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La Maman et la Putain de Jean Eustache, politique de l'intime

2020, Collection Cinéfocales, Le Bord de l'eau Editions

Ces dernières années, Jean Eustache a fait l'objet de plusieurs publications consacrées à l'ensemble de son oeuvre - Au travail avec Eustache de Luc Béraud (2017), Jean Eustache de Philippe Azoury (2017), Jean Eustache ou la traversée des apparences de Jérôme D'Estais (2015), Le dictionnaire Eustache dirigé par Antoine de Baecque (2015). Dans ces livres, La maman et la putain occupe toujours une place importante. Ce film, qui rencontra un succès d'estime en salles lors de sa sortie en 1973 et provoqua le scandale au festival de Cannes, reste, aujourd'hui encore, le plus célèbre de son réalisateur. La maman et la putain est emblématique de l'ensemble de la filmographie d'Eustache, mais l'est également du cinéma d'auteur post-Nouvelle Vague et même de la société française au lendemain de Mai 1968. Ce nouveau volume propose donc de se pencher spécifiquement sur une oeuvre qui s'est hissée, avec le temps, au rang de film culte. Dans une pluralité d'approches disciplinaires, ses contributeurs mettent en lumière de nombreux aspects de La maman et la putain : la représentation de Paris (Antoine de Baecque), l'autofiction (Rémi Fontanel) et l'expression de l'intime (Codruta Morari) jusqu'à un lyrisme qui flirte avec la parodie (Agnès Perrais), les représentations politiques (Stéphane Pichelin), féminines (Geneviève Sellier) et la relation que le film entretient avec le féminisme (Delphine Chedaleux), la mise en scène de la parole (Matthias Alaguillaume) et des « monologues » (Arnaud Duprat), la direction d'acteurs, qu'ils soient « professionnels » ou non (Michel Cieutat)... Au fil de ces différents chapitres, se révèle progressivement toute la richesse d'un des titres les plus importants du cinéma français des années soixante-dix.

La Maman et la Putain Jean Eustache Politique de l’intime Collection cinéfocales fondée par Alain Kleinberger et Jacqueline Nacache Au fi l de son évolution depuis les années 1970, la recherche en études cinématographiques a parfois délaissé l’ étude des œuvres fi lmiques au profit de problématiques moins liées à l’ héritage de la cinéphilie. L’ objectif de la collection Cinéfocales est de remettre le fi lm au centre du jeu, de lui redonner pleinement son statut d’ objet de réf lexion et de recherche. Dans cette perspective, chaque volume est consacré à l’ étude collective d’ un film relevant de la culture classique ou récente, et envisagé au prisme de plusieurs approches scientifiques. Les ouvrages, de ton et de tenue universitaire, mais allégés sur le plan de l’ appareil critique, s’ adressent tant aux étudiants, enseignants et chercheurs qu’ aux amateurs désireux de découvrir, sur des fi lms connus ou moins connus, de nouveaux éclairages critiques. © Éditions LE BORD DE L’ EAU 2020 www.editionsbdl.com 33310 Lormont ISBN : 978-2-35687-690-4 La Maman et la Putain Jean Eustache Politique de l’intime Volume dirigé par Arnaud Duprat et Vincent Lowy Dans la même collection : TO BE OR NOT TO BE – ERNST LUBITSCH, UN CLASSIQUE DANS L’HISTOIRE Alain Kleinberger et Jacqueline Nacache (dir.) L A NUIT DES MORTS-VIVANTS – GEORGE A. ROMERO, PRÉCIS DE RECOMPOSITION Barbara Le Maître (dir.) PERSEPOLIS – M ARJANE SATRAPI ET VINCENT PARONNAUD, DESSIN DE VIE Barbara Laborde (dir.) JOURNAL INTIME – NANNI MORETTI, VOYAGES EN ARCHIPEL Aurore Renaut (dir.) T WIN PEAKS– M ARC FROST ET DAVID LYNCH, À L’INTÉRIEUR DU RÊVE Sarah Hatchuel (dir.) Remerciements à : Jacqueline Nacache (université Paris Diderot) Art : Pratiques et Poétiques (EA 3208) ENS Louis-Lumière Nous remercions Françoise Lebrun et Luc Béraud pour leur contribution, ainsi que Pierre Lhomme qui nous a quittés un an après notre entretien et à qui cet ouvrage est dédié. Introduction par Arnaud Duprat et Vincent Lowy C’est en mai 2018, rue Cujas, dans le Quartier Latin : sur les murs de la Sorbonne au milieu des tracts contestataires, on retrouve une des images les plus connues de La Maman et la Putain, reprise dans le style des gravures sur bois de Félix Valloton ou du dessinateur de presse Honoré. Au-dessus des trois personnages principaux, les slogans bien connus : « prenez vos désirs pour la réalité » ; « jouir sans entraves » ; « soyez réalistes, demandez l’impossible ». En ce cinquantenaire de Mai 68 marqué par la contestation étudiante contre la dernière réforme de l’enseignement supérieur, l’irruption du fi lm de Jean Eustache dans le mouvement social témoigne à la fois de sa permanence dans la mémoire collective et de la méprise persistante qui fait de ce fi lm le porte-drapeau des idéaux libertaires de 1968. Tourné du 21 mai au 11 juillet 1972 à Paris, La Maman et la Putain est sorti en France le 17 mai 1973. Succès relatif sur le moment (un peu moins de 350 000 entrées, dont 90 000 à Paris) mais échec évident lors d’une ressortie en 1982 (10 000 entrées), le fi lm de Jean Eustache reste le meilleur exemple d’un cinéma d’auteur post-Nouvelle Vague et post-68, mais aussi, tout comme son concurrent cannois La Grande bouffe (Marco 7 La Maman et la Putain, politique de l’intime Ferreri, 1973) 1, d’un cinéma délibérément provocateur typique de cette époque. Pourtant, année après année, son aura ne cesse de grandir, sa modernité, sa contemporanéité s’affirment et son influence ne se dément pas auprès des nouvelles générations : le magazine Les Inrockuptibles 2 l’a même élu le meilleur film français de l’histoire, tandis que Time Out 3 lui a réservé la seconde place dans son classement équivalent, juste derrière La Règle du jeu (Jean Renoir, 1939). Il occupe aujourd’hui le tout premier rang des chefs-d’œuvre du cinéma français. Cependant, le film de Jean Eustache reste en grande partie inconnu du grand public. La Maman et la Putain dut attendre 1986 pour connaître sa première diff usion à la télévision, au ciné-club d’Antenne 2 (à une heure tardive, donc). Seules trois rediff usions ont suivi : en 1997 sur Canal +, puis en 2000 et 2013 (cette dernière à l’occasion du décès de Bernadette Lafont) sur Arte. Ses éditions en vidéo sont tout aussi limitées : après deux VHS, l’une en Angleterre en 1998 (Artificial Eye) puis l’autre aux États-Unis en 1999 (New Yorker Video), une seule édition DVD de 2002 est référencée au Japon (Kinokuniya/Eurospace). Si, pour différentes raisons, les ayants droit de Jean Eustache bloquent toute exploitation commerciale du film et, par conséquent, sa restauration et sa diff usion en DVD ou Blu-ray, on le trouve facilement sur YouTube où trois numérisations de copies distribuées par New Yorker sont disponibles (dont une sous-titrée en espagnol). Hélas, ces différentes versions sont d’une qualité épouvantable qui ne rend justice ni à la superbe photographie de Pierre Lhomme, ni au son de Jean-Pierre Ruh. 1 Les deux fi lms sont sélectionnés au festival de Cannes 1973 où ils provoquent le scandale. 2 <https://www.lesinrocks.com/2014/03/05/cinema/top-100-plus-beaux-filmsfrancais-11468683>. 3 <https://www.20minutes.fr/culture/diaporama-2307-photo-706851-meilleursfi lms-francais-selon-time-out-paris>. 8 Introduction Malgré cette diff usion empêchée, La Maman et la Putain n’en demeure pas moins le film le plus connu de Jean Eustache. En raison des prix remportés au festival de Cannes – Grand Prix 4 et Prix de la critique internationale – et du scandale provoqué sur la Croisette mais aussi parce qu’il franchit brillamment le cap des années et semble ne jamais devoir se flétrir, ce fi lm reste son œuvre la plus célébrée. De nombreux cinéphiles la connaissent, même sans l’avoir vue, et, pour beaucoup, Jean Eustache semble être avant tout l’auteur de La Maman et la Putain. L’influence de ce fi lm ne se dément pas sur les générations successives du jeune cinéma français, souvent biberonnées au culte des Cahiers du cinéma : Philippe Garrel, Arnaud Desplechin, Bertrand Bonello, Christophe Honoré, Mia Hansen-Love, Serge Bozon et aujourd’hui Michaël Dacheux… À l’image de ce statut particulier, la bibliographie au sujet de Jean Eustache rend justice à son importance majeure, mais est restée pendant longtemps limitée. Mis à part l’ouvrage d’Alain Philippon en 1986 aux éditions des Cahiers du cinéma 5 et un numéro spécial de cette même revue en 1998 6, il faut attendre les années 2010 pour voir, dans la continuité du Dictionnaire Eustache dirigé par Antoine de Baecque en 2011 (année du trentième anniversaire du décès du cinéaste), la publication des ouvrages de Jérôme d’Estais et de Luc Béraud qui remettent enfin l’œuvre de ce cinéaste à l’honneur. Même si, dans ces dernières études, La 4 Un prix décerné contre l’avis de la présidente du jury, Ingrid Bergman. 5 Alain Philippon, Jean Eustache, Paris, Éditions des Cahiers du cinéma, « Auteurs », 1986. 6 Cahiers du cinéma, n° 523, avril 1998. Nous recensons également un ouvrage collectif en Espagne (Miguel A. Lomillos, Jesús Rodrigo (dir.), Jean Eustache, el cine imposible, Valencia, Ediciones de la Mirada, 2001) et un autre ouvrage en Allemagne (Angela Schanelec, Jean Eustache : Texte und Dokumente, Berlin, Freunde der Deutschen Kinemathek, 2005). 9 La Maman et la Putain, politique de l’intime Maman et la Putain occupe une place de choix, seul le livre de Colette Dubois, publié en 1990 7, lui est intégralement consacré. Le présent ouvrage s’inscrit donc dans cette dynamique autour de Jean Eustache et s’attache à confirmer la place fondamentale de La Maman et la Putain au sein de l’œuvre eustachienne et, au-delà, du cinéma français. En réunissant des chercheurs de premier plan et de jeunes doctorants, des spécialistes chevronnés de Jean Eustache et d’autres qui publient ici leur premier texte sur ce cinéaste, notre ambition est de proposer une pluralité d’approches, allant du discours politique au féminisme, en passant par l’auteurisme et les études actorales, afin de mettre en lumière toute la richesse de ce fi lm fondateur. Pour comprendre tout à fait La Maman et la Putain, il faut sans doute avoir été amoureux rive gauche, y avoir sa propre Carte du tendre : Antoine de Baecque ouvre ce recueil en évoquant la représentation de Paris dans le fi lm. Débarrassé du souci cartographique de plusieurs œuvres de la Nouvelle Vague, Jean Eustache fi lme la capitale de façon détachée, avec une précision proustienne selon les sentiments des personnages qui l’investissent. Le cinéaste décide d’ailleurs de tourner dans les lieux où il a vécu l’histoire qu’il raconte. Profondément lyrique, la représentation de Paris relèverait, aux yeux d’Antoine de Baecque, d’une « cosa mentale ». Rémi Fontanel, Codruța Morari et Agnès Perrais développent cette dimension personnelle. Tout d’abord, Rémi Fontanel définit La Maman et la Putain comme une expérience poétique autofictionnelle singulière fonctionnant comme un miroir grâce auquel Jean Eustache regarderait ses acteurs qui 7 Antoine de Baecque (dir.), Le Dictionnaire Eustache, Paris, Léo Scheer, 2011. Jérôme D’Estais, Jean Eustache ou la traversée des apparences, La Madeleine, Lettmotif, 2015. Luc Béraud, Au travail avec Eustache (Making of), Lyon, Arles, Institut Lumière/ Actes Sud, 2017. Colette Dubois, La Maman et la Putain de Jean Eustache, Crisnée, Yellow Now, coll. « Long-métrage », 1990. 10 Introduction eux-mêmes lui renverraient son intimité, livrée de manière impudique par leurs personnages. Pour Rémi Fontanel, La Maman et la Putain est le miroir d’une existence parce que le cinéaste se poserait aussi comme le miroir de son film qu’il accoucherait au moment de la création, faisant du processus créatif le moyen de cette rencontre. Codruța Morari avance quant à elle l’hypothèse selon laquelle Jean Eustache ferait de La Maman et la Putain son autoconsécration d’auteur, sur le mode de l’intime, en se fondant sur une prise de possession des êtres qui sont autour de lui, en les exténuant tant dans la parole que dans la présence corporelle, afin de leur arracher des secrets. Pour Codruța Morari, autoriser l’intime reviendrait à la fois à l’assumer et à le légitimer. Enfin, Agnès Perrais interroge le lyrisme de La Maman et la Putain en considérant l’écart entre l’énonciation des personnages et leurs énoncés, écart qui jouerait des codes de l’ironie. Cette ironie reposerait sur un pessimisme radical amenant une confusion idéologique et discursive et, face à elle, des moments lyriques de parole sembleraient suspects en même temps qu’ils apporteraient une émotion authentique. Il s’agit, pour Agnès Perrais, de remettre en question le faux comme authenticité du réel chez Jean Eustache afin d’interpréter cette tension comme irrésolution problématique et pathétique. La parole est également à l’honneur dans les textes suivants. Matthias Alaguillaume s’interroge sur son statut prépondérant et y voit une ambition réaliste au service d’une expression sensible des sentiments. L’image serait alors au service de la parole et deviendrait éloquente en nous la faisant voir. Ainsi, la parole acquerrait un statut fi lmique à part entière qui la rendrait aussi visible qu’audible. Dans la continuité de cette analyse, Arnaud Duprat s’attache au statut emblématique du célèbre « monologue » de Véronika. Tout en synthétisant la portée idéologique du film, ce « monologue » manifesterait des caractéristiques littéraires se plaçant sous le signe d’une scission touchant l’intime, 11 La Maman et la Putain, politique de l’intime à l’image de la dimension autofictionnelle de l’œuvre. De plus, la mise en scène de ce « monologue » viserait une confusion entre la perception identitaire de l’héroïne, de l’actrice et l’expression de l’auteur. La performance de Françoise Lebrun et sa captation par la caméra accompliraient alors la recherche d’une émotion vraie qui anime tout le cinéma de Jean Eustache. Tout en appuyant cette importance de la créativité de Françoise Lebrun qui constituerait la plus grande réussite de directeur d’acteurs de Jean Eustache, Michel Cieutat propose un panorama de tous les interprètes de La Maman et la Putain où, au milieu d’acteurs non professionnels qui assurent des présences toujours riches de sens, domineraient un Jean-Pierre Léaud qui s’intégrerait parfaitement dans le « quotidianisme » de Jean Eustache, et surtout une Bernadette Lafont, elle aussi profondément elle-même, qui en ferait tout autant et parviendrait même à se surpasser. Cette force des personnages féminins de Jean Eustache permet à Geneviève Sellier de relever un autre paradoxe de La Maman et la Putain, en rappelant que ce film fut interprété comme une réaction misogyne au mouvement de libération des femmes qui était en train d’émerger en France, tout en reposant sur les performances de deux actrices qui ont été saluées comme exceptionnelles. Selon Geneviève Sellier, La Maman et la Putain serait un « ovni » dans le paysage cinématographique français, du fait d’un mélange entre narcissisme masculin exacerbé et sensibilité extrême à la question de l’émancipation des femmes qui devient alors, pour la première fois, une question politique pour la société française. Enfin, la dimension politique du fi lm est reprise et développée par Stéphane Pichelin qui considère que les identités politiques du début des années 1970 s’y trouvent congédiées par une idiosyncrasie qui nécessite, pour l’analyser, la réalisation d’un diagramme des forces politiques qui traversent La Maman et la Putain, entre une éducation sentimentale, placée sous le signe des relations de classe et arrachée à son personnalisme par 12 Introduction la surabondance des répliques politiques, et une politisation de l’amour qui apparaîtrait comme une position « de gauche » si elle ne s’appuyait pas sur des discours sans cesse « de droite ». Pour conclure cet ouvrage, nous avons rassemblé trois entretiens avec Luc Béraud, Françoise Lebrun et Pierre Lhomme. Ces entretiens sont précédés d’un texte de Vincent Lowy qui évoque la proximité d’un plan du fi lm avec un plan de La Chienne de Jean Renoir. Les trois collaborateurs de Jean Eustache réagissent à cette parenté Renoir-Eustache, mais, surtout, ils évoquent le tournage du fi lm à travers un certain nombre de souvenirs et d’anecdotes, de réflexions plus personnelles et de certaines réminiscences qui montrent bien que les uns et les autres n’ont pas du tout ressenti de la même façon cette traversée du miroir. 13 Dans Paris par Antoine de Baecque Dans La Maman et la Putain, Jean Eustache filme Paris. On y habite, on y marche, on y circule en 4L, on en parle, on chante la ville, on y discute, on y drague et on y prend de nombreux verres de whisky, aux terrasses de cafés ou sur les banquettes intérieures. Sans doute, une géographie et une dynamique des déplacements sont-elles préalablement nécessaires, repérages topographiques qui préludent à l’étude et à la bonne compréhension de l’analyse. Lieux de tournage parisiens : - le jardin du Luxembourg, à l’extérieur et à l’intérieur des grilles, - devant le lycée Montaigne, - l’intérieur et la terrasse du café Les Deux Magots, - l’intérieur du Café de Flore, - le café Le Saint-Claude, - l’intérieur de La Rhumerie, - Le Train bleu, restaurant dans la gare de Lyon, - l’appartement de l’ami, rue du Commandant-Mouchotte, - l’appartement de Marie, chez Catherine Garnier, rue de Vaugirard, 15 La Maman et la Putain, politique de l’intime - la boutique de Marie, celle de Catherine Garnier, rue Vavin, - un quai de Seine, la nuit, - la chambre d’infirmière sous les combles de l’hôpital Laennec, rue de Sèvres, - quelques rues du Quartier Latin. Actions et déplacements dans la ville : - monter et descendre un escalier parisien, - attendre dans une voiture devant les grilles du Luxembourg, - rouler dans une 4L sans clignotant gauche, où il faut « s’arranger pour ne jamais tourner à gauche », - accompagner une femme à pied, - suivre une femme à pied le long du boulevard Saint-Germain et prendre son numéro de téléphone, - discuter assis sur un banc au Luxembourg, - prendre un verre à la vitrine d’un café, en regardant la rue qui vit et qui passe, - discuter au café, à la terrasse ou assis sur des banquettes de cuir, - marcher en discutant dans la rue, - raccompagner une femme en voiture, - circulation des voitures et des passants, - marcher seul dans la rue, - passer de café en café en buvant des whiskys, - aller dîner chez « la femme chez qui je vis », - emmener une femme au bord de l’eau noire, - quitter le lit au petit matin pour sortir dans la rue, - raccompagner une femme chez elle, sous les combles, dans une chambre d’infirmière, et faire l’amour, - se voir mourir sur l’autoroute, après la fin du monde, quand la chaussée est envahie par les herbes, « comme les vestiges d’une civilisation antique », - aller faire les courses et s’occuper des alcools, 16 Dans Paris - discuter en empruntant un escalier roulant, dans un grand magasin « du genre Inno », - sortir acheter des cigarettes, et, dans la rue, prendre des fleurs, des roses, - aller vers sa voiture, au milieu de la nuit, puis retourner en courant chez celle qu’on demande en mariage. On peut énumérer ainsi les lieux de La Maman et la Putain et ses déplacements urbains, autant d’actions parisiennes du fi lm, composant une partition topographique qui confère à l’œuvre son dynamisme pourtant répétitif et bégayant. L’expérience inscrit le fi lm dans une tradition de la « sortie hors du studio », vers la rue, les cafés, les jardins, mais aussi les appartements « réels », héritage de la Nouvelle Vague clairement revendiqué par Jean Eustache. On saisit là, également, une géographie parisienne propre à La Maman et la Putain : l’épicentre germanopratin, autour d’un triangle dont les côtés lient le Café de Flore, Les Deux Magots et Le Saint-Claude, en face sur le boulevard ; puis la présence du Quartier Latin et son poumon vert du Luxembourg, attachés à Gilberte, l’ancien amour d’Alexandre ; quelques descentes vers la rue de Vaugirard ou de Sèvres, où habitent et travaillent les femmes, Marie et Véronika ; une sortie sur les quais de Seine, une autre, plus hardie, hors du cœur rive gauche de la capitale, vers la gare de Lyon. Paris met en crise la fiction Mais on peut également passer à ces endroits du film sans rien voir, traverser l’œuvre et ses trois heures et quarante minutes sans rien reconnaître, errer dans les espaces et les rues de Paris sans savoir qu’en faire. Car Jean Eustache possède un rapport tout à la fois fétichiste et désinvolte à Paris, d’une précision maniaque puisque tous ces lieux renvoient à sa propre vie, et 17 La Maman et la Putain, politique de l’intime d’un détachement seigneurial puisqu’aucune carte ne les repérera vraiment jamais. Cependant, Eustache aime-t-il Paris, lui qui n’est pas parisien, qui a grandi à Narbonne, ville que Mes petites amoureuses