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Une approche narrative des outils de gestion

Mathieu Detchessahar, Benoît Journé


Dans Revue française de gestion 2007/5 (n° 174), pages 77 à 92
Éditions Lavoisier
ISSN 0338-4551
ISBN 9782746218581
DOI 10.3166/rfg.174.77-92
© Lavoisier | Téléchargé le 27/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.142.108.45)

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COMPÉTENCES DOI:10.3166/RFG.174.77-92 © 2007 Lavoisier, Paris.

PAR MATHIEU DETCHESSAHAR,


BENOÎT JOURNÉ

Une approche
narrative des outils de gestion1

L
L’article, fondé sur une a question de l’implantation des outils de ges-
recherche-action réalisée
tion, et des dynamiques de changement qu’elle
dans une grande entreprise
pharmaceutique, propose
implique, occupe une place particulièrement
importante dans la réflexion sur les organisations
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de considérer les outils de
gestion comme des textes. contemporaines (David, 1998 ; Hatchuel et Weil 1992 ;
Cette approche Moisdon, 1997 ; Lozeau et al., 2002). Celles-ci se dis-
« narrative » éclaire la tinguent en effet par l’inflation des dispositifs instru-
manière dont un outil
mentaux permettant le pilotage de l’action collective.
s’inscrit dans le concert des
autres outils déjà présents
Dans un tel contexte, l’enjeu porte souvent sur la bonne
dans l’organisation. Elle appropriation de ces outils par les acteurs de l’entreprise
décrit comment le middle- et sur leur capacité à appuyer la stratégie (Bourguignon
management et les et Jenkins, 2004).
opérateurs, par la lecture
Pour faire face à cet enjeu, de nombreuses organisations
qu’ils font des outils,
participent à la fabrique de
ont désormais compris les bénéfices d’une démarche
la stratégie réelle de participative associant des représentants du terrain à
l’entreprise. l’élaboration de l’outil. Cependant, les concepteurs se
focalisent surtout sur le raffinement technique de l’outil,
puis sur la communication devant accompagner son
déploiement. En raison de la division du travail de

1. Nous remercions Bénédicte Geffroy et Laurent Pascail, maîtres de


conférences à l’École des mines de Nantes, chercheurs au CRGNA
avec qui nous avons réalisé l’enquête de terrain, dans le cadre du pro-
gramme ACOR piloté par l’OPCAREG des Pays de la Loire et financé
par la DRTEFP, la DRIRE Pays de la Loire et le FSE.
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conception d’une part2, et du mandat confié action conduite dans une usine d’un grand
au collectif des concepteurs d’autre part3, la laboratoire pharmaceutique, Ouest Pharma.
question essentielle des liens à construire Nous montrerons comment la mise en place
entre l’outil considéré et l’ensemble des d’une démarche très outillée de gestion des
outils déjà en place, reste bien souvent sans compétences produit de la rigidité organisa-
réponse. Ce point est d’autant plus problé- tionnelle, bien loin du discours stratégique
matique que les acteurs de terrain sont, eux, de l’entreprise sur la mise en flexibilité de
confrontés à l’ensemble des outils de ges- l’organisation.
tion de l’entreprise dont ils doivent déduire
les attendus comportementaux pour définir I. – LES ORGANISATIONS COMME
leurs stratégies d’action. DISCOURS : LE PROBLÈME
Dans cette perspective, les approches dis- DE L’INTERTEXTUALITÉ
cursives des organisations (Grant et al., DES OUTILS DE GESTION
1998 ; Grant et al., 2004) offrent un cadre
Un outil de gestion peut être vu, avec
théorique particulièrement adapté à l’ana-
Hatchuel et Weil (1992, p. 122-126),
lyse des phénomènes d’interaction des
comme un conglomérat singulier constitué
outils de gestion dont elles conduisent à
d’un « substrat formel » porteur d’une « phi-
souligner le caractère décisif en matière de
losophie gestionnaire » et « d’une vision
conduite du changement. Ces approches
simplifiée des relations organisationnelles » :
permettent d’enrichir et de préciser les tra-
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- Le « substrat formel » de l’outil désigne
vaux portant sur les outils de gestion et,
l’ensemble des supports concrets dans les-
plus spécifiquement, sur la nature du pro-
quels s’incarne l’outil (tableau, courbes, gra-
cessus de contextualisation de ces outils,
phiques, référentiels, etc.). Pour la gestion
c’est-à-dire d’inscription dans l’organisa-
des compétences chez Ouest Pharma, il
tion et d’appropriation par les acteurs
s’agit essentiellement d’un dictionnaire des
(Berry, 1983 ; Hatchuel et Weil, 1992 ;
compétences et de descriptifs emploi-poste
Moisdon, 1997). L’approche discursive
auxquels sont associés des grilles de poly-
éclaire ainsi de manière très concrète la
compétences et des matrices de polyvalence.
façon dont les opérateurs de l’entreprise
– La « philosophie gestionnaire » corres-
comme le middle-management (Rouleau,
pond aux comportements de travail que
2005) construisent et déconstruisent les dis-
l’outil est censé promouvoir, soit en les
cours stratégiques de l’organisation et sont
organisant (comme dans une procédure
donc des acteurs essentiels de la fabrique de
opérationnelle), soit en incitant à leur adop-
la stratégie mise en œuvre par l’entreprise.
tion (comme dans un outil de rémunération
Ces propositions seront illustrées et discu-
ou d’évaluation). Dans notre cas, la « cible
tées à partir des résultats d’une recherche-
de la rationalisation » est la compétence.

