chéri ? » C’est comme si elle lui
parlait pour la première fois, comme s’il la retrouvait après la mort dans le paradis.
Car pour la première fois, il entend la voix de sa mère 22.
24
Proust étire l’incident pour en extraire toute la moelle dramatique. La voix isolée dans
l’espace-temps téléphonique ne se résume pas à la transmission de données ; elle établit
une présence dialogique qui confirme l’écouteur autant que l’écouté. Si le temps et
l’espace s’évanouissent sous la parole reliée à distance, paradoxalement la même formule
assure le contrecoup d’une sensation de séparation d’autant plus aiguë. Cette angoisse de
la séparation est d’ailleurs toujours reliée à une présence féminine qui est recherchée à
l’appareil : la voix maternelle, douce et fondue, la parole aimantée des standardistes.
25
Pour Santeuil, raccrocher représente un drame œdipien. Chez le narrateur de la
Recherche, en revanche, l’appel téléphonique est traité d’une manière plus complexe, avec
un plus large ensemble de supplices, étrangement entremêlés de loisirs. Il y décèle, pour
la première fois, le merveilleux, « l’admirable féerie à laquelle quelques instants suffisent
pour qu’apparaisse près de nous, invisible mais présent, l’être auquel nous voulions
parler23 ». Cet intérêt pour le merveilleux qui se cache dans le quotidien préfigure celui
des surréalistes, qui feront notamment du téléphone, ainsi que du journal, les objets
phares d’une modernité confondant les pouvoirs surnaturels avec la banalité d’une vie
urbaine remplie de choses et de paroles échangées en masse.
26
Saisissant son pouvoir quasi talismanique, Proust baptise le téléphone : « la planchette
magique ». Saurait-on mieux décrire les objets de télécommunication en vogue
aujourd’hui ? Pour le narrateur, ce royaume féerique est peuplé par les standardistes
(aujourd’hui un peu démodées ou bannies dans de lointains pays en voie de
développement) qui lui offrent une comédie piquée d’un brin de sensualité, de téléphone
rose : elles sont des « Vierges Vigilantes », des « Danaïdes », d’« Ironiques Furies », « les
servantes toujours irritées du Mystère, les ombrageuses prêtresses de l’Invisible, les
Demoiselles du téléphone ! » Il y a un aspect catin à ces échanges, une tension érotique
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Proust au téléphone
qui rapproche la cabine téléphonique de la maison close. Proust a su remplacer le ton
pathétique et larmoyant de Jean Santeuil avec une confiance humoristique et lyrique. Dans
la Recherche, il démultiplie les angles de l’expérience et c’est avec une légèreté ironique
qu’il aborde tout ce qu’il y a de grave et de drôle aux frontières des nouveaux modes de
communication.
27
Mais le téléphone, c’est aussi une sorte de propylée où retentissent les voix avant d’être
enlevées au royaume des morts. C’est un fait accentué par les fragilités de la vieillesse, et
qui surgit à l’esprit du narrateur quand il tente de communiquer avec sa grand-mère à
l’appareil. La voix de ceux qui nous sont chers, lorsqu’elle retentit sans qu’ils soient à
notre portée, est une expérience fantomatique qui les place à mi-chemin, dans une sorte
de purgatoire entre la vie et la mort : « Présence réelle que cette voix si proche — dans la
séparation effective ! Mais anticipation aussi d’une séparation éternelle24 ! » Proust
évoque explicitement Orphée et son cri répété — « Grand-mère, grand-mère ! » —
renforce l’intuition de la mort qui s’approche, le désespoir d’une voix qui tombe dans le
néant.
28
L’auscultation est poussée aux bornes d’une recherche mythique. Proust avait déjà
l’intuition que le téléphone est un instrument langagier et que le dévoilement qu’il opère
fait non seulement découvrir le grain de la voix, mais le met en scène, produisant un
excédent sujet aux décryptages, dans un circuit instable qui tente de cerner une présence
toujours en défaut. C’est le jaillissement continu d’une absence au sein même de la
présence, d’une fêlure, comme celle de la voix de sa grand-mère : « j’y remarquais pour la
première fois les chagrins qui l’avaient fêlée au cours de la vie25 ». Le téléphone découpe
la voix, aiguisant non le rapprochement mais la séparation : « cet isolement de la voix
était comme un symbole, une évocation, un effet direct d’un autre isolement, celui de ma
grand-mère, pour la première fois séparée de moi26 ». Le côté sombre du merveilleux
téléphonique, c’est cette violence symbolique introduite par la médiation incorporelle, la
séparation des êtres par les instruments qui sont censés les relier.
