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Enfance et politique, La Pensée n°354

Différentes études, menées pour l'essentiel en Amérique du Nord, ont cherché à analyser l'impact de l'école, en particulier de son enseignement civique, sur le rapport des élèves au politique. En dépit des débats qui ont marqué ce champ de recherche, il a généralement été reconnu que les pratiques éducatives pouvaient avoir un effet sur la socialisation politique des enfants et des adolescents. Cet effet est certes limité, l'école n'étant pas le seul milieu de socialisation et bien d'autres éléments, en particulier le milieu socioculturel des élèves, influant sur leurs connaissances et leurs attitudes politiques. Il n'en demeure pas moins réel. A travers l'éducation civique, l'école représente d'abord une source essentielle de connaissance du système politique, de ses institutions et de ses acteurs 1 . Bien que ces résultats soient plus controversés, un certain nombre d'études montrent également que l'école peut contribuer à encourager certaines attitudes à l'égard du monde politique. La recherche comparative menée par C. Hahn dans différents pays (Etats-Unis, Danemark, Angleterre, Pays-Bas et Allemagne) dans les années 1990 souligne que le fait que les élèves parlent de politique en classe, comme c'est le cas dans certains pays et dans certains établissements, favorise chez eux une image moins cynique des hommes politiques, un sentiment accru de pouvoir influer sur la vie politique et surtout un intérêt politique plus important 2 . D'autres auteurs insistent plus particulièrement sur l'effet positif des discussions en classe sur des enjeux de société controversés 3 . L'inclusion de la politique dans les programmes scolaires et dans les débats en classe semble donc pouvoir encourager chez les élèves des éléments (connaissance et intérêt pour la politique, sentiment d'influence) favorables à une implication politique future.

Enfance et politique La Pensée, n°354, avril-mai-juin 2008. Introduction Différentes études, menées pour l’essentiel en Amérique du Nord, ont cherché à analyser l’impact de l’école, en particulier de son enseignement civique, sur le rapport des élèves au politique. En dépit des débats qui ont marqué ce champ de recherche, il a généralement été reconnu que les pratiques éducatives pouvaient avoir un effet sur la socialisation politique des enfants et des adolescents. Cet effet est certes limité, l’école n’étant pas le seul milieu de socialisation et bien d’autres éléments, en particulier le milieu socioculturel des élèves, influant sur leurs connaissances et leurs attitudes politiques. Il n’en demeure pas moins réel. A travers l’éducation civique, l’école représente d’abord une source essentielle de connaissance du système politique, de ses institutions et de ses acteurs1. Bien que ces résultats soient plus controversés, un certain nombre d’études montrent également que l’école peut contribuer à encourager certaines attitudes à l’égard du monde politique. La recherche comparative menée par C. Hahn dans différents pays (Etats-Unis, Danemark, Angleterre, Pays-Bas et Allemagne) dans les années 1990 souligne que le fait que les élèves parlent de politique en classe, comme c’est le cas dans certains pays et dans certains établissements, favorise chez eux une image moins cynique des hommes politiques, un sentiment accru de pouvoir influer sur la vie politique et surtout un intérêt politique plus important 2 . D’autres auteurs insistent plus particulièrement sur l’effet positif des discussions en classe sur des enjeux de société controversés3. L’inclusion de la politique dans les programmes scolaires et dans les débats en classe semble donc pouvoir encourager chez les élèves des éléments (connaissance et intérêt pour la politique, sentiment d’influence) favorables à une implication politique future. 1 Sur ce point, voir notamment: Langton K., Jennings M. K., « Political socialization and the high school civics curriculum in the United States », American Political Science Review, 62/3, 1968, pp. 852-867. Pour une étude plus récente de l’effet des cours d’éducation civique sur les connaissances politiques des élèves, voir: Niemi R. G., Junn J., Civic education: what makes students learn, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1998. 2 Hahn C. H., Becoming Political: Comparative Perspectives on Citizenship Education, Albany, State University of New-York Press, 1998. 3 Voir notamment : Ehman L. H., « Political efficacy and the high school social studies curriculum”, in Massialas B. G. (ed.) Political youth, traditional schools: national and international perspectives, Englewood Cliffs, N. J., Prentice-Hall, 1972. 