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Une approche
narrative des outils de gestion1
L
L’article, fondé sur une a question de l’implantation des outils de ges-
recherche-action réalisée
tion, et des dynamiques de changement qu’elle
dans une grande entreprise
pharmaceutique, propose
implique, occupe une place particulièrement
importante dans la réflexion sur les organisations
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conception d’une part2, et du mandat confié action conduite dans une usine d’un grand
au collectif des concepteurs d’autre part3, la laboratoire pharmaceutique, Ouest Pharma.
question essentielle des liens à construire Nous montrerons comment la mise en place
entre l’outil considéré et l’ensemble des d’une démarche très outillée de gestion des
outils déjà en place, reste bien souvent sans compétences produit de la rigidité organisa-
réponse. Ce point est d’autant plus problé- tionnelle, bien loin du discours stratégique
matique que les acteurs de terrain sont, eux, de l’entreprise sur la mise en flexibilité de
confrontés à l’ensemble des outils de ges- l’organisation.
tion de l’entreprise dont ils doivent déduire
les attendus comportementaux pour définir I. – LES ORGANISATIONS COMME
leurs stratégies d’action. DISCOURS : LE PROBLÈME
Dans cette perspective, les approches dis- DE L’INTERTEXTUALITÉ
cursives des organisations (Grant et al., DES OUTILS DE GESTION
1998 ; Grant et al., 2004) offrent un cadre
Un outil de gestion peut être vu, avec
théorique particulièrement adapté à l’ana-
Hatchuel et Weil (1992, p. 122-126),
lyse des phénomènes d’interaction des
comme un conglomérat singulier constitué
outils de gestion dont elles conduisent à
d’un « substrat formel » porteur d’une « phi-
souligner le caractère décisif en matière de
losophie gestionnaire » et « d’une vision
conduite du changement. Ces approches
simplifiée des relations organisationnelles » :
permettent d’enrichir et de préciser les tra-
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2. Les pilotes des groupes de conception demeurent souvent les experts fonctionnels du domaine couvert par l’ou-
til (la conception des outils de contrôle de gestion est prise en charge par les experts contrôle, les outils de gestion
des ressources humaines par les experts de RH, les outils de gestion de production par les ingénieurs de produc-
tion, etc.).
3. Les collectifs plus ou moins participatifs ont mandat pour agir sur un outil mais pas pour se saisir des autres outils
déjà en place.
Une approche narrative des outils de gestion 79
L’outil est porteur d’une philosophie ges- Clair, 1997). Celles-ci se créent et se trans-
tionnaire pour laquelle une des sources forment au travers d’un ensemble de
essentielles de la performance repose sur la conversations quotidiennes qui produisent
mise à disposition de l’entreprise d’indivi- des textes, c’est-à-dire des « artefacts sym-
dus poly-compétents et polyvalents. boliques écrits ou oraux qui conservent des
– La « vision simplifiée des relations orga- solutions construites dans la communica-
nisationnelles » définit « la scène » et les tion » et pourront servir de guides ou de
participants à la scène dont l’outil vient points d’appui pour des actions ou conver-
régler le jeu. On peut a minima distinguer sations futures (Robichaud et al., 2004,
les acteurs influencés par l’outil – parce p. 621). Ces conversations se déploient, soit
qu’ils l’utilisent ou parce qu’ils se confor- dans le cadre informel des activités quoti-
ment aux prescriptions dont il est porteur – diennes (les textes qu’elles produisent sont
des spécialistes de l’outil qui l’ont conçu et dans ce cas faiblement objectivés, ils ne
en assurent la diffusion. Chez Ouest sont présents que dans les mots et les énon-
Pharma, l’outil compétence influence l’ac- ciations des acteurs), soit dans le cadre plus
tion de l’ensemble des salariés de l’entre- formel de groupes de travail (amélioration
prise, chaque descriptif emploi-poste a été continue, etc.) ou d’instances de décision
retravaillé dans une logique compétence, et (comité de direction, etc.), dans ce cas les
les spécialistes de l’outil sont les gestion- textes produits font l’objet d’une plus forte
naires des ressources humaines. objectivation : comptes rendus, graphiques,
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tion, entendu ici comme un niveau de sens p. 19), il a « une existence au-delà de cha-
supérieur proche de la notion d’idéologie et cun des textes à partir desquels il se
définissant le bon/le mauvais, le beau/le construit » (Hardy et al., 2004, p. 60), il est
laid, l’efficace/l’inefficace dans l’organisa- le résultat d’une « collection ou d’un
tion. ensemble de textes » (Philips et al., p. 636).