29
L’antidote symbolique d’une modernité où la médiation provoque notre isolement, c’est
la voix de la locomotive : le cri fougueux des trains qui relient le monde et avancent les
possibilités de la rencontre. Ce n’est nullement un hasard que le soir de la conversation
avec sa grand-mère, le narrateur entend « dans la nuit étoilée et froide les sifflements des
locomotives27 » entre Paris et Doncières. C’est bien le sifflement des trains, « comme le
chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances28 », qui est le premier son évoqué
dans la Recherche. Ce chant de la locomotive resurgira comme un refrain d’espoir, un
relais d’échos, ou plutôt d’écoutes, retransmis le long du roman fleuve, comme des
satellites balayant leurs communications autour du globe.
Albertine au téléphone
30
Rien n’aiguise l’écoute autant que la jalousie. Une des plus belles scènes de téléphonie
dans la Recherche survient dans Sodome et Gomorrhe, quand le narrateur, ayant quitté la
soirée chez Mme de Guermantes, se hâte de rentrer chez lui pour accueillir Albertine qui
doit lui rendre visite après avoir passé sa soirée, quant à elle, au théâtre. Le temps passe,
Albertine le fait lanterner et, pour le narrateur perclus, l’écoute devient synonyme de
souffrance :
Et je recommençai à écouter, à souffrir ; quand nous attendons, de l’oreille qui
recueille les bruits à l’esprit qui les dépouille et les analyse, et de l’esprit au cœur à
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Proust au téléphone
qui il transmet ses résultats, le double trajet est si rapide que nous ne pouvons
même pas percevoir sa durée, et qu’il semble que nous écoutions directement avec
notre cœur29.
31
Mais il s’avère qu’écouter avec le cœur n’a rien de simple ; c’est un terrain piégé où il
devient impossible de démêler les sources de manière objective. En fait, c’est plutôt, au
contraire, une écoute indirecte, où le soupçon s’infiltre et déforme la parole de l’autre. Ces
déformations, cette écoute de contre-espionnage est activée bien avant d’avoir l’autre à
l’appareil. Tous les tropes que nous avons observés dans d’autres instances d’écoute sont
réunis ici et l’attente silencieuse de l’appel d’Albertine fait fortement écho à la scène
d’auscultation dans la chambre de Saint-Loup :
Il était trop tard, mais dans l’espoir que, soupant peut-être avec des amies, dans un
café, elle aurait l’idée de me téléphoner, je tournai le commutateur rétablissant la
communication dans ma chambre […]. De peur de ne pas l’entendre, je ne bougeais
pas. Mon immobilité était telle que, pour la première fois depuis des mois, je
remarquai le tic-tac de la pendule. […] arrivé au point culminant d’une ascension
tourmentée dans les spirales de mon angoisse solitaire, du fond du Paris populeux
et nocturne approché soudain de moi, à côté de ma bibliothèque, j’entendis tout à
coup, mécanique et sublime, comme dans Tristan l’écharpe agitée ou le chalumeau
du pâtre, le bruit de toupie du téléphone. Je m’élançai, c’était Albertine. « Je ne vous
dérange pas en vous téléphonant à une pareille heure ? — Mais non 30… »
32
L’écoute du narrateur s’affine et se dilate, ciblant les sources, zoomant, si l’on peut dire,
sur le tic-tac de la pendule (comme sur la montre de Saint-Loup) et se retirant pour un
plan évocateur et un peu sournois de ce « Paris populeux et nocturne » qui l’entoure et
dont pourrait surgir de toute part la menace d’une des amantes d’Albertine. Le jeu
wagnérien offre une pléthore de références qui ajoutent à la scène ses nuances comiques
et tragiques à la fois. Il y a bien sûr une chute du sublime au ridicule dans la comparaison
des souffrances du narrateur avec celles du légendaire héros et son « écharpe agitée » ou
avec le « chalumeau du pâtre » qui annonce l’arrivée du bateau d’Isolde dans le dernier
acte de l’opéra. Mais on peut aussi songer à l’influence de l’écoute du théâtrophone qui
semble faire irruption de nouveau dans le texte, fusionnant les sources radiophoniques.