1 Qu’en est-il de la situation en France ? Il n’existe pas, à ce jour, d’études comparables, qui s’intéressent à l’impact des programmes et des pratiques scolaires sur la relation des élèves au politique4. Ces dernières décennies ont été marquées par des changements importants, avec la revalorisation de l’enseignement civique dans les écoles et les collèges français dans les années 1980 et 1990 et l’introduction, en 1999-2000, de « l’éducation civique, juridique et sociale » dans les lycées. Cet article se propose d’analyser ces changements5, en axant l’interrogation sur la réalité et l’opportunité d’une éducation politique des élèves dès l’école primaire. Les programmes d’éducation civique du secondaire : un changement de culture scolaire ? L’examen des programmes scolaires révèle une situation contrastée, distinguant fortement l’éducation civique du primaire de celle du secondaire. Ce n’est qu’au collège que les programmes prennent explicitement soin de distinguer la citoyenneté de la « civilité » et d’une « vie en société » caractérisée par « le respect des autres » et des « relations harmonieuses » 6 . Les programmes d’éducation civique du secondaire insistent en effet à plusieurs reprises sur la dimension politique de cet enseignement. Au collège, les instructions mettent avant différentes notions (l’égalité, la solidarité, la démocratie, etc.). Ils soulignent l’écart entre les principes, les institutions et le droit d’un côté, les débats qui continuent de les entourer et les réalisations pratiques, de l’autre. Ainsi sont-ils susceptibles de favoriser chez les élèves du collège une attitude réflexive par rapport aux normes et aux institutions ainsi qu’une prise de conscience des enjeux de société et des luttes politiques et sociales qu’ils peuvent susciter. Différents thèmes qui ont fait l’objet de controverses dans le débat public 4 Les travaux d’Annick Percheron, pionnière en France dans l’étude de la socialisation politique des enfants, ont essentiellement été consacrés à la famille. Sa seule enquête sur l’école porte sur un élément spécifique, les logiques à l’œuvre dans les élections des élèves délégués (avec Nadia Dehan et Martine Barthélemy-Thomas, « La démocratie à l’école », Revue Française de Sociologie, 21/3, 1980, pp. 379-407). Un autre texte sur le rôle de l’école dans la socialisation politique s’appuie sur des données d’enquêtes américaines et, pour la France, formule des hypothèses fécondes : « L’école en porte-à-faux. Réalités et limites des pouvoirs de l’école dans la socialisation politique », Pouvoirs, n°30, 1984, p. 15-29. 5 Les programmes ont été modifiés à plusieurs reprises dans les écoles et les collèges. L’analyse conduite ici s’appuie sur les programmes actuels du secondaire et sur l’avant-dernière version des programmes du primaire, qui date de 2002 (les contenus d’enseignement n’ont pratiquement pas été modifiés dans les textes de 2007-2008, en dehors de quelques formulations). Des données d’enquête issues d’une recherche doctorale en cours portant sur l’éducation à la citoyenneté à l’école primaire sont également utilisées. Elles incluent en particulier des entretiens qualitatifs auprès d’un échantillon diversifié d’une trentaine d’enseignants (en termes d’âge, de sexe, de type de carrière, d’origines sociales, d’opinions politiques, etc.). Pour une présentation plus détaillée des objectifs et des premiers résultats de cette recherche, voir, en collaboration avec Sophie Duchesne ; « Apprentissage de l’universalisme citoyen en France : premiers résultats d’une enquête à l’école primaire », Revue Internationale d’Education de Sèvres, n°44 (« L’élève, futur citoyen »). 6 Ministère de l’Education Nationale, Programmes et accompagnements – Histoire – géographie – éducation civique – Collège, CNDP, 2004, p. 203. Consultable sur le site du CNDP : http://www.cndp.fr. 2 sont mentionnés comme sujets d’étude, tels que les 35 heures, le rôle de l’Etat dans la vie sociale, les discriminations, les jurys populaires ou encore la laïcité en France et en Europe. Les programmes soulignent l’importance du débat dans l’approche pédagogique des différents thèmes. Outre les institutions clefs du système politique, les programmes présentent les acteurs du système politique et de la société civile (partis, syndicats, associations, coordinations, etc.). Ces orientations sont accentuées au lycée. Le « débat argumenté » est systématisé comme méthode privilégiée de l’éducation civique. A ce