fi lme avec amour, sans ambiguïté ? Dans tous les cas, il se plaint de Paris à travers ses personnages qui en déplorent souvent les défauts : le bruit incessant – « Ce bruit de basse-cour, de volière », s’exaspère Alexandre –, la « graisse » d’une circulation automobile parfois infernale – le Paris des années 1970 à la circulation la plus générale et chaotique –, les travers d’un tourisme intellectuel propice aux impostures – la « visite » à Sartre aux Deux Magots qui maquille l’ivrognerie mondaine en intelligence au travail –, la disparition du « vieux Paris » populaire et authentique – « Où sont passées les fortifications ? » –, la lumière trop crue du jour et trop sombre de la nuit – « Regardez ce ciel horrible », se plaint Véronika –, l’indistinction des conditions d’habitant(e)s qui finissent par se ressembler dans leurs apparences médiocres, qu’elles soient « bonnes, ouvrières ou bourgeoises ». On peut ne voir Paris que comme Alexandre l’imagine et le réinvente : une ville cotonneuse aperçue à travers des lunettes noires… Paris fait le fi lm et le défait. Suivant les heures du jour et de la nuit, du petit matin blême alcoolisé et vomitif au crépuscule qui confond tout en recouvrant la ville d’un voile d’indétermination angoissant, à la nuit qui semble l’état permanent d’êtres vampirisés par les vieux fi lms, les vieilles chansons, aspirés par les cuites, les longues confessions, vidés par les errances et les dérives urbaines. Selon les humeurs changeantes de ceux qui vivent dans cette ville, y marchent, y boivent, y s’aiment, et de celui qui y fi lme, sans rien masquer de ce malaise, enregistrant une bande sonore de perturbations urbaines et un ruban d’images qui n’embellit rien, souvent « sale », impur, oscillant entre l’excès de blancheur et l’obscurité aveugle. Jamais de romantisme, fuir le folklore et le pittoresque : ce Paris est sombre ou cru, bruyant, 18 Dans Paris poisseux, ni touristique ni gracieux. Même le cliché par excellence, le premier baiser des amants, est arraché douloureusement à l’imagerie parisienne. Ce baiser entre Alexandre et Véronika n’est pas une fleur sensuelle de Paname, mais la conclusion redoutée et attendue de la fatigue urbaine, l’aboutissement fatal d’une longue marche qui, erratique, a traversé la nuit parisienne de quai de Seine en bistrot du dernier verre. Eustache ne triche pas – pas davantage Pierre Lhomme à l’image ou Jean-Pierre Ruh au son –, n’enjolive rien, son noir et blanc n’est pas un maquillage glamour de vedette, son image n’est pas un éclairage soigné de studio Harcourt. On peut même dire qu’il exagère : non qu’il trafique la réalité parisienne, mais il s’en sert comme révélateur de crise, comme ambiance instable visant à perturber les personnages. Pousser à bout les situations pour faire advenir la parole est un principe de mise en scène chez le cinéaste ; il fait un usage de Paris assez proche : ce n’est ni la grâce, ni la sérénité, ni la tradition, ni l’entre soi confortable et surtout pas la beauté de la ville qu’il recherche, mais un dérangement – tous doivent d’ailleurs régulièrement élever la voix pour être entendus à cause du brouhaha urbain –, engendrant malaise, nostalgie, rejet, angoisse, nausée. Assez comparable à l’alcool finalement, en ce que la ville fait advenir la vérité par l’épreuve à la fois douloureuse et jouissive de la sortie de soi. Faire face à sa vérité, blême et nue comme la ville. L’alcool est la boussole du fi lm, il est l’alpha et l’oméga, la pierre philosophale, l’accès à la connaissance par l’épreuve de l’enivrement, surtout quand Alexandre confie en achetant des bouteilles au supermarché : « Vous voyez, j’y suis arrivé. Je ne me trompe jamais de direction quand il s’agit de l’alcool. » Paris est un alcool urbain que le film devrait remercier au générique au même titre que Jack Daniel’s. 19 La Maman et la Putain, politique de l’intime L’impossible mais nécessaire déchiffrement de la ville Alexandre est un connaisseur de Paris, mais son savoir est sans cesse perturbé. Voici le principal moteur du film, l’insatisfaction urbaine qui, pourtant, peut déboucher sur une révélation. La société parisienne semble de plus en plus indifférenciée, la connaissance de la ville de plus en plus difficile, comme en conviennent d’ailleurs Alexandre et son ami lors d’une conversation de « vieux Parisiens » aigris : « On ne peut plus savoir qui est qui. Avec le nivellement, la libéralisation, l’espèce d’égalité, les bonnes, les ouvrières, les bourgeoises, tout est pareil. On finira par ne plus rien y voir. » Décrypteur de l’espace urbain, Alexandre est désemparé par la difficulté à lire la ville et à repérer distinctement les créatures qui y vivent et y déambulent. Son savoir urbain est remis en cause, tout comme son savoir-faire de séducteur. Cette incertitude est cependant ce qui fait le charme de Paris, ville passage, cité indécise où prolétaires et bourgeoises se confondent, à la fois urbaine et campagnarde. Alexandre adopte le Train bleu pour cela, comme il le confie à Véronika : « J’aime bien cet endroit. Quand je suis de mauvaise humeur, je viens ici, je crois que je suis leur meilleur client. Il n’y a que des gens de passage. On dirait un fi lm de Murnau. Les fi lms de Murnau, c’est toujours le passage, de la ville à la campagne, du jour à la nuit, il y a tout cela ici. À droite, les trains, la campagne ; à gauche, la ville. Il semble qu’il n’y ait pas un gramme de terre, rien que de la pierre, du béton, des voitures. » 20 Dans Paris Malgré tout, Paris recèle un savoir incomparable, la ville détient une vérité mystérieuse qu’il s’agit de décrypter, car, comme l’affirme Alexandre, telle une maxime existentielle : « Ne pas avoir d’argent n’est pas une raison suffisante pour mal manger. » Lors d’une conversation avec Marie, il lui confie la clé secrète de sa lecture urbaine : « Je me suis levé de bonne heure. J’ai eu envie de voir les rues, les gens. C’est fou l’activité qu’il y a dans les rues le matin. Les gens travaillent, se remuent, font des tas de choses. En fait, ils font semblant car la nuit il n’y a plus personne. Et le lendemain, ils recommencent à faire semblant, à se remuer, à s’engueuler, personne n’y croit plus. Ça, c’est [l’avantage de] Paris. Parce qu’en plus, ils sont tristes. Ils ne cherchent pas à donner le change comme ces méridionaux avec leur ignoble bonne humeur, leur espèce de générosité et de chaleur humaine. » Alexandre observateur urbain reprend ici la figure littéraire du veilleur ou du hibou, ceux qui parcourent la ville les yeux ouverts, l’héritier de Louis-Sébastien Mercier et de son Tableau de Paris, de Restif de la Bretonne et des Nuits de Paris, de tous les hommes de lettres flâneurs du milieu du xixe siècle. C’est en regardant Paris avec ces yeux-là qu’on comprend la ville, compréhension par la fable, l’insolite, la rencontre inattendue mais provoquée. « Et vous n’avez pas fait de rencontres ? », demande Marie. « Si, j’ai dragué une fi lle », concède Alexandre en parlant pour la première fois de Véronika, tel un pacte de vérité sur ses glanes à travers la ville. Ne pas tricher, ni avec les sentiments, ni avec la ville. Chercher, provoquer la rencontre, avec les femmes ou les hommes « intéressants ». Comprendre Paris, c’est saisir le bon moment, acquérir dans la ville un sens de l’improvisation et de l’occasion. 21 La Maman et la Putain, politique de l’intime Pourtant, elle possède ses pièges, nombreux et impitoyables. Pour Alexandre, Paris est d’ailleurs une ville qui lui en veut, où il se sent épié. « Nous sommes surveillés », lance-t-il à Véronika. « Vous ne voyez pas, il y a des gens qui passent et repassent. Ils attendent qu’on fasse l’amour, des voyeurs, des homosexuels, des fl ics… Ça me dérange beaucoup. » La ville est ainsi refaçonnée par la paranoïa d’Alexandre : « Je suis persuadé que tout ce qui est arrivé dans le monde ces dernières années est totalement dirigé contre moi. Il y a eu la Révolution culturelle, Mai 68, les cheveux longs, les Rolling Stones, les Black Panthers, les Palestiniens, l’underground. […] Je crois que les rues sont peuplées d’assassins. Pas d’assassins en puissance, d’assassins réels… Paris particulièrement. Tout ça n’est pas gratuit : c’est encore un coup monté contre moi. […] Il faudrait ouvrir toutes les portes des prisons, en même temps, et les criminels déferleraient dans les rues, comme des rats ! Ils descendraient le boulevard Raspail, ils viendraient ici, il y en aurait partout, chez toi, chez moi… » Quel est le véritable savoir de Paris ? Son passé envolé, suggère le fi lm, ce qui ne peut être compris et reconquis qu’à travers une nostalgie assumée. Alexandre l’affirme dans une conversation au Flore avec une amie qui revient soudain comme un fantôme : « Que sont devenus les gens que l’on voyait ? Je reste ici, toujours, et ils ont disparu. Je ne les vois plus. » La ville est vouée à la disparition, et cette déploration du vieux Paris qui n’est plus relance la quête d’Alexandre comme l’énergie créatrice de l’écrivain-cinéaste : « Et l’on se demande aujourd’hui, chante Fréhel : que sont devenus les fortifications et les petits bistrots des barrières ? Où sont Julot, Nini, Casque d’or et p’tit Louis le 22 Dans Paris costaud… ? Que sont devenus les fortifications et tous les héros des chansons ? » Cette nostalgie permet de supporter, quand même, par la moquerie caustique et le dénigrement narquois, l’écart du regard et de la satire, un présent détestable, celui de la modernité urbaine. Comme le dit encore la chanson de Fréhel, qui se poursuit : « Des maisons de six étages, ascenseur et chauffage, ont recouvert les anciens talus. P’tit Louis est devenu garagiste. Il n’y a plus de fortifications ni de bistrots des barrières. À chacun son temps. » C’est très exactement le même thème et le même « refrain » nostalgique qu’a introduit la conversation d’Alexandre avec son amie, croisée au Flore peu auparavant. Puis, dans une séquence suivante, le prédicateur radiophonique reprendra une identique rengaine, celle qui se débat contre la modernité de la ville : « Notre siècle est un siècle de paresse. On ne marche plus assez… La foule est devenue horrible. Les individus dégénèrent physiquement tandis que leur quotient intellectuel ne cesse d’augmenter. » Où retrouver un autre Paris, celui du peuple d’autrefois ? Alexandre possède ce savoir urbain qui le ramène à l’authenticité disparue, car il sait où le voir, l’entendre et le partager : « Si on allait prendre un petit-déjeuner au Mahieu. C’est un bistrot du boulevard Saint-Michel [rue Soufflot] qui ouvre à 5 h 25. À cette heure-là on y voit des gens formidables, des gens qui parlent comme des livres, comme des dictionnaires. En prononçant un mot, c’est la définition de ce mot qu’ils donnent. Rien à voir avec le jargon, le langage chiffré du Nouvel observateur ou du Monde. Je me souviens d’un Arabe qui disait, en prononçant chaque syllabe : “Il paraît que les femmes noires font l’amour de façon extraordinaire. Quand l’homme introduit son organe sexuel dans le vagin de la femme, il paraît qu’il y fait une chaleur de fournaise. 23 La Maman et la Putain, politique de l’intime C’est un administrateur des colonies qui me l’a dit.” J’aimerais pouvoir parler comme cela. Parler avec les mots des autres, ce doit être cela la liberté. » Là est donc le grand livre de Paris, dans lequel l’homme moderne tourné vers le passé pourrait véritablement apprendre la ville et la vie. Alexandre, de plus, prend connaissance de l’urbanité par le café, qui devient la connaissance de la ville. Car il est son réservoir d’histoires, l’espace d’un savoir qui passe par les légendes urbaines. « Quel est l’arrondissement le plus sale de Paris ?, demande ainsi un gardien de square accoudé au zinc du Mahieu, le 1er ? — Non, ce n’est pas le 1er. — Le 4e ? — Non ce n’est pas le 4e. C’est le 16e arrondissement ! — Ah, bon, pourquoi ? — Parce que c’est là qu’on enlève la mère Dassault… » Paris recèle de l’extraordinaire, de la mythologie secrète : « Un jour de Mai 68…, il y avait beaucoup de monde au Mahieu, et tout le monde pleurait. Tout un café pleurait, c’était très beau. Une grenade lacrymogène était tombée… Si je n’y étais pas allé tous les matins, je n’aurais rien vu de tout cela. Alors que là, sous mes yeux, une brèche s’était ouverte dans la réalité. » Par cette brèche, la ville soudain se révèle à Alexandre, qui peut la raconter à ses interlocutrices, généralement fascinées, Gilberte, Marie, Véronika. C’est la meilleure partition du jeune homme : cette connaissance d’un Paris secret et souvent disparu fait le fond de sa séduction. 24 Dans Paris Les cafés au centre du film Soixante-trois des deux cent vingt minutes de La Maman et la Putain se déroulent dans un café, qui est d’abord et avant tout le rendez-vous favori des amants : « jeudi aux Deux Magots », « ce soir à 8 heures, au Flore », « à minuit au Flore »… Puisque la rencontre y est ainsi convoquée, le café devient un lieu d’existence : « Je vais lire au Flore l’après-midi, vous pouvez passer là par hasard… », confie malicieusement Alexandre à Véronika. Le déroulement même du film ressemble à une longue succession de scènes de café, où se tient le constant chassé-croisé des hommes et des femmes. C’est un principe de vie, un nomadisme propre, un rite, un modèle d’organisation sociale et sentimentale applicable et implacable. Au café, avec un ami, Alexandre affirme ce mode d’existence privilégié : « Je viens lire ici l’après-midi. J’ai l’intention de faire ça très régulièrement, comme un travail. Je ne peux pas lire chez moi. » Alexandre est, par sa quête amoureuse et par sa (faible) volonté de travailler – à sa façon, le café est tout à la fois sa liberté et sa contrainte dans le travail –, comme jeté dans les cafés de la ville. Les rues où il marche, croise, aborde des filles, donnent dans les cafés où il lit, discute, les étonne et les séduit. En citant Bernanos, Alexandre conclut ce manifeste existentiel : « Je ne peux pas me passer du visage et de la voix humaine, j’écris dans les cafés. » Aussi, le café devient, dans La Maman et la Putain un emblème, l’espace stratégique d’une conquête. Eustache n’est pas le premier : dans l’histoire du cinéma, c’est la Nouvelle Vague qui a fait du café un lieu familier, naturel, presque évident, sa « deuxième chambre » selon une expression de Roland Barthes qui désignait ainsi un endroit dévolu à certaines activités, de rencontre, de parole, de séduction, de vie. À travers le café, Eustache est un fi ls de la vague, son successeur de zinc et de banquettes, de terrasses, de verres à vider, de conversations alcooli25 La Maman et la Putain, politique de l’intime sées. Comme la Nouvelle Vague l’a fait une décennie plus tôt, il y respire un air du temps, celui du début des années 1970, où son cinéma possède ses habitudes, ses mœurs, ses rites amoureux. Le café devient le cœur vivant du fi lm, un espace de retrouvailles, de confessions, de séparations douloureuses parfois, un terrain de chasse aussi, puisque la drague est l’un des motifs majeurs de ce cinéma dandy. Il s’impose surtout comme un théâtre de la parole où se racontent les bonheurs et les heurs de l’existence. Là, pour reprendre un propos de Godard sur un fi lm de Roger Vadim, Sait-on jamais, en avril 1957 : « Le cinéma fait enfin avec naturel ce qui devrait être depuis longtemps l’ABC des fi lms français. Quoi de plus naturel, en vérité, que de respirer l’air du temps 1 ? » Être à l’heure juste, c’est fi lmer le Paris contemporain en s’affranchissant des conventions du cinéma hérité. Et Paris, ce sont ses cafés. Qu’il soit terrasse, banquettes ou vitrine, le café offre un regard sur la ville. C’est un endroit pour attendre, regarder la ville dans ses détails, espace poreux où la rue, visible et vivante, l’urbanité parisienne, ô combien sensible, les passants, badauds, gens pressés ou flâneurs, les « piétons de Paris », tout et tous communiquent avec ceux qui sont assis, attablés à l’extérieur ou à l’intérieur, et les contemplent, directement ou à travers la transparence d’une paroi qui n’isole pas tout à fait. Le Parisien au café et le Parisien dans la ville sont les deux faces d’un même être bifronts, qui échangent souvent leurs rôles d’ailleurs, définissant une identité urbaine du dedans-dehors libre, réversible et flottante, que le cinéma d’Eustache a su capter. Pourtant, le café est un espace délicat à apprivoiser pour le cinéma, malcommode pour une caméra, où les corps sont contraints par la géométrie des tables, des miroirs, des rangées, 1 Jean-Luc Godard, « Des épreuves suffisantes », Cahiers du cinéma, n° 73, juillet 1957, p. 35-37, ici p. 35. 26 Dans Paris des cloisons, où, enfin et surtout, le son est un piège. Chacun sait que l’atmosphère sonore d’un vrai bistrot parisien est, d’une part, impossible à reconstituer en studio et, d’autre part, absolument spécifique, reconnaissable et redoutable : cliquetis de la vaisselle, des verres, des tasses, tintement des pièces de monnaie sur le comptoir, percussions et sifflements du percolateur et de l’ébouillanteur, bruits d’eaux divers, brouhaha de conversations multiples, éclats de voix qui portent, entrées et sorties vers l’extérieur et sa rumeur urbaine largement motorisée. Le café est un espace sonore impossible et pourtant immensément séduisant, car il se mesure à l’échelle de la vie, son réceptacle auditif le plus sensible, en révélant les nappes sonores mouvantes, irrégulières et fluctuantes de la ville. Le réalisme d’Eustache s’est donné ce défi-là : faire exister ses personnages au sein de cet univers sonore, qui contribue de manière essentielle à les révéler. Ce défi vivant est au cœur du cinéma de Jean Eustache. La ville fait le film Loin de l’obsession de la cartographie rohmérienne, Eustache a donc réinventé Paris comme une cosa mentale. La ville fait le film, elle est l’occasion dont profitent les personnages autant que l’épreuve qu’ils doivent surmonter. Quand Alexandre traîne dans la rue, errant, on voit Véronika le rejoindre soudain devant la vitrine d’un fleuriste. Là, ils tombent dans les bras l’un de l’autre et s’embrassent. « Je vous aime beaucoup pour vous suivre comme ça dans la rue », lui confie-t-elle. Pourtant, l’usage de la ville oppose Alexandre et Véronika, les sépare et les réunit in fine. Chez l’un et l’autre, elle ouvre à la possibilité d’opportunités multiples, mais cependant différentes. Tandis qu’ils discutent dans une voiture et qu’on voit Paris bouger et vivre à travers le pare-brise, il lui confie ainsi : « Je ne couche qu’avec des femmes qui ont un appartement. » Et elle réplique, sarcastique, 27 La Maman et la Putain, politique de l’intime blessante : « Et moi, je couche avec un maximum d’Arabes et de Juifs. J’adore les métèques. » « Qu’est-ce que vous faites avec moi, alors ? », réagit-il, incrédule. « Ça, j’en sais rien, des conneries sans doute… », finit-elle par lâcher. C’est la ville qui construit le fi lm, qui trace le cours complexe des amours d’Alexandre, racontant d’ailleurs à Véronika que c’est à travers Paris et ses beautés contradictoires, diurne et nocturne, qu’il s’est séparé d’une femme qu’il a aimée. Paris, la vie et le fi lm unissent leurs destins en une seule tresse commune ourlée de joies et de malheurs : « Je confondais le jour et la nuit. Vous savez comme les gens sont beaux la nuit. C’est comme Paris. Paris est très beau la nuit, débarrassé de sa graisse que sont les voitures. J’avais coupé le monde en deux. J’étais tombé amoureux des gens de la nuit. Je passais mon temps à boire, à fumer, à jouer, à faire l’amour. J’avais de l’argent, un peu d’argent, quand j’ai de l’argent je ne fais plus rien. Je déteste cette attitude des gens qui veulent en avoir toujours plus. Le matin je prenais un dernier verre, au comptoir des cafés, avec les gens qui venaient de se lever, de se laver, avec leur gueule d’abruti pour aller travailler. Et puis je rentrais. Elle se levait pour aller travailler. Le soir elle me réveillait. L’hiver je ne voyais plus le jour. Petit à petit, elle n’a plus rien compris à ma vie, ni moi à la sienne. Elle était belle comme le jour, mais j’aimais les femmes belles comme la nuit. Et puis, je n’ai plus eu d’argent, alors elle est partie. » Et Marie, pour achever le fi lm et s’achever elle-même, met un disque de Piaf, extraordinaire moment de continuité cinématographique où une chanson participe moins à la reconstitution d’un climat d’époque qu’à l’élaboration d’un paysage urbain in- 28 Dans Paris térieur, d’une mélancolie profonde et sentimentale, ceux d’Eustache autant que ceux de ses personnages : Les amants de Paris couchent sur ma chanson / À Paris, les amants s’aiment à leur façon (…) Que les amants de Paris m’ont volé mes chansons / À Paris, les amants ont de drôles de façons. (…) Les amants de Paris vont changer de saison. (…) Les amants de Paris se font à Robinson / À Paris, les amants ont de drôles de façons. (…) Y a des millions d’amants et je n’ai qu’un refrain. (…) Les amants de Paris ont usé mes chansons / À Paris, les amants s’aiment à leur façon / Donnez-moi des chansons, pour qu’on s’aime à Paris. Antoine de Baecque est professeur d’histoire et d’esthétique du cinéma à l’École normale supérieure. 