Le Conte
Le Conte
Le Conte
«Conte, mon beau conte, de tous tes sens dis-nous quel est le vrai
»
Veronika Görög-Karady, Christiane Seydou
Görög-Karady Veronika, Seydou Christiane. «Conte, mon beau conte, de tous tes sens dis-nous quel est le vrai ». In:
Littérature, n°45, 1982. Les contes : oral / écrit, théorie / pratique. pp. 24-34;
doi : https://doi.org/10.3406/litt.1982.1369
https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1982_num_45_1_1369
Le conte n'en finit pas d'exercer sur nous sa fascination; c'est qu'il est un
prodigieux paradoxe et un jeu fabuleux : un paradoxe dans cette alliance qu'il
nous révèle d'une universalité profonde et d'une perpétuelle variabilité, d'une
rigidité dans son organisation structurelle et d'une plasticité dans son expression
formelle; un jeu dans la combinatoire subtile qui s'instaure entre ses règles
logiques d'organisation et le matériau qui s'offre à celle-ci. Cet aspect ludique
du conte n'est certainement pas le moindre de ses attraits ni la moindre raison
de sa vitalité. Le conte apparaît en effet, dans le domaine de l'expression
littéraire, comme le genre où se réalise le plus aisément cette stratégie de la nécessité
et du contingent, de la contrainte et de la liberté qui est le propre du jeu.
C'est précisément cette stratégie qui capte et oriente notre attention
d'anthropologues et d'ethnolinguistes; car elle est un révélateur, pour chaque
société, des lignes de force qui sous-tendent sa vision du monde et informent
sa culture et, pour l'analyse textuelle, des mécanismes d'articulation du sens et
du signe. Dans la marge de liberté ménagée pour l'application des règles du jeu,
tout choix opéré peut devenir significatif et la diversité des options reflète soit
la diversité des cultures, soit, à l'intérieur d'une même culture, la diversité des
niveaux ou des projets de signification.
Cette stratégie ludique nous a captivés du fait même que, après notre
(déjà) lointaine fréquentation des quelques contes (le plus souvent figés) qui
avaient poétisé notre enfance, nous avons, les uns et les autres, refait
connaissance avec ce genre dans des cultures où il est pratique vivante : notre intimité
avec le contexte vécu de cette activité culturelle, le face à face avec conteurs
et conteuses, la fréquentation des veillées, institutions encore bien en place, et
surtout le foisonnement des variations sur un même thème ont réintroduit,
dans nos savants exercices d'école sur le conte, toute la problématique de
l'oralité. De cette problématique, nous ne pourrons ici retenir que l'un des
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aspects, mais d'importance : celui de la densité de sens ou de la polysémie —
conférées au conte par son inscription même dans cette situation d'oralité — et
des moyens textuels mis en œuvre pour les formuler.
Dans une culture de l'oralité, en effet, un conte, chaque fois qu'il est
énoncé, est l'aboutissement ponctuel — et éternellement provisoire — d'une
longue maturation et d'une élaboration complexe qui cristallise autour d'un
noyau (structure narrative et projet sémantique) des éléments divers, sujets à
des modifications, substitutions, etc., qui, toutes, ont leur raison et participent
à la formalisation du message particulier délivré à chacune de ces émissions.
Variantes et versions sont, pour ce genre littéraire, sa manière de piéger, pour
toute situation, la riche diversité de ses potentialités qui, ainsi actualisées et
présentées comme des expériences hybrides du vécu et de l'imaginaire, instillent
en tous — et comme à leur insu — les données fondamentales de leur univers
culturel commun; c'est pourquoi variantes et versions sont aussi pour nous la
condition première de notre investigation du sens et des mécanismes
d'organisation du conte. L'incrustation du conte dans la dynamique culturelle des
sociétés à tradition orale nous a ainsi conduits à tourner nos regards plus vers
la mobilité des mutations que vers la constante des universaux et à traiter le
conte non seulement comme objet textuel mais aussi comme acte culturel.