niveau, elle prend essentiellement la forme de discussions sur des enjeux politiques controversés, qui doivent se dérouler après un travail de recherche et de documentation conduit par les élèves. Tout au long des trois années du lycée, différents thèmes, tous liés à des questions d’actualité, sont proposés. Pour ne citer que quelques exemples, les élèves de seconde peuvent étudier l’exclusion sociale, l’intégration des immigrés, la situation des banlieues ou encore les enjeux des recompositions familiales. Ceux de première peuvent aborder les problèmes posés par la crise de la représentation politique aujourd’hui, la reconnaissance publique des communautés, ou encore la parité. En terminale, la couverture maladie universelle, le droit de vote des étrangers, la légitimité démocratique de l’Union européenne ou les effets de la mondialisation sont suggérés comme exemples de débats. Les programmes font aussi une grande place aux moyens d’action politique : les acteurs de la vie politique et les différents formes de participation politique, traditionnelles et plus récentes (le vote, l’action collective classique, les nouveaux mouvements collectifs, les outils de la démocratie locale, etc.) sont présentés aux élèves. Globalement, les programmes d’éducation civique du secondaire apparaissent porteurs d’une véritable révolution culturelle, dans une institution scolaire qui avait longtemps exclu la politique de ses contenus d’enseignement. Née dans un contexte de conflit entre l’Eglise catholique et les Républicains à la fin du 19ème siècle, le système éducatif français s’est construit en instaurant progressivement un compromis, assuré par l’idée de neutralité scolaire. Cette norme de neutralité a cependant signifié bien plus que le simple devoir de silence des enseignants sur leurs propres opinions ; elle est aussi allée de pair avec une méfiance particulière envers toute inclusion, dans les programmes scolaires, de sujets pouvant faire l’objet de conflits idéologiques. D’abord essentiellement liée à la question religieuse, cette abstention s’est étendue à d’autres domaines de division idéologique, en particulier la politique. En faisant entrer les enjeux de société à l’école, les programmes d’éducation civique du secondaire proposent explicitement de prendre en compte « la dimension 3 conflictuelle de ces questions dans la communauté politique » 7 . Ils consacrent ainsi une dimension centrale du politique : le conflit sur la vision légitime du groupe 8 . Ils sont également susceptibles de favoriser une prise de conscience, chez les élèves, des différents moyens d’action et d’implication politiques. A cet égard, ils prennent acte des évolutions de la citoyenneté, en insistant, en particulier, sur les acteurs de la société civile, sur la démocratie locale et sur les nouvelles formes de mouvements collectifs. Pour ce qui est du secondaire, les programmes d’éducation civique paraissent donc pouvoir encourager chez les élèves, même de façon limitée, un rapport plus engagé à l’égard de la politique. L’information et le débat sur des sujets d’actualité, objet de controverses publiques, peuvent leur permettre de se forger sur ces questions une opinion informée et raisonnée, tout en stimulant leur intérêt pour la politique en général, leur sentiment de compétence à son égard, et peut-être aussi, leur volonté d’y prendre part davantage. En l’absence d’études empiriques sur la question, il reste cependant à savoir comment ces programmes sont mis en pratique dans les classes. Une des limites majeures qui apparaît d’ores et déjà est la faiblesse des horaires consacrés spécifiquement à cet enseignement (une demi-heure tous les quinze jours), qui parait bien mal servir ses objectifs ambitieux. La politique dans les programmes du primaire Cette sensibilisation des élèves aux enjeux politiques et à l’action politique ne se retrouve pas dans les programmes du primaire. L’éducation civique à ce niveau d’enseignement ne fait pas l’objet d’une présentation détaillée comme c’est le cas dans le secondaire 9 . Elle vise essentiellement à instaurer une civilité minimale dans les rapports entre enfants, en encourageant « l’écoute de l’autre », le « respect des différences » et les règles de « politesse ». Elle est centrée sur les exigences d’une vie en commun harmonieuse, dans laquelle la résolution des conflits passe par la parole plutôt que par la violence. Les élèves doivent également mieux comprendre les règles et les contraintes, sans lesquelles, comme l’indiquent les programmes, la vie collective ne serait ni possible ni garante de liberté. C’est par le débat que les élèves élaborent et discutent ces règles pour la classe. 