29 Miroirs de l’autofiction par Rémi Fontanel Même si les démarches sont différentes d’un cinéaste à l’autre, Jean Eustache a toujours considéré – comme Maurice Pialat, François Truffaut et Philippe Garrel, dans une certaine mesure – la création au prisme de son histoire personnelle, au contact de sa propre existence. Ses films, fictions et documentaires (plus nombreux si tant est qu’une distinction entre les deux régimes soit à la fois juste et pertinente dans son cas) contiennent tous, à des degrés divers, des éléments personnels pour ne pas dire intimes. C’est particulièrement le cas pour deux d’entre eux, La Maman et la Putain (1973) et Mes petites amoureuses (1974) qui sont sans conteste les plus autobiographiques de tous. Comme le nota Alain Philippon, « parler de soi » fut « le mot d’ordre et la raison de fi lmer de ce cinéaste qui disait volontiers ne pas avoir d’imagination, et qui alla chercher plus d’une fois au plus près de lui, dans sa vie même, matière à fiction 1 ». La vie est certes matière à fiction mais sa traduction poétique, relevant d’un processus plus que d’un programme, implique un travail de restitution qui passe par une déconstruction, une interprétation et 1 Alain Philippon, Jean Eustache, Paris, Éditions des Cahiers du Cinéma, « Auteurs », 1986, p. 23. 31 La Maman et la Putain, politique de l’intime une réinvention de soi 2. Ainsi, plus que d’autobiographie, il est plus juste de parler d’autofiction (néologisme inventé par Serge Doubrovsky en 1977 pour qualifier son roman Fils), et ce pour plusieurs raisons que ce texte, consacré à La Maman et la Putain, se propose d’explorer en privilégiant trois orientations : la relation au temps de la création, le jeu des déplacements identitaires et l’importance accordée au sentiment. Écrire le présent Se raconter c’est d’abord, logiquement, commencer par l’enfance et l’adolescence, ce que Jean Eustache envisagea dans un premier temps, tout comme le firent Truffaut, Pialat, Claude Berri et d’autres. Ainsi, son premier long-métrage de fiction devait être Mes petites amoureuses dont l’histoire s’inspire de son enfance, fondée sur l’éveil du désir et l’apprentissage de la relation amoureuse. En 1971, le scénario est prêt et, malgré l’obtention de l’avance sur recettes (CNC), le tournage est reporté en juillet 1972 car le récit l’exige (vacances estivales, etc.). Comme l’explique avec précision Luc Béraud, ami et fidèle collaborateur du cinéaste, la réalisation débutera finalement plus tard, en juillet 1974, car entre-temps le désir d’un autre film s’est imposé : « Le jaillissement irrépressible de cette fiction arrachée au vécu ne peut supporter aucun délai 3. » Il ne s’agit pas du documentaire consacré à sa grand-mère (Numéro zéro/Odette Robert, 1971) mais 2 La distinction entre « programme » et « processus » est abordée par Serge Doubrovsky. Cité in Isabelle Grell, « C’est fini », Philippe Forest, Nouvelle Revue française, « Je & Moi », n° 598, octobre 2011, p. 24. 3 Luc Béraud, Au travail avec Eustache (Making of), Lyon, Arles, Institut Lumière/ Actes Sud, 2017, p. 31. Luc Béraud est notamment l’auteur de La Tortue sur le dos (1978) avec Bernadette Lafont et de Plein Sud (1981) avec Patrick Dewaere. Plusieurs éléments de mon texte sont issus de son témoignage ainsi que de notre entretien qui s’est déroulé le 17 novembre 2017 à Paris. Je le remercie vivement pour son aide. Je remercie également Olivier Leplatre. 32 Miroirs de l’autofiction de La Maman et la Putain dont l’écriture démarre durant l’été 1971, au moment où Jean Eustache vit une situation amoureuse intense et compliquée avec deux femmes (Catherine Garnier et Marinka Matuszewski, infirmière à l’hôpital Laennec de Paris). Connaît-il alors l’issue d’un tel projet puisque le processus rend son programme incertain ? « Je pensais écrire le fi lm en huit jours ; or, au bout de huit jours, je n’avais écrit que la première séquence, je ne connaissais pas encore la seconde », confiera-t-il dix ans plus tard 4. Dans un café du 15e arrondissement de Paris, tout près de là où il vit, il écrit de longues scènes très dialoguées, des textes très élaborés qui ne laisseront d’ailleurs pas insensibles ceux qui, au fur et à mesure, en liront quelques feuillets (notamment Luc Béraud, assistant du réalisateur, et Jacques Renard, assistant du chef opérateur Pierre Lhomme) 5. Pierre Cottrell, producteur du fi lm, expliquera qu’il arrivait à Jean Eustache « de planquer un magnétophone dans l’appartement, pour ensuite aller au café d’en bas, à l’angle de la rue de Vaugirard et du boulevard Pasteur, pour décrypter les bandes 6 ». Comme l’a fort bien expliqué Sylvie Durastanti, écrivain et dernière compagne du cinéaste, la conception cinématographique « eustachienne » relève d’une démarche archivistique qui repose sur la collecte et la conservation d’éléments personnels 7. Archiviste, archéologue, « sismographe » ou « ethnologue de son propre passé » pour Serge Daney 8, Jean Eustache prélève au/du présent les traces d’un « passé » qui n’a pas le temps de s’actualiser comme tel ; Jean Eustache prélève au présent, à même le « terrain » de 4 Sylvie Blum, Jérôme Prieur, « Scénario », Caméra/stylo, n°4, septembre 1983, p. 8. 5 Luc Béraud, Au travail avec Eustache, ibid., p. 28. 6 Serge Toubiana, « Il faut que tout s’Eustache. Quelques souvenirs de Pierre Cottrell », Cahiers du cinéma, n° 523, avril 1998, p. 26. 7 In Angel Diez Alvarez, La Peine Perdue de Jean Eustache, 1997, documentaire de 52 minutes (production : La Sept ARTE, Les Films du Poisson). 8 Jean-Luc Douin, « Autofiction », Antoine de Baecque (dir.), Le Dictionnaire Eustache, Paris, Léo Scheer, 2011, p. 29-30. 33 La Maman et la Putain, politique de l’intime sa propre histoire, ce même terrain qui sera réinvesti lors de la mise en scène afin de restituer et de valoriser certaines découpes d’une réalité interprétée au prisme de la fiction. C’est bien là l’une des spécificités de l’autofiction, « activité dérivée de l’autobiographie, désignant la pratique de la production de fiction, à travers l’écriture d’un scénario, à partir de la vie d’un auteur 9 », qui relève « d’une écriture au présent, d’une écriture à strates et d’une écriture qui fait voler le miroir en éclats pour mieux y voir le monde en dépit de ne plus se voir soi 10 ». Dans le texte qui précède son scénario, Jean Eustache laisse ces quelques mots : « C’est le seul de mes fi lms où le passé ne joue pas. Il correspondait à ma vie au moment même où je tournais, et la recoupait de façon tragique. […] C’est le seul fi lm que je haïsse, car il me renvoie trop à moi-même, à un moi-même trop actuel. Le passé de mes autres fi lms me protège 11. » Si, pour Sylvie Durastanti, Jean Eustache n’est pas pleinement immergé dans le présent quand il écrit La Maman et la Putain, c’est parce qu’il déconnecte sa démarche de ses rapports avec la temporalité (passé et futur) qui permettent généralement d’adjoindre une perception psychique du monde à sa réalité matérielle. Hors du temps, le cinéaste rappelle que sa création est un « rite en gestation » qui ne laisse pas au temps la possibilité d’un travail qui viendrait le requalifier dans la durée. Après toute ingestion, sans digestion, il y a risque de vomissement ; peu de temps après la sortie du film, le 16 mai 1973, Maurice Pialat eut ces quelques mots : 9 Michel Marie, « Autofiction », in Antoine de Baecque (dir.), Le Dictionnaire Pialat, Paris, Léo Scheer, 2008, p. 35-36. 10 Isabelle Grell, « Roman autobiographique et autofiction », www.autofiction.org, <www.autofiction.org/index.php?post/2011/09/02/Autobiogrphie-et-autofiction>. 11 Jean Eustache, La Maman et la Putain, Paris, Éditions des Cahiers du cinéma, « Petite bibliothèque », 1998, p. 9. 34 Miroirs de l’autofiction « Il y a, d’une certaine façon, quelqu’un qui a réussi Nous ne vieillirons pas ensemble, c’est Eustache avec La Maman et la Putain. Voilà ce que j’aurais dû faire : un fi lm de quatre heures, une véritable catharsis qui vous permette de vomir votre truc 12. » Sauf que Pialat a réalisé son fi lm autobiographique six ans après la fin de son histoire avec Colette, dans la foulée de son roman éponyme. À la fin de son long monologue au Flore, Alexandre rappelle à Véronika (qui vomira lors de la dernière séquence) que « la nausée est une sensation noble. Ce n’est pas le nom qui convient à cette poussière, cette honte qui reste dans ma gorge, que je ne peux pas digérer, que je ne peux pas cracher non plus ». Avec La Maman et la Putain, Jean Eustache s’engage dans une lutte contre le temps qu’il aimerait en somme pouvoir retenir avant son évanouissement… telle « l’image d’un rêve, d’une heure trop brève qui ne veut pas finir », comme le dit la chanson de Damia, Un souvenir, qu’Alexandre écoute chez Marie, À la recherche du temps perdu de Marcel Proust à la main (Gilberte, la jeune femme qui le quitte au début est évidemment une référence à Marcel Proust). Colette Dubois explique que pour Alexandre : « Le roman de Proust lui est illisible – il tourne des pages, tente d’accrocher son regard aux mots, lève les yeux, reprend sa lecture et lève à nouveau les yeux –, le temps perdu de Gilberte est ainsi accolé au temps présent de Marie et de Véronika qu’il faudrait cette fois conserver 13. » 12 Olivier Eyquem, Stéphane Lévy-Klein, « Trois rencontres avec Maurice Pialat », Positif, n° 159, mai 1974, p. 15. 13 Colette Dubois, La Maman et la Putain de Jean Eustache, Crisnée, Yellow Now, 1990, p. 15. 35 La Maman et la Putain, politique de l’intime Accolement, chevauchement, déplacement… sur ces figures s’élabore le projet du cinéaste, mis en œuvre à partir de transferts identitaires conjugués au passé recomposé. Au passé recomposé Situé dans un interstice temporel, entre réalité et fiction, l’acte autofictionnel « est l’inlassable réinvention de soi dans un jeu de miroirs, où le miroir reflète moins celui qui s’y regarde qu’il permet une traversée orphique à la Cocteau, où c’est dans le visage de l’autre qu’on retrouve toujours le sien 14. » On a parfois mentionné le jeu des transferts identitaires opérés par Jean Eustache au sein de son film. Au-delà des possibles questions de règlements de compte, au-delà d’une quête personnelle qui vise à écrire ses passions pour espérer pouvoir les endurer, ces déplacements participent à la composition poétique d’un vaste miroir éclaté qui travaille « le moi sous les espèces d’une refente (Lacan), ou, si l’on préfère, d’un clivage : l’auteur, pour être, doit en passer par un Autre, un autre je, ou encore un autre que moi 15 ». Jean-Pierre Léaud est donc l’alter ego du cinéaste, tout à son image : dandy et beau parleur, charismatique et raffiné dans ses goûts et ses tenues vestimentaires 16… vêtu de chemises unies ou à rayures, de vestes sobres, de boots de cuir noir, de foulards en toutes circonstances et parfois de lunettes fumées oblongues (dans trois scènes, successivement, avec Gilberte dans 14 Arnaud Genon, Isabelle Grell (dir.), Lisières de l’autofiction, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2016, p. 12. 15 Roger-Yves Roche, « De l’autofiction selon la littérature, le cinéma et la photographie… », Positif, n° 485/486, juillet/août 2001, p. 137. 16 Voir les propos de Jean Bouquin recueillis par Fernando Ganzo, « Eustache le magnifique », So Film, « Spécial Jean Eustache », n° 49, avril 2017, p. 53. 36 Miroirs de l’autofiction la rue ; avec Véronika au Flore ; et avec Marie, qui porte des lunettes de soleil également, dans sa boutique). Et c’est évidemment à travers ses paroles que l’« ethos auctorial 17 » se manifeste le plus explicitement. S’agissant d’Alexandre, parler c’est agir, dire c’est affirmer son mode d’existence au monde et par là même celui de l’auteur dont l’image vient hanter le corps de l’acteur à travers la production d’un discours toujours éloquent. Les circonlocutions « eustachiennes » sont bien connues et s’apparentent à des miroitements, des réfléchissements divers qui ne s’assument qu’à condition de dévoiler leurs propres effets au grand jour, soutenant ainsi « un récit dont la matière est entièrement autobiographique, et la manière entièrement fictionnelle 18 ». Ainsi, si Françoise Lebrun fut un temps la compagne de Jean Eustache, dans La Maman et la Putain elle inspire non pas le personnage qu’elle joue dans la fiction (Véronika Osterwald, « la Putain »), mais Gilberte (interprétée par une autre actrice, Isabelle Weingarten), la jeune femme qui quitte Alexandre au début du fi lm (on la voit devant une université car, à cette époque, Françoise Lebrun enseignait à la Sorbonne). Une transposition est ainsi opérée car Françoise Lebrun incarne une autre personne, Marinka Matuszewski dont l’enregistrement de la voix lui permit de reproduire une intonation et un rythme 19. Marinka Matuszewski eut une liaison avec le cinéaste alors en couple avec une autre femme, Catherine Garnier. Juste avant sa première vraie rencontre avec Véronika, Alexandre, au Flore, sort la tête de son journal et offre du feu à une jeune femme placée à sa gauche. Il lui demande si c’est bien avec elle qu’il a rendez-vous. Il s’agit de Marinka Matuszewski en personne qui lui 17 Voir Ruth Amossy, « La double nature de l’image d’auteur », Argumentation et Analyse du Discours, 3 | 2009, <http://journals.openedition.org/aad/662> ; DOI : 10.4000/aad.662, 15 octobre 2009. 18 Isabelle Grell, « C’est fini », Nouvelle Revue française, Philippe Forest (dir.), « Je & Moi », n° 598, octobre 2011, p. 24. 19 Luc Béraud, Au travail avec Eustache, op. cit., p. 59. 37 La Maman et la Putain, politique de l’intime répond par la négative avant de s’en aller sans poursuivre le dialogue…, une rencontre qui n’aboutira à rien d’autre qu’à un bref échange. C’est là une manière pour le cinéaste de ne pas la faire entrer dans sa fiction et par là même d’acter définitivement leur séparation. La jeune femme sort du café, traverse la rue sous le regard d’Alexandre qui la suit durant quelques mètres. Elle se retourne, ils échangent un regard ; troublé, il baisse les yeux avant de revenir sur ses pas pour retrouver Véronika. Alexandre passe d’une femme à l’autre, d’une personne à son personnage, de la réalité à la fiction dont le rapport fonctionne sur un décalage. En effet, aux Deux Magots, Marinka Matuszewski laisse sa place à Françoise Lebrun qui va l’interpréter alors qu’elle est elle-même incarnée par Isabelle Weingarten qui avait précédemment laissé sa place à Marinka Matuszewski (une boucle est donc bouclée). Dans le fi lm, Catherine Garnier est Marie (la « maman ») et est interprétée par Bernadette Lafont. Catherine Garnier fut sur le tournage en charge des costumes et donc spectatrice d’une fiction en cours d’élaboration et pleinement inspirée de sa propre histoire. Ce fut une expérience douloureuse qui, d’une part, mit Bernadette Lafont dans un certain embarras car elle se sentait usurpatrice de son identité, et qui, d’autre part, connut une issue dramatique. Quelques jours après la première projection privée du fi lm, Jean Eustache retrouva Catherine Garnier morte chez elle, à la suite d’un suicide aux barbituriques, ce que Marie (son personnage dans la fiction) tente de faire à un moment donné sans y parvenir car empêchée par Alexandre. La réalité a rattrapé la fiction, plus encore, elle l’a débordée, l’a achevée (en forme d’épilogue tragique), ce que, d’une certaine manière, formula Catherine Garnier à travers les quelques mots qu’elle laissa au cinéaste : « Le film est sublime, laissez-le comme il est 20. » Le cinéaste respecta cette dernière volonté et lui dédia le fi lm. 20 Luc Béraud, Au travail avec Eustache, op. cit., p. 88-89. 38 Miroirs de l’autofiction Comme beaucoup d’amis, de connaissances plus ou moins intimes, Catherine Garnier fait une apparition dans le fi lm. Comme le révèle Luc Béraud dans son ouvrage, dans la séquence qui suit celle du Train bleu, elle s’installe (à droite) avec une autre femme, sur la banquette du Rosebud que viennent de quitter Alexandre et Véronika. Dans cette même séquence, on aperçoit Pierre Cottrell, à droite du cadre, et également Jean Eustache, au fond dans le reflet du miroir, assis de dos, en compagnie d’une jeune femme. Dans une séquence suivante, Pierre Cottrell est accompagné de Bernard Eisenschitz ; ils s’assoient à la table de Véronika et de son amie, interprétée par Geneviève Mnich. Pierre Cottrell et Jean-Claude Biette (l’homme au chapeau et aux lunettes noires) sont présents en divers endroits du fi lm, figurants dans les bars, toujours derrière Alexandre. André Téchiné, qui fut assistant de Marc’O sur son fi lm Les Idoles (monté par Jean Eustache), est derrière une table, à droite de Marinka Matuszewski. Boris Eustache, l’un des deux fils du cinéaste, est cet enfant qui passe derrière Gilberte lorsqu’elle reçoit le cadeau d’Alexandre, devant son université (Les Malheurs de Sophie accompagné d’un mot). Jean Douchet, ami du cinéaste, partage une séquence avec Jessa Darrieux (Jessa dans le scénario) : elle explique, hilare, avoir raté son suicide, ce à quoi Alexandre lui répond qu’il « n’arrive pas à ne pas prendre le suicide au sérieux, pas plus que la mort, ou pas moins » (Jean Eustache se suicida le 5 novembre 1981). Caroline Loeb (actrice, chanteuse et sœur de Martin Loeb, acteur principal de Mes petites amoureuses) est la seule fi lle à avoir régulièrement côtoyé de manière régulière le « clan Eustache », à avoir participé à ses virées nocturnes, de la Coupole au Mahieu ; dans le fi lm, on l’aperçoit, assise à la terrasse des Deux Magots, devant Alexandre qui sera rejoint par Gilberte 21. Raphaële Billetdoux est assise derrière Véroni21 Fernando Ganzo, loc. cité, p. 52. 39 La Maman et la Putain, politique de l’intime ka à la terrasse d’un café lorsque celle-ci échange son premier regard avec Alexandre, au début du film. Berthe Grandval joue l’amie de Marie qui rejoint Charles Lemoine alors que la soirée « whisky – lapin à la moutarde » a dégénéré. Quant aux deux fidèles – Jean-Noël Picq et Jean-Jacques Schuhl –, le premier joue l’amoureux d’Offenbach et s’impose comme un véritable raconteur d’histoires, et le second inspire l’ami d’Alexandre (le dandy au fauteuil roulant, interprété par Jacques Renard) 22. Dans la vie, Jean Eustache et ses amis se sont appliqués à « ne rien faire » même si leurs nuits étaient très animées… ne rien faire mais à condition de le faire à la perfection, comme c’est le cas pour Alexandre qui disserte sur de nombreux sujets, aussi variés les uns que les autres, et qui vont innerver les relations qu’il entretient avec les autres personnages. Jean-Noël Picq mit quelques mots sur sa première vision du fi lm : « Quand j’ai vu le fi lm en avant-première, j’ai eu une impression renforcée de rien y comprendre parce que c’était trop près, je reconnaissais les paroles qui avaient été dites par Schuhl, ce que moi j’avais dit, telle scène… J’étais très gêné qu’il reproduise une scène de paralytique chez le type qui joue le rôle de Jean-Jacques Schuhl. Je n’étais pas fier des conneries des jeunes gens éméchés qui s’amusent à… enfin bon 23. » 22 Georges Lindenmeyer n’est plus là et René Biaggi est mentionné à deux reprises, une fois par Alexandre dans sa tirade sur la flanelle londonienne (le costume fait l’élégance et alors « tout se confond, Mick Jagger et René Biaggi »). Il est aussi « l’homme en vert » (« envers et contre tout ») que dit avoir croisé l’amateur d’Offenbach (J.-N. Picq). Voir Antoine de Baecque, « Biaggi, René », in Antoine de Baecque (dir.), Le Dictionnaire Eustache, op. cit., p. 40-41. 23 Didier Morin, Mettray. Les 40 ans de La Maman et la Putain, septembre 2013. Voir Jean-Jacques Schuhl, « Jean Eustache aimait le rien », Libération, 13 décembre 2006. 