2. Les pilotes des groupes de conception demeurent souvent les experts fonctionnels du domaine couvert par l’ou-
til (la conception des outils de contrôle de gestion est prise en charge par les experts contrôle, les outils de gestion
des ressources humaines par les experts de RH, les outils de gestion de production par les ingénieurs de produc-
tion, etc.).
3. Les collectifs plus ou moins participatifs ont mandat pour agir sur un outil mais pas pour se saisir des autres outils
déjà en place.
Une approche narrative des outils de gestion 79

L’outil est porteur d’une philosophie ges- Clair, 1997). Celles-ci se créent et se trans-
tionnaire pour laquelle une des sources forment au travers d’un ensemble de
essentielles de la performance repose sur la conversations quotidiennes qui produisent
mise à disposition de l’entreprise d’indivi- des textes, c’est-à-dire des « artefacts sym-
dus poly-compétents et polyvalents. boliques écrits ou oraux qui conservent des
– La « vision simplifiée des relations orga- solutions construites dans la communica-
nisationnelles » définit « la scène » et les tion » et pourront servir de guides ou de
participants à la scène dont l’outil vient points d’appui pour des actions ou conver-
régler le jeu. On peut a minima distinguer sations futures (Robichaud et al., 2004,
les acteurs influencés par l’outil – parce p. 621). Ces conversations se déploient, soit
qu’ils l’utilisent ou parce qu’ils se confor- dans le cadre informel des activités quoti-
ment aux prescriptions dont il est porteur – diennes (les textes qu’elles produisent sont
des spécialistes de l’outil qui l’ont conçu et dans ce cas faiblement objectivés, ils ne
en assurent la diffusion. Chez Ouest sont présents que dans les mots et les énon-
Pharma, l’outil compétence influence l’ac- ciations des acteurs), soit dans le cadre plus
tion de l’ensemble des salariés de l’entre- formel de groupes de travail (amélioration
prise, chaque descriptif emploi-poste a été continue, etc.) ou d’instances de décision
retravaillé dans une logique compétence, et (comité de direction, etc.), dans ce cas les
les spécialistes de l’outil sont les gestion- textes produits font l’objet d’une plus forte
naires des ressources humaines. objectivation : comptes rendus, graphiques,
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Comme le suggèrent Hatchuel et Weil, l’ou- tableaux.
til de gestion fonctionne comme un script Ainsi la dynamique communicationnelle
qui scénarise l’action d’un ensemble d’indi- des organisations combine une dimension
vidus de l’organisation en vue d’une plus actionnelle (la conversation à travers
grande performance. Si l’on veut com- laquelle s’échangent et se négocient des
prendre la façon dont les individus se sai- représentations d’un même phénomène) et
sissent des scripts proposés par les outils de une dimension interprétative (le texte qui
gestion, l’approche gagne à s’enrichir d’une fixe, conserve et diffuse la représentation
théorie générale des textes en présence dans élaborée collectivement) (Taylor et Lerner,
les organisations (Grant et al., 1998, Grant 1996, p. 257).
et al., 2004). Les outils de gestion peuvent Les conversations permettent donc la
en effet être considérés comme des textes construction de différents types de textes
qui participent à l’élaboration du discours auxquels les tenants de l’approche discur-
organisationnel, c’est-à-dire d’un système sive ont consacré de nombreux travaux : des
d’énoncés cohérent définissant les bonnes histoires (Böje 1991), des métaphores
façons de se comporter, de parler ou de (Grant, Oswick 1996), des rituels (Trice,
penser dans l’organisation et écartant les Beyer 1984). La réalité de l’organisation
types de comportement, de pensée ou de n’est pas contenue par un seul texte, elle est
parole proscrits (Phillips et al., 2004). bien plutôt produite par des ensembles de
Les approches discursives mettent l’accent textes qui, affrontant les individus de façon
sur la dimension fondamentalement com- plus ou moins cohérente, leur apprennent
municationnelle des organisations (Mumby, quelque chose du discours de l’organisa-
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tion, entendu ici comme un niveau de sens p. 19), il a « une existence au-delà de cha-
supérieur proche de la notion d’idéologie et cun des textes à partir desquels il se
définissant le bon/le mauvais, le beau/le construit » (Hardy et al., 2004, p. 60), il est
laid, l’efficace/l’inefficace dans l’organisa- le résultat d’une « collection ou d’un
tion. ensemble de textes » (Philips et al., p. 636).
Pour le chercheur comme pour le nouvel La question principale est alors de com-
arrivant dans l’organisation, le discours prendre comment les conditions de produc-
organisationnel ne peut être étudié ou tion (c’est-à-dire d’écriture) et de réception
appris qu’au travers des textes à partir des- (c’est-à-dire de lecture) de ces textes contri-
quels il se constitue et qui sont peu à peu buent à la construction d’un discours
découverts lors de la socialisation (pour le « cohérent » pour les acteurs à partir duquel
nouvel arrivant) ou par des méthodes de ils vont pouvoir construire leurs stratégies
collecte plus systématiques (pour le d’action.
chercheur : entretien, analyse documentaire, Cette manière de concevoir l’organisation
observation, etc.). Ce n’est qu’au terme de peut être synthétisée dans le modèle
cet apprentissage, que le chercheur ou le « conversation- texte » qui est présenté dans
nouvel arrivant pourra déterminer le ou les la figure 1.
discours de l’organisation venant régler De manière assez surprenante, alors que
l’activité de sa communauté de travail. différentes formes symboliques ont fait
Le recours aux approches discursives des l’objet d’investigations spécifiques (his-
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organisations, au sein desquelles nous ins- toire, métaphore, rituel, etc.), l’approche
crivons cette recherche, oblige à un travail discursive s’est peu préoccupée de l’instru-
de définition rigoureux de manière à sortir mentation de gestion comme forme tex-
du flou accompagnant souvent ses notions tuelle à part entière, résultat de l’activité
clefs (Grant, 1998, p. 2) et qui pourrait lais- communicationnelle du groupe des concep-
ser croire au caractère interchangeable des teurs et visant à diffuser auprès des autres
principaux concepts (Gabriel, 2004, p. 63). membres de l’organisation des attendus
Dans cette perspective, il convient notam- comportementaux. Cet oubli est d’autant
ment de bien distinguer la notion de texte de plus surprenant que la grande organisation
celle de discours organisationnel. Les contemporaine est extrêmement consom-
textes sont des énoncés réalisés (de La matrice d’outils de gestion qu’elle accu-
Ville, Mounoud, 2004, p. 19), c’est-à-dire mule en fonction des modes managériales
produits, concrets, objectivés, et à ce titre et de l’évolution de ses impératifs straté-
directement accessibles aux chercheurs giques sans toujours bien maîtriser la cohé-
comme aux acteurs de l’organisation. À rence discursive de l’ensemble des textes
l’inverse, le discours organisationnel n’est ainsi produits.
pas directement accessible (Phillips et al., On trouve cependant quelques propositions
2004, p. 636), il se construit au carrefour théoriques dans de rares recherches qui pro-
des différents textes, il renvoie à l’espace posent d’envisager les outils de gestion
des représentations sociales et des conven- sous un angle discursif (de La Ville et
tions. Le discours est donc de l’ordre de Mounoud, 2005 ; Lorino, 2005). Si Lorino
l’abstrait (de La Ville, Mounoud, 2004, souligne, à l’adresse du contrôle de gestion,
Une approche narrative des outils de gestion 81