7 Ministère de l’Education Nationale, Education civique, juridique et sociale. Classes terminales, programme applicable à la rentrée 2001, CNDP, 2001, p. 14. Consultable sur le site du CNDP : http://www.cndp.fr. 8 Sur l’importance du conflit comme élément essentiel du politique, voir notamment : Leca J., « Le repérage du politique », Projet, n°71, janvier 1973, p. 11-24 ; Duchesne S., Haegel F., « La politisation des discussions, au croisement des logiques de spécialisation et de conflictualisation », Revue Francaise de Science Politique, décembre 2004, p. 877-909. 9 La présentation qui en est faite reste relativement sommaire, les documents d’accompagnement, qui ont pour fonction de préciser les programmes, n’existant pas pour l’éducation civique. 4 L’acquisition d’un savoir institutionnel simple et la sensibilisation à la valeur éminente de la démocratie et des droits de l’homme constitue l’autre dimension de l’éducation civique. La commune est présentée ainsi que le rôle du président, du gouvernement et du Parlement. Les élèves doivent prendre conscience de ce que signifie vivre dans une démocratie, à partir de l’étude de l’installation de la République et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Les droits de l’enfant sont abordés sous l’angle de leur violation dans d’autres pays du monde. Au sujet de « la participation à la vie démocratique », les programmes retiennent l’élection (le « vote », les « charges électives ») et « l’engagement dans la vie publique », sans préciser ce que celui-ci revêt. Les programmes instaurent ainsi une éducation à la citoyenneté avant tout assise sur l’idée de civilité et les principes formels et généraux de la démocratie. La politique apparaît ici avant tout comme l’espace d’action d’institutions formelles, agissant de façon harmonieuse pour le bien de citoyens. Les conflits et les luttes politiques sont écartés de cette image, en dehors de ceux qui concernent d’autres pays (ceux qui bafouent aujourd’hui les droits de l’enfant) ou qui renvoient à un passé révolu (le droit de vote des femmes, l’abolition de l’esclavage). Les forces sociales et politiques ne sont pas présentées et les enjeux politiques sont exclus des discussions en classe, qui se limite aux problèmes de la vie collective dans l’école. Dans la pratique : les ambiguïtés des attitudes des enseignants Quelles sont les pratiques des enseignants ? Divergent-elles de ce qui est préconisé dans les programmes ? De manière générale, on observe plutôt une continuité entre les instructions officielles et les pratiques scolaires. L’éducation civique telle que les instituteurs la conçoivent est très largement tournée vers le « vivre ensemble » dans l’école. Ainsi parlent-ils souvent de « vie en communauté », « en collectivité », de « relations aux autres », de « vie dans le groupe ». Derrière ces expressions, différents éléments semblent guider leurs attitudes et leurs pratiques. Il s’agit d’abord d’apprendre aux enfants la tolérance et le respect des différences, mais plutôt en relativisant celles-ci qu’en les mettant en valeur. L’universalisme domine largement sur la diversité dans la sphère scolaire. Les élèves doivent avant tout comprendre qu’à l’école ils sont égaux et appartiennent au même groupe humain, quelles que soient leurs particularités individuelles ou collectives (apparence physique, appartenance ethnique, sexe, classe sociale…). Beaucoup d’enseignants semblent ainsi très attachés à cette norme d’égalité et d’inclusion de tous dans le même groupe, comme le montrent leur 5 intervention dans les conflits entre enfants tels que le rejet d’un élève, les insultes racistes ou l’exclusion de certains enfants des jeux de football en récréation (notamment les filles et les plus petits). Les enseignants trouvent également souvent dans différentes parties du programme (en histoire particulièrement) l’occasion de sensibiliser les enfants à ces principes. Ainsi, par exemple, la question de la traite des noirs et de l’esclavage, la Révolution française et la Déclaration des droits de 1789 donnent lieu à un rappel de l’idée d’égalité de tous et de tolérance des autres, quel que soit sa religion ou sa couleur de peau. Certains enseignants organisent également des travaux spécifiques, en général des débats entre enfants, sur le racisme ou l’égalité entre les sexes. L’approche est, le plus souvent, de type moral : les discussions aboutissent à mettre en valeur le caractère moralement condamnable de ces idées, sans déboucher sur une