La variabilité d'un conte n'est pas seulement l'exploitation par chaque
conteur de la marge de liberté à lui consentie par la malléabilité, la maniabilité
du genre; elle traduit surtout la diversité des états et des sens possibles d'une
même situation, tels que les peut admettre une société donnée. Il convient donc
de distinguer, parmi les unités variantes, celles qui sont « innocentes » de celles
qui, motivées, incurvent le sens général du message soit par un changement dans
le « lexique » du conte soit par une modification dans son organisation interne
ou encore des deux à la fois, l'un et l'autre se trouvant en interrelation.
Si l'attention de l'anthropologue ou de l'ethnolinguiste est surtout mobilisée
par la mutabilité du conte c'est que la fréquentation des cultures de l'oralité
leur ont révélé que cette caractéristique du genre était pour eux la plus
féconde : car c'est principalement dans le jeu dialectique des ressemblances et
des dissemblances qu'ils peuvent trouver un terrain d'exploration commun à
leur double propos qui est de prendre le conte tout à la fois comme objet
d'étude et moyen de connaissance. Objet d'étude en soi, dans une perspective
méthodologique, le conte offre, de par sa variabilité et sa richesse, un exemple
privilégié pour l'examen des modes d'articulation de la « syntaxe » et du
« lexique » dans la formation du sens; moyen de connaissance, il est, à plus
d'un titre, porteur d'information sur la société dont il émane : dans son
contenu, dans la manière dont celui-ci est mis en forme, dans les modalités
de son adaptation contextuelle, dans sa fonction même de tradition culturelle
et ses modes de transmission.
Tout se passant comme si le conte tendait, à travers la multiplicité de
ses émissions et la variété de ses versions, vers un sens total idéel — qui ne
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saurait en fait s'élaborer que dans l'esprit d'un auditeur imaginaire, au terme
d'une longue imprégnation progressive, fruit de l'accumulation d'auditions
successives —, toute tentative de notre part pour appréhender ce « sens total »
doit passer par une analyse comparative graduelle : entre les différentes
versions d'un même conte et entre les divers contes gravitant autour du même
thème et dont on s'aperçoit généralement qu'ils forment système; chaque conte
ne devient dès lors pleinement signifiant qu'à travers l'ensemble de ses versions
mais aussi, resitué dans la combinatoire générale constitutive de ce système,
par rapport à celui-ci. Cette recherche intraculturelle peut s'assortir d'une
démarche comparative interculturelle qui, accusant les spécificités du conte
étudié, en élucide d'autant mieux le sens et les moyens de le signifier.
Si cette poursuite — illusoire, sans doute — d'un « sens total » relève du
désir de comprendre de façon plus approfondie la culture qui a produit le
conte, l'analyse des modalités de formalisation de ce sens — révélées par cette
même approche — répond à celui de voir clair dans le fonctionnement général
du récit comme révélateur ou créateur de sens.
L'épaisseur sémantique du conte jointe à ce double propos de
l'anthropologue explique la nécessité pour le chercheur d'adopter une attitude de
« bricoleur » qui l'amène à recourir de façon quelque peu empirique à toutes
les méthodologies disponibles pourvu qu'elles s'avèrent opérantes à tel ou tel
stade de sa recherche.
En un premier temps, la confrontation des versions dégage les structures
morphologiques, les fonctions qui forment système, et canalise ainsi la diversité
en ordonnant le matériau à traiter. Une fois bien établies, par ce traitement
logique, la grammaire des textes, leur syntaxe narrative et leur structure
profonde commune, force nous est, pour ne pas demeurer à mi-chemin dans notre
double visée, d'explorer tout aussi systématiquement leur lexique : personnages,
objets, motifs et jusqu'aux éléments les plus ténus mis en jeu dans le récit,
envisagés alors non plus dans leur seule fonction mais aussi dans leur qualité.