Figure 1
LE MODÈLE CONVERSATION-TEXTE DE L’ORGANISATION
ET LA QUESTION DE L’INTERTEXTUALITÉ
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la nature discursive des outils de gestion, De cette manière, sa capacité à produire des
La Ville et Mounoud proposent d’articuler comportements se joue beaucoup plus dans
discours, pratiques et outils dans l’analyse l’intertextualité (dialogue et cohérence
de la stratégie. Beaucoup reste toutefois à entre les textes, capacité à les rapporter à un
faire dans la compréhension de la nature discours commun) que dans le texte stricto
des relations qui unissent l’activité, les sensu.
représentations et les outils de gestion. La notion d’intertextualité mobilisée ici
Dans cette perspective, une des hypothèses renvoie notamment aux travaux des lin-
de cette recherche est qu’en effet « la philo- guistes Michel Bakhtine et Julia Kristeva.
sophie gestionnaire » n’est pas portée par Nous l’utilisons ici dans une acception
un outil pris isolément mais qu’elle se étroite qui pose l’intertextualité, non
construit bien plutôt à l’intersection des dif- comme un élément produit exclusivement
férents textes. L’outil de gestion n’existe par l’écriture, mais essentiellement comme
pas de manière isolée dans l’organisation, il un effet de lecture du texte, produit par le
est parti prenante d’une polyphonie consti- lecteur, qui établit, par sa lecture, des rap-
tuée de l’ensemble des textes portés, ports entre ce qu’il lit et d’autres textes,
notamment, par les autres outils de gestion. cette intertextualité lui permettant de
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construire le sens du texte examiné de succès dans le secteur, ou plus exacte-


(Riffaterre, 1980). ment à ajouter aux enjeux traditionnels en
La question de l’intertextualité des outils de termes d’innovation et de développement,
gestion renvoie donc à la manière dont les la nécessaire diminution des coûts de pro-
salariés vont comprendre et utiliser un outil duction.
de gestion en fonction de l’univers de texte Dans ce nouveau contexte, les sites de pro-
dans lequel celui-ci s’inscrit. Cette intertex- duction localisés dans les pays développés
tualité est susceptible, soit d’aider à la lec- sont soumis à une rationalisation d’autant
ture et à la compréhension du nouveau plus vigoureuse qu’ils sont exposés à la
texte, soit d’en tordre la signification et, à concurrence directe des sites localisés dans
l’extrême, de le rendre illisible par absence des pays à faible coût de main-d’œuvre.
de liens, incapacité à inscrire le nouveau Bien souvent cette concurrence s’exerce à
texte dans le corpus de textes existants. l’intérieur du groupe lui-même, l’entreprise
Cet article propose d’interpréter la multinationale possédant des implantations
démarche compétence chez Ouest Pharma à dans des pays en développement.
partir du cadre théorique ainsi défini. La Ouest Pharma, le site de production fran-
recherche se centrera plus précisément sur çais sur lequel nous avons travaillé, est
deux outils de gestion : les matrices de emblématique de cette évolution du sec-
polyvalence et les grilles de poly-compé- teur. La transformation de l’organisation
tences. Ces outils se caractérisent par des de Ouest Pharma a été portée par le
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intertextualités différentes expliquant des déploiement d’une véritable panoplie
niveaux d’appropriation différents par les d’outils de gestion qui suffit à elle seule à
acteurs. résumer l’idéal du nouveau management :
Lean production, méthode de gestion de la
II. – OUEST PHARMA : LES OUTILS qualité six sigma, méthode ABC en
DE GESTION DES COMPÉTENCES contrôle de gestion, formalisation d’une
CONTRE LA FLEXIBILITÉ charte des valeurs, programme « operatio-
nal excellence » prônant le « reenginee-
1. Un site à la recherche d’une nouvelle ring » régulier des processus de l’entre-
performance prise et, enfin, à partir de l’année 2002, la
Ouest Pharma est un site de production mise en place des outils de la gestion des
français d’une entreprise multinationale compétences. Trois années plus tard, et de
leader du secteur de la pharmacie. Ce sec- manière assez paradoxale, cette logique
teur est particulièrement intéressant dans la compétence, développée pour faire face
mesure où il est confronté aujourd’hui à des aux nouveaux impératifs stratégiques,
impératifs de transformation de ses modes semble avoir joué contre la flexibilité
d’organisation pour répondre aux enjeux de organisationnelle en suscitant une rigidifi-
l’hyper compétition. Le nouveau contexte cation des affectations des personnels dont
concurrentiel (arrivée des génériqueurs, les opérateurs comme les managers de
maîtrise des dépenses de santé, globalisa- production ont aujourd’hui beaucoup de
tion) a contribué à déplacer les facteurs-clés difficultés à sortir.
Une approche narrative des outils de gestion 83