réflexion sur les inégalités, les phénomènes de domination à l’œuvre dans la société actuelle et les conflits politiques existant autour de ces questions. L’idée de « respect de l’autre » est également centrale dans le discours des enseignants : dans le quotidien de la vie scolaire, le vivre ensemble suppose aussi des relations pacifiques entre les individus, bannissant les insultes et la violence physique. Pour les enseignants, il convient d’apprendre à l’enfant à dépasser son égocentrisme initial pour prendre en compte l’autre et savoir l’écouter, ainsi qu’à maîtriser peu à peu ses pulsions agressives. La vie en collectivité renvoie également, aux yeux des enseignants, au « respect des règles », idée qui est très prégnante dans leurs discours. Elle se rapporte en fait à deux ordres de réalité. Une partie de ces règles recouvre les exigences du respect de l’autre (l’écoute, la non-violence, etc.). L’autre concerne non plus l’autre en tant qu’individu mais le groupe entier et ce qui est perçu comme un bien collectif : les élèves doivent ainsi apprendre à « respecter le matériel » qui leur est prêté, à ne pas dégrader les locaux de l’école, à arriver à l’heure pour ne pas déranger la classe qui travaille, à respecter l’environnement, etc. Quelques enseignants témoignent d’une conception plus traditionnelle des règles de la vie en commun : ils évoquent aussi des conduites qui renvoient à une morale conventionnelle (« ne pas cracher », « ne pas manger avec les doigts ») et font référence, contrairement aux autres, à l’ordre dans la classe et à la discipline. Une partie de l’éducation civique mise en œuvre dans les classes consiste également, conformément aux programmes, à sensibiliser les élèves aux droits de l’homme et aux droits de l’enfant. La place centrale accordée par les enseignants à la Révolution et à la Déclaration des droits française aboutit à mettre en relief le caractère démocratique de la France. Les discussions en classe sur les droits de l’homme visent essentiellement à faire comprendre aux élèves quelques principes clefs de la démocratie (les différentes formes de liberté, l’égalité). 6 Mais ces principes sont posés le plus souvent comme intangibles ; beaucoup d’enseignants évoquent en classe les prescriptions légales qui les mettent en œuvre (législation sur les discriminations, le racisme, la parité), ce qui renforce cette image de normes non discutables. Les limites de ces droits, leurs contradictions, leur décalage avec la réalité sociale, les luttes politiques qui les entourent dans la société ne sont pas évoquées. Seul le contraste avec les pays actuellement non démocratiques ou des exemples historiques comme l’esclavage fournissent des occasions de mise en perspective. De la même façon, les séances qui portent sur les droits de l’enfant aboutissent à une comparaison avec d’autres pays du monde où ces droits sont bafoués, en particulier le droit à l’éducation et à la protection. La plupart du temps, à l’image de ce que l’on trouve dans les programmes scolaires, les discussions en classe sur les droits ne sont pas rapportées à ce qu’ils peuvent avoir de problématique et de conflictuel dans la société aujourd’hui. L’importance du vote est un autre élément central de l’éducation civique scolaire. Les enseignants insistent sur le vote lors de séances spécifiques ou à différentes occasions, en particulier la tenue d’une élection politique ou d’un référendum, le vote des enfants pour désigner un délégué ou choisir un projet lié à la vie scolaire ou l’élection de parents d’élèves. Dans une des classes de l’enquête, les élections d’élèves délégués ont donné lieu à une mise en scène mimant de façon minutieuse les procédures politiques réelles : des cartes d’électeurs ont été fabriquées à l’image des « vraies » cartes, les élèves sont entrés en campagne, un isoloir a été installé au fond de la classe. Lorsqu’elle est abordée par les enseignants, la participation politique est donc évoquée sous sa forme la plus consensuelle et la plus traditionnelle : le vote. Ce phénomène s’observait déjà sous la 3ème République, l’école louant le vote et décourageant toute forme de violence politique. Rapporté à la France du 21ème siècle, où, comme dans d’autres démocraties, les manifestations sont devenues des voies courantes d’action politique et où se sont développées d’autres formes de participation (par le biais des associations, de mécanismes de démocratie locale et des nouvelles formes de mouvements collectifs), cela a cependant de quoi surprendre. Cet accent mis sur le vote consacre la puissance du citoyen