33
L’effet est déroutant. L’analogie avec Tristan balaie les règles de style, accouplant Wagner
à un coup de fil ; mais il n’y a rien de gratuit dans la provocation. En évoquant le Liebestod
dans cette scène, Proust convoque, juste au-dessus du rire, la note tragique, le rappel de
la mortalité, la disparition déjà annoncée ou présagée d’Albertine.
34
Mais avoir Albertine au téléphone ne résout rien non plus : il faut encore la convaincre de
venir et Proust représente avec beaucoup de finesse le jeu et les manigances des amants
qui tentent de se déjouer en obtenant ce qu’ils souhaitent sans donner l’apparence de
trop le vouloir. C’est une véritable lutte verbale qui est menée et qui, comme elle passe
entièrement par le fil téléphonique, est régie par les lois — ou disons les formes — de
l’écoute. Merleau-Ponty décrit ce phénomène et en dresse un portrait magnifique qui fait
directement écho à notre scène :
Quand j’écoute, il ne faut pas dire que j’ai la perception auditive des sons articulés,
mais le discours se parle en moi ; il m’interpelle et je retentis, il m’enveloppe et
m’habite à tel point que je ne sais plus ce qui est de moi, ce qui est de lui. Dans les
deux cas, je me projette en autrui, je l’introduis en moi, notre conversation
ressemble à la lutte de deux athlètes aux deux bouts de l’unique corde 31.
35
Les deux amants sont véritablement pris au piège des deux athlètes, pris en otage par un
discours qui s’intercale entre eux au point de leur faire perdre les repères d’autrui. Proust
fait éclore l’effet sous nos yeux et c’est une véritable phénoménologie du téléphone qu’il
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Proust au téléphone
décrit, pour laquelle, que je sache, il n’existe aucun précédant dans la littérature
moderne :
Mais ou était-elle ? A ses paroles se mêlaient d’autres sons : la trompe d’un cycliste,
la voix d’une femme qui chantait, une fanfare lointaine retentissaient aussi
distinctement que la voix chère, comme pour me montrer que c’était bien Albertine
dans son milieu actuel qui était près de moi en ce moment, comme une motte de
terre avec laquelle on a emporté toutes les graminées qui l’entourent. Les mêmes
bruits que j’entendais frappaient aussi son oreille et mettaient une entrave à son
attention : détails de vérité, étrangers au sujet, inutiles en eux-mêmes, d’autant
plus nécessaires à nous révéler l’évidence du miracle ; traits sobres et charmants,
descriptifs de quelque rue parisienne, traits perçants aussi et cruels d’une soirée
inconnue qui, au sortir de Phèdre, avaient empêché Albertine de venir chez moi 32.
36
Le téléphone synthétise les environs soniques, les livrant tissés ensemble, en une Gestalt
qui ne peut être réduite à ces sources diverses. La voix d’Albertine n’est qu’une empreinte
parmi les autres bourdonnements et rumeurs qui inondent le récepteur. Alors qu’il tente
de communiquer, le narrateur est pris en écharpe par la texture contiguë du monde —
son collant —, cette étrangeté qui fait de chacun un ensemble qui ne peut être détaché de
son contexte immédiat, qui emporte, comme la motte de terre, toutes ses « graminées »
avec elle. Et il observe même cette curieuse mise en abîme de l’écoute, quand les mêmes
brouillages externes entravent l’écoute de l’autre, qui tente de nous écouter !
37
Proust anticipe ici les paradoxes de la « haute fidélité », ce concept à la mode dans les
nouvelles technologies de la reproduction du son. L’idée marchande, c’est la qualité
véritable ou mimétique du son, c’est-à-dire la fidélité du son par rapport à sa source. Or,
l’ironie, c’est que plus cette fidélité sonore s’aiguise, plus sa capacité à relever les « détails
de vérité » s’accroît, plus augmente aussi, à l’inverse, l’évidence de l’infidélité d’Albertine,
dévoilée par les indices révélateurs de ses alentours qu’elle ne peut tamiser.