MÉTHODOLOGIE
Cette recherche-action répond à une demande exprimée par l’entreprise : comment déve-
lopper la pratique de la polyvalence et de la poly-compétence, pour contrebalancer les
effets de la compression des effectifs sur le site ?
Le corpus des données de terrain a été construit classiquement par triangulation de plu-
sieurs méthodes de collecte d’information animée par une équipe de quatre chercheurs :
– 37 entretiens individuels semi-directifs auprès des équipes de production, des fonctions
support (qualité, maintenance, ressources humaines) et de managers couvrant tous les
niveaux hiérarchiques du site,
– 6 jours complets d’observations in situ, réalisés sur le lieu de travail,
– collecte des documents relatifs aux outils et aux pratiques de gestion de la polyvalence.
Les données ont fait l’objet de traitements quantitatifs (statistiques d’affectation des per-
sonnels et calcul de scores de polyvalence) et qualitatifs (analyse de contenu des entre-
tiens).
La recherche s’est également appuyée sur une série de trois restitutions, devant le groupe
projet, devant le comité de direction et devant les salariés. Loin d’être une simple étape
de validation, ces restitutions ont été le moyen d’alimenter la dynamique d’apprentissage
du site dans le domaine de la polyvalence, conformément aux objectifs de cette
recherche-action.
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2. Les outils du changement internes et externes sur la base du « right
Pour comprendre ce phénomène, il est first time » et d’un « indicateur de confor-
nécessaire de retracer l’histoire récente du mité » qui fait l’objet d’un suivi au niveau
développement des outils de gestion sur le du groupe, et de manière plus générale,
site Ouest Pharma. Trois familles d’outils l’application systématique des principes du
de gestion ont été introduites successive- Kaizen au sein de chaque collectif de travail
ment dans l’entreprise : par la création de réunions hebdomadaires
1) des outils de management de la qualité, d’amélioration continue. Les méthodes de
2) des outils de maîtrise des coûts et, contrôle statistiques des procédés de type
3) des outils de gestion des ressources Six Sigma donnent les moyens d’un suivi
humaines. au quotidien de la variabilité des processus
Les outils de management de la qualité. de production. L’ensemble de ces outils
Dès le début de la décennie 2000, l’en- vient servir l’objectif de qualité qui
semble des outils classiques du manage- demeure un enjeu majeur dans l’industrie
ment total de la qualité font leur apparition pharmaceutique.
sur le site : les méthodes préventives de Les outils de maîtrise des coûts. Sur le ter-
type 5S, l’amélioration des phases de chan- rain de la maîtrise des coûts, les outils mis
gement de série avec la méthode SMED, un en place visent à la fois à intensifier l’utili-
management de la satisfaction des clients sation des machines comme le travail de la
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main-d’œuvre directe. Dans cette perspec- cation de l’entreprise. En parallèle, un outil