individuel, négligeant une dimension centrale du politique : le fait d’avoir en tant que citoyens du pouvoir ensemble, par l’action politique conduite en commun. Les institutions sont aussi abordées dans les classes, mais par une partie seulement des enseignants ; les autres jugent cela « ennuyeux » en songeant parfois à l’instruction civique traditionnelle, ou « trop compliqué ». En l’absence d’incitation des programmes dans ce sens, rares sont les enseignants qui font volontairement entrer dans leur classe les questions qui sont l’objet de conflits dans la 7 communauté politique. De façon spontanée ou suite à une question sur le traitement de sujets politiques en classe, les enseignants évoquent en entretien leur devoir « de ne pas faire de politique en classe ». Ils paraissent désireux d’afficher, dans une situation d’entretien, leur neutralité politique, leur volonté de ne pas donner leur propre opinion politique en classe. Mais pour plusieurs enseignants, cette neutralité implique aussi l’exclusion de toute discussion sur un sujet susceptible de prises de position idéologiques différentes. Dans la mesure où les programmes du primaire n’ont pas évolué sur ce point, c’est donc une norme traditionnelle d’abstention par rapport aux questions politiques que les instituteurs mobilisent. La politique s’invite cependant parfois en classe, les enfants évoquant spontanément un événement d’actualité ou rapportant un propos entendu dans leur environnement. Dans ce type de situations, plusieurs enseignants disent « rester vagues » ou évitent le débat. Un instituteur, par exemple, évoque les difficultés d’une discussion en classe sur la construction européenne : le sujet de l’entrée de la Turquie dans l’Europe pourrait émerger et l’enseignant aurait peur de formuler une réponse dans laquelle il y aurait une « dose de politique ». De manière générale, les instituteurs interrogés craignent d’avoir une influence sur les opinions enfantines. Ce faisant, ils témoignent d’une conception de l’enfant comme individu malléable, simple réceptacle des idées des adultes, en même temps que d’une croyance en leur propre puissance10. Mais ce que les enseignants craignent aussi, bien souvent, derrière cette atteinte à la liberté de conscience de l’enfant, c’est d’aller à l’encontre des opinions parentales. Un enseignant le formule explicitement, déclarant arrêter son enseignement d’histoire à « 1945 parce qu’après y a trop de problèmes, avec les parents etc. (…) après ça peut être politique (…), on va pas au casse-pipe ». Parler de politique à l’école, comme le notait Annick Percheron à la fin des années 197011, serait menacer le partage des rôles entre l’école et la famille, et la prééminence de celle-ci dans la transmission des valeurs idéologiques. Cette répartition des tâches apparaît encore aujourd’hui reconnue par les enseignants. Pour autant, les attitudes des instituteurs apparaissent aussi ambivalentes à cet égard. Loin d’exclure toute prise de position idéologique, certains des interviewés se félicitent que l’école aille à l’encontre des opinions parentales sur certaines questions. Il s’agit précisément des questions qui touchent à ce qui est pour les enseignants, on l’a vu, un principe fondamental que doit transmettre l’école : l’égalité entre tous les individus et leur inclusion dans le groupe. Ainsi, par exemple, deux enseignantes déclarent « être intervenues » face à des propos d’enfants qui remettaient en cause pour elles, d’une façon ou d’une autre, l’égalité entre 10 Remarquons que cette vision est contradictoire avec l’affirmation, très fréquente dans le discours des instituteurs, que l’école « ne peut pas tout faire » et qu’elle ne peut apprendre aux enfants les règles de la vie en société si cette tâche n’est pas aussi prise en charge et relayée par la famille. 11 Percheron A. et al, Les 10-16 ans et la politique, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1978, p. 11-46. 