40 Miroirs de l’autofiction L’amour existe Jean Eustache est quant à lui présent dans la scène du supermarché. Après avoir choisi les bouteilles de whisky pour la soirée chez Marie, Alexandre et Véronika croisent un couple (leurs chariots se heurtent). Il s’agit de Gilberte et d’un homme qui n’est autre que Jean Eustache lui-même, caché derrière ses lunettes noires. Le cinéaste décide donc de jouer le rôle du compagnon de Gilberte et par transposition celui de Françoise Lebrun. Cette dernière, après avoir quitté Eustache, s’est mariée avec un chirurgien (Gilberte l’annonce à Alexandre, abattu, qui tente de la retenir en lui rappelant leur amour). L’époux de François Lebrun a lui aussi accepté de faire de la figuration dans le film. Il est ce client du Flore que l’on aperçoit au fond de la salle, assis dos à la fenêtre, lorsqu’Alexandre entre et rejoint Véronika 24. Il n’est pas là, dans les parages, à n’importe quel moment puisque la séquence en question est consacrée au récit d’une histoire d’amour passée dont Alexandre raconte toute l’intensité. Cette séquence est l’une des plus fortes du film car elle met au jour le désenchantement d’Alexandre qui livre ses sentiments sans aucun filtre. Plus encore, cette longue confession semble à elle seule justifier le film tout entier, ce que rappelle Jean Eustache dans un entretien qui fait écho à cette histoire passée : « J’ai écrit ce fi lm car j’aimais une femme qui m’avait quitté. Je voulais qu’elle joue dans un fi lm que j’avais écrit. Jamais je n’avais eu l’occasion pendant les années que nous avions passées ensemble de la faire jouer dans mes fi lms, car je ne faisais pas alors de fi lms de fiction et je n’avais pas même l’idée qu’elle pouvait jouer. J’ai écrit ce fi lm pour elle et Léaud ; s’ils avaient refusé de le jouer, je ne l’aurais jamais écrit 25. » 24 Luc Béraud, Au travail avec Eustache, op. cit., p. 59. 25 Sylvie Blum, Jérôme Prieur, loc. cit., p. 8. 41 La Maman et la Putain, politique de l’intime À Françoise Lebrun (Véronika), Jean Eustache (Alexandre) rappelle (expose) les détails douloureux de leur (sa) passion (avec Gilberte/ Françoise Lebrun) dont il ne s’est toujours pas remis. Une autre boucle se boucle. Si Maurice Pialat travaillait à l’os, Jean Eustache, lui, ne quittait pas l’espace de la chair, à même la plaie, au plus près de l’entaille, de la blessure. La violence de leur relation, le sentiment d’abandon, l’orgueil qui tente de cacher une dignité perdue, la honte, la souff rance, etc. ; les mots sont nets et tranchants. Jean Eustache souhaitait qu’ils soient dits à la virgule près par les acteurs (peu de variations finalement). Ce long monologue d’Alexandre est une véritable épreuve de vérité qui a été tournée en deux temps, le premier étant très probablement le plan sur Véronika-Lebrun parce que son émotion est à ce moment-là bien réelle, difficilement imputable à une performance actorale. Françoise Lebrun a beau avoir lu le scénario avant le tournage, le fait qu’elle entende ces paroles en présence du cinéaste posté aux alentours ne peut que la bouleverser. Face caméra (face à Véronika, face à Françoise Lebrun, face à nous spectateurs), Alexandre (Jean Eustache) se livre… le processus se met en route : « Il y avait du sang sur les murs parce qu’on se foutait sur la gueule […]. Une fois j’ai frappé très fort et je lui ai cassé quelque chose. Elle s’est fait réparer […]. J’essayais de partir chez Marie, mais je faisais des cauchemars et je revenais au milieu de la nuit. Et tout recommençait. Et c’est à ce moment-là qu’elle m’a appris qu’elle était enceinte. Cela m’a rendu furieux. Elle s’est mise à pleurer et je suis parti […]. J’ai mis quelques jours à comprendre. Et tout à coup, j’étais dans l’autobus, j’ai ressenti très profondément quelque chose. C’était un sentiment inconnu et très fort. Une véritable révélation. Je suis devenu très heureux tout à coup. J’ai eu envie de vivre avec elle […], envie de travailler, d’avoir cet enfant […]. Elle avait disparu. J’ai fini par savoir, elle 42 Miroirs de l’autofiction ne voulait plus me voir, elle se cachait. Elle disait qu’elle ne m’aimait plus […]. Au moment où un homme s’aperçoit qu’il aime une femme, la femme qui l’a aimé jusque-là s’aperçoit qu’elle ne l’aime plus. C’est lamentable comme histoire. [Il met ses lunettes]. J’aurais préféré qu’elle meure, qu’elle se suicide. Un peu plus tard, j’ai appris qu’elle avait avorté et qu’elle vivait avec le type qui l’avait avortée ou qui l’avait aidée, c’est pareil. » La séquence au Rosebud, lorsque Véronika dit à Alexandre qu’elle l’aime (lui, lui demande de sourire…), s’impose comme une « réponse » au monologue d’Alexandre. Véronika lui parle de Gilberte, par transposition d’elle-même et donc de son époux, à travers les mots d’Eustache qui n’épargne rien ni personne, pas même lui-même : « Votre Gilberte, je ne sais pas ce que vous lui avez fait, mais elle devait vous aimer […] Pour qu’elle soit avec cette espèce de mec merdique, vous avez dû la rendre très malheureuse, ou alors folle. Parce qu’elle aurait dû rester avec vous. Vous pouvez être très gentil. » Dans l’un de ses écrits, Élène Tremblay a rappelé les distinctions philosophiques qui engagent le rapport entre le corps et le langage : « La sensation serait physiologique, la sensibilité morale et le sentiment esthétique […] Le sentiment s’éloigne du corps vers la raison, prend forme et s’inscrit dans l’expression, le langage, le monde de l’art, la sphère esthétique des idées et l’organisation de la relation à l’autre 26. » 26 Élène Tremblay, L’Insistance du regard sur le corps éprouvé. Pathos et contre-pathos, Udine, Forum, 2013, p. 37. 43 La Maman et la Putain, politique de l’intime Du sentiment, les personnages parlent sans cesse. Du sentiment, Jean Eustache fait, à deux titres, le moyen d’une esthétique au service de son projet autofictionnel. D’une part, il en fait une esthétique des lieux. Luc Béraud a témoigné du rapport si particulier que le cinéaste entretenait aux repérages et aux choix définitifs en vue du tournage. Ce n’est pas tant l’adéquation entre un décor actuel et un souvenir qui comptait. C’était davantage le sentiment d’un environnement dont la pertinence ne pouvait s’envisager qu’au regard d’un lien affectif profond : les cafés fréquentés, les quartiers et rues arpentées, l’appartement et la boutique – rue Vavin de Catherine Garnier – sont ainsi mobilisés, tout comme le sera la chambre de l’hôpital Laennec (le numéro 18 et aucune autre alors qu’elles se ressemblent toutes). Tourner au Flore ou au Train bleu est une nécessité pour le cinéaste et, si des alternatives lui sont proposées, elles ont une valeur de confirmation ; celle qu’aucun autre lieu ne saurait se substituer à celui qui a été le véritable théâtre de la passion. Ainsi, on ne peut pas dire que le cinéaste utilise pleinement les possibilités du décor du Train bleu alors même que l’autorisation fut extrêmement compliquée à obtenir. Ce n’est pas tant le décor qui compte ; c’est le sentiment du lieu hanté par ce qu’il s’y est passé ou échangé, qui justifie le besoin de l’investir 27. D’autre part, le sentiment repose sur une esthétique de la parole qui met à nu la vérité des êtres, de leurs situations, de leurs relations, quitte à en passer par des déplacements, des jeux de miroirs et des masques. Ceux-ci viennent au contraire redoubler les regards et intensifier l’expérience de l’autre. Comme l’analyse avec pertinence Colette Dubois, les lunettes sont un masque et un miroir qui obligent l’autre à se regarder en face… Dans la 27 Luc Béraud, Au travail avec Eustache, op. cit., p. 40-41. Je remercie Luc Béraud pour ses commentaires au sujet du Train bleu. 44 Miroirs de l’autofiction séquence en question, le champ/contrechamp formalise ce faceà-face et sa double nature : regarder l’autre, c’est se regarder soimême, c’est contraindre l’autre à nous regarder et à se regarder lui-même 28. Pliant le temps de la création à celui de son existence et, inversement, travaillant les transferts diffractés et le jeu des regards, Jean Eustache innerve implicitement son film de sa présence excédant le système énonciatif et la permanence rhétorique du « je ». Film du « moi » plus que du « je », mobilisant le sentiment comme moyen d’une « scénographie expérientielle », La Maman et la Putain est le miroir d’une existence (plus que d’une vie) parce que le cinéaste se pose aussi comme le miroir de son film qu’il accouchera au moment de sa fabrication, faisant du processus créatif le moyen de cette « rencontre »… comme si l’auteur ne pouvait exister qu’à partir du moment où sa fiction, travaillée par les puissances du faux, parvenait à engendrer le sens éthique d’une vérité (la « parrêsia » selon Michel Foucault 29) ; comme si l’auteur ne pouvait exister qu’à partir du moment où son propre film accouchait de son regard. Le film enfante son auteur en même temps que le cinéaste en conçoit la fiction, ce que Jean Eustache exprima par cette phrase qui en dit beaucoup sur l’aventure autofictionnelle qui fut la sienne : « Je n’essaie pas de démontrer quelque chose, je me fais miroir, je deviens le film, ce n’est pas moi qui le fais, je me confonds avec 30. » Rémi Fontanel est maître de conférences en études cinématographiques à l’université Lumière-Lyon-II et membre de l’équipe d’accueil Passages XX-XXI (EA 4160). 28 Colette Dubois, La Maman et la Putain de Jean Eustache, op. cit., p. 15-20. 29 Voir la thèse de Maria Andrea Rojas, Michel Foucault : la « parrêsia », une éthique de la vérité, <www.theses.fr/2012PEST0029>. 30 Michel Contat, « Pourquoi j’ai refait la Rosière », Cahiers du cinéma, n° 306, décembre 1979, p. 42. 45 L’autorisation de l’intime Je(ux) d’auteur dans La Maman et la Putain de Jean Eustache par Codruţa Morari S’il y a un cinéaste que l’on peut qualifier d’auteur sans la moindre hésitation, c’est bien Jean Eustache ! Un style immédiatement reconnaissable, une vision du monde singulière imprégnant la construction de l’univers fi lmique, une conception de la mise en scène vue comme l’expression directe, voire incarnée, de cette vision, une prédilection pour des thèmes et des questions traversant l’intégralité de son cinéma, une méthode de travail intransigeante, méta-réflexion obligée sur le dispositif cinématographique et, enfin, un rapport conscient à l’histoire du cinéma et à la cinéphilie : tout concourt à lui donner ce statut particulier, qui a suivi les étapes de la confirmation canonique, du passage par la cinéphilie forcenée des années 1960 à la consécration cannoise. Mais, s’il fréquente le monde du cinéma en vogue à l’époque, Eustache le fait depuis une position marginale, étant toujours en réaction contre les courants, les mouvements, les écoles, et très fidèle à un certain héritage culturel. Tout en revendiquant Bresson, Dreyer, Lang, Mizoguchi, Murnau ou Renoir comme ses maîtres, il oscille entre ce cinéma d’auteur et 47 La Maman et la Putain, politique de l’intime un autre plus populaire à la Becker, Guitry ou Pagnol, dont il déclarait vouloir s’inspirer. Eustache reste le cinéaste exemplaire d’une irrésolution dramatique entre genres et styles opposés. Malgré une croyance aveugle dans les inépuisables promesses du cinéma, qui va jusqu’à l’utopie du retour aux origines, l’œuvre d’Eustache témoigne de l’angoisse de se heurter en permanence aux frontières de son art. Quoique souhaitée par le cinéaste, la reconnaissance artistique eut lieu presque malgré lui. Pour Eustache, repousser les limites de la création cinématographique allait de pair avec une méfiance à l’égard des cadres institutionnels du cinéma, qu’il percevait comme des obstacles esthétiques, mais aussi comme autant de dilemmes éthiques. Son œuvre joue sur les conditions et les critères d’un cinéma d’auteur, sans cesser de les déjouer. Chorégraphie prodigieusement complexe de ce spectacle de voix multiples et contradictoires, La Maman et la Putain reste, dans les mots de Luc Moullet, « la plus auteuriste fiction parisienne jamais réalisée 1 ». Véritable dandy revendiquant ses origines populaires, Jean Eustache ne se tient pas à l’écart des contradictions : c’est comme si son aspiration à obtenir la reconnaissance de la profession comportait elle-même une part de critique de ce statut d’auteur qu’il convoite. Avant même de se lancer dans l’écriture de La Maman et la Putain, Eustache s’est exprimé sur la question de l’auteur au cinéma : « Je me suis lancé dans le cinéma avec, à l’esprit, cette idée défendue par les anciens Cahiers du cinéma […] : la politique des auteurs. Il n’y a pas d’œuvres, il n’y a que des auteurs. 1 Luc Moullet, « Blue Collar Dandy », Film Comment, vol.36, n° 5, sept.-oct. 2000, p. 41. 48 L’autorisation de l’intime J’étais convaincu… Bien sûr, dès qu’on tourne on fait le contraire de ce qu’on pensait faire 2. » Qu’il le pense vraiment ou qu’il le dise par esprit de contradiction, la remarque d’Eustache témoigne de l’épuisement et de la lassitude qu’avaient provoqués les débats sur l’auteur au cinéma pendant les deux décennies précédentes. Relativement étouffée dans le revirement idéologique de Mai 68, la notion d’auteur a opéré une mutation, tant dans la production cinématographique que dans le discours critique. Auparavant réservée à un certain club de cinéastes – les auteurs de la cinéphilie classique mais aussi les réalisateurs visibles des nouvelles cinématographies européennes figurant dans les entretiens des Cahiers du cinéma ou sur les couvertures de Positif –, la catégorie des auteurs a innervé le cinéma des années 1960 et 1970, même si Eustache déplorait la disparition de la fraîcheur et de l’audace du cinéma pratiqué par ceux qui avaient lancé ladite « politique » à l’origine. La beauté de ce qui promettait d’être un vrai renouvellement du cinéma avait tourné, à ses yeux, au conventionnalisme. En témoignent les mots d’Alexandre à l’adresse de Véronika : « Vous savez que vous dites des choses très belles. Dans un mauvais film, on appellerait ce que vous venez de dire : un mot d’auteur. » Pétri de paradoxes, l’autodidacte Eustache était néanmoins conscient de la légitimité professionnelle et financière qu’apportait à cette époque une telle caution. Faux gestes d’épigone Si être auteur c’est « faire ce qu’on pensait faire », la définition d’Eustache s’applique à sa propre pratique. Tous ses collaborateurs se rappellent du soin méticuleux dont il faisait preuve et 2 Philippe Haudiquet, « Entretien avec Jean Eustache », Image et son, n° 250, mai 1971, p. 84. 49 La Maman et la Putain, politique de l’intime les divers entretiens avec l’équipe du fi lm rendent compte de la maîtrise et de l’autorité démontrées par le cinéaste pendant le tournage de La Maman et la Putain. Aucune hésitation de la part d’Eustache qui reste planté derrière la caméra de Pierre Lhomme, le scénario sur les genoux : « Il est l’auteur du fi lm et il tient à en assumer pleinement la responsabilité 3. » Le cinéaste crée régulièrement des occasions pour faire dire à ses personnages ce qu’il semble véritablement penser, leur prêtant ses idées, ses convictions, ses hésitations dans un jeu qui traduit sa posture de metteur en scène. Au début du fi lm, par exemple, l’ami du protagoniste confirme cette position quand il exprime sa volonté de passer par hasard aux Deux Magots l’après-midi du premier rendez-vous d’Alexandre avec Véronika, à condition que « tout soit préparé. Ne rien faire à la légère. Il n’est surtout pas question d’improviser ». La réputation que s’est créée Eustache de n’accepter aucun compromis quant à la fidélité au scénario et au dialogue conduit dans cette scène à une véritable leçon de tournage et enlève toute ambiguïté sur l’identité de celui qui dirige le jeu. En ce sens, Eustache est bien l’héritier de Robert Bresson, le cinéaste qui tenait à être le seul maître sur le lieu de travail. Bresson aimait à s’entourer d’acteurs non professionnels qu’il appelait ses « modèles » et qui acceptaient d’être traités comme instruments de la volonté du metteur en scène. Sur les pas de Bresson, Eustache procède à une conception et un traitement des acteurs comme médiateurs de sa volonté. Françoise Lebrun se souvient, pendant la préparation du fi lm : 3 Luc Béraud, Au travail avec Eustache, Lyon, Arles, Institut Lumière/Actes Sud, 2017, p. 51. 50 L’autorisation de l’intime « Jean appelait de temps en temps pour me lire ce qu’il avait écrit. Il ne m’envoyait pas le texte, mais me le récitait, ce qui me permettait de ressentir ce qu’il voulait. La précision et l’exactitude, la vérité de ce qui était écrit, voilà ce que j’étais censée rendre 4. » Lors du quarantième anniversaire du fi lm, la même Françoise Lebrun admet qu’elle n’avait été qu’un « médium pour le rêve de quelqu’un d’autre 5 ». Sans doute Eustache fait-il preuve d’érudition cinéphile dans La Maman et la Putain. Même le spectateur ordinaire observera son penchant pour les citations : Michel Simon, à qui Alexandre prête une réplique au début du fi lm, Murnau, dans la scène au restaurant Le Train bleu, Nicholas Ray ou encore Robert Bresson. Apparemment anodine, la remarque d’Alexandre – « Une femme me plaît, par exemple, parce qu’elle a joué dans un film de Bresson » – est évidemment liée au choix d’Isabelle Weingarten, qui interprète le rôle de Gilberte. L’actrice des Quatre nuits d’un rêveur (Robert Bresson, 1971) se voit attribuer dans le fi lm d’Eustache une fonction spectrale au niveau de l’histoire, hantant le personnage d’Alexandre, mais aussi la mise en scène du réalisateur. Au-delà de la citation directe, Eustache teste la méthode de Bresson dans la construction du personnage de Véronika, dans sa physionomie singulière ainsi que dans son jeu. Son nom, « vraie icône », renvoie à son statut de modèle, véritable toile de projection pour les intentions du cinéaste. Mais la mise en scène d’Eustache, bien distincte de celle de Bresson, confère à ces modèles une existence à part. 4 Jean-Claude Guiguet, « Entretien avec Françoise Lebrun », in Colette Dubois, La Maman et la Putain de Jean Eustache, Paris, Yellow Now, « Long Métrage », 1990, p. 93. 5 Didier Morin, « Les 40 ans de La Maman et la Putain », Mettray, « Les 40 ans de La Maman et la Putain », n° 6 (nouvelle série), Marseille, septembre 2013 (non paginé). 51 La Maman et la Putain, politique de l’intime Figure tutélaire du cinéma français, Bresson est littéralement invoqué comme modèle ; cependant, derrière la caméra de Pierre Lhomme, le chef opérateur des Quatre nuits d’un rêveur, Eustache va subvertir méthodiquement la leçon du maître. C’est surtout dans la mise en scène que La Maman et la Putain se détourne de l’exemple de Bresson : à la vision fragmentée de l’auteur de Pickpocket (1959), dont les fi lms sont autant de précis de décomposition analytique dans lesquels le montage sert à isoler l’événement dans son présent le plus pur, Eustache prolonge la durée de la prise, dilate le temps jusqu’à des limites improbables et épuise ses personnages, corps et parole à la fois. La qualité organique des trois heures et quarante minutes du film est la marque d’un rapport au temps qu’Eustache a consciencieusement façonné. En s’exprimant sur le rapport du cinéma au temps réel des événements, il explique dix ans après la sortie du film la scène de la première nuit que Véronika et Alexandre passent ensemble : « La séquence entière dure quatorze minutes et cette nuit dure quatorze minutes de fiction. J’ai pensé que le découpage impliquait un temps fictif, et on a beau fi lmer une action qui se déroule, parfois c’est plus long que le fi lm, parfois la fiction est plus longue que la réalité. Un fi lm de Bresson par exemple, c’est plus long que la réalité, mais la plupart du temps c’est plus court 6. » La référence chez Eustache ne se fait pas sur le mode de l’admiration inconditionnelle ou de l’imitation aveugle. Il disloque et démonte la logique de Bresson afin de la repétrir dans une configuration originale. Le goût et l’affinité pour le jeu des ci6 Alain Philippon, Jean Eustache, Paris, Éditions des Cahiers du cinéma, 2005, p. 118. 52 L’autorisation de l’intime tations cinéphiles et littéraires qui avaient marqué une certaine tendance du cinéma français sont bien présents chez Eustache. Ils acquièrent cependant une connotation supplémentaire qui scelle son statut d’auteur et en même temps le distingue des autres auteurs reconnus. L’apparente déférence bressonienne renvoie dans le monde du cinéma français à ce qu’Harold Bloom appelle l’« anxiété de l’influence 7 », motif central à ses yeux de l’histoire culturelle européenne, qui explique l’importance des figures établies dans l’émergence de nouveaux auteurs. Selon cette dynamique, le geste de la citation chez Eustache ne relève pas d’une posture d’épigone mais plutôt d’une ambivalence vis-à-vis du cinéma de Bresson dont il se déclare l’héritier, mais dont il ne cesse de déjouer l’influence. La Maman et la Putain déploie sous nos yeux le processus même du devenir-auteur d’un cinéaste parfaitement conscient de la règle du jeu. Filmer à la première personne : je(ux) d’auteur Quoique bien plus rares que les exercices d’admiration, les études sur « la vie et l’œuvre » de l’auteur de La Maman et la Putain reconnaissent unanimement sa vision cinématographique comme une extension de son existence propre. Les critiques s’accordent pour caractériser le cinéma de Jean Eustache comme une œuvre avant tout personnelle : « ethnographie de son réel 8 » pour Antoine de Baecque, « manifeste autobiographique 9 » selon Alain Philippon, l’expression du « métier de vivre 10 » dans les mots de Barthélémy Amengual. L’historien du cinéma Michel Marie rappelle que le cinéaste « a toujours fabriqué une 7 Harold Bloom, The Anxiety of Influence : A Theory of Poetry, Oxford, New York, Oxford University Press, 1973. 