tive, le taux de rendement synthétique de suivi de la polyvalence appelé
(TRS) est l’indicateur central qui renseigne « Matrices de polyvalence » a été déve-
en temps réel les opérateurs et l’encadre- loppé en 2001. Celui-ci avait pour objectif
ment de proximité sur le taux d’utilisation de suivre la mobilité des opérateurs sur les
des machines. Il renseigne également sur la différents équipements et de mesurer leur
qualité dans la mesure où l’essentiel des niveau de maîtrise. L’outil devait permettre
évènements susceptibles de dégrader le de faire face aux absences fortuites de per-
TRS sont liés à des défauts de qualité pro- sonnels dans le cadre d’équipes de produc-
voquant l’arrêt des machines et une phase tion « maigres ».
de diagnostic et de réglage. Les gains de Cette nouvelle rationalisation s’est accom-
productivité obtenus en production se maté- pagnée en production de la création de deux
rialisent par la réduction sensible de la taille échelons hiérarchiques nouveaux : le tech-
des équipes, aussi bien au niveau de la nicien et l’animateur de production qui se
main-d’œuvre directe que des services sup- positionnent entre l’opérateur et le respon-
ports comme la maintenance dont l’effectif sable de secteur faisant fonction de chef
a été divisé par deux en quelques années d’équipe. Cette nouvelle ligne hiérarchique
(lean management). Enfin, l’effort de présente plusieurs avantages. Elle permet
réduction des coûts passe par la diminution tout d’abord aux responsables de secteur de
du volume des en-cours permise par la mise libérer du temps de participation aux dispo-
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en place de nouvelles méthodes d’ordon- sitifs d’amélioration de la qualité transver-
nancement de la production : le flux tiré et saux. Par ailleurs, elle permet d’identifier
le juste-à-temps. les détenteurs d’expertise (techniciens) et
de libérer, pour eux aussi, le temps néces-
Les outils de gestion des ressources saire à la conduite des réunions de Kaizen
humaines locales avec les conducteurs et les opéra-
De tels résultats n’ont pu être atteints que teurs. Enfin, cette nouvelle ligne hiérar-
par l’accroissement significatif des compé- chique permet de créer un parcours de car-
tences des équipes de production obtenu rière lisible pour les opérationnels :
par la formalisation progressive d’une opérateurs, techniciens, animateurs puis
démarche compétence. Pour chaque responsable de secteur.
emploi, ont été définies cinq familles de
compétences : a) maîtrise des produits- 3. Les dynamiques d’écriture
équipements ; b) capacité de gestion ; c) et de lecture des outils
application de la réglementation ; d) culture Le déploiement de ces outils a été porté
générale ; e) comportement) qui font l’objet depuis 2001 par la démarche « Opera-
d’une évaluation lors d’un entretien annuel. tional Excellence » (OE) dont l’importance
Le salarié doit progresser d’année en année stratégique a été affirmée par la création
à l’intérieur d’une échelle de maîtrise de la d’une fonction dédiée dirigée par le
compétence constitué de 5 niveaux de maî- « Champion OE » qui coordonne une
trise. Leur acquisition conditionne l’avan- équipe de « correspondants OE » dans les
cement du salarié dans la grille de classifi- services. Ce service est le garant de l’amé-
Une approche narrative des outils de gestion 85

lioration continue des processus du site par récompensés sont clairement lisibles. Cette
le questionnement systématique des pra- intertextualité cohérente est de nature à ras-
tiques et des résultats. Chaque chantier surer les acteurs quand aux règles du jeu
d’amélioration ouvert est pris en charge par social auquel ils participent. Elle leur per-
une structure projet composée d’experts met de mobiliser leur capacité de calcul,
appartenant aux services concernés par le d’élaborer leurs stratégies individuelles et
projet avec l’appui méthodologique d’OE. in fine de s’impliquer dans l’organisation.
Ni les opérateurs, ni le management de Ce discours organisationnel a suscité le
proximité (techniciens et animateurs de développement en production de tout un
production) ne sont associés aux travaux vocabulaire « indigène » autour de la notion
d’écriture alors même qu’ils seront les seuls d’expertise. Pour les opérateurs et le mana-
à travailler sous les prescriptions croisées gement de proximité, la figure de l’expert,
de ces différents outils. Ils seront par consé- c’est le « Conducteur de Ligne (CDL)
quent les premiers à mettre la cohérence du meneur » – le terme de « meneur » ne ren-
discours organisationnel à l’épreuve des voie à aucune reconnaissance ni aucun
différents textes. vocabulaire institutionnels, il est inconnu
Ainsi, les outils de gestion de la qualité et des managers « supérieurs » du comité de
de recherche de l’efficience alimentent un direction mais il fait partie du vocabulaire
discours organisationnel dans lequel domi- quotidien des ateliers. En production, le
nent les attendus en termes d’expertise. « CDL meneur » est celui « qui fait la per-
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Chacun de ces textes pousse à une lecture formance de la ligne », « qui fait le TRS »,
privilégiant la spécialisation et l’appropria- celui « qu’on peut pas sortir de la ligne »
tion profonde du poste de travail. En effet, (notons que le périmètre de l’expertise, tel
les objectifs de qualité et d’amélioration que construit par les acteurs, c’est la ligne
continue ne peuvent être atteints que dans la de production, c’est-à-dire un équipement
mesure où le salarié développe une posture spécifique). Cette production textuelle
experte et réflexive sur son activité. De locale, ne bénéficiant que d’un faible
même, le lean management suppose des niveau d’objectivation, produit et renforce
équipes plus resserrées composées de sala- en même temps qu’elle traduit le discours
riés capables de maîtriser les différentes de l’organisation tel que perçu par les opé-
dimensions de la partie du processus de rationnels. Les acteurs de production expli-
production à laquelle ils sont affectés. La citent par des textes nouveaux la façon dont
reconfiguration de la ligne hiérarchique ils ont lu les textes proposés par l’organisa-
offre la possibilité de récompenser l’exper- tion.
tise par l’accession au grade de techniciens, Dès lors, les outils de gestion des compé-
garant et animateur de l’amélioration conti- tences, écrits à l’initiative de la DRH du
nue locale. site, vont être passés au tamis de ce dis-
À la lecture, chacun de ces textes se ren- cours organisationnel. Parmi les multiples
force mutuellement et construit un discours dimensions des « outils compétence », ne
organisationnel autour de l’impératif d’ex- seront conservées que celles faisant écho
pertise, facilement repérable par les acteurs aux autres textes et pouvant être rapportés
au sens où les comportements promus et au discours organisationnel.
86 Revue française de gestion – N° 174/2007