Et c'est au prix d'un va-et-vient du détail à l'essentiel — par la démarche
réductrice de l'analyse formelle qui nous livre la structure logique
fondamentale commune à un groupe de contes — et de l'essentiel au détail — par l'examen
comparatif et raisonné de tous les éléments qui habillent cette structure, pour
déceler la justification de leur choix — que, semble-t-il, notre analyse peut
devenir heuristique.
Tous ceux qui se sont donné pour objectif prioritaire les études formelles,
la recherche des règles structurales du genre narratif dont le conte est le
modèle exemplaire en ont aussi relevé cette autre dimension. V. Propp, le
premier, après avoir affirmé que seule importait « la question de savoir ce que font
les personnages » [...], « qui fait quelque chose et comment il le fait » n'étant
que « des questions qui se posent accessoirement », reconnaît plus loin ' que
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« l'étude des attributs des personnages... est extrêmement importante ». Dans
son souci de lier narrativité et sémiotique, A.- J. Greimas cherche la
conjonction de « la grammaire narrative » et du « dictionnaire discursif » en rappelant
que « la manifestation discursive de la narrativité n'est que l'intégration dans
les objets narratifs générés par la grammaire narrative, de sa composante
sémantique2», composante essentielle au propos de l'anthropologue. C'est
enfin l'interrogation finale de Cl. Bremond : « En optant pour une
structuration fonctionnelle des événements du récit, nous nous donnons l'avantage de
condenser, en un petit nombre de concepts très généraux et très abstraits, le
lexique des formes de l'intrigue; en revanche nous renonçons à coder les
contenus thématiques qui manifestent les fonctions. N'est-ce pas lâcher la
proie pour l'ombre? Les éléments que notre analyse retient ne sont-ils pas
insignifiants à proportion même de leur généralité et ceux que nous excluons ne
recèlent-ils pas le sens original de chaque récit3? »
C'est, quant à nous, pour saisir la proie après en avoir — à l'instar du
sorcier africain — fixé l'ombre, que nous poursuivons, dans le conte,
l'exploration du jeu dialectique du même et de l'autre dans toutes ses virtualités pour,
tout à la fois, tenter d'en comprendre les lois et reconnaître le sens spécifique
qu'en tire chaque version.
L'interaction est telle, dans le conte, entre « syntaxe narrative » et
« lexique discursif » qu'il apparaît impératif de ne les dissocier que pour en
mieux percevoir les rapports et, par là même, se rendre apte à reconstruire le
« meccano » — pour reprendre le terme de Cl. Bremond — et reconstituer le
puzzle avec une meilleure compréhension des intentions secrètes, multiples et
imbriquées qui en ordonnent toute l'organisation et en traduisent la visée
sémantique. C'est cette corrélation aussi subtile que complexe entre « syntaxe »
et « lexique » qui fascine les praticiens du conte que nous voudrions être, car
c'est elle qui donne accès à la polysémie du conte et qui permet de dépister le
mécanisme des transformations et de leurs articulations.
Ainsi pourrons-nous voir, pour des contes dont les séquences s'intègrent
dans une structure narrative identique, une même action changer de
signification quand change la qualité ou l'un des attributs d'un protagoniste; une
même situation et un même enchaînement narratif aboutir à des dénouements
différents qui, par réversion, modifient le sens profond de l'ensemble; un même
motif se transformer selon la place où il vient s'insérer dans la construction
séquentielle d'un texte ou, sans se modifier lui-même, orienter ce dernier vers
une autre signification. Le cadre restreint de cet article ne permet pas
d'évoquer toute la combinatoire des corrélations; mais on peut observer l'influence,
sur le tissu du récit, du matériau résiduel lui-même : « motivations » des per-
2. A. J. Greimas, Les actants, les acteurs et les figures, in Cl. Chabrol, Sémiotique narrative et textuelle
(Paris, Larousse Université, 1973), p. 161-176.