8 Antoine de Baecque (dir.), Le Dictionnaire Eustache, Paris, Léo Scheer, 2011, p. 9. 9 Alain Philippon, Jean Eustache, op. cit., p. 11. 10 Barthélémy Amengual, « Jean Eustache : une vie récluse au cinéma », Études cinématographiques, n° 153, 1986, p. 79. 53 La Maman et la Putain, politique de l’intime forme autobiographique de cinéma, même quand il filmait des sujets documentaires 11 ». Encore plus que dans ses autres fi lms, l’inspiration de La Maman et la Putain est largement autobiographique ; il y a une urgence à réaliser ce projet qui pousse Eustache à différer le tournage de Mes petites amoureuses prévu pour l’été 1972 pour se dévouer à l’évocation d’une histoire d’amour qu’il était en train de vivre. Terrain de jeu pour des rôles prétendument inspirés de la vie du réalisateur, le fi lm nous permet de décoder le tableau des acteurs. C’est d’ailleurs ce qu’accomplit, en partie et entre autres, Luc Béraud dans son ouvrage sur la préparation et le tournage du fi lm. L’assistant de Jean Eustache détaille le déplacement des personnages, identifie les mutations, évoque les conséquences de ces transferts de rôles. Présents sur le tournage au moment de la prise, ils sont obligés d’entendre de la bouche d’Alexandre ou d’un autre personnage des phrases tirées de leurs propres conversations avec le cinéaste. Le choix des lieux et des décors est obstinément authentique, comme l’appartement de Catherine Garnier qui, en tant que costumière, s’est souvent retrouvée sur le tournage avec Bernadette Lafont. Ce souci maniaque d’authenticité, qui le rapproche des cinéastes comme Bresson qui s’était défini comme « maniaque du vrai », ou Pialat 12, a contribué à la réputation d’Eustache et n’est pas sans évoquer une certaine mise en scène de sa propre monomanie. L’inspiration largement autobiographique du film est souvent invoquée comme grille de lecture. Il faudrait cependant se méfier, « se tenir sur ses gardes » dans les mots de Gilberte, et se souvenir de l’habitude d’Eustache de styliser son propre vécu 11 Michel Marie, « Nouvelle Vague », in Antoine de Baecque (dir.), Le dictionnaire Eustache, op. cit., p. 213. 12 Voir Pascal Mérigeau, Pialat, Paris, Grasset, 2002. Michel Delahaye, Jean-Luc Godard, « La question : entretien avec Robert Bresson », Cahiers du cinéma, n° 178, mai 1966, p. 26-35. 54 L’autorisation de l’intime pour parvenir à une vérité de l’expérience qu’il souhaite dénicher par et dans son art : l’auteur est ôteur, être auteur c’est savoir ôter son art de sa vie, ou l’inverse. Ses comédiens, quoique conscients de la portée personnelle de l’histoire de La Maman et la Putain, de la communion entre cinéma et existence dont témoigne le fi lm, ne cessent pas de nous rappeler qu’au-delà des anecdotes, le tournage fut un véritable lieu de travail. Lors des quarante ans de La Maman et la Putain, répondant à cette question de l’inspiration autobiographique, Françoise Lebrun déclare dans le numéro de la revue Mettray : « Je crois que ça n’a pas d’intérêt de savoir d’où ça vient. On a un texte, on a une proposition, et après, qu’il y ait des éléments autobiographiques, c’est vraisemblable, mais en fait ça ne me regarde pas, je n’en ai rien à faire. Je ne vois pas ce que cela peut m’apporter pour faire le personnage vraiment 13. » Près d’un demi-siècle plus tard, que reste-t-il, à part l’anecdote, du fait que Françoise Lebrun avait incarné dans le fi lm Véronika, l’infirmière qui a détourné l’attention amoureuse d’Alexandre de son obsession pour Gilberte, dont le personnage était fondé sur Françoise Lebrun elle-même ? L’apparition fugace d’Eustache, comme mari de Gilberte dans la scène du supermarché, porte-t-elle plus que la signification ludique et anodine d’un geste d’auteur ? Le personnel, dans le sens d’autobiographique, tant évoqué dans les écrits sur Eustache, indique-t-il vraiment au spectateur un exercice soutenu de mise en abîme, ou bien s’efface-t-il comme un simple jeu ? Au-delà et en dépit des rumeurs et anecdotes qui colorent la figure de Jean Eustache, ce qui frappe aujourd’hui, c’est la confiance aveugle dans le pouvoir du cinéma. Comme si le cinéaste et le film ne 13 Didier Morin, « Les 40 ans de La Maman et la Putain », loc. cit. (non paginé). 55 La Maman et la Putain, politique de l’intime faisaient qu’un, La Maman et la Putain repense l’hypothèse que le style est l’homme, et parvient à une vraie objectivation du soi en œuvre. Au-delà de l’autobiographique : un cinéma de l’intime Si La Maman et la Putain est pour Eustache un exercice vital, une entreprise impérative, comme il le déclare souvent dans les entretiens, il n’en est pas moins un projet de création artistique. Sous le prétexte d’une fausse simplicité, le film relève d’une mise en scène élaborée qui traduit le souci de son auteur d’exposer, au-delà de la réalité filmée, la machinerie du dispositif cinématographique et de ses extensions idéologiques. Ainsi, dans ce passage qui évoque la virulence des critiques de l’époque (c’est la période maoïste des Cahiers du cinéma), Jean Eustache semble répondre à ses détracteurs par la bouche d’Alexandre : « Vous voulez voir La classe ouvrière va au paradis d’Elio Petri ? Alexandre lit dans le journal : “Film essentiellement politique qui, tout en dénonçant les servitudes de la condition ouvrière, s’efforce de définir la nouvelle conception des rapports humains. Ni tract, ni reportage, ni exercice de rhétorique, ce fi lm est un vrai fi lm, c’est-à-dire une œuvre élaborée, composée, rythmée.” Alexandre allume la télévision et dit : Je préfère encore regarder la télé. Au moins Bellemare et Guy Lux portent leur connerie sur le visage, c’est plus franc. » Ce n’est pas en mettant en scène des personnages de la classe ouvrière que le cinéma refléterait l’esprit du temps et l’engagement social de la société post-68, mais en prenant conscience de son propre statut idéologique et, au-delà, de sa participation complice à la société du spectacle. 56 L’autorisation de l’intime La Maman et la Putain est un fi lm novateur en cela qu’il articule sous une lumière nouvelle les questions urgentes de la chute de l’autorité, de la mort de l’auteur, ou de la réinvention du dispositif idéologique du cinéma. Loin des allégories auteuristes dans le style de la Nouvelle Vague, dont Le Mépris ( Jean-Luc Godard, 1962) reste l’exemple classique et que confirme La Nuit américaine (François Truffaut, 1973), Eustache privilégie un modèle qui met en lumière la figure du narrateur. Très écrit, jouant sur l’oralité du discours et de la performance, La Maman et la Putain propose une mise en scène qui se prête à l’exigence d’un cinéma personnel, en dépit des conventions du cinéma d’auteur. Méfiant vis-à-vis des privilèges inculqués à l’auteur de cinéma, Jean Eustache prend ses distances avec l’idéalisation du point de vue et de la vision du metteur en scène. C’est encore Luc Béraud qui se rappelle qu’Eustache favorisait une caméra discrète car il voulait privilégier l’écoute avant tout, et que cela influençait le placement des caméras : « [Eustache] dit : “Il y a des caméras qu’on place pour regarder et des caméras qu’on place pour écouter.” 14. » Cette stratégie, faussement simple, permet sans doute à Eustache de remporter le défi de la « mort de l’auteur » qui avait pris au cinéma la forme d’une remise en question du point de vue omnipotent et autoritaire. Ce cinéma où l’ouïe l’emporterait sur la vue aura une autre fonction déterminante : ouvrir secrètement la voie à un développement bien plus crucial qui fera de ce fi lm une matrice pour le cinéma intimiste français 15. La Maman et la Putain constitue la première étape d’une réflexion sur l’intime qui est au cœur de l’œuvre d’Eustache. Dans les deux volets d’Une sale histoire (1977), méditation sur la pertinence universelle d’une histoire personnelle, le narrateur cen14 Luc Béraud, Au travail avec Eustache, op. cit., p. 53. 15 Michel Marie, « Nouvelle Vague », loc. cit., p. 214. 57 La Maman et la Putain, politique de l’intime sé avoir vécu l’expérience racontée, ainsi que celui mis en scène comme agent de l’expérience, insistent avec la même assurance et à la première personne : « Je ne raconte pas mes histoires personnelles, ou, si je le fais, c’est que je suis convaincu qu’elles ne le sont pas et que, donc, tout le monde comprendra. » L’autobiographique est un prétexte. D’ailleurs Une sale histoire joue sur des effets de contre-pied, à travers une démarche documentaire marquée par la présupposée fidélité à la réalité. Le dernier projet d’Eustache, Les Photos d’Alix (1980), aiguise encore davantage la rupture entre la représentation photographique et le réel, le vécu de l’expérience. Dans cet essai cinématographique, la photographe Alix Cléo Roubaud semble étonnée par la question apparemment banale qu’un ami (le fils d’Eustache, Boris) lui pose pour savoir si c’est elle qu’on voit dans l’image. Au lieu d’une réponse univoque, un simple oui ou non, elle hésite : « Toutes les photographies, c’est moi. » Si cette confession est étendue à l’œuvre d’Eustache, il serait profitable de retenir la leçon de ses derniers fi lms et de leurs variations nouvelles sur la gamme du « je » d’auteur et de l’auteur, avant de tracer définitivement le portrait d’auteur proposé par La Maman et la Putain. La fi lmographie intégrale du cinéaste nous incite à opérer un déplacement conceptuel pour cerner l’apport de la dimension personnelle dans le statut d’auteur. Eustache emploie le dédoublement du point de vue et de la voix narrative, l’écart imposé entre ce qu’on voit et ce qu’on entend, la dissimulation de la tranche de réalité derrière des cadres bien délimités. Ces stratégies ne sont pas sans indiquer une remise en question de l’autorité du « je » qui s’exprime, que ce 58 L’autorisation de l’intime soit celui d’Eustache, de ses personnages, ou d’Eustache à travers ses personnages. Dans La Maman et la Putain, l’ambiguïté entre récit de soi et quête de l’altérité culmine lorsque le volubile Alexandre déclare vouloir « parler avec les mots des autres ». Après avoir passé la nuit avec Véronika dans l’appartement de Marie, il propose d’écouter à la radio le « prédicateur du petit matin ». C’est alors qu’il délivre la fameuse réplique qui éclaire d’une nouvelle lumière l’entreprise du réalisateur de faire parler les autres : des musiciens dont on écoute les disques en intégralité, des cinéastes, des écrivains comme Bernanos ou Proust. En privilégiant l’écoute et la parole, Eustache détaille le spectre des multiples possibilités de dire « je ». La liste des voix subjectives possibles inclut celle de l’homme ayant vécu une histoire d’amour, du cinéaste traduisant une histoire autobiographique dans un conte universel, ou celle du personnage d’Alexandre comme alter ego d’Eustache. Le pari – et la réussite du fi lm d’Eustache – est de retirer aux personnages, emprisonnés dans le cadre, consommés pas la durée, écœurés pas le vécu, l’énergie de dire « je », et de rendre sienne cette énergie, de devenir le lieu de l’intime. L’intime, c’est ce qui est connu par le sujet seul. En lui retirant cette prérogative, en transformant l’immédiat de l’intime par la médiation de la mise en scène et du discours, la méthode d’Eustache ouvre la voie à beaucoup de cinéastes français, d’Arnaud Desplechin à Catherine Breillat, de Noémie Lvovsky à Xavier Beauvois et Dominique Cabréra. Codruţa Morari est professeure d’études cinématographiques à l’université de Wellesley (États-Unis). 59 « En vert et contre tout. » La Maman et la Putain entre ironie dandy et lyrisme pathétique par Agnès Perrais Plusieurs critiques ont souligné une équivoque dans l’œuvre de Jean Eustache, et notamment dans La Maman et la Putain, en relevant l’association d’une position de distanciation et d’un effet de naturalisme, parfois comprise en termes de confrontation entre conceptualisme et réalisme, parfois en termes de dialectique de l’être et du paraître, du faux et du vrai 1. Dans cette ambiguïté, le travail central du langage chez Eustache joue un rôle pivot, car il soulève des interrogations irrésolues sur le degré d’adhésion qu’entretiennent les personnages aux paroles qu’ils profèrent, sur celui du cinéaste aux discours portés par le fi lm, et sur la possibilité même d’une authenticité expressive. 1 Barthélémy Amengual, « Une vie recluse en cinéma ou l’échec de Jean Eustache », in Barthélémy Amengual (dir.), Jean Eustache, Paris, Lettres modernes, 1987, p. 120. Voir Emmanuel Burdeau, « Le royaume aux mille sens », Cahiers du cinéma, n° 523, avril 1998, ou Alain Philippon, Jean Eustache, Paris, Éditions des Cahiers du cinéma, 1986, p. 40 et suiv. 61 La Maman et la Putain, politique de l’intime Dans le « fi lm sur la parole 2 » qu’est La Maman et la Putain, l’usage du langage comme masque ou comme leurre par les personnages, dans un écart entre parole et être, semble entraîner un doute général sur le discours : par l’ironie ou le second degré distancié, un brouillage permanent semble interdire la possibilité d’un mot authentique. Si l’ironie peut prendre chez le personnage d’Alexandre les traits d’une posture de détachement dandy, elle instaure dans le fi lm une négativité radicale qui perturbe la nature et la réception des énoncés. Face à cette ironie, des moments lyriques de parole semblent suspects en même temps qu’ils apportent une émotion authentique qui paraît porter un coup d’arrêt au tournoiement de l’ironie. En examinant d’un point de vue esthétique et politique cette confrontation entre le second degré et la tentation du lyrisme, conçu comme authenticité de l’énonciation, nous remettrons en question l’interprétation du faux comme authenticité du réel chez Eustache pour considérer cette tension comme une irrésolution problématique et pathétique. Détachement dandy et ironie Le terme de dandysme a souvent été employé au sujet d’Eustache ou de ses personnages pour pointer l’idée d’une « légèreté dans l’existence 3 », induite par l’oisiveté et le mépris de l’argent, et conçue comme posture de contestation à l’égard d’une époque décevante 4. Nous ne reviendrons pas sur le relevé des nombreux marqueurs esthétiques qui ancrent le fi lm dans une telle fi liation, 2 Stéphane Lévy-Klein, « Entretien avec Jean Eustache », Positif, n° 157, mars 1974, p. 52. 3 Angie David, « Dandysme », in Antoine de Baecque (dir.) Dictionnaire Eustache, Paris, Leo Sheer, 2010, p. 74-75. Jérôme d’Estais, Jean Eustache ou la traversée des apparences, La Madeleine, LettMotif, 2015, p. 20. 4 Voir Jean Douchet, « Le premier artiste après la Nouvelle Vague », Cahiers du cinéma, n° 523, avril 1998, p. 5. 62 La Maman et la Putain entre ironie dandy et lyrisme pathétique tels que la théâtralisation de la parole ou l’élaboration soignée et codifiée du vêtement, notamment chez Alexandre et ses amis, mais nous suivrons plutôt le fi l d’une discipline du détachement à la fois affectif et politique. Dans les attitudes des personnages masculins de La Maman et la Putain comme dans les qualités du dandy relevées par Baudelaire : « hommes déclassés, dégoûtés, désœuvrés mais tous riches de force native 5 », on peut souligner un hiatus profond entre être et paraître, qui unit de façon contradictoire la force intérieure et l’oisiveté lasse, la douleur et l’impassibilité. Sous la plume de Baudelaire, le maintien stoïcien d’une hauteur distante n’apparaît pas comme simple maniérisme mais comme discipline : « Le caractère de beauté du dandy consiste surtout dans l’air froid qui vient de l’inébranlable résolution de ne pas être ému ; on dirait un feu latent qui se fait deviner, qui pourrait mais ne veut pas rayonner 6. » Chez Alexandre, pour qui « sa vie est sa création 7 », cette aspiration semble informée par un rapport particulier à l’art et notamment au cinéma, constitué de façon souterraine comme modèle absolu d’existence au détriment à la fois des codes sociaux et des déterminations individuelles. L’être dandy apparaît alors dans le fi lm par la récitation du scénario qui figure tragiquement un personnage menant sa vie selon une partition déjà écrite. Par ailleurs, de manière plus générale, l’effort des personnages vers le détachement affectif s’incarne dans un usage du langage au second degré qui semble faire bouclier entre l’intériorité des individus et ce qu’ils communiquent. Dans ce brouillage généra5 Charles Baudelaire, « Le dandy », Le Peintre de la vie moderne, Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, 1976, p. 710-711. 6 Ibid., p. 712. 7 Stéphane Lévy-Klein, « Entretien avec Jean Eustache », loc. cit., p. 52. 63 La Maman et la Putain, politique de l’intime lisé, l’accès à une authenticité semble compromis, dressant une composition où les personnages sont à la fois des jeux de langage en eux-mêmes et les jouets de leur langage. La Maman et la Putain pourrait apparaître comme la défaite de l’homme qui voulait être un héros, et qui, tout en parlant « comme un livre », se « fait des fi lms ». Sous le ton monocorde d’Alexandre qui « pense à ce qu’il va dire » et tient un discours qui « est prémédité […] parce que réalisant une pensée déjà inscrite 8 », nous pouvons voir le fantasme d’une téléologie de l’art narratif qui s’appliquerait à la vie, constituant l’individu comme héros de son propre chef-d’œuvre. Au début du film, lorsqu’Alexandre reproche à Gilberte de ne pas réagir positivement à ses requêtes, son expression « tu aurais dû dire […], comme dans la chanson » témoigne de la déception devant un réel qui ne se conforme pas à ses plans, à la manière d’un fi lm où les choses sont déjà écrites. La réplique de Gilberte : « Dans quel roman te crois-tu ? », y oppose un cruel démenti. On peut faire un parallèle avec la fameuse scène de Johnny Guitar (Nicholas Ray, 1954) où Sterling Hayden demandait à Joan Crawford de répéter les mots doux qu’il rêvait d’entendre dans sa bouche. Mais si chez Nicholas Ray la scène prenait une tonalité déchirante en soulignant cet écart entre simple profération et énonciation authentique, dans le fi lm d’Eustache la scène introduit le régime général d’existence des personnages, en particulier celui d’Alexandre, qui utilisent le langage en ventriloques. Pour Alexandre, l’attention au langage est alors esthétique, tout comme les films lui « apprennent à vivre » par l’imitation d’une manière de faire son lit. Sous l’aspiration dandy d’Alexandre, se montre l’envers flaubertien d’un bovarysme où l’emportement dans la griserie du romanesque empêche de percevoir les êtres réels et ses propres désirs profonds : 8 Ibid., p. 53. 64 La Maman et la Putain entre ironie dandy et lyrisme pathétique « Il essaie de faire que sa vie soit une œuvre, ce qui l’entraîne à jouer avec la vie des gens 9. » Tout semble alors englobé dans une spirale de doute sur l’authenticité : si les mots sont subordonnés à un impératif esthétique, sont-ils encore, et à quel point, connectés avec une exigence éthique, une authenticité intérieure ? Si c’est le personnage d’Alexandre qui concentre les plus forts effets d’une théâtralisation de l’existence par ses flots de parole et son maniérisme, les personnages de La Maman et la Putain témoignent d’un enjeu semblable : jusqu’à quand les personnages se conformeront-ils à un modèle de soi au-delà de soi, caractérisé par la distance affective induite par la partition rodée de leur langage ? Alexandre est le personnage qui formule le plus clairement la problématique du langage posée par le film : sa déclaration « parler avec les mots des autres, ça doit être ça la liberté » sonne comme un objectif de désidentification à soi-même et d’arrachement à une subjectivité asservissante, qui s’oppose violemment à l’idéal expressif lyrique du romantisme supposant une intériorité consistante. La manière dont Alexandre s’écoute parler, multipliant les propositions péremptoires, vérités générales ou injonctions, et enchaînant le récit d’histoires arrivées à d’autres, fonctionne alors comme un masque qui brouille et pousse le spectateur à la recherche d’une substance du personnage. Chez les autres personnages aussi, le langage est vampirisé par des usages qui mettent en doute la valeur de réel des énoncés, que ce soit par les mensonges, les emplois ironiques, comme Véronika qui parle de l’« homme de ma vie », les répétitions d’assertions péremptoires comme « les gens n’ont pas d’importance », ou encore l’effort de tenir sa souffrance à distance, comme chez le personnage de Marie. Quand celle-ci dit à Alexandre d’un 9 Jean Eustache, cité in Barthélémy Amengual, « Une vie recluse en cinéma ou l’échec de Jean Eustache », loc. cit., p. 80. 