8 hommes et femmes12. Deux autres instituteurs se réjouissent à l’idée que le travail conduit en classe sur le racisme et le sexisme a peut-être permis à certains élèves d’entendre sur ces sujets une opinion différente de celle de leur famille. Trois interviewés expliquent aussi avoir réagi face à des propos ou des symboles se référant à des idées racistes ou antisémites13. L’insistance des enseignants en entretien sur les idées « d’esprit critique » et de réflexion autonome, à développer chez les enfants, revêt ainsi parfois un sens particulier : réfléchir par soi-même ne signifie plus se détacher de l’opinion des parents en général, mais, comme le dit une enseignante « des parents qui quelque part ne sont pas du bon côté ». Dans des situations qui paraissent mettre à mal les principes que l’école doit défendre à leurs yeux, une partie des instituteurs n’hésitent donc pas à sortir de leur neutralité politique. La prévalence de la norme égalitaire au sein de l’école est cependant aussi et en même temps ce qui peut potentiellement empêcher la réalité politique de pénétrer l’école. En effet, comme on l’a déjà souligné, la conception de l’égalité qu’ont les enseignants est avant tout universaliste et individualiste. La mise en avant d’appartenances particulières fondées sur l’ethnicité, la classe sociale ou la religion, est ressentie comme une menace par beaucoup d’instituteurs, comme conduisant nécessairement à la rupture du rapport égalitaire entre enfants et à la division dans l’école. Les enseignants ont peur de parler de ces réalités. Or, il parait difficile pour un élève d’appréhender l’univers politique si ces appartenances, qui structurent et segmentent en partie la société et peuvent avoir une part dans les conflits idéologiques et politiques, ne lui sont jamais présentées comme faisant partie de sa vie et de son environnement. En réalité, un des obstacles à l’inclusion de la politique dans les discussions scolaires est le fait qu’elle est perçue par les enseignants (à l’image d’ailleurs d’une grande partie des citoyens) comme le monde de la division et du conflit, à rebours des valeurs pensées comme consensuelles que les enseignants souhaitent transmettre. Ainsi, par exemple, un enseignant dit-il en entretien avoir abordé en classe la crise des banlieues de 2005, mais suite à une question, refuse le terme de « politique » pour qualifier ce type de sujets et met en avant l’unanimité des acteurs politiques à condamner la violence. 12 Dans le premier cas, un enfant avait demandé à quoi servait le vote des femmes puisque les hommes votaient déjà ; dans le second, un enfant musulman avait affirmé que la femme devait être voilée. 13 Une institutrice mentionne ainsi le cas d’un élève qui avait dessiné des croix gammées et qui, à un autre moment, lui avait fait remarquer que son nom était juif. Une autre évoque le cas d’un enfant d’origine étrangère parlant en classe de la volonté de Jean-Marie Le Pen d’exclure les étrangers de la France et s’en inquiétant. Enfin, un instituteur fait référence à un enfant qui avait rapporté les propos racistes de son père en classe. Dans les trois situations, que l’enseignant soit intervenu directement ou non (par exemple en posant des questions aux élèves dans le dernier cas), l’objectif était bien de faire sentir aux enfants le caractère condamnable de ce type de propos ou de symboles, niant l’égalité et les droits humains de tout individu. 9 Les discussions sur des enjeux politiques en classe demeurent donc rares et sont davantage suscités par les élèves que par les enseignants. Outre le poids de la norme de neutralité scolaire, l’absence d’incitation dans les programmes, la vision de l’égalité et de la politique, il faut dire aussi que les enseignants sont des citoyens comme les autres : leur niveau d’intérêt pour la politique est relativement élevé compte tenu de leurs caractéristiques socioculturelles, mais rares sont ceux pour qui elle constitue un domaine privilégié d’intérêt et d’action. L’une des seules enseignantes à organiser des débats réguliers entre enfants sur des sujets politiques (l’immigration, les « sans-papiers » notamment) milite dans un syndicat enseignant et une association de défense des « sans-papiers ». 10 Conclusion Il semble donc exister, concernant l’éducation politique à l’école, une véritable frontière entre le primaire et le secondaire, tout du moins dans l’esprit des programmes : tout se passe comme si la formation politique ne devait débuter qu’au collège et surtout au lycée. Cette frontière est très largement artificielle, les enfants s’intéressant très jeunes à la politique et acquérant de façon précoce des connaissances et des attitudes dans ce domaine. L’idée que les enfants sont « innocents politiquement » a été démentie dès les années 1960 par les premières études de socialisation politique aux Etats-Unis. En France, les travaux d’Annick Percheron, conduits entre la fin des années 1960 et les années 1980, ont montré que même les enfants les plus jeunes (autour de 10-12 ans) n’étaient pas ignorants politiquement : beaucoup d’entre eux connaissaient une grande partie du vocabulaire politique et témoignaient de systèmes de valeurs caractéristiques de la gauche ou de la droite, même