3. Cl. Bremond, Logique du récit (Poétique/Seuil, 1973), p. 323.
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sonnages, « éléments de liaison , « accessoires attributifs 4 », etc., autant de
détails qui peuvent être déterminants et pour lesquels doit intervenir cette
exploration culturelle qui déborde le seul domaine du conte et de l'analyse textuelle
pour nous entraîner sur les pistes de l'anthropologie au sens le plus large du
terme 5.
Pour illustrer la combinatoire des variations et leur répercussion sur le
sens et sur l'organisation formelle du texte, nous présentons ici quelques
« exercices pratiques » d'analyse comparative appliquée à deux séries de contes.
Notre premier exemple offre pour terrain d'expérimentation un conte
peuhl dont nous possédons quatre versions :
Une vieille femme, souffrant d'être sans enfant, recourt aux conseils d'un(e)
sage et, par transformation de boulettes de beurre, obtient un enfant; celui-ci,
victime de la traîtrise d'un tiers qui lui fait transgresser ses interdits (aller au soleil
ou approcher du feu) retourne à sa nature première au grand désespoir de la mère.
La structure narrative de ce conte est aussi simple que classique :
— patient affecté d'un manque,
— bénéficiaire d'une amélioration (manque comblé) grâce à un agent
améliorateur,
— victime d'une dégradation (manque rétabli) à cause d'un agent dégra-
dateur.
Cette première opération réductrice, en dégageant la morphologie
générale du conte et son ultime structure logique, nous permet surtout d'en mieux
cerner les variations. En effet le simple retour au statu quo, tel que le dénote
le schéma narratif (caractéristique de nombreux autres thèmes) et les raisons
explicites de ce retour (nature du personnage, jalousie de l'agent traître,
transgression de l'interdit) sont insuffisants à livrer Je sens intime du conte : on ne
verra émerger celui-ci que de la confrontation de tous les éléments mis en jeu
dans les différentes versions qui viennent, chacune, cristalliser autour de ce
noyau narratif et sémantique commun, des sens complémentaires qui en
enrichissent la portée et donnent au thème toutes ses dimensions.
Examinons la combinatoire des variations dans nos quatre versions :
28
les actants et même des objets, adaptation des situations en fonction du sexe)
qui met d'autant plus en évidence le parallélisme structural du récit pour y
révéler la véritable équivalence significative : celle du mariage pour \sl fille et
de la circoncision pour le garçon, autrement dit leur passage au stade d'adulte
par Yaccession à une potentielle procréation. En redevenant beurre, garçon
comme fille réaffirment la vanité de toute fécondité artificielle puisqu'à leur
génération artificielle s'ajoute leur impossibilité d'accéder à la procréation.
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marché; cette anomalie apparente s'explique sociologiquement : ils ne se
trouvent plus, en effet, en position d'équivalence par rapport à la mère de
l'époux, car le processus de mariage les a momentanément dépossédés de leur
fille au profit de la famille du gendre, la relation de consanguinité ayant cédé
le pas à celle d'alliance en attendant de se trouver restaurée par la naissance
d'un petit-enfant en qui se rejoignent les deux consanguinités, paternelle et
maternelle. L'étude d'autres contes met bien en évidence ce point précis. On
comprend dès lors que ce soit la grand-mère de la fille — pour qui la relation de
consanguinité n'est pas court-circuitée par celle d'alliance — qui assume
l'équivalence avec la mère du garçon : et voilà pourquoi elle est la seule à accepter le
marché.
Dans cette version, nous voyons, sur la « réalité imaginaire » de la vanité
de toute fécondité artificielle, se greffer une « réalité vécue » (le jeu des relations
entre consanguins et alliés) associée en outre à l'illustration d'une valeur éthico-
sociologique (rétablissement de la justice), tout cela lié à la seule modification
du statut relationnel de l'un des actants.