65 La Maman et la Putain, politique de l’intime ton détaché : « Vous me faites de la peine », il répond alors : « Vous souffrez ou vous faites semblant ? ». L’enjeu du film est alors la tenue sur la longue durée de la distance entre la persona et l’affectivité des personnages : la tentative de suicide de Marie semble répondre ainsi à l’oscillation entre détachement et colères exacerbées, le monologue d’aspect lyrique de Véronika au martèlement de son je-m’en-foutisme, le silence d’Alexandre et son revirement final à son papillonnage bavard. Quand, dans la dernière scène au café, Véronika oppose « l’amour c’est simple » aux « histoires merdiques » d’Alexandre et Marie, on peut alors entendre une critique de l’absurdité qu’il y a à se regarder vivre en se racontant des histoires. Néanmoins, cela n’implique pas la reconduction d’un espoir expressif du langage : les affirmations d’Eustache soulignent en effet une inauthenticité générale, en disant notamment de Véronika qu’il lui a donné « les plus indubitables accents de sincérité afin qu’elle puisse tromper tout le monde, public inclus 10 ». Dans la distance du langage à son idéal expressif, on retrouve le paradoxe noté par Amengual qui souligne chez Eustache à la fois le désir de réalisme et l’attrait pour un art conceptuel à la Duchamp, par le goût du constat et du concret, de la « culture du on », et de l’attention à « l’aspect convenu du gestus social et du jeu de la vie 11 ». Les moments où pointe un lyrisme de la douleur sont ainsi toujours mêlés d’une ironie grise du fi lm qui souligne la dérision du rêve d’être un héros, comme dans les scènes où Alexandre semble témoigner d’un degré plus fort de sincérité, mais où l’accessoire des lunettes de soleil prend le relais de son langage ampoulé pour dissimuler l’émotion. Cette ironie s’articule alors à une remise en avant de la matérialité organique comme « seul brevet d’existence ». 10 Ibid., p 66. 11 Ibid., p. 120-121. 66 La Maman et la Putain entre ironie dandy et lyrisme pathétique Le poème montré à Véronika au Train bleu : « cheveux… cheveux/front… front » etc., semble reprendre de manière un peu affadie un antilyrisme à la manière Dada qui dénonce toute idée d’être moral comme supercherie : l’expression « il faut être en accord avec soi-même » est démolie par le déploiement sophistique de la tautologie qu’il suggère. Le poème sonne alors dans le fi lm comme programmatique : en rabattant le problème moral ou existentiel sur la réalité physique, il affi rme qu’il n’y a pas de vérité de l’être autre que l’écart entre la réalité physique et la construction fictionnelle de soi, et congédie toute dimension morale. La recherche par le spectateur d’un dernier mot existentiel des personnages est vaine puisqu’ils n’existent que par leur langage ou par la matérialité de leur corps. Par le grand écart entre réalité physique et artifice, un pont lie dans le fi lm le dandysme romantique au pop art, qui nous semble éloigner la problématique du vrai et du faux, de l’être et du paraître, d’une compréhension métaphysique. Les « puissances du faux » ne donnent pas lieu à un vertige ontologique, elles constituent un régime postmoderne d’art et d’existence. Tout comme les personnages n’existent que dans leur parole, le fi lm dans sa sobriété esthétique n’invente pas d’images à proprement parler, comme le souligne Amengual 12 , mais assemble des images issues d’autres images en s’opposant à toute mystique de la révélation d’une essence. L’affirmation d’Amengual à propos de La Maman et la Putain : « L’énonciation domine sur l’énoncé 13 », semble résumer le rapport des personnages au langage par le fait que le corps de l’acteur et sa voix deviennent le lieu principal de l’action au détriment de la valeur de réalité des énoncés. C’est un défaut de réel que pointe alors cet « envahissement de gens qui parlent, pas 12 Barthélémy Amengual, « Une vie recluse en cinéma ou l’échec de Jean Eustache », loc. cit., p. 121. 13 Ibid., p. 66. 67 La Maman et la Putain, politique de l’intime forcément pour dire des choses intéressantes mais parce qu’ils ne peuvent pas agir autrement 14 ». Sur ce fond, il nous faut à présent voir comment, à travers le monologue de Véronika, apparaît néanmoins ce qu’à première vue on est tenté de qualifier de lyrisme. Un lyrisme pathétique ? Il est frappant de constater que le film d’Eustache entraîne des perceptions différentes d’un visionnage à un autre, en particulier à propos du monologue de Véronika 15. La réception oscille pour un certain nombre de spectateurs entre un fort effet d’empathie identificatoire, et un sentiment de distance malséante. Au-delà du contenu discutable qu’il délivre, une indécision subsiste sur la manière de recevoir ce monologue qui emporte en même temps qu’il oppresse. À première vue, il semble proposer une rupture assez nette avec l’ironie et l’humour de la première partie du fi lm, notamment parce qu’il provoque un basculement chez le personnage d’Alexandre, qui enfin fait silence. Le registre pathétique semble porter par contraste une parole authentique. Néanmoins, il apparaît aussi comme coup de force stratégique du personnage qui obtient la victoire par l’image de son enfoncement dans le pathétique. Il nous semble que ces niveaux coexistent indissociablement. Le monologue de Véronika semble en premier lieu constituer un bloc lyrique qui opère comme opérateur de dégonflage par rapport au second degré permanent d’Alexandre. L’alliance du jeu de Françoise Lebrun, dont l’expressivité contraste avec le détachement cabotin de Léaud, et du gros plan fi xe sur son 14 Eustache cité dans Alain Philippon, Jean Eustache, op. cit., p. 120. 15 Je tiens à remercier mes camarades cinéastes du collectif la Poudrière (L’Etna, Montreuil), en particulier Catherine Bareau, Évelyne Cohen et Marie Bottois, qui m’ont permis de discuter plusieurs intuitions. 68 La Maman et la Putain entre ironie dandy et lyrisme pathétique visage renforce une impression d’accès direct à une affectivité intérieure, sans introduire de distance par un dispositif voyant. Les mots de Véronika semblent alors exprimer sa détresse et son exaspération à un premier degré où l’énonciation colle à l’énoncé, comme dans le lyrisme, où l’énonciateur ne feint pas son énonciation 16. C’est cette énonciation authentique qui semble s’opposer à l’énonciation feinte d’Alexandre, qui parle comme s’il faisait parler un personnage. Le registre pathétique du monologue qui se déploie sur une longueur inédite constitue ainsi dans le fi lm le moment où semble se déverser une émotion qui rompt avec l’idéal de maîtrise du dandy et semble donner lieu à un « énoncé de réel 17 ». L’image de la détresse porte alors un coup d’arrêt à la fois à la construction discursive par laquelle Véronika affirmait sa désinvolture et au théâtre cabotin du jeu avec soi-même d’Alexandre. Le caractère émouvant d’une lyrique amoureuse revisitée entretient alors l’illusion d’une transparence avec le discours de l’auteur, alliant la défaite des constructions idéologiques du couple Alexandre-Marie, à la dénonciation d’un désenchantement dans la double rupture entre amour et sexe et entre sexe et procréation amenée par la libération sexuelle. Néanmoins, les propos d’Eustache qui pointent la construction stratégique de la parole de Véronika comme illusion de sincérité complexifient une telle lecture : le happy end du mariage apparaît comme « comédie grotesque, ridicule 18 », introduisant encore une fois l’écart d’un second degré. Le registre pathétique se double alors pour le spectateur d’une distance provoquée par le caractère superlatif de l’emballement de la parole du personnage. Les pleurs et les vomissements 16 Käte Hamburger, « Le genre lyrique », Logique des genres littéraires, Paris, Seuil, 1986, p. 239. 17 Ibid. 18 Eustache cité in Barthélémy Amengual, « Une vie recluse en cinéma ou l’échec de Jean Eustache », loc. cit., p. 78. 69 La Maman et la Putain, politique de l’intime soulignent en effet la nature émétique de la parole, qui fonctionne comme raz-de-marée pour le spectateur, et redouble dans le fi lm la victoire par KO que provoque le discours de Véronika sur Alexandre. Dans la représentation d’un théâtre des mots qui va jusqu’à la nausée, un curieux effet de distance et d’immersion est produit, superposant à la fois un effet d’émotion positive, et l’impression d’un coup de force. Cette ambiguïté semble renforcée par une équivoque morale, entre la réflexivité du spectacle de la parole et la représentation positivement critique d’un personnage déterminé socialement. Quand Véronika parle d’elle à la troisième personne, c’est comme si le personnage incarnait à la fois l’image d’une conscience réflexive des places occupées par les personnages, socialement et fantasmatiquement, et qu’elle se renvoyait à l’artificialité de son discours. Se cristallise alors une équivoque entre le refus de se placer sur un plan moral et la prégnance d’une tension vers un matérialisme qui figure Véronika dans ses déterminations sociales là où Alexandre se rêve désaffi lié 19. Dans la réception de ce monologue, le spectateur navigue alors entre une solidarisation émotionnelle qui invite à une empathie morale pour Véronika contre Alexandre, et une distanciation pessimiste face à la configuration désarticulée de l’ensemble des trois personnages pris dans la lutte de pouvoir par la parole. La comédie de la sincérité, comme ultime prouesse qui assure la victoire, scelle ainsi un jeu social sans porte de sortie. Si l’on prend enfin au sérieux, comme le fait Amengual, l’idée que le personnage de Véronika est l’« invention 20 » d’Alexandre, fantasme de femme qui s’oppose à l’amour pragmatique de Marie et à l’amour perdu de Gilberte, on peut lire le caractère puissamment émouvant du monologue de Véroni19 Eustache affirme à l’époque du Père Noël a les yeux bleus : « J’aime bien que les problèmes moraux des personnages […] dépendent des conditions sociales. J’admire Mizoguchi à cause de ça », Jean Collet, Cahiers du cinéma, n° 187, février 1967, p. 51. 20 Stéphane Lévy-Klein, « Entretien avec Jean Eustache », loc. cit., p. 52. 70 La Maman et la Putain entre ironie dandy et lyrisme pathétique ka comme l’effet de ce qu’il se délie quasi totalement de l’action du fi lm, de la fiction, au profit d’une image d’art réflexive. La prise de pouvoir sur Alexandre fonctionne alors comme le transfert de l’outil langagier dont il se sert dans la vie à sa réalité d’artifice. D’abord muette, Véronika « prend le langage qu’[Alexandre] lui a donné » pour devenir « un monstre qui va l’écraser 21 », se constituant comme pur « personnage de pellicule 22 ». Un court-circuit joint alors le cinéma, comme moyen de gagner les autres à soi selon Eustache 23, et la parole comme « prise de possession des êtres qui sont autour [de soi] 24 ». Du point de vue de la mise en scène, l’effet de lyrisme provient alors de cet artifice poussé au carré dans un personnage de pure fiction, qui prend également la forme d’une prise de pouvoir sur le spectateur. L’adhésion lyrique du sujet à son énonciation est remplacée par l’adhésion à la parole d’un personnage qui n’est qu’une projection de parole. Si Alexandre n’existe lui aussi que par son verbe, on voit la différence entre les deux paroles : dans le cas du dandy, la mise en scène pointe ironiquement l’écart entre ses énoncés et son être en soulignant son maniérisme dans sa relation aux autres. Dans le cas de Véronika, son être reflète la création artificielle du cinéma. Si certains comprennent l’impression si forte d’émotion comme le recueillement de « quelque chose – une trace, un résultat, une preuve 25 », elle apparaît de façon très anti-bazinienne comme l’avènement d’une réalité de cinéma qui s’oppose au « semblant de réalisme 26 » parce que le 21 Ibid., p. 52-53. 22 Barthélémy Amengual, « Une vie recluse en cinéma ou l’échec de Jean Eustache », loc. cit., p. 106. 23 Ibid., p. 80. 24 Stéphane Lévy-Klein, « Entretien avec Jean Eustache », loc. cit., p. 53. 25 Emmanuel Burdeau, « Le royaume aux mille sens », loc. cit., p. 30. 26 Cité in Barthélémy Amengual, « Une vie recluse en cinéma ou l’échec de Jean Eustache », loc. cit., p. 48. 71 La Maman et la Putain, politique de l’intime jeu ironique d’un interstice avec une authenticité impossible a disparu. Le repli dans le langage semble ainsi figurer une comédie des jeux de pouvoir dans laquelle la répartition de l’authenticité et de l’inauthenticité, de la douleur véritable et de la détresse d’orgueil est maintenue dans l’équivoque d’un lyrisme mis en doute et d’une dérision qui ne rit pas. La formule d’Amengual pour décrire la perception de la chanson réaliste : « entre la tragédie de la vraie souffrance, et la dérision d’une mythologie existentielle 27 », semble s’appliquer alors à l’absence de choix chez Eustache entre le lyrisme et le détachement, qui aboutit à une partition essentiellement négative. La spirale du négatif dans l’impossible premier degré de la parole Si Eustache suggère que ses films sont sur des « personnage[s] 28 » montrant de façon distanciée leurs énoncés comme constructions, La Maman et la Putain se présente néanmoins comme un discours critique porté par le cinéaste sur l’époque. On y retrouve une pensée baudelairienne du dandysme sous la forme d’une critique de Mai 68 et de la « Nouvelle Société » qui le suit, comme victoire de la société libérale de consommation. Face à cet échec, trois directions sont incarnées dans le fi lm, un romantisme passéiste qui se nourrit d’un fantasme populaire, un imaginaire fascisant contre le désordre général et le « nivellement », et la négativité d’un pessimisme radical qui s’enferme dans une réflexivité interdisant tout premier degré et qui aboutit au verrouillage du film dans un constat d’échec. Cette négativité 27 Ibid., p. 76. 28 Jean Collet, « Jean Eustache, Le Père Noël a les yeux bleus », loc. cit., p. 50. 72 La Maman et la Putain entre ironie dandy et lyrisme pathétique apparaît dans les propos d’Eustache comme l’enjeu de la réception du film : « Le fi lm débouche sur le dégoût, c’est cela le bilan du fi lm et de la vie […] j’ai fait une happy end avec le vomi, le dégoût que ce fi lm doit apporter 29. » Le fi lm donne ainsi à voir la dérision de tout discours positif, mais aussi de sa contestation dandy, et l’impossibilité du lyrisme en tant que pari de croyance en une authenticité de sensation et de langage. Dans la référence passéiste, le romantisme d’Eustache, au sens d’une haine de la bourgeoisie moderne 30, prend la forme d’une nostalgie pour un idéal aristocratique irrémédiablement inaccessible et révolu. Si les mots surgis du passé font rêver Léaud, les chansons du fi lm mettent en abîme cette thématisation mélancolique du passé révolu : celle de Damia problématise le souvenir face à un passé illusoire, et la Chanson des fortifs évoque le passage du temps qui emporte les « héros » du peuple au gré de l’embourgeoisement de Paris. Les moments d’écoute portent dans le fi lm une émotion positive, celle du lyrisme douloureux de la détresse d’Alexandre après que Gilberte l’a quitté ou celle de la mélancolie d’une modernité décevante. Pourtant, cette nostalgie est également traitée avec distance. Si Fréhel chante que « d’autres viendront, héros différents », la fin du fi lm mêle mélancolie et ressentiment : dans la victoire de Véronika qui se fera épouser et qui rappelle l’évocation par la chanson de la « Nini » devenant propriétaire de château, l’idée de la « comédie » jouée entérine le caractère dérisoire d’un ly29 Cité in Barthélémy Amengual, « Une vie recluse en cinéma ou l’échec de Jean Eustache », loc. cit., p. 71. 30 Sur cette définition du romantisme, voir Michael Löwy, Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992. 73 La Maman et la Putain, politique de l’intime risme de l’héroïsme. Une ambiguïté est maintenue entre une critique positive du temps présent par un passéisme réactionnaire, comme lorsqu’Alexandre regrette l’époque où « les jeunes fi lles se pâmaient devant les soldats » et son remplacement par le prestige des cadres, et l’affirmation de son caractère illusoire quand il dit : « Je n’aime pas les héros », et : « Les élégiaques sont des crapules ». Le « malheur d’être trop démuni 31 » glisse alors vers la nostalgie dandy repliée dans une sphère esthétique qui fait de l’aristocratie populaire disparue un idéal mythique, et des images d’un ordre social passé un repère déshistoricisé. Dans la rage contre l’intellectualisme soixante-huitard et son art engagé, les chansons de Fréhel et de Damia se mêlent à celles de Zarah Leander, dans un attrait distancié pour le suranné qui s’allie à un éloge du semblant. L’appel au passé est à la fois omniprésent, et figuré comme une aporie. L’alliance de la mélancolie et de l’ironie triste s’articule alors avec l’utilisation de marqueurs d’un imaginaire réactionnaire entre la mise à distance du discours des personnages et les provocations positives d’un cinéaste « contre, contre tout 32 ». Ils travaillent dans tous les cas à la représentation de Mai 68 comme échec, notamment par le recours à son envers fascisant. On trouve pêle-mêle, outre la moquerie du Mouvement de libération des femmes ou la peinture de Sartre en vieil ivrogne, un discours anti-avortement, des propos racistes et homophobes, une collection d’ouvrages sur le nazisme, dans un mélange de registres qui en rend la réception ambiguë. Si la scène chez l’ami où Alexandre feuillette le livre sur la SS en écoutant Zarah Leander peut être interprétée comme une caricature montrant des dandys dont les intérêts témoignent davantage d’une déliquescence que 31 Barthélémy Amengual, « Une vie recluse en cinéma ou l’échec de Jean Eustache », loc. cit., p. 76. 32 Philippe Garrel, « En étant le cinéma, juste en le faisant », Cahiers du cinéma, op. cit., n° 523, p. 7. 74 La Maman et la Putain entre ironie dandy et lyrisme pathétique d’un engagement politique, d’autres témoignent de la prégnance d’un imaginaire distillé par le film. L’évocation fantastique hallucinée des criminels dissimulés en ville joue ainsi sur l’image paranoïaque de l’ennemi intérieur, et le récit que fait Alexandre de l’émotion esthétique que lui a causée la vue des gens en pleurs sous l’effet des gaz lacrymogènes mobilise l’effet poétique de l’hypotypose, exemplifiant au premier degré l’effet d’une vision esthétique du monde détachée de l’exigence éthique. On pourrait alors rapprocher la neutralité de la position de spectateur qu’adopte Léaud de la neutralité du « nullisme » revendiquée par Eustache. Le mélange des différentes « provocations » joue ainsi d’une confusion de registres, entre un second degré et un attrait esthétique fort, où apparaissent une pulsion vers le pouvoir, un attrait pour la dimension esthétique de la souffrance, et un désir d’ordre. Si Eustache semble montrer le caractère grotesque de l’attrait fasciste, il s’en sert néanmoins comme levier critique. Dans l’ambiguïté maintenue entre ce que le fi lm prend à son compte et ce qui se présente comme le discours des personnages, c’est alors l’idée du semblant qui fonctionne comme verrouillage interdisant toute positivité. L’idée de la comédie de la vie et du faux plus vrai que le vrai rejoint alors l’imaginaire célinien de la supercherie générale du monde, qui justifie un retrait amoral. Si Alexandre accusait Gilberte de « fai[re] semblant » et de « joue[r] la comédie d’un couple », le discours qu’il tient à Marie sur les gens qui font semblant de vivre et de travailler nous semble provenir tout droit du début du Voyage au bout de la nuit : « Les gens de Paris ont toujours l’air d’être occupés, mais en fait, ils se promènent du matin au soir ; la preuve c’est que lorsqu’il ne fait pas bon à se promener, trop froid ou trop 75 La Maman et la Putain, politique de l’intime chaud, on ne les voit plus ; ils sont tous dedans à prendre des cafés-crème et des bocks 33. » Cette idée du semblant, que l’on retrouve dans le discours de l’ami sur le « nivellement » qui empêche de reconnaître une bourgeoise d’une bonne, semble contaminer tout le fi lm. Elle transforme alors les discours en surfaces glissantes qui échappent à la prise, et rend impossible toute accroche positive, si ce n’est celle de la nausée et du « dégoût » auxquels Eustache identifie le bilan du fi lm et de la vie. L’idée de sérieux mêlé de dérision qu’on retrouve dans la conclusion de la conversation chez Céline : « Bien fiers alors d’avoir fait sonner ces vérités utiles, on est demeuré là assis, ravis, à regarder les dames du café 34 », semble proche de la manière dont le fi lm entretient un soupçon sur la parole, qui débouche sur une solitude irrémédiable. La critique sur le même plan des idéologies de Mai 68 et du cynisme de la société libérale qui suit reconduit alors dans le fi lm un tableau où chaque personnage est isolé, relié aux autres par les fi ls d’une illusoire communauté. Dans la mise à plat du semblant par la représentation réflexive de luttes de paroles, le refus de mettre au jour des forces utopiques positives se referme alors sur l’image du monde comme pur jeu de pouvoir et d’appropriation. Dans la superposition de mélancolie profonde et d’ironie triste du fi lm, la formule « en vert et contre tout » sonne comme l’emblème d’un aveu d’impuissance, désamorçant par la boutade une vraie énonciation existentielle de contestation, au profit d’un dégagement ironique vers la sphère esthétique. Par le jeu de double fond entre énoncés au premier degré et énoncés tournés en dérision, l’admiration d’Eustache pour un cinéma qui « [soit] 33 Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1952, p. 15. 