Ainsi, un certain nombre de compétences – entendu renforcé les stratégies de spéciali-


celles renvoyant au niveau de maîtrise des sation experte des opérateurs, au détriment
outils du management de la qualité, du sys- de la polyvalence. Cette dynamique d’app-
tème d’ordonnancement et de la maîtrise de ropriation de l’outil confirme l’absence de
la productivité –, vont venir renforcer l’im- déterminisme de l’outil de gestion qui ne
pératif d’expertise. prend sens pour les acteurs que dans l’es-
Pourtant, rien dans l’outil ne déterminait un pace de l’intertextualité.
usage strictement orienté vers le renforce- L’incapacité de l’outil « Matrice de polyva-
ment de l’expertise sur une technique de lence » à atteindre ses objectifs, malgré la
production spécifique (au sens maîtrise robustesse de son substrat technique, vient
d’une machine de fabrication ou d’une ligne appuyer de nouveau cette analyse. Les
de conditionnement spécifique). En effet, observations et les entretiens réalisés mon-
dans le dictionnaire des compétences, la trent en effet que l’outil est au mieux connu
compétence « Maîtrise des techniques du des acteurs mais non utilisé (les matrices ne
poste » couvre plusieurs machines diffé- sont pas à jour, les acteurs peinent à les
rentes entre lesquelles l’individu est censé retrouver dans le système d’information), et
circuler en fonction des besoins. Ainsi, les dans un grand nombre de cas tout simple-
fiches décrivant les compétences techniques ment inconnu bien que les matrices aient
stipulent que la compétence se définit par : fait l’objet d’une large information au
« la maîtrise de l’ensemble des éléments moment de leur lancement. Le phénomène
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techniques du domaine (outils, produits, trouve son explication dans le fait que les
méthodes) » (source : « Descriptif Emploi- acteurs lisent le texte de la matrice comme
poste »). dissonant au regard du discours organisa-
De même, le guide des compétences insiste tionnel construit à partir des autres textes.
sur le fait que la polyvalence est un vecteur Le suivi de la polyvalence instauré par l’ou-
essentiel de développement des compé- til semble indiquer aux acteurs la nécessité
tences : nouvelle de développer leur capacité à
« La polyvalence ouvre la possibilité de « faire tourner » différents équipements.
construire de véritables compétences et Compte tenu du contexte d’interprétation
d’aller au-delà des procédures » (source : créé par les autres outils, il est très difficile
« Guide des compétences », p. 5). pour les acteurs d’accorder un statut clair
Le texte était donc potentiellement porteur (niveau d’importance, degré d’urgence) à
d’une logique de polyvalence ou, au moins, cette nouvelle injonction. Ceci d’autant
ne l’excluait pas. Or, on constate que les plus que l’outil « matrice de polyvalence »
acteurs en ont fait une lecture uniquement est très faiblement connecté aux autres
orientée vers l’expertise technique. La com- textes, rien dans son écriture ne renvoie
pétence « Maîtrise des techniques du explicitement aux autres dispositifs tech-
poste » a été interprétée de manière restric- niques, et notamment aux dispositifs de
tive mais cohérente avec les attendus com- rémunération et de carrière portés par la
portementaux portés par les autres outils GRH. On comprend que, dans ces condi-
autour de la maîtrise approfondie d’une des tions, l’organisation ait engendré « l’oubli »
techniques du poste. Cette lecture a bien d’un outil qui était, à l’extrême, porteur
Une approche narrative des outils de gestion 87

d’une menace de déconstruction du dis- salarié est polyvalent, plus sa hiérarchie


cours organisationnel qui aurait obligé les porte un regard positif sur son expertise et,
acteurs à revoir le cadre cognitif à partir au-delà, sur ses qualités ; ceci signale à quel
duquel ils déterminent leurs stratégies. point la lecture des opérateurs est conver-
Dès lors, les acteurs ont, non seulement, gente avec celle de l’encadrement de proxi-
oublié la partie des textes renvoyant à l’im- mité.
pératif de polyvalence et poursuivi leurs La diffusion et l’appropriation des outils de
stratégies de spécialisation, mais aussi la gestion de la polyvalence et de la poly-
développé une vision négative de la polyva- compétence dans l’organisation Ouest
lence : Pharma sont fonction de leur inscription
« Finalement, les gens qui sont reconnus dans l’espace de l’intertextualité. Les outils
comme étant bons ce sont les gens qui bou- de gestion des compétences ont fait l’objet
gent le moins… » (un assistant de produc- d’une lecture influencée par le cadre de
tion en fabrication). compréhension de l’activité porté par les
« Il faudrait changer les mentalités, parce autres outils. Il en résulte une utilisation de
que la polyvalence elle est assez mal vue et l’outil orientée vers l’évaluation et la rétri-
faut changer ça. Ben à cause des Conduc- bution de l’expertise. Les « matrices de
teurs de Ligne meneur parce que on a ten- polyvalence » dont la lecture ne permettait
dance à maintenir sur ligne les meneurs et à pas la construction d’un compromis de sens
faire bouger les conducteurs et les opéra- avec les autres textes ont été évincées. On
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teurs qui sont plus en retrait… donc les comprend ici comment les outils de gestion
gens qui sont bougés d’une ligne à une des compétences ont contribué à rigidifier
autre se disent ben ça y est je suis plus utile le système d’affectation des personnels et
sur ma ligne, je suis plus bon à rien… » (un ont finalement joué contre la flexibilité du
assistant de production en conditionne- travail.
ment).
D’autre part, l’analyse quantitative des pra- III. – POUR UNE INGÉNIERIE
tiques montre bien à quel point les straté- NARRATIVE DES OUTILS DE
gies de spécialisation et d’expertise domi- GESTION
nent au niveau opérationnel. Nous avons
reconstitué à partir des fiches de placement Cette étude montre bien à quel point « ce que
des opérateurs en production un « score de fait un outil de gestion » est incompréhen-
polyvalence »4. Celui-ci montre que près de sible si l’on focalise l’analyse sur l’outil lui-
80 % du temps de travail des salariés est même. Ce résultat a été mis en évidence
réalisé sur un même équipement. Par notamment dans les travaux d’Hatchuel et
ailleurs, nos entretiens ont permis de révé- Weil pour qui « une technique managériale
ler à quel point ce score est un bon prédic- se met en œuvre par un intense processus de
teur du niveau d’expertise du salarié tel que contextualisation; sa réussite prouve bien
perçu par son encadrement direct. Moins le plus la présence d’un « terrain » favorable