38
Dans son étude sur Le Temps sensible, Julia Kristeva avait décrit deux horizons de
l’expérience proustienne : « l’horizon extérieur des choses qui livrent leurs qualités à la
clarté de notre conscience ; l’horizon intérieur de leurs ténèbres qui nous échappent 33 ».
Le téléphone, d’une manière unique, confond ces deux horizons. L’extérieur et l’intérieur
s’interpénètrent. Le grain de la voix agglutiné à son environnement ne peut en être
distingué : le contenant devient le contenu, comme le jeu des enfants plongeant leurs
carafes dans les eaux de la Vivonne dans le célèbre passage de Du Côté de Chez Swann 34.
39
Idéalement, le téléphone est un appareil à plier le temps et l’espace, une miniature ou un
raccourci du but général de la Recherche, une sorte de looping au sein même du projet
littéraire. Mais, on l’a bien vu, c’est un raccourci imparfait et inévitablement décevant,
surtout lorsque il s’agit de contacter l’aimée. Car si le pli entre les deux amants les
rapproche momentanément, il le fait tout en aiguisant l’angle qui les sépare. C’est un
rapprochement illusoire qui place l’autre sur écoute et qui finit par transformer le
dialogue en un jeu de contre-espionnage, un jeu où l’intelligence du cœur ne peut que
tromper l’autre — et soi-même davantage.
Conclusion : être appelé
40
Nous n’avons en aucun cas réalisé une étude systématique de l’écoute dans la Recherche. Il
y aurait une quantité d’autres scènes clefs qui n’ont pas été abordées ici. Pour n’en citer
que quelques-unes, on pourrait mentionner le séjour du narrateur à Balbec avec sa grandmère, où celui-ci établit un système de communication à base de percussions et
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Proust au téléphone
d’auscultation à travers la paroi, transformée en diaphragme, de leurs chambres
contiguës. On pourrait s’attarder aussi sur la flagellation de Charlus mise « sur écoute »
dans Le Temps retrouvé ; ou sur le cri (le chant, la poésie) des vendeurs de légumes qui font
le passe-muraille à travers la cellule où s’enferment le narrateur et Albertine dans La
Prisonnière.
41
Il y a aussi des passages mineurs, mais également très curieux, comme le sifflement
d’Albertine dans la douche entendu à travers le vitrage givré au tout début de La
Prisonnière ; ou le passage onirique de la voiture des amants dans la forêt de Chantepie
dans Sodome et Gomorrhe, qui semble presque imiter l’effet d’une pièce de Debussy. On
retrouverait partout les mêmes tropes et obsessions de l’écoute qu’on a tracés ici. On
observerait aussi qu’à maintes reprises Proust revendique les libertés de l’invention
romanesque qu’il applique à l’écoute, l’alignant avec sa conception de l’artiste moderne 35.
C’est d’ailleurs à seulement quelques pages de la fin du roman que le narrateur se livre à
l’apologie suivante :
Mais enfin, je pourrais à la rigueur, dans la transcription plus exacte que je
m’efforcerais de donner, ne pas changer la place des sons, m’abstenir de les
détacher de leurs cause, à côté de laquelle l’intelligence les situe après coup, bien
que faire chanter doucement la pluie au milieu de la chambre et tomber en déluge
dans la cour l’ébullition de notre tisane ne dût pas être en somme plus déconcertant
que ce qu’ont fait si souvent les peintres quand ils peignent 36…
42
Si Proust se tourne si explicitement vers ces transpositions de l’écoute, vers ces
auscultations médiates, c’est-à-dire imaginatives, c’est qu’il est conscient de leur
importance et qu’il souhaite ne pas les voir écartées comme des dérives stylistiques : elles
ont un sens, un rôle spécifique à jouer dans la création d’une œuvre qui permet à ses
lecteurs d’apprendre à écouter de nouveau, de s’entendre et d’être à l’écoute du monde
d’une façon inhabituelle, comme un nouveau-né.