34 Ibid. 76 La Maman et la Putain entre ironie dandy et lyrisme pathétique le pied, […] un plaisir, une jouissance 35 », se heurte à la spirale négative d’un réalisme confronté à l’aporie du lyrisme impossible, et replié dans une réflexivité soupçonneuse comme « désaveu du réel 36 ». Agnès Perrais est docteure de l’université de Lorraine en études cinématographiques et réalisatrice de films documentaires et expérimentaux. 35 Eustache cité in Alain Philippon, Jean Eustache, op. cit., p. 86. 36 Barthélémy Amengual, « Une vie recluse en cinéma ou l’échec de Jean Eustache », loc. cit., p. 76. 77 Des images qui parlent : mises en scène de la parole dans La Maman et la Putain par Matthias Alaguillaume C’est avec l’agréable et violente sensation d’avoir assisté à quelque chose d’unique que l’on sort de sa première vision de La Maman et la Putain. Cette sensation provient essentiellement de l’étourdissement provoqué par ce flux quasi ininterrompu de mots et de phrases, de conversations, de monologues, d’invectives, de récits et de bavardages qui semble offrir aux dialogues (dans toutes les acceptions du terme) un espace plus important que celui des images. Voir La Maman et la Putain, c’est faire au cinéma, art de l’image par excellence, l’expérience paradoxale de la parole. Dans un entretien réalisé par Sylvie Blum et Jérôme Prieur et publié en 1983 dans la revue Caméra/Stylo, Jean Eustache affirme que dans La Maman et La Putain « le propos était davantage d’interroger totalement la parole avec tout ce qu’elle a de non dramatique. Dans La Maman et la Putain, la parole ne sert pas l’intrigue, elle ne sert rien ». « Elle est l’intrigue », précise Jé- 79 La Maman et la Putain, politique de l’intime rôme Prieur. « Oui, mais c’est très diff us », acquiesce Eustache 1. Face à cette présence assumée de la parole, l’image peut sembler, à première vue, n’être conçue que pour servir le discours (et parfois l’énonciateur). Lorsqu’on y regarde de près, on remarque, au contraire, que l’espace iconique est bien plus qu’un simple lieu de verbalisation. Lumière, cadrage, découpage, montage ne sont pas uniquement soumis à la parole : ils la rendent visible, c’està-dire à la fois éloquente, authentique, signifiante et touchante. À travers l’évocation de quelques choix significatifs de mise en scène, les lignes qui suivent se proposent d’examiner, bien trop rapidement sans doute, la manière dont le cinéaste interroge dans son fi lm le statut cinématographique de la parole. Le travail effectué autour de la figure évidente du champ/contrechamp permet ainsi à Eustache de faire percevoir visuellement l’acte verbal à des fins expressives et, ce faisant, de renouer avec les formes simples et archaïques du cinéma des origines. Figure imposée Bernadette Lafont fait cette analyse avec simplicité et justesse : « Il emploie souvent le champ/contrechamp. Ce n’est pas un parti pris cinématographique. C’est, pour lui, la meilleure façon de montrer deux personnes qui se parlent, et cela devient un style 2. » On remarque en effet que le champ/contrechamp devient, à partir de Numéro zéro (1971), fi lm dans lequel il est nié de manière aussi flagrante que signifiante, l’élément de grammaire cinématographique à partir duquel semble se construire l’esthétique d’Eustache. Comme l’explique la comédienne, le procédé est en quelque sorte convoqué d’office chez ce réali1 Jean Eustache, Jérôme Prieur, Sylvie Blum, « Entretien avec Jean Eustache », Caméra/Stylo, n° 4, « Scénario », sept. 1983, p. 9. 2 Bernadette Lafont, Le Roman de ma vie. Souvenirs, Paris, Flammarion, 1997, p. 175. 80 Des images qui parlent : mises en scène de la parole dans La Maman et la Putain sateur dont l’une des préoccupations principales est la mise en scène de la parole. Chez Eustache, la mise en images se caractérise par la simplicité et l’utilisation parcimonieuse et précise des procédés techniques canoniques, qu’il s’agisse du cadrage, du découpage, des mouvements d’appareil ou du montage. Il suit en cela un principe personnel qu’il énonce à Jean Collet en 1971 : « Dans un fi lm parlant, si la parole occupe quatre-vingt-dix pour cent, l’image ne doit plus représenter que dix pour cent, faute de quoi le fi lm se détruirait 3. » La réalisation en tant que telle doit donc être la plus discrète possible de manière à laisser à la parole sa suprématie et lui offrir un espace à sa mesure. L’examen de la fi lmographie d’Eustache démontre en effet qu’il se tient à ses principes : plus le film met en scène la parole, plus sa mise en images est sobre : La Maman et la Putain en est un exemple parfait. C’est donc bien la prépondérance du verbe qui impose les choix techniques, qui organise la réalisation des images et structure la mise en scène. D’ailleurs, on peut remarquer que la présence envahissante de la parole détermine l’esthétique du film tout au long du processus créatif : de l’écriture du scénario et des dialogues, bien entendu, au montage final, en passant par le découpage, le cadrage, la lumière et jusqu’au choix de la pellicule. Luc Béraud explique à ce propos que l’une des raisons principales du choix du 16 mm pour La Maman et la Putain était la longueur des dialogues dans le fi lm : 3 Jean Eustache, Jean Collet, « Entretien avec Jean Eustache », Études, tome 335, oct. 1971, p. 426. 81 La Maman et la Putain, politique de l’intime « Pour Jean, il était hors de question de faire autre chose que du son direct, et, comme il y avait ces longues tirades de sept à huit minutes, il nous fallait des magasins de douze minutes, ce qui est courant en 16 mm. Si nous avions voulu le faire en 35 mm, il aurait fallu des magasins de 300 mètres, qui alourdissent considérablement la caméra et qui étaient très rares, à l’époque, pour les caméras légères autosilencieuses 4. » Il y a également, dans les annexes du livre de Colette Dubois consacré à La Maman et la Putain, un témoignage passionnant de Pierre Lhomme, le chef opérateur du fi lm, sur les conditions de tournage et les choix techniques défendus par Eustache pour cette réalisation. Il déclare ainsi : « Ce qui me frappe rétroactivement, c’est cette incroyable conjugaison du champ/contrechamp, toute la gamme possible des échanges de regards. C’est finalement une écriture très classique, dans le meilleur sens du terme. Mais en même temps on a toutes les variations possibles autour du classicisme quant aux cadres, aux raccords, qu’ils se fassent sur les regards, les présences, les gestes, les déplacements. Sans doute, c’est le résultat d’une vraie mise en commun, intense, formidable, de mon expérience d’opérateur et de l’expérience de Jean comme monteur, capitale. Bien entendu, tous ces champs/contrechamps, c’est le sujet même du fi lm : l’homme et la femme peuvent-ils tenir ensemble dans la même image ? Mais c’est aussi la meilleure sinon la seule façon d’être tout le temps au plus près des visages, des regards, des échanges. 4 Luc Béraud, Didier Morin, « Luc Béraud », Mettray, « Les 40 ans de La Maman et la Putain », n° 6 (nouvelle série), Marseille, sept. 2013 (non paginé). 82 Des images qui parlent : mises en scène de la parole dans La Maman et la Putain Et puis, le souci de Jean, ce qui l’inquiétait, c’était d’arriver à faire que ces longs dialogues et monologues soient bien entendus. Il fallait que ces personnages, surtout Léaud, qui ne cesse de discourir sur l’existence, soient non seulement crédibles mais retiennent l’attention, captivent. C’est pourquoi Jean était très clair et ferme quant à l’écriture en champ/ contrechamps 5. » Pierre Lhomme cerne, ici, l’ensemble des enjeux relatifs à la mise en scène de la parole et à l’utilisation du champ/contrechamp, dans ce fi lm comme dans les autres. Il évoque la visée attractive du procédé, son efficacité à saisir les regards et les visages, sa dimension métaphorique par rapport au propos du film mais aussi l’innovation constante des modalités de sa mise en œuvre. Il est vrai que La Maman et la Putain semble présenter l’ensemble des possibilités de mise en scène de l’acte verbal. On y trouve en effet des champs/contrechamps en caméra subjective, face caméra, avec des personnages en amorce, plein cadre, cadrés de biais, qui utilisent des plans américains, plans rapprochés poitrine, ou des gros plans qui rétrécissent le cadre en changeant de plan, qui utilisent avec élégance le raccord dans l’axe, qui respectent scrupuleusement les directions des regards et la position respective des interlocuteurs ou les désaxent savamment. On trouve également des conversations filmées sans recours au champ/contrechamp, qui présentent tout ou une partie de l’échange avec les personnages dans le même plan, côte à côte ou face à face, en utilisant le plan séquence, ou un mouvement panoramique pour passer d’un interlocuteur à l’autre… 5 Pierre Lhomme, « Propos recueillis par Fabrice Revault d’Allonnes », in Colette Dubois, La Maman et la Putain de Jean Eustache, Crisnée, Yellow Now, « Long métrage », 1990, p. 110-111. 83 La Maman et la Putain, politique de l’intime Il serait fastidieux et un peu vain de tenter d’expliquer chacun des choix de mise en image pour chaque scène de dialogue du fi lm, d’autant plus qu’Eustache reconnaît, suite à son expérience du documentaire, ne plus faire de découpage préalable à partir de Numéro zéro. La Maman et la Putain inaugure pour lui une nouvelle manière de faire ses fi lms qui consiste à concevoir la mise en scène au moment du tournage : « Depuis cette époque-là, je ne peux plus découper à l’avance… je n’y arrive plus du tout, c’est-à-dire qu’avant, au début, peut-être sous l’influence d’amis cinéphiles, je pensais en plans, j’ai pensé mes fi lms en plans. Les deux premiers fi lms que j’ai faits, c’étaient des fi lms de fiction mais ce qui se passait devant la caméra était indépendant de ma volonté. Je n’agissais que sur le choix : on va fi lmer d’ici, de près, de loin, on va fi lmer ça plutôt que ça. Ça, on va le fi lmer comme ça, mais ce qui se passait se serait passé même si je n’avais pas été là… […] C’était au montage que je retrouvais une certaine chronologie et même, paradoxalement, une certaine fiction. […]. Après le document, j’ai été incapable de découper, de penser en plans. Alors, j’essaie de donner à mes scénarios un certain nombre d’informations que j’oublie et puis au tournage j’essaie de les restituer 6. » Dans le fi lm, chaque séquence correspondant à une conversation spécifique, sa réalisation répond en actes cinématographiques à la question de sa mise en scène le jour du tournage. Le montage et le cadrage n’ayant d’autre but que d’être le moins prégnants possible afin, justement, de laisser le discours occuper les fameux quatre-vingt-dix pour cent de l’espace fi lmique. 6 Jean Eustache, Jérôme Prieur, Sylvie Blum, « Entretien avec Jean Eustache », loc. cit., p. 11. 84 Des images qui parlent : mises en scène de la parole dans La Maman et la Putain Variations On peut cependant s’attarder sur quelques séquences qui, dans la continuité du long-métrage, tranchent par une autonomie plus apparente. Par exemple, l’une des premières longues conversations du fi lm, dans laquelle Alexandre tente de reconquérir Gilberte sur un banc du jardin du Luxembourg, est un modèle de précision. La scène, qui s’ouvre avec un plan large de face sur le banc occupé par les personnages et se referme sur un plan rapproché du même banc dans l’axe opposé après leur départ, est construite sur un principe symétrique dont le point central serait le baiser refusé par Gilberte, en amont et en aval duquel s’organise la succession de champs/contrechamps avec les personnages en large amorce. La figure dialogale repose ici sur l’alternance de deux séries de plans identiques et rapprochés qui nous permettent d’être très près de l’échange et des visages. Alexandre parle beaucoup plus que Gilberte, mais l’alternance respecte cependant un rythme qui offre aux deux personnages un temps de présence sensiblement identique face caméra. L’échec d’Alexandre à séduire une nouvelle fois son ex-compagne apparaît donc d’autant plus cuisant que le cadre romantique du jardin parisien, la présence simultanée des deux personnages à l’écran, la douceur du discours et de la diction d’Alexandre ainsi que la dignité tranquille et rassurante de Gilberte donnent à la scène une atmosphère sereine d’intimité amoureuse. C’est la faillite d’une parole qui est ici mise en scène, celle d’Alexandre qui entre dans le récit en beau parleur malheureux. Le dernier plan de la séquence, sur le banc vide vu de derrière et la pelouse déserte qui s’étend devant lui, souligne d’ailleurs par son caractère mélancolique la tristesse qui émane de la séquence et qui marquera l’ensemble du film – voire sa réalisation, si l’on en croit Jean-Claude Biette, qui parle d’une « savante mise en scène 85 La Maman et la Putain, politique de l’intime déceptive » qui selon lui rapproche Eustache de Flaubert 7. La scène suivante sera plus conflictuelle et Alexandre tiendra des propos plus véhéments, assis face à Gilberte, au café, dans un plan d’ouverture qui nous les montre de profil, définitivement séparés par la table et le montant vertical de la vitrine qui les isole de la rue. À l’inverse, la séquence où Alexandre et Véronika passent la soirée ensemble, dînent au Train bleu, traînent dans les rues, boivent un verre au Rosebud, avant de s’embrasser devant l’hôpital Laennec où vit la jeune femme, est une scène de séduction réussie. Le discours d’Alexandre est plaisant, il remplit son rôle de séducteur bavard, des propos intimes et des plaisanteries sont échangés : les deux personnages se livrent avec confiance avant qu’ils ne « s’embrassent violemment. Se serrent l’un contre l’autre. Contre le mur. Comme des adolescents 8 ». La séquence se termine sur Alexandre qui suit des yeux sa nouvelle conquête qui regagne, seule, son domicile. La réalisation de ces séquences nous présente quasi exclusivement les personnages l’un à côté de l’autre dans le même plan, se regardant très souvent, quel que soit l’endroit où ils se trouvent (au restaurant, au bar ou dans la rue). On évite ici l’utilisation du champ/contrechamp qui confronterait les personnages l’un à l’autre puisqu’il est précisément question d’une proximité entre deux solitudes, de deux souffrances qui s’apprivoisent. La lumière décline au fur et à mesure que la soirée avance et que le charme opère et, si les cadrages et le découpage insistent sur le rapprochement des deux personnages, la photographie, elle, semble annoncer les ténèbres vers lesquelles ils s’enfoncent lentement en commençant cette relation : « Ne faites pas cette tête. La vie est belle. La vie est merveilleuse. Vous ne croyez pas ? Regardez ce ciel horrible », dit Véronika à un Alexandre pensif en 7 Jean-Claude Biette, Cinémanuel, Paris, POL, « Trafic », 2001, p. 14. 8 Jean Eustache, La Maman et la Putain, Paris, Éditions des Cahiers du Cinéma, « Petite bibliothèque », 1998, p. 48. 86 Des images qui parlent : mises en scène de la parole dans La Maman et la Putain sortant du Train bleu, comme pour souligner l’ambivalence des sentiments que va faire naître cette liaison. Une autre scène de dialogue est particulièrement intéressante pour saisir les variations qu’opère le réalisateur sur la mise en images de la conversation. Alexandre arrive chez Marie, la caméra le cadre dès l’ouverture de la porte, il marche dans le couloir et se tourne vers la chambre-salon. Grâce à un panoramique de gauche à droite, on suit la direction de son regard vers le lit où se trouve Marie, assise de dos, en train d’écouter un disque de rock psychédélique. La conversation commence : Marie informe Alexandre que Véronika a téléphoné plusieurs fois. Elle parle de dos et Alexandre lui répond d’abord hors-champ puis, au cours de la conversation en in, grâce à un contrechamp qui le cadre à hauteur de poitrine. La conversation porte sur la voix de Véronika que Marie n’aime pas. Le téléphone sonne à nouveau et Marie, toujours de dos, répond dans un autre plan un peu plus serré que le premier. C’est Véronika, elle tend le combiné sans se retourner et Alexandre la rejoint dans le plan par la gauche pour s’en saisir, s’asseoir près d’elle et parler avec Véronika, tandis que Marie prend l’écouteur pour entendre l’échange. La conversation téléphonique est prise en charge par ce que Michel Chion appelle un « téléphème de type 2 » (le seul du film), qui nous empêche d’entendre la voix de Véronika. Un « téléphème de type 2 » correspond à une conversation téléphonique où « nous voyons (et entendons) seulement l’un(e) des deux locuteurs/locutrices, en restant avec lui/ elle tout au long du téléphème, sans entendre ce que dit l’autre 9 » : Alexandre et son interlocutrice conviennent d’un rendez-vous et celui-ci raccroche. Il reste à côté de Marie qui, sur un ton goguenard mais affectueux, lui reproche sa 9 Michel Chion, Un art sonore, le cinéma. Histoire, esthétique, poétique, Paris, Éditions des Cahiers du Cinéma, 2003, p. 434. 87 La Maman et la Putain, politique de l’intime conduite. Alexandre se moque de sa jalousie et lui déclare sur un ton enjoué : « Alexandre.— J’aime bien quand vous êtes jalouse. Je vous l’ai dit. Je vous aime parce que vous êtes la seule femme qui me fassiez rire. Puis, la conversation devient plus grave et un dernier changement de plan, grâce à un délicat raccord dans l’axe, cadre les deux personnages d’un peu plus près au moment où Alexandre explique qu’il va revoir Véronika, en terminant sa réplique par : Alexandre.— Je suis un jeune homme pauvre, médiocre. Une jeune fi lle pauvre, médiocre, veut me voir. Eh bien, ça me fait plaisir et je n’y renoncerai pas quoi qu’il arrive. Et vous savez que je ne pense pas du tout aux choses sexuelles. Marie.— C’est ce qui va arriver pourtant. Alexandre.— Quelle importance. Tremper son sexe dans une eau ou dans une autre. Marie.— Oui, mais ça fait si mal. Alexandre, presque inaudible.