4. Ce score est obtenu par le ratio : Nombre de jours passés par le salarié sur l’équipement principal/Nombre de
jours de présence du salarié sur la période.
88 Revue française de gestion – N° 174/2007

capable de mener à bien cette contextualisa- des liens entre l’outil qu’il conçoit et l’ou-
tion, que l’efficacité de cette technique » (op. tillage préexistant, et selon que les utilisa-
cit, p. 126). L’approche narrative des outils teurs en font une lecture consonante ou dis-
de gestion proposée dans cet article pro- sonante avec le discours organisationnel.
longe, reformule et précise la nature de cette Dans une perspective plus ingénierique
contextualisation dans un « terrain ». L’usage (Claveau et Tannery, 2002), on peut sur la
des guillemets montre en effet à quel point la base de l’approche narrative des outils de
nature du « terrain » comme le processus de gestion proposer aux managers une grille
contextualisation restent à expliciter. de lecture pour analyser la situation de leur
Nous considérons ici que l’efficacité d’un organisation et concevoir des voies d’ac-
outil de gestion, c’est-à-dire la manière tion. D’une manière générale, plusieurs
dont il oriente les comportements des modalités de combinaison des effets de lec-
acteurs, dépend de la façon dont les acteurs ture et écriture sont en effet possibles.
lisent et interprètent le texte porté par l’ou- Quatre situations doivent être distin-
til en fonction des textes déjà existants et guées (figure 2).
déjà lus dans l’organisation. L’efficacité du La situation 1 correspond à la dialectique
texte dépend de la façon dont il s’inscrit écriture/lecture à l’œuvre autour des outils
dans l’espace de l’intertextualité et de gestion des compétences (« Grille de
confirme, infirme ou infléchit le discours poly-compétences » et « Dictionnaire des
organisationnel. À cet égard, Hatchuel et compétences ») chez Ouest Pharma. L’écri-
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Weil voient juste quand ils soulignent l’in- ture a été prise en charge par une structure-
achèvement des outils de gestion. On com- projet qui a pris soin d’intégrer explicite-
prend bien ici que le texte porté par l’outil ment dans les outils compétences des liens
n’acquiert réellement de sens qu’à travers la avec les autres outils structurants de l’orga-
lecture qu’en font les acteurs dans un nisation. Ces liens explicites créés par le
contexte d’intertextualité et que ce n’est « collectif des concepteurs » ont contraint
qu’au terme de cette lecture que l’outil les acteurs à s’interroger sur les modalités
trouve un achèvement au moins temporaire d’utilisation concrète de l’outil compé-
et devient un ressort d’action. tence, sans pour autant déterminer son
En effet, et comme le soulignent de La Ville mode d’usage. Les acteurs ont produit une
et Mounoud (2005, p. 350), reprenant les lecture consonante avec le reste de l’instru-
analyses de Ricoeur, « la lecture apparaît mentation gestionnaire ce qui les a conduit
comme une activité créatrice qui prolonge à utiliser l’outil comme moyen de rémuné-
la création propre de l’écriture ». Dans cette ration et d’incitation à la seule expertise
perspective, l’achèvement de l’outil se joue alors même que l’outil n’était pas porteur
dans une dialectique d’écriture et de lecture de cette seule logique (il incluait potentiel-
se déployant à l’intérieur d’un contexte sin- lement la polyvalence). D’une manière
gulier composé de l’ensemble des textes générale, les bénéfices associés à cette
précédemment écrits et lus. situation s’expriment en termes de cohé-
Cette dialectique écriture/lecture peut rence du cadre managérial au sein duquel
prendre différentes formes selon que le col- évoluent les acteurs de l’entreprise. Si un
lectif des concepteurs a explicitement tissé tel cadre donne aux acteurs des capacités
Une approche narrative des outils de gestion 89

Figure 2
MATRICE LECTURE/ÉCRITURE DES OUTILS DE GESTION
Lecture
Intertextualité
Consonante Dissonante