Une quatrième version présente une variante portant, cette fois, sur la
matière utilisée pour obtenir l'enfant. Une vieille femme, motivée surtout par le
besoin d'une aide matérielle, met dans sa marmite sept pierres qui se
métamorphosent en six garçons et une fille; les garçons travaillent aux champs et
la fille à la cuisine : pas de crainte à avoir ici du feu ni du soleil; le personnage
traître devra donc avoir recours à un autre moyen de destruction; ce rôle est
joué par une vieille envieuse et curieuse qui, ayant extorqué à la mère le secret
de son étrange fécondité, s'en va brocarder les enfants en les nommant
« Enfants-Pierres ». Ainsi interpellés, ceux-ci redeviennent aussitôt pierres et
leur vieille mère cherchera, durant le restant de ses jours, quelle vengeance
inventer pour punir la traîtresse.
Ce qui apparaît ici décisif, c'est la révélation de la nature originelle des
enfants et se trouve affirmés, outre la vanité de la fécondité artificielle, le
pouvoir de la parole et la valeur essentielle des noms, en tant que signes de
l'identité de la personne. Une chose n'est que lorsqu'on l'identifie et la nomme; et ces
enfants — qu'ils soient de beurre ou de pierre — pouvaient rester humains tant
que n'avait pas été dénoncée (en acte, par la fusion, en parole, par la
dénomination) leur nature réelle. Cette révélation de l'identité — qui apparaît ici
déterminante — enrichit, par ricochet, la signification de notre première version.
Cette présentation — sommaire — n'a pour but que de mettre l'accent sur
l'indispensable recours à la variabilité des versions d'un conte pour en saisir
la visée sémantique commune et ses diverses potentialités de réalisation.
Dans un second exemple, nous étudions plusieurs versions d'un conte
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vili qui est, en fait, assimilable à un mythe puisqu'il traite de l'origine des races.
L'intérêt de la comparaison des versions s'accroît ici du fait que ces textes ont
été notés les premiers en 1883, les seconds en 1978 7 et que le contexte
historique n'est sans doute pas sans effet sur les variations du conte.
Voici le résumé de deux versions :
La différenciation raciale s'effectue, dans les deux cas, par le moyen de l'eau
et la relation entre acte et ordre; et, à une structure narrative identique,
correspond, au niveau discursif, une interversion des résultats.
7. C. Jeannest, Quatre années au Congo (Paris, Charpentier, 1883), p. 97 et V. Gôrôg Karady, contes
inédits.
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En A, l'agent qui émet l'ordre est le père dont l'autorité porte sur l'unité
réduite qu'est la famille; alors qu'en B, c'est un devin qui, de par sa fonction et
ses responsabilités religieuses, a autorité sur tous. Les protagonistes (fils en A,
jeunes gens en B) accusent cette différence en mettant l'accent sur l'aspect
individuel ou communautaire de l'événement. Quant aux qualifications originelles
des héros (noirs en A, de couleur non spécifiée ou indifférenciée en B), nous en
verrons l'impact sur le dénouement.
2. Dans les deux cas, le code utilisé pour introduire la différenciation est
d'ordre temporel, l'opposition se jouant sur des excès antithétiques : lenteur
du Noir, hâte du Blanc; ce registre de qualification lent/hâtif avec son
amplification de sens, paresseux/travailleur, se retrouve fréquemment dans ces récits
d'origine. Pourtant ces deux excès ne se situent pas exactement sur le même
plan dans les deux versions : en A, le retard est léger et la faute, minime; mais
elle suffit pour prendre fonctionnellement la valeur d'une désobéissance; en B,
c'est la précipitation qui prend l'allure d'une transgression religieuse perpétrée
par une partie de la communauté à l'endroit d'un dignitaire religieux et elle se
double d'une erreur, sur le plan spatial : leur hâte, aggravée d'ignorance, les
fait plonger dans le lac maléfique.