43
Proust voulait livrer ses lecteurs à eux-mêmes : « En réalité, chaque lecteur est, quand il
lit, le propre lecteur de soi-même37. » C’est une manière de dire que chaque lecteur doit
rester à l’écoute de son propre livre, du livre intérieur. Le corollaire, c’est qu’il faut croire
à la parole — avoir foi dans le procédé littéraire. La lecture, si elle veut être autre chose
qu’un passe-temps, doit permettre l’écoute de soi-même, une écoute qui, on l’a compris,
passe aussi nécessairement par l’écoute de l’autre.
44
Or, aujourd’hui, l’échange de la parole et de l’écoute semble éclaté. Nos communications
sont mises en réseau, fragmentées, surveillées en permanence par des entités parfois
aussi banales que des agences de marketing, parfois aussi insidieuses que les organismes
de sûreté gouvernementaux. Souvent, il est difficile de faire la différence. On pourrait
parler d’un archipel de la parole, une sorte d’auréole qui entoure chacun de nous avec un
archivage de nos dires et de nos écoutes en temps réel. La surécoute est devenu notre
mode de vie. Ce sont autant de raisons pour examiner de près un phénomène dont Proust
saisit l’élan initial et qui, d’une manière ou d’une autre, forme nos habitudes et nos
mésententes quotidiennes. Chacun peut le constater : les scènes de téléphone dans la
Recherche donnent une sensation d’actualité saisissante.
45
Lire la Recherche pour lire en nous-mêmes passe alors forcément par une interrogation de
la place de l’écoute dans le roman. Il nous faut entendre notre propre écoute, surprendre
la conversation que nous menons à chaque mot avec le texte : ce serait aussi une
définition de l’enjeu de la critique littéraire et de son urgence dans un monde qui peine
de plus en plus à s’entendre.
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46
Dans son célèbre essai sur le langage, Die Sprache38, Heidegger propose une métaphore
filée de la parole à partir de la lecture du poème Un soir d’hiver de Georg Trakl. Pour
Heidegger, la parole résonne comme la cloche du soir nous rappelant à la maison de
l’Être. C’est une image qui évoque irrésistiblement le dernier — et sans doute le plus
important — moment d’écoute dans la Recherche, celui où le narrateur se souvient du
tintement de la petite sonnette qui annonçait le départ de Swann.
47
Appeler, interpeller, nommer : le texte de la Recherche place l’épiphanie dans la parole et
dans l’écoute profonde : non celle des salons, mais celle qui nous ramène jusqu’au fond du
jardin de la maison d’enfance, de la maison de Combray, cette maison dans le soir de
l’Être, où, à l’étage, dans sa chambre, un petit garçon reste à l’écoute, attend le signe que sa
mère viendra monter lui donner le baiser qui lui permettra de dormir. Heidegger :
« Toute vraie écoute retient son propre dire. […] Répondre, c’est être à l’écoute39. »
Comprendre le texte proustien comme un acheminement vers l’écoute de l’Être, ce n’est
peut être pas le plus mauvais résumé qu’on puisse faire d’un roman aussi vaste et
complexe. L’importance de l’écoute est au cœur du roman, elle l’irrigue et fait le relais,
comme le sifflement des trains dans la campagne, entre les tomes, traversant sans délai
les épaisseurs du Temps. Il ne faut pas le croire sur parole. Écoutons plutôt :
[…] ce bruit des pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement
rebondissant, ferrugineux, intarissable, criard et frais de la petite sonnette qui
m’annonçait qu’enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les
entendis encore, je les entendis eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le
passé. […] C’est donc que ce tintement y était toujours, et aussi, entre lui et l’instant
présent, tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais que je portais. Quand
elle avait tinté, j’existais déjà, et depuis, pour que j’entendisse encore ce tintement,
il fallait qu’il n’y eût pas de discontinuité, que je n’eusse pas un instant cessé
d’exister, de penser, d’avoir conscience de moi40…
NOTES
1. SZENDY, Peter, Sur écoute. Esthétique de l’espionnage, Paris, Éditions de Minuit, 2007, p. 26. Ma
lecture de Proust puise son inspiration dans le séminaire exceptionnel de Peter Szendy sur la
théorie de la ponctuation à l’université de Princeton au printemps 2012. Qu’il en soit ici remercié.