1 3
Impact sur le discours : Impact sur le discours :
Renforcement explicite de la Déconstruction du discours
cohérence du discours organisationnel. organisationnel/anomie.
Avec lien Appropriation de l’outil : utilisation Appropriation de l’outil :
de l’outil dans l’activité. résistance/rejet
Nature du changement : type 1 : pas Nature du changement : type 2 :
de remise en cause du cadre cognitif remise en cause du cadre cognitif
de l’activité. de l’activité.
Écriture
2 4
Impact sur le discours : Impact sur le discours :
Renforcement implicite de la déconstruction potentielle du
cohérence du discours organisationnel. discours organisationnel. Les
Appropriation de l’outil : conditions sont réunies d’un
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Sans lien
indécidable a priori. « oubli organisationnel ».
Nature du changement : type 1 : pas Appropriation de l’outil :
de remise en cause du cadre cognitif oubli/évitement
de l’activité. Nature du changement :
changement de type 2 « avorté ».

de calcul et d’anticipation, on ne peut pas dienne sur la base de l’instrumentation déjà


exclure que l’extrême cohérence de cadre existante sans être nécessairement renvoyés
ne produise à terme de « l’hyperconfor- au nouvel outil. Finalement, les acteurs
misme »5 (Merton, [1957], 1997) réduisant n’ont été confrontés de manière obligatoire
les capacités d’adaptation de l’entreprise à l’outil qu’au moment de son lancement et
au changement. des actions de communication associées. Le
La situation 4 correspond à la dialectique contenu du texte porté par l’outil était alors
écriture/lecture à l’œuvre autour des clairement dissonant avec les attendus com-
matrices de polyvalence. L’outil est portementaux portés par les autres outils, et
construit sans lien explicite avec l’en- en l’absence de mécanisme de rappel (sans
semble des outils de gestion, ce qui permet lien explicite avec les autres outils), l’outil
aux opérationnels de gérer l’activité quoti- a été oublié.

5. C’est-à-dire une situation dans laquelle « l’adhésion aux règles conçue à l’origine comme un moyen devient une
fin en soi (…) ainsi dans certains cas ce sont les éléments même de l’efficacité qui produisent de l’inefficacité »
(Merton, ibid., p. 192-193).
90 Revue française de gestion – N° 174/2007

Les situations 2 et 3 qui n’ont pas été direc- Dans un contexte « d’hyper-instrumenta-
tement observées sur notre terrain, ren- tion », l’impact d’un outil de gestion ne
voient à des figures différentes de la dialec- peut être pensé en dehors de son inscription
tique écriture/lecture. Dans la situation 2, dans le « concert » des outils. Or, précisé-
les outils ont été écrits sans lien explicite ment, l’analyse discursive des organisations
avec le reste de l’instrumentation gestion- apporte un éclairage complémentaire
naire mais leur lecture est cohérente avec le important pour expliciter le processus
discours organisationnel. L’appropriation et d’achèvement et d’appropriation des outils
la diffusion de l’outil au sein de l’organisa- de gestion. Les chaînes d’écriture et de lec-
tion est indécidable sur la base des seuls cri- ture qui se nouent autour des outils de ges-
tères d’intertextualité : tout dépend de leur tion constituent bien le lien entre le discours
apport réel à la gestion de l’activité. stratégique de l’entreprise (l’intention que
Enfin, la troisième situation est porteuse l’outil est censé porter) et le discours orga-
d’une déconstruction sociale de l’organi- nisationnel (la stratégie avérée, c’est-à-dire
sation dans la mesure où le cadre cognitif la façon dont les acteurs se sont appropriés
de l’activité est remis en cause. Le lien cette intention). Dans cette approche, le lieu
avec les autres outils étant explicitement où se fabrique la stratégie est insaisissable
posé par les concepteurs, les utilisateurs et les « stratèges » sont partout distribués le
vont être confrontés à l’outil dans la long des chaînes de lecture et écriture. Si le
conduite de l’activité sans avoir la possibi- middle-management est particulièrement
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lité de jouer l’évitement. Les acteurs sont impliqué dans ce processus (Rouleau,
confrontés au coeur de l’activité à de nou- 2005), notre cas montre que le management
veaux attendus comportementaux qui de proximité et les opérateurs le sont aussi.
dévaluent les « bonnes compétences » En effet, dans le passage d’un discours stra-
associées à l’ancien cadre cognitif de l’ac- tégique orienté vers la flexibilité et la poly-
tivité. Les risques sont la résistance, le valence à un discours organisationnel valo-
rejet et la désimplication des acteurs. Dans risant l’expertise et la spécialisation, ils ont
cette situation, le changement, s’il est par- été des lecteurs et des producteurs de textes
ticulièrement problématique, demeure tou- très actifs.
tefois possible. Il suppose alors une prise Ces résultats mettent en lumière deux
en charge managériale forte visant à don- dimensions particulièrement critiques dans
ner aux acteurs la possibilité de convertir la conception des outils de gestion. Ils invi-
leurs ressources anciennes et de les ins- tent à sortir d’une conception « discrète »
crire dans le nouveau contexte organisa- des outils (un à un) pour une conception
tionnel. simultanée qui permet de tenir compte des
enjeux d’intertextualité afin de mieux pilo-
CONCLUSION ter les liens entre les différents textes. Par
ailleurs, ces résultats soulignent la nécessité
Les théories des outils de gestion, initiale- de construire ces outils en prenant au
ment mobilisées dans cette recherche, sont sérieux l’activité créatrice des opérateurs et
particulièrement pertinentes pour l’analyse en articulant les nouveaux outils avec leurs
de la grande entreprise contemporaine. productions textuelles locales.
Une approche narrative des outils de gestion 91

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