3. Dans les dénouements, la différenciation raciale n'apparaît bénéfique,
en A, pour le Blanc, que par déduction puisque la modification de couleur est
présentée comme le prix de son louable empressement à obéir; en B, en
revanche, la qualification négative de cette mutation est nettement marquée
et le passage d'une couleur indifférenciée à deux couleurs opposées accentue
l'écart établi entre les uns et les autres au point même de consacrer celui-ci
par une disjonction spatiale : le départ des Blancs, puis leur retour — esquisse
d'explication du fait colonial — n'est, du point de vue de la structure narrative
qu'une redondance que seul justifie le contexte historique.
Le récit de 1884 — A — enchaînait avec une seconde partie qui doublait
la première différenciation par la couleur d'une différenciation sociocuFturelle,
alors que le conteur de 1978 fait de cette seconde partie une histoire autonome.
Ici, l'opposition se situe dans un registre « objectai » en termes de choix entre
deux séries d'articles : papier, plumes, longue vue, fusil et poudre, d'un côté,
bracelets en cuivre, cimeterres et flèches, de l'autre, pour A; livres et
instruments d'écriture ou coupe-coupe et houe, en B. Cette opposition, en A, entre
les insignes « modernes » du pouvoir et du savoir et les insignes « archaïques »
du prestige et de la chasse ou de la guerre aboutit à la séparation des deux
races sans que soit explicitée une appréciation ni une « morale ». Au contraire,
le récit de 1978 motive le choix du Noir (qui opte pour houe et coupe-coupe
afin de creuser la tombe de son père) par la piété filiale et le culte des ancêtres,
opposant ainsi à un savoir-faire technologique un vouloir-faire socioculturel,
dans le respect des valeurs traditionnelles fondamentales : éclairage qui, par
ricochet, répercute sur les deux héros une qualification implicitement plus ou
moins positive.
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Sans nous étendre sur la charge idéologique de ces récits (étudiée
ailleurs8), nous n'avons voulu ici que souligner l'importance des éléments qui,
pour une analyse formelle, auraient dû être, à dessein, relégués au second
plan mais qui, pour notre propos, sont au contraire essentiels.
La structure de ces récits génétiques se prête particulièrement bien au
procédé d'inversion ou de renversement des valeurs. Nous voyons en outre,
dans ce cas précis, le contexte historique peser sur cette mutation et nous
éclairer sur le pourquoi des différentes formulations d'un thème, telles que
les autorise la combinatoire souple des unités signifiantes disponibles.
Le fait colonial a pu, chez les Vili, transformer le « regard sur soi » par
la projection de l'image que l'autre (le Blanc) se faisait d'eux; mais le contexte
plus restreint n'est pas sans un possible effet sur l'orientation du texte :
l'identité du collecteur, la composition de l'auditoire peuvent avoir dicté au conteur
telle ou telle interprétation du thème; ainsi pouvons-nous nous demander si ces
variantes contradictoires n'ont pas coexisté, servies au gré des interlocuteurs
et des circonstances ou si la version B est bien une reformulation récente
(d'après l'Indépendance) d'une version A entièrement informée par la situation
coloniale. Toutefois, par rapport à l'objectif précis qui est ici le nôtre, la
réponse à cette question importe moins que.l'existence même des faits textuels
qui ont suscité celle-ci.
Un troisième exemple enfin nous montre comment la seule place d'un
motif dans un enchaînement narratif peut influer sur la signification générale
d'un conte.
Dans certains récits dits de « L'Enfant terrible » 9, nous voyons le thème
du héros libérateur tueur de dragon, illustré par tant de contes 10, se réduire
à un simple motif qui, selon sa place dans l'agencement séquentiel du texte,
soit impose sa logique propre pour entraîner le personnage dans le rôle du
héros bénéfique qui y figure habituellement, soit, au contraire, cède aux
exigences du personnage pour se modeler sur les séquences qui en signifient
le caractère spécifique.