Pour le chercheur comme pour le nouvel La question principale est alors de com-
arrivant dans l’organisation, le discours prendre comment les conditions de produc-
organisationnel ne peut être étudié ou tion (c’est-à-dire d’écriture) et de réception
appris qu’au travers des textes à partir des- (c’est-à-dire de lecture) de ces textes contri-
quels il se constitue et qui sont peu à peu buent à la construction d’un discours
découverts lors de la socialisation (pour le « cohérent » pour les acteurs à partir duquel
nouvel arrivant) ou par des méthodes de ils vont pouvoir construire leurs stratégies
collecte plus systématiques (pour le d’action.
chercheur : entretien, analyse documentaire, Cette manière de concevoir l’organisation
observation, etc.). Ce n’est qu’au terme de peut être synthétisée dans le modèle
cet apprentissage, que le chercheur ou le « conversation- texte » qui est présenté dans
nouvel arrivant pourra déterminer le ou les la figure 1.
discours de l’organisation venant régler De manière assez surprenante, alors que
l’activité de sa communauté de travail. différentes formes symboliques ont fait
Le recours aux approches discursives des l’objet d’investigations spécifiques (his-
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Figure 1
LE MODÈLE CONVERSATION-TEXTE DE L’ORGANISATION
ET LA QUESTION DE L’INTERTEXTUALITÉ
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MÉTHODOLOGIE
Cette recherche-action répond à une demande exprimée par l’entreprise : comment déve-
lopper la pratique de la polyvalence et de la poly-compétence, pour contrebalancer les
effets de la compression des effectifs sur le site ?
Le corpus des données de terrain a été construit classiquement par triangulation de plu-
sieurs méthodes de collecte d’information animée par une équipe de quatre chercheurs :
– 37 entretiens individuels semi-directifs auprès des équipes de production, des fonctions
support (qualité, maintenance, ressources humaines) et de managers couvrant tous les
niveaux hiérarchiques du site,
– 6 jours complets d’observations in situ, réalisés sur le lieu de travail,
– collecte des documents relatifs aux outils et aux pratiques de gestion de la polyvalence.
Les données ont fait l’objet de traitements quantitatifs (statistiques d’affectation des per-
sonnels et calcul de scores de polyvalence) et qualitatifs (analyse de contenu des entre-
tiens).
La recherche s’est également appuyée sur une série de trois restitutions, devant le groupe
projet, devant le comité de direction et devant les salariés. Loin d’être une simple étape
de validation, ces restitutions ont été le moyen d’alimenter la dynamique d’apprentissage
du site dans le domaine de la polyvalence, conformément aux objectifs de cette
recherche-action.
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lioration continue des processus du site par récompensés sont clairement lisibles. Cette
le questionnement systématique des pra- intertextualité cohérente est de nature à ras-
tiques et des résultats. Chaque chantier surer les acteurs quand aux règles du jeu
d’amélioration ouvert est pris en charge par social auquel ils participent. Elle leur per-
une structure projet composée d’experts met de mobiliser leur capacité de calcul,
appartenant aux services concernés par le d’élaborer leurs stratégies individuelles et
projet avec l’appui méthodologique d’OE. in fine de s’impliquer dans l’organisation.
Ni les opérateurs, ni le management de Ce discours organisationnel a suscité le
proximité (techniciens et animateurs de développement en production de tout un
production) ne sont associés aux travaux vocabulaire « indigène » autour de la notion
d’écriture alors même qu’ils seront les seuls d’expertise. Pour les opérateurs et le mana-
à travailler sous les prescriptions croisées gement de proximité, la figure de l’expert,
de ces différents outils. Ils seront par consé- c’est le « Conducteur de Ligne (CDL)
quent les premiers à mettre la cohérence du meneur » – le terme de « meneur » ne ren-
discours organisationnel à l’épreuve des voie à aucune reconnaissance ni aucun
différents textes. vocabulaire institutionnels, il est inconnu
Ainsi, les outils de gestion de la qualité et des managers « supérieurs » du comité de
de recherche de l’efficience alimentent un direction mais il fait partie du vocabulaire
discours organisationnel dans lequel domi- quotidien des ateliers. En production, le
nent les attendus en termes d’expertise. « CDL meneur » est celui « qui fait la per-
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4. Ce score est obtenu par le ratio : Nombre de jours passés par le salarié sur l’équipement principal/Nombre de
jours de présence du salarié sur la période.