2. RICHARD, Jean-Pierre Proust et le monde sensible, Paris, Éditions du Seuil, 1974. Ce livre traite
pourtant minutieusement de tous les autres sens, par exemple le dur et le mou, l’aéré, le velouté,
le soyeux, le fourré, le tacheté, le feuillu, l’odorant, l’écumeux. Il comprend, par contre, un
chapitre sur la « petite phrase » de Vinteuil, mais l’analyse se limite à cette musique sans
s’attacher aux autres ambiances sonores du roman.
3. ALBARET, Céleste, Monsieur Proust, souvenirs recueillis par Georges Belmont, Paris, Robert
Laffont, 1973.
4. Philippe Sollers évoque une « écriture sismique » dans le manuscrit proustien (Éloge de l’infini,
Paris, Gallimard, 2003).
5. Cf. SZENDY, Peter, À coups de points. La ponctuation comme expérience, Paris, Éditions de Minuit,
2013, notamment le chapitre intitulé « Les pointillés de l’auscultation ».
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6. LAENNEC, René-Théophile-Hyacinthe, De l’auscultation médiate ou Traite du diagnostic des
maladies des poumons et du cœur, Paris, Brosson et Chaudé, 1819.
7. Foucault en a fait l’objet de sa critique dans Naissance de la Clinique (Presses universitaires de
France, 1963), où il place Laennec parmi les médecins et scientifiques de la fin du XVIII e siècle qui
dépècent le corps humain sous l’œil « objectif » de la médecine.
8. PROUST, Marcel, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1954 : Le Côté de
Guermantes, II, p. 73-4.
9. Ibid., p. 73-4.
10. Ibid., p. 74.
11. Ibid., p. 75.
12. Ibid., p. 76.
13. Cf. Le temps retrouvé, III, p. 919-920 : « N’est-ce pas à une sensation du genre de celle de la
madeleine qu’est suspendue la plus belle partie des Mémoires d’Outre-Tombe : “Hier au soir je me
promenais seul… je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive perchée sur la plus
haute branche d’un bouleau.” » Et plus loin : « une sensation du même genre que le goût de la
madeleine et le “gazouillement de la grive” ».
14. Le Côté de Guermantes, II, p. 76.
15. Ibid., p. 76.
16. PERRON, « Le théâtrophone », dans Le Magasin pittoresque, 15 juin 1892, p. 183-184.
17. Le 21 février 1911, Proust écrit à son ami Reynaldo Hahn : « J’ai entendu hier au théâtrophone
un acte des Maîtres Chanteurs […] et ce soir… tout Pelléas » (Lettres à Reynaldo Hahn, présentées,
datées et annotées par Philip Kolb, Paris, Gallimard, 1956, p. 199). Kolb observe que l’abonnement
de Proust paraît lié à une nouvelle campagne promotionnelle du théâtrophone cette année-là et
cite une annonce parue dans le Tout Paris de 1911. Sur l’influence de l’opéra dans l’œuvre
proustien, notamment à travers le théâtrophone, voir
NEWARK,
Cormac et
WASSENAAR,
Ingrid,
« Proust and Music : The Anxiety of Competence », Cambridge Opera Journal, vol. 9 n° 2, juillet
1997, p. 163-183.
18. Le Côté de Guermantes, II, p. 77.
19. DELEUZE, Gilles, Marcel Proust et les signes, Paris, Presses universitaires de France, 1964, p. 39.
20. SZENDY, Peter, À coups de points, Paris, Éditions de Minuit, 2013, p. 70.
21. Cf. PAINTER, George, Proust. The Early Years, Boston, Little Brown, 1954, p. 242-243 : « On
October 20, the day after his departure, Mme Proust had crossed the Boulevard to Cerisier’s bakery at
Number 8 to telephone her son. “But Cerisier’s subscription didn’t include calls outside Paris, and despite all
my efforts to the Ladies of the Telephone to pay extra, they banished me to the public cabin.” […] “When
her poor voice reached me,” [Proust] wrote to Antoine Bibesco six years later, “it was broken and bruised,
for ever changed from the voice I had known, full of cracks and crevices ; and it was only when I
reconstituted in the telephone receiver those shattered and bleeding fragments of words, that I had for the
first time the horrible feeling of all that was broken inside her.” »
22. PROUST, Marcel, Jean Santeuil, Paris, Gallimard, 2001, p. 417-418.
23. Le Côté de Guermantes, II, p. 133.
24. Ibid., p. 134.
25. Ibid., p. 135.
26. Ibid., p. 135.
27. Ibid., p. 137.
28. Cf. Du Côté de chez Swann, I, p. 3 : « J’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins
éloigné, comme le chant d’un oiseau dans un forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue
de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ».
