Le Corps-Anagramme D'unika Zürn
Le Corps-Anagramme D'unika Zürn
Le Corps-Anagramme D'unika Zürn
d’Unica Zürn
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Alain Santacreu
Unica Zürn ayant écrit la plupart de ces anagrammes dans sa langue maternelle, il
serait impossible pour un non germanophone d’étudier les constructions langagières de
ses poèmes, c’est pourquoi nous aborderons son écriture poétique d’une façon
indirecte et généraliste. D’ailleurs, même pour un lecteur allemand, les anagrammes
zürniennes, jaillies d’un fragment de phrase, d’un vers de poésie, d’un proverbe ou
d’un dicton, restent très hermétiques, dans la mesure où, plus que le sens du poème,
l’auteure recherche la magie et la force incantatoire de la sonorité des mots.
La poétique de l’anagramme
En 1971, l’ouvrage de Jean Starobinski, Les mots sous les mots, révélait au public
l’hypothèse émise par Ferdinand de Saussure sur les anagrammes. Cette publication 13
suscita un grand engouement chez de grandes figures intellectuelles : de Barthes et
Kristeva à Derrida et Baudrillard, en passant par le psychanalyste Lacan ou le linguiste
Jakobson.
L’hypothèse des anagrammes de Saussure provient de son étude sur la métrique des
vers saturniens, la forme la plus ancienne de la poésie latine. Saussure s’interroge sur
le phénomène d’allitération et d’assonance qu’on y rencontre fréquemment. Il
développe alors l’hypothèse que les répétitions phonétiques participent de la structure
de ce vers, selon un principe qu’il nomme “loi de la paire” ou “loi de symétrie” :
chaque phonème serait tenu de figurer dans un même vers en nombre pair. En vérifiant
ce principe de parité phonique, dans les vers saturniens puis dans les poèmes
homériques et les stances du Rig-Véda, Saussure relève la présence de phonèmes,
laissés en nombre impair, qui échappent au principe de parité phonique et forment ce
qu’il appelle “le résidu”. Il formule l’hypothèse que ce résidu signale un “mot-thème”,
le plus souvent un nom sacré, à partir duquel les poèmes seraient composés. Telle est
l’hypothèse des anagrammes saussuriennes.
La recherche de Saussure sur les anagrammes commença en 1906 et se poursuivit
jusqu’en 1908. Cela signifie que, de 1906 à 1911, pendant qu’il exposait les principes
de la linguistique structurale moderne dans son Cours de linguistique générale14, il se
consacrait parallèlement à une recherche qui pouvait infirmer, en de nombreux points,
la doctrine qu’il était en train d’élaborer. Tel est le pathos de la recherche
“schizophrène” de Ferdinand de Saussure, qu’il ne partagea qu’avec de rares
confidents, et dont ses disciples gardèrent le secret jusqu’à ce qu’elle fût dévoilée par
Jean Starobinski.
Sous le nom d’anagramme, Saussure désigne la possibilité de lire dans un texte – ou
plus exactement sous un texte – et d’en extraire d’autres mots que ceux proposés par la
lecture normalisée. Alors que cette dernière découpe la chaîne syntagmatique en unités
significatives (phrases, syntagmes, monèmes), l’autre texte sera obtenu par
transgression de ce découpage et combinera des phonèmes ou des groupes syllabiques
prélevés sans tenir compte de l’unité du signe linguistique ni de la linéarité du
discours.
Il nous faut distinguer ici ce que le linguiste André Martinet a appelé la “double
articulation” du langage. Le code de la langue s’organise selon deux niveaux : d’une
part, les unités de première articulation, les morphèmes (les mots), unités minimales de
signification ; d’autre part, les unités de seconde articulation, les phonèmes, unités
minimales distinctives. Les phonèmes (ou les lettres) sont des sons distinctifs qui
changent le sens des mots (les morphèmes) sans qu’ils soient porteurs de sens. Ainsi :
pont/bon. Nous pouvons voir que l’espace anagrammatique se situe au niveau de la
seconde articulation du langage, celui des phonèmes et des lettres.
Toutefois, l’hypothèse des anagrammes n’amène pas Saussure à remettre en question
la double articulation du langage ni son code. Il perçoit bien que le texte est
“transgressé” par un autre texte sous-jacent mais ce deuxième texte, constitué de
morphèmes à sens univoque, reste toujours au niveau de la première articulation et
demeure enclos dans le code linguistique.
(Ce texte est paru dans la revue Contrelittérature n°3, 2020, pp. 125-138)