Lorsque ce motif apparaît en séquence finale, l'Enfant Terrible — qui
avait, tout au long du récit, accumulé les méfaits les plus insoutenables, payant
chaque bienfait d'ingratitude et mettant sans cesse sa propre vie en jeu —
couronne sa série d'exploits négatifs par la mise à mort d'un monstre faiseur
de nuit et se retrouve, de par la simple logique intrinsèque de ce motif, mué
en héros libérateur; et c'est là, pour le conte, un tournant décisif qui permet
soit une fausse sortie du héros (l'enfant, après ce dernier exploit, positif celui-
là, est dit continuer sa route, ce qui laisse la porte ouverte à d'autres éventuelles
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aventures), soit un retournement complet dans l'orientation sémantique du
conte (l'enfant se voit proposer en récompense richesse et pouvoir que, selon
les versions, il accepte ou remet à son frère aîné). C'est la structure narrative
même de ce motif qui impose la mutation sémantique de l'ensemble du conte :
ce personnage irréductible et hors du commun dont, ailleurs, on ne peut se
débarrasser que par une apothéose cosmique nécessitant une intervention
divine, se voit ici réhabilité et récupéré par la société des humains, au titre
de héros libérateur éminemment bénéfique.
En revanche, lorsque ce motif se trouve inséré dans le corps du conte,
dans la succession des méfaits habituels, il se calque sur ces autres séquences,
se modifiant légèrement pour s'intégrer suivant un strict parallélisme, dans leur
logique narrative propre : dès lors, l'Enfant, fidèle à sa nature, fait de la
récompense qui lui est attribuée pour avoir délivré tout le pays de la présence du
monstre, un prétexte à de nouveaux méfaits et le conte peut poursuivre son
cheminement vers l'apothéose cosmique ou la disparition de l'enfant.
Nous pouvons donc ici constater les avatars d'un « thème » devenu « motif »
et Interrelation entre personnage et motif, structure narrative et sens.
De tous les genres narratifs — communément caractérisés par une
dominante « référentielle », selon l'expression jakobsienne — le conte représente
le type de récit le plus « artificiel » du fait que, précisément, l'objet référé est
déjà lui-même un complexe de signifiés — rôles et fonctions, personnages et
motifs étant souvent constitués en un système de symboles à entrées multiples,
où chaque élément comprend un emboîtement de significations lui permettant
de s'imbriquer dans les différents niveaux du texte. C'est sans doute cette
nature d'artefact qui fait du conte — plus que de tout autre genre
narratif— l'objet des feux croisés d'une recherche multiple; et c'est aussi parce
que, dans les cultures de l'oralité plus qu'en toutes autres, le conte conserve
son caractère de processus vivant que le regard des anthropologues s'est
attardé sur sa mobilité et sa variabilité; récit qui s'élabore, se sécrète
comme de lui-même, se recrée constamment, renaissant de ses cendres à
travers d'obscures mais sûres mutations et d'étonnantes métamorphoses, le
conte offre une sorte de laboratoire où se peuvent observer tout à la fois le
reflet d'une culture avec ses mécanismes internes de fonctionnement et les
lois de formation du texte avec ses composantes sémantiques et ses structures
formelles.
Conscients que la vérité du conte n'est pas simple, notre seule ambition
est que l'angle sous lequel nous avons choisi de l'éclairer puisse révéler une
part de cette vérité; notre crainte tacite, celle de voir, sous la lumière
inquisitrice de nos analyses, le conte fondre comme nos enfants de beurre ou, au
contraire, se pétrifier, à la révélation crue de sa nature réelle; notre secret
espoir enfin, celui de lui conserver, en nous, en dépit de toutes ces savantes
tribulations, son irréductible vitalité.
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