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Alain Corbin, "Terra incognita", Albin Michel, 2021

Alain Corbin, Terra Incognita. Une histoire de l’ignorance, Paris, Albin Michel, 2020, 284 p. Dans Etudes L’auteur, dont on connaît l’inventivité extraordinaire, propose ici une « histoire de l’ignorance » vue à travers le prisme des savoirs de la Terre, soit une histoire des sciences et de leur vulgarisation envisagée non pas du point de vue du progrès, ce qui eût été banal, mais du recul de l’ignorance et de l’élargissement concomitant du « feuilletage » des savoirs qui en résulte, sur la base d’une situation de départ où l’ignorance était largement partagée du haut en bas de l’échelle sociale. L’idée est de mesurer, à différents moments de l’histoire, ce qu’on ne savait pas et quel rôle, positif ou négatif, cette ignorance a joué. La difficulté est surtout dans l’histoire de la vulgarisation, plus difficile à écrire que celle du savoir, le phénomène étant très inégalement développé selon la complexité du sujet et l’intérêt de l’opinion, qui procède rarement de motivations purement scientifiques. Le livre couvre une période qui va de 1755, le tremblement de terre de Lisbonne, à la guerre de 14, en décrivant les progrès des différentes sciences de la Terre : géologie, vulcanologie, glaciologie, météorologie, etc. Il en résulte que les progrès sont très limités au XVIIIe siècle, plus nets dans la première moitié du XIXe, importants à partir de 1860. Livre positiviste, en un sens, qui montre bien comment la poésie et l’imaginaire ont longtemps comblé les lacunes du savoir, même si, curieusement, il ne mentionne pas cette formalisation d’époque de sa problématique. Les références de Corbin sont plus littéraires que philosophiques : Jules Verne y est plus cité qu’Auguste Comte. Livre de grande portée cependant, en lui-même et par ses sujets connexes (quid de l’ignorance anthropologique sur la même période ?), même si on a parfois l’impression que Corbin, à mesure qu’il avance en âge, hésite de plus en plus à sortir d’une perspective avant tout descriptive et se contente, dans sa profondeur discrète, d’ouvrir des brèches (sur le feuilletage des savoirs, le chassé-croisé de la science et de l’imaginaire, la dépoétisation du monde, etc.), qu’il laisse le soin à ses lecteurs d’exploiter selon leurs préférences. Morale professionnelle de l’historien, sans doute, mais aussi, du moins peut-on le penser, élégance philosophique personnelle.