— Je sais bien. » Cut. Séquence suivante. Alexandre arrive au Flore pour retrouver Véronika. En cinq plans, grâce à la succession discrète mais efficace d’un certain nombre de figures qui resteront pour la plupart inédites dans le reste du fi lm, la conversation passe de la badine provocation amoureuse au tragique d’une séparation annoncée mais qui ne sera jamais vraiment verbalisée en l’état (« Peut-être que je vous parle et que vous ne m’entendez pas », dit à un moment Alexandre au cours de la conversation). Le panoramique qui fait apparaître Marie de dos (et nous indique en même temps d’où provient la musique qu’on entend dès le début de la scène) figure, à travers le regard d’Alexandre en surplomb, la vision d’un amour moribond. On évoque alors Véronika en faisant mention 88 Des images qui parlent : mises en scène de la parole dans La Maman et la Putain de sa voix mais ce sujet est traité dans un champ/contrechamp qui oppose un Alexandre debout de face à une Marie assise qui, littéralement, lui tourne le dos. La mise en scène inverse la situation amoureuse : c’est, pour l’heure, Alexandre qui tourne le dos à Marie depuis qu’il fréquente Véronika. Or Véronika s’invite par le biais de l’appel téléphonique dans la conversation. Le temps d’un coup de fi l, dans une image où ne se tiennent que les deux amants en déroute, se forme le triangle amoureux. Il y a trois personnages dans cette image : le fantôme de Véronika hante le lit sur lequel sont assis côte à côte Alexandre et Marie. Fantôme vocal qu’entendent les personnages mais dont la voix (dont ils viennent précisément de parler) est refusée au spectateur, cette présence sonore que nous n’entendons pas fait paradoxalement exister la jeune infirmière. Les paroles d’Alexandre, rendues visibles grâce à la présence du téléphone et à l’usage conjoint du combiné et de l’écouteur, permettent de saisir la présence de Véronika s’immisçant dans le couple qui, tout ouïe, ne se regarde plus. Cette scène, cette image d’un trio qui apparaît dans la représentation du couple, annonce l’une des séquences finales du film, où les trois personnages se retrouveront sur ce même lit, Véronika occupant, cette fois in praesentia, la place entre Alexandre et Marie, avant qu’elle ne s’abandonne à sa tirade éthylique et tragique. La fin de la séquence aura beau présenter les deux personnages rapprochés dans la même image, leurs propos, d’abord aimables et badins (il faut sauver les apparences surtout si elles sont trompeuses) vont sous l’impulsion d’Alexandre devenir de plus en plus acides. Le jeune homme, rhéteur cruel, adepte du panache verbal du désespoir, n’hésitera pas à passer du fielleux au sordide, poussant Marie à constater le pathétique de la situation d’un « ça fait si mal » – qui résonne aux oreilles du spectateur comme une analyse de la séquence d’une troublante acuité. Ces trois exemples parmi d’autres apparaissent donc comme autant de situations d’énonciation où la mise en scène témoigne 89 La Maman et la Putain, politique de l’intime d’un travail aussi précis que discret de variations autour du procédé du champ/contrechamp. Tantôt assumé, tantôt refusé, tantôt perverti, l’usage du procédé par le cinéaste dans La Maman et la Putain n’a d’autre visée que d’offrir à la parole une visibilité capable de figurer, avec une précision aussi pure qu’implacable, le parcours émotionnel des personnages. Comme l’a fort bien compris Pierre Lhomme, la question de la présence de l’homme et de la femme dans un même plan est pour Eustache l’occasion d’interroger, à travers ses choix de réalisation, autant la vérité des sentiments que le pouvoir du cinéma à les transmettre. Visages Le champ/contrechamp est également le procédé cinématographique à travers lequel les regards et les visages interagissent avec le plus d’intensité. Le cinéma sentimental d’Eustache est par nature un cinéma du visage. L’expression, le regard trahissent des émotions, et c’est précisément ces émotions que la caméra du réalisateur cherche à capter à travers la mise en scène de l’échange verbal. Des visages qui parlent face à des visages qui écoutent, telle pourrait être la description minimale d’une grande partie de la fi lmographie du cinéaste. Comme souvent dans la vie réelle, le visage de l’énonciateur est la plupart du temps animé par l’énergie, la sincérité ou l’émotion qu’il met dans son discours. On lit sur celui-ci l’ensemble des sentiments que la parole tente de faire entendre, dans ses excès comme dans ses variations les plus subtiles. Les expressions faciales et les regards sont les traces discernables des intentions qui sous-tendent le discours. C’est donc par l’intermédiaire du visage du locuteur que le verbe se rend visible et que ses visées se font entendre. Mais la réalisation du fi lm développe également deux habitudes qu’Eustache va régulièrement réutiliser dans la suite 90 Des images qui parlent : mises en scène de la parole dans La Maman et la Putain de son œuvre de fiction ou du documentaire : l’usage du plan d’écoute et de réaction, et le cadrage plein axe, face caméra, des visages. Les personnages sont ainsi régulièrement montrés en train d’écouter un autre personnage qui parle (la plupart du temps, il s’agit d’Alexandre). L’image silencieuse du personnage qui écoute et réagit (parfois) à la parole verbalisée hors-champ, ou par le locuteur en amorce, offre au visage ainsi cadré et isolé une autonomie qui met en évidence sa singularité et, dans la majorité des cas, sa beauté plastique magnifiée par la pureté évidente de la lumière. En effet, l’expression du visage à l’écoute est souvent d’une impassible neutralité qui traduit l’attention portée au discours mais qui permet également de souligner la puissance du regard. Ce regard de l’écoutant, qui observe avec détermination celui qui s’adresse à lui, ne figure pas seulement la prise en compte et au sérieux du locuteur et de son discours, il exprime aussi avec une intensité sensible (voire dérangeante dans les plans les plus longs) l’intériorité du personnage, la nature des affects qu’il éprouve au cours de l’échange verbal et, parfois, la violence émotionnelle de la situation ou des propos. Il s’agit bel et bien d’un dialogue : au bruissement de la parole répond distinctement, à l’occasion des contrechamps de réaction, le silence des sentiments que le regard parvient toujours à faire entendre dans toute la profondeur de sa vérité. Et quand ce regard fait face à la caméra, c’est alors le spectateur qui se voit fi xé par le personnage et son silence : de ce têteà-tête entre le personnage et le spectateur surgit la violence de l’émotion amenée par le discours de celui qui parle et qu’on ne voit pas parler. Or cette émotion est souvent d’essence mélancolique ou nostalgique et témoigne toujours, même dans les dialogues les plus futiles, d’une souffrance latente, d’une tristesse tangible qui sourd des visages et que l’éventuelle légèreté des propos ne parvient jamais à camoufler totalement, surtout dans les échanges entre les deux sexes. 91 La Maman et la Putain, politique de l’intime Cette relation entre la parole et les visages qu’Eustache favorise par son travail sur l’image paraît alors illustrer, à travers la mise en scène délicate du film, le dialogue de Ferdinand/Pierrot ( Jean-Paul Belmondo) et Marianne (Anna Karina) dans Pierrot le fou ( Jean-Luc Godard, 1965). « Ferdinand.— Pourquoi t’as l’air triste ? Marianne.— Parce que tu me parles avec des mots, et moi je te regarde avec des sentiments. » La formule de Marianne, d’une redoutable efficacité, définit avec justesse la construction en opposition qui structure l’ensemble des fi lms du cinéaste à partir de La Maman et la Putain. Le champ/contrechamp, quelles que soient ses modalités de représentation, ne se présente finalement que comme une subtile tentative de rapprochement d’une parole et d’un regard dans laquelle se comprend une certaine conception du cinéma et des relations qu’entretiennent l’homme et la femme. La photographie en noir et blanc, le classicisme épuré de la mise en scène et de l’éclairage, la précision du découpage, la place accordée aux gros plans, la pâleur des visages et le silence des plans d’écoute ou de réplique évoquent les images des fi lms muets dont Eustache a toujours été un grand amateur. Le maquillage de Véronika, le noir qui borde ses yeux, sa coiff ure désuète, sa présence fantomatique font clairement référence aux héroïnes des premiers fi lms de Dreyer, de Lang ou de Murnau (auquel Alexandre fait référence dans la séquence au Train bleu). La tirade finale de la jeune femme, cadrée à hauteur d’épaules, face caméra sur un fond neutre, met en exergue les nombreux mouvements de tête et les traits douloureux de son visage qui accompagnent de leur fébrilité le discours décousu qu’elle tient. La séquence, d’une puissance exacerbée, fait d’ailleurs penser à l’esthétique du cinéma expressionniste. Mais, au-delà de cet exemple symptomatique, l’ensemble des plans sur les visages, qu’ils parlent ou qu’ils se taisent, rappelle la mise en images des fi lms muets. Là encore, cette analogie avec 92 Des images qui parlent : mises en scène de la parole dans La Maman et la Putain les débuts du cinéma peut s’expliquer techniquement. Ce que fait Pierre Lhomme : « Il fallait une bonne présence des visages, sans que pour autant le décor soit évincé. De toute façon, le 16 mm nous imposait des focales assez courtes, en décors exigus, sans cet effet de rapprochement des fonds qu’on a à partir d’un objectif 50 mm. D’où cette assez bonne présence du décor, assez net, qu’on a ici, avec un 25 mm 10. » Les conditions de tournage, la simplicité technique qu’imposent les contraintes matérielles (comme le nombre restreint des mouvements de caméra, par exemple) offrent à la mise en scène du fi lm l’occasion de renouer avec une certaine forme d’archaïsme qui fait écho aux réalisations des maîtres du muet qu’affectionne le réalisateur. Le choix des photogrammes qui illustrent la section « Arrêt sur images » du livre que Colette Dubois consacre à La Maman et la Putain est à cet égard particulièrement éloquent 11. La radicalité élémentaire de la mise en images, qui laisse la part belle aux visages et aux regards, est comparable à la présence excessive de la parole dans le fi lm. En fait, l’une accompagne l’autre dans un échange réciproque d’efficacité au service d’une esthétique forte dans laquelle résonne la recherche nostalgique d’un âge d’or du cinéma que le cinéaste a entreprise depuis Numéro zéro, son fi lm précédent. Se retourner vers l’époque du muet, c’est tenter de saisir ce moment de l’histoire du cinéma où la parole, dans l’incapacité de se faire entendre, n’avait d’autre choix que de se faire voir. Eustache convoque ainsi, par l’image, les « fantômes du muet », pour re10 Pierre Lhomme, « Propos recueillis par Fabrice Revault d’Allonnes », loc. cit., p. 112. 11 Colette Dubois, La Maman et la Putain de Jean Eustache, op. cit., p. 43-90. 93 La Maman et la Putain, politique de l’intime prendre la belle formule de Didier Blonde 12, afin d’offrir à la parole et à ses effets un espace fi lmique dans lequel ils puissent s’épanouir avec le plus d’amplitude, d’éloquence et de sensibilité. Comme nous avons pu le voir, l’utilisation du champ/contrechamp structure une grande part, si ce n’est l’intégralité de La Maman et la Putain (et de la filmographie d’Eustache). Ce procédé classique, qui renvoie aux origines du cinéma et auquel le réalisateur fait subir un certain nombre de variations et de variantes, figure logiquement la présence iconique de la parole sur laquelle il s’élabore. Grâce à un travail précis de découpage et de montage, le champ/contrechamp permet de rendre la temporalité de l’échange verbal, de matérialiser le dialogue entre le discours et les images, et de s’attarder sur la verbalisation et sur l’écoute en offrant aux visages un réel espace d’expression. C’est à travers l’ensemble de ces phénomènes que la parole peut acquérir un statut cinématographique à part entière qui la rend de fait aussi visible qu’audible. Lors du récit de sa vision apocalyptique, Alexandre évoque sa disparition possible du cinéma pour les générations futures : « Peut-être quelqu’un de très vieux, l’ancêtre, se souviendra encore et racontera aux jeunes qu’il y avait des cinémas, que c’était des images, qui bougeaient, qui parlaient. Et les jeunes ne comprendront pas. » Contre cet oubli éventuel, Jean Eustache, cinéaste nostalgique et sentimental, nous offre, dans La Maman et la Putain, des images qui bougent peu pour nous parler comme nulle autre. Matthias Alaguillaume est titulaire d’un doctorat de littérature et civilisation françaises et d’un master 2 d’études cinématographiques. Il enseigne les lettres modernes et le cinéma-audiovisuel dans le secondaire. 12 Didier Blonde, Les Fantômes du muet, Paris, Gallimard, « L’Un et l’Autre », 2007. 94 Le « monologue » final de Véronika ou l’accomplissement de la démarche artistique de Jean Eustache par Arnaud Duprat Commençons en précisant, tout comme l’a fait notamment Francis Vanoye avant nous, que le célèbre « monologue » de Véronika, dans l’avant-dernière séquence de La Maman et la Putain, n’en est pas vraiment un, mais plutôt une « tirade » ou un « long récit 1 ». En effet, « Le monologue est une forme du texte théâtral […] que le personnage prononce seul […] et n’a pour but que d’éclairer le public sur les motivations du héros 2 ». Or, si à ce moment Véronika révèle toutes ses contradictions entre une vie sexuelle libérée et un désir jusqu’alors secret de vivre une relation amoureuse avec un seul homme qui désirerait lui faire un enfant, l’héroïne se trouve en compagnie de Marie et Alexandre – ceux-ci sont interpellés à plusieurs reprises tout au long du texte –, et son récit semble surtout avoir pour but de 1 Antoine de Baecque (dir.), Le Dictionnaire Eustache, Paris, Léo Scheer, 2011, p. 195. 2 Vincent Amiel, Gérard-Denis Farçy, Sophie Lucet, Geneviève Sellier (dir.), Dictionnaire critique de l’acteur, théâtre et cinéma, Rennes, PUR, « Le Spectaculaire », 2012, p. 154. 95 La Maman et la Putain, politique de l’intime les réunir : « Regardez, vous allez être heureux… Comme vous pouvez être bien ensemble », conclut-elle. S’il ne s’agit donc pas d’un monologue, ce dialogue n’est pas non plus la seule longue tirade du fi lm. Certes peu bavarde au début de l’histoire, Véronika prend goût progressivement au récit – même si elle prétend ne pas aimer raconter –, dès l’anecdote du vieil amant aux yaourts vers le milieu de l’œuvre, et ce jusqu’à la scène dans le café, précédant celle du monologue où elle domine verbalement un Alexandre déjà presque muet. De plus, ce dernier a bénéficié auparavant de tirades plus nombreuses et tout aussi imposantes par leur longueur, dont une est même agrémentée d’un regard-caméra. Ainsi, il convient de se demander pourquoi c’est finalement cette avant-dernière scène de Véronika qui est devenue emblématique d’un fi lm d’une durée de près de quatre heures. Dans un premier temps, nous nous pencherons sur le texte lui-même afin de mettre en lumière dans quelle mesure il synthétise la portée idéologique du fi lm. Notre attention se portera ensuite sur ses caractéristiques littéraires qui se placent sous le signe d’une scission – entre personnage et narrateur-lecteur, entre certains aspects du monologue théâtral et des procédés proprement cinématographiques – qui touche l’intime exprimé alors, à l’image de la dimension autofictionnelle de l’œuvre. Au sein de ce processus, la mise en scène choisie pour fi lmer Françoise Lebrun paraît viser une confusion, chez le spectateur, entre la perception identitaire de l’héroïne, de l’actrice et l’expression de l’auteur. La performance de la jeune femme et sa captation par la caméra pourraient bien alors accomplir, comme aucune autre scène du fi lm, la recherche d’une émotion vraie qui anime le cinéma de Jean Eustache et mettre ainsi en lumière sa démarche artistique. 96 Le « monologue » final de Véronika Les contradictions de l’héritage de Mai 68 Revoir La Maman et la Putain permet au spectateur de 2020 d’effectuer un retour dans le passé et de renouer avec le début des années 1970. Comme le précise Françoise Lebrun : « Il [Eustache] était absolument de son temps, dans son temps. Les signes du temps, ceux qui ont vieilli, qui sont aujourd’hui sans doute périmés, les robes longues, les châles, les écharpes extravagantes de Léaud, cela n’était pas une préoccupation pour lui 3. » Au-delà de ces signes vestimentaires, l’époque est présente grâce aux acteurs, Bernadette Lafont et surtout Jean-Pierre Léaud, qui évoque le cinéma de François Truffaut, bien sûr – les déboires sentimentaux d’Alexandre pourraient être ceux d’Antoine Doinel, dans une version plus crue –, mais aussi et surtout celui de Jean-Luc Godard, dans sa période la plus engagée politiquement, citons La Chinoise (1967). Ainsi, La Maman et la Putain ne s’inscrit pas seulement dans un cinéma d’auteur héritier de la Nouvelle Vague, mais aussi dans une époque. La période post-Mai 68 est parfaitement reconnaissable dans la trame même du fi lm dans la mesure où les trois héros tentent de concilier leurs sentiments amoureux et la revendication libertaire de nouvelles mœurs, notamment sexuelles. En ce sens, le personnage le plus significatif est Véronika qui affiche sans pudeur une vie sexuelle détachée de toute considération sentimentale ou morale, tout cela avec un lexique argotique, alors nouveau à l’écran, surtout dans la bouche d’une femme. Cet aspect est particulièrement actif dans son monologue où elle se présente comme « une vieille 3 Citée in Colette Dubois, La Maman et la Putain de Jean Eustache, Crisnée, Yellow Now, « Long-métrage », 1990, p. 96. 97 La Maman et la Putain, politique de l’intime Gilberte impudique », « non pucelle » et « pute » qui n’en a « rien à foutre » de la relation entre Alexandre et Marie, avant d’insister sur le fait qu’« il n’y a pas de putes sur terre », qu’« une fille qui se fait baiser par n’importe qui, qui se fait baiser n’importe comment, n’est pas une pute ». Elle rappelle alors que c’est son cas : « Je me suis fait baiser, j’ai pris un maximum d’amants. Et je suis peut-être une malade chronique… le baisage chronique », tout ceci en précisant que « ce n’est pas triste, hein, c’est super gai ». Pourtant, si déjà auparavant Véronika avait revendiqué sa liberté sexuelle, des larmes coulent désormais sur son visage et anticipent un bouleversement dans son discours : « Si les gens pouvaient piger une seule fois pour toutes que baiser c’est de la merde. Qu’il n’y a qu’une chose très belle : c’est baiser parce qu’on s’aime tellement qu’on voudrait faire un enfant qui nous ressemble et qu’autrement c’est quelque chose de sordide […]. Il ne faut baiser que quand on s’aime vraiment […], je crois qu’un jour un homme viendra et m’aimera et me fera un enfant parce qu’il m’aimera. Et l’amour n’est valable que si on a envie de faire un enfant ensemble. » Cette adhésion à des valeurs traditionnelles, en opposition à une vie sexuelle libérée et apparemment dépourvue de sentiments, révèle tout le caractère contradictoire de l’héroïne. En ce sens, le monologue de cette dernière est emblématique de la pensée qui parcourt La Maman et la Putain où, selon Francis Vanoye, « la réalité vécue du couple est continuellement en décalage, voire en contradiction, avec des représentations traversant les discours, les images, l’idéologie ambiante 4 ». La conséquence de ce phénomène est l’état dépressif de Véronika, explicite seulement à la fin du fi lm et donnant une voix à celui de Marie qui, 4 Antoine de Baecque (dir.), Le Dictionnaire Eustache, op. cit., p. 70. 98 Le « monologue » final de Véronika peu de temps auparavant, a fait une tentative de suicide alors que les deux autres personnages étaient au lit à ses côtés. Alain Philippon estime que « Jean Eustache a su saisir avec acuité ce moment de retombée, le début de cette longue période de grisaille (politique et artistique) qu’allaient être les années soixantedix 5 ». De la même façon que la pensée de Véronika fait office de résistance à cette idéologie, la qualité écrite de son discours semble assurer la même fonction. La langue de La Maman et la Putain se distingue des dialogues beaucoup plus quotidiens de la majorité du cinéma français de l’époque et le vouvoiement que respectent les trois personnages jusqu’à la fin du fi lm est donc, pour André Habib, « résistance » au « “tutoiement révolutionnaire”, épiphénomène de Mai 68 6 ». Dans le monologue de Véronika, le vouvoiement s’oppose frontalement à tout un vocabulaire argotique bien moins présent dans les répliques de Marie et d’Alexandre, ce qui rend cette tirade emblématique de l’écriture d’un fi lm, selon Jérôme d’Estais, « sur le malaise d’une époque qui, feignant d’en adopter l’idéologie, en montre tous les accrocs 7 ». Cette écriture volontairement littéraire permet à La Maman et la Putain de ne pas se limiter à « un enregistrement proche de l’ethnographie 8 » et rejoint le lyrisme. Pour Antoine de Baecque, « les personnages […] sont profondément détachés du réel, tout en manifestant sa présence même […] ils ne sont pas de son temps, “de 68”, mais d’un autre temps, celui de son paysage intérieur 9 ». Alain Philippon va dans le même sens : 5 Alain Philippon, Jean Eustache, Paris, Éditions des Cahiers du cinéma, « Auteurs », 1986, p. 34. 6 Antoine de Baecque (dir.), Le Dictionnaire Eustache, op. cit., p. 306. 7 Jérôme D’Estais, Jean Eustache ou la traversée des apparences, La Madeleine, LettMotif, 2015, p. 20. 8 Antoine de Baecque (dir.), Le Dictionnaire Eustache, op. cit., p. 11. 9 Ibid., p. 10-11. 99 La Maman et la Putain, politique de l’intime « Si le fi lm est admirable, c’est d’abord parce qu’il confirme la théorie généralement admise, mais peu souvent vérifiée, qu’un fi lm a d’autant plus de chances d’atteindre à l’universel (au pluriel) qu’il part du chiffre un (du singulier, littéralement). Le singulier, en l’occurrence, c’est une expérience personnelle, l’histoire d’une déchirure amoureuse qui exigeait impérieusement de devenir un fi lm 10. » C’est également, dans le monologue profondément intime de Véronika, l’expression d’une scission entre l’exigence du désir physique et la volonté sentimentale de les assouvir dans une relation amoureuse qui, certes, est peut-être particulièrement douloureuse après l’aveuglement libertaire de 68, mais n’en reste pas moins active à toutes les époques. Une écriture intime, partagée entre narration et théâtre Nombreux sont les commentateurs à avoir souligné la qualité « littéraire » du scénario de La Maman et la Putain. Cet aspect est particulièrement visible dans le monologue de Véronika, nous l’avons dit, en