si cette proximité idéologique n’était assumée et consciente que chez une minorité d’enfants. Les résultats de la recherche plus récente de Katharine Throssell, conduite en 2007 auprès d’enfants de 7 à 9 ans, vont encore plus loin dans ce sens 14 . Certes, les entretiens avec les enfants ont été menés au moment des élections présidentielles de 2007, ce qui a tendance à majorer l’importance de la politique dans leurs propos. Néanmoins, les enfants témoignent d’un enthousiasme tel pour la politique (les élections, les figures politiques, certains sujets politiques tels que l’immigration) qu’il ne peut être rapporté au seul contexte de l’élection. Les enfants s’intéressent au monde politique, certains trouvant même légitime de pouvoir déjà voter à leur âge. Ils ont des connaissances et sont capables de réfléchir et de former des opinions dans le domaine politique. Les enfants savent aussi se positionner à gauche ou à droite et les justifications qu’ils donnent de leur choix sont relativement cohérentes avec le système de valeurs de chacune des deux grandes familles politiques. Rejeter la politique hors de l’école primaire ne saurait donc être justifié par l’idée qu’elle constitue un monde trop complexe et trop éloigné des enfants. Les enseignants en sont de toute façon conscients. Rares sont ceux qui affirment que la politique est un domaine d’adultes et que les enfants n’ont aucune idée de ce qu’elle signifie. Quelques-uns soulignent au contraire les connaissances et l’engagement politiques de certains de leurs élèves. Mais dès lors que la possibilité de parler de politique en classe est évoquée, les instituteurs témoignent d’une réticence explicite et très nette. A l’école primaire, l’éducation civique est avant tout fondée sur un apprentissage de la civilité et des principes les 14 Les enfants de la patrie : A study of national identity and political socialisation, Mémoire du Master de science politique de l’IEP de Paris, Paris, 2007. 11 plus généraux et les plus consensuels de la démocratie. Les éléments qui pourraient faire entrer dans une zone de dissension sont exclus des programmes et souvent écartés par les enseignants. Cependant, l’attitude des instituteurs est en réalité bien plus ambivalente qu’il n’y paraît. D’une part, on l’a dit, ils n’hésitent pas dans certaines situations particulières à sortir de leur neutralité politique pour intervenir face à des propos d’élèves qui leur semblent menacer le principe de l’égalité entre individus. D’autre part, la vision qu’ils défendent, même s’ils la conçoivent comme consensuelle, est bel et bien politique. L’universalisme, tout d’abord, est une représentation politique particulière, opposée, par exemple, au modèle multiculturel et à la reconnaissance des communautés dans l’espace public et notamment dans l’école. En outre, l’insistance des enseignants sur le fait « qu’ils ne font pas de politique » peut elle-même être considérée comme politique. Ne « pas faire de politique », c’est, certes, dans le cadre scolaire, vouloir rester dans une posture de neutralité idéologique. Mais rien n’empêche pour autant de parler de politique : de présenter, sur un sujet donné, les faits incontestables, les règles légales ainsi que les points de divergence et les acteurs de ces conflits politiques. Parler de politique, ce n’est pas faire de la propagande politique. Cette réserve face aux sujets politiques à l’école ne peut-elle pas, chez certains enseignants, témoigner justement d’une vision politique, valorisant l’unité du corps social et délégitimant le conflit ? Prétendre « ne pas faire de politique », c’est aussi exclure certains objets du champ légitime de la politique, attitude qui n’est pas neutre politiquement15 : ainsi, pour reprendre un exemple décrit plus haut, le fait de présenter une discussion sur la crise des banlieues comme non politique, sous le jour de la condamnation consensuelle de la violence, traduit aussi une certaine représentation politique de ce problème social. Sans préjuger du maintien à l’identique des représentations et des attitudes qui se forment à l’âge de l’école primaire, on peut faire l’hypothèse, en raison même de leur antériorité, qu’elles ont un poids non négligeable sur la socialisation politique future. Pour cette raison, il apparaît particulièrement opportun de développer dès l’école primaire une véritable formation politique, ce qui implique surtout de reconnaître que le conflit, les groupes et l’action collective ont droit de cité dans les débats en classe. 15 Voir le raisonnement de Jean Leca à ce propos, dans l’article déjà cité. 12