29. Sodome et Gomorrhe, II, p. 731.
30. Ibid., p. 730-731.
31. MERLEAU-PONTY, Maurice, La prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, p. 28-29.
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32. Sodome et Gomorrhe, II, p. 732.
33. KRISTEVA, Julia, Le Temps sensible, Paris, Gallimard, 1994, p. 332.
34. Cf. Du Côté de chez Swann, I, p. 166: « Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins
mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière, où
elles sont à leur tour encloses, à la fois “contenant” aux flancs transparents comme une eau
durcie, et “contenu” plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide ».
35. Cf. La Prisonnière, III, p. 606-607: « Pendant qu’Albertine allait ôter ses affaires, et pour aviser
au plus vite, je me saisis du récepteur du téléphone, j’invoquai les Divinités implacables, mais ne
fis qu’exciter leur fureur qui se traduisit par ces mots : “Pas libre.” Andrée était en train en effet
de causer avec quelqu’un. En attendant qu’elle eût achevé sa communication, je me demandais
comment, puisque tant de peintres cherchent à renouveler les portraits féminins du XVIII e siècle
où l’ingénieuse mise en scène est un prétexte aux expressions de l’attente, de la bouderie, de
l’intérêt, de la rêverie, comment aucun de nos modernes Boucher ou Fragonard, ne peignit, au
lieu de La Lettre, du Clavecin, etc., cette scène qui pourrait s’appeler : Devant le téléphone, et où
naîtrait spontanément sur les lèvres de l’écouteuse un sourire d’autant plus vrai qu’il sait n’être
pas vu. »
36. Le Temps retrouvé, III, p. 1045.
37. Ibid., III, p. 911.
38. HEIDEGGER, Martin, « La parole », dans Acheminement vers la parole, traduction française de
François Fédier, Paris, Gallimard, 1976. C’est de la première strophe du poème de Trakl qu’il est
question : Quand il neige à la fenêtre / Que longuement sonne la cloche du soir, / Pour beaucoup la table
est mise / Et la maison est bien pourvue.
39. Ibid., p. 36.
40. Le Temps retrouvé, III, p. 1046-1047.
RÉSUMÉS
Au cœur de la Recherche du temps perdu se trouve une réflexion sur les nouvelles technologies
téléphoniques qui révolutionnent la phénoménologie de l’écoute et de la communication au
début du XXe siècle. L’expérience de la parole à distance, le relais ou la reproduction des sources
sonores relayées et, surtout, l’écoute médiatisée ou l’« auscultation » dominent l’imaginaire de
l’auralité dans l’œuvre proustien. L’article se propose d’appliquer les concepts de « surécoute » et
d’« auscultation médiate » — deux stratégies de lectures développées par le philosophe et
musicologue Peter Szendy — pour renouveler l’analyse du texte et réévaluer l’écoute en tant que
thématique majeure du roman.
INDEX
Mots-clés : Proust, écoute, auscultation, téléphone, parole, surécoute, médiation, son
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AUTEUR
JESSE DYLAN MCCARTHY
Jesse McCarthy achève actuellement son doctorat dans le département d’anglais à l’université de
Princeton. Sa thèse — Out in the Cold. Strategies of Black Writing in the Early Cold War, 1945-1972 —
retrace les tensions identitaires au sein des mouvements littéraires afro-américains à l’époque de
la guerre froide. A Princeton, il a été le fondateur du projet de numérisation « Mapping
Expatriate Paris », qui permettra de rendre disponibles en ligne les archives de Sylvia Beach et de
sa célèbre librairie, Shakespeare and Company. Ses recherches se portent sur l’identité, la
technologie et l’esthétique dans les mouvements littéraires au XX e siècle. Ayant fait ses études
secondaires en France, il s’intéresse aussi à la traduction et à la critique littéraire françaises et
francophones.
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