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capable de mener à bien cette contextualisa- des liens entre l’outil qu’il conçoit et l’ou-
tion, que l’efficacité de cette technique » (op. tillage préexistant, et selon que les utilisa-
cit, p. 126). L’approche narrative des outils teurs en font une lecture consonante ou dis-
de gestion proposée dans cet article pro- sonante avec le discours organisationnel.
longe, reformule et précise la nature de cette Dans une perspective plus ingénierique
contextualisation dans un « terrain ». L’usage (Claveau et Tannery, 2002), on peut sur la
des guillemets montre en effet à quel point la base de l’approche narrative des outils de
nature du « terrain » comme le processus de gestion proposer aux managers une grille
contextualisation restent à expliciter. de lecture pour analyser la situation de leur
Nous considérons ici que l’efficacité d’un organisation et concevoir des voies d’ac-
outil de gestion, c’est-à-dire la manière tion. D’une manière générale, plusieurs
dont il oriente les comportements des modalités de combinaison des effets de lec-
acteurs, dépend de la façon dont les acteurs ture et écriture sont en effet possibles.
lisent et interprètent le texte porté par l’ou- Quatre situations doivent être distin-
til en fonction des textes déjà existants et guées (figure 2).
déjà lus dans l’organisation. L’efficacité du La situation 1 correspond à la dialectique
texte dépend de la façon dont il s’inscrit écriture/lecture à l’œuvre autour des outils
dans l’espace de l’intertextualité et de gestion des compétences (« Grille de
confirme, infirme ou infléchit le discours poly-compétences » et « Dictionnaire des
organisationnel. À cet égard, Hatchuel et compétences ») chez Ouest Pharma. L’écri-
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Figure 2
MATRICE LECTURE/ÉCRITURE DES OUTILS DE GESTION
Lecture
Intertextualité
Consonante Dissonante
1 3
Impact sur le discours : Impact sur le discours :
Renforcement explicite de la Déconstruction du discours
cohérence du discours organisationnel. organisationnel/anomie.
Avec lien Appropriation de l’outil : utilisation Appropriation de l’outil :
de l’outil dans l’activité. résistance/rejet
Nature du changement : type 1 : pas Nature du changement : type 2 :
de remise en cause du cadre cognitif remise en cause du cadre cognitif
de l’activité. de l’activité.
Écriture
2 4
Impact sur le discours : Impact sur le discours :
Renforcement implicite de la déconstruction potentielle du
cohérence du discours organisationnel. discours organisationnel. Les
Appropriation de l’outil : conditions sont réunies d’un
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5. C’est-à-dire une situation dans laquelle « l’adhésion aux règles conçue à l’origine comme un moyen devient une
fin en soi (…) ainsi dans certains cas ce sont les éléments même de l’efficacité qui produisent de l’inefficacité »
(Merton, ibid., p. 192-193).
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Les situations 2 et 3 qui n’ont pas été direc- Dans un contexte « d’hyper-instrumenta-
tement observées sur notre terrain, ren- tion », l’impact d’un outil de gestion ne
voient à des figures différentes de la dialec- peut être pensé en dehors de son inscription
tique écriture/lecture. Dans la situation 2, dans le « concert » des outils. Or, précisé-
les outils ont été écrits sans lien explicite ment, l’analyse discursive des organisations
avec le reste de l’instrumentation gestion- apporte un éclairage complémentaire
naire mais leur lecture est cohérente avec le important pour expliciter le processus
discours organisationnel. L’appropriation et d’achèvement et d’appropriation des outils
la diffusion de l’outil au sein de l’organisa- de gestion. Les chaînes d’écriture et de lec-
tion est indécidable sur la base des seuls cri- ture qui se nouent autour des outils de ges-
tères d’intertextualité : tout dépend de leur tion constituent bien le lien entre le discours
apport réel à la gestion de l’activité. stratégique de l’entreprise (l’intention que
Enfin, la troisième situation est porteuse l’outil est censé porter) et le discours orga-
d’une déconstruction sociale de l’organi- nisationnel (la stratégie avérée, c’est-à-dire
sation dans la mesure où le cadre cognitif la façon dont les acteurs se sont appropriés
de l’activité est remis en cause. Le lien cette intention). Dans cette approche, le lieu
avec les autres outils étant explicitement où se fabrique la stratégie est insaisissable
posé par les concepteurs, les utilisateurs et les « stratèges » sont partout distribués le
vont être confrontés à l’outil dans la long des chaînes de lecture et écriture. Si le
conduite de l’activité sans avoir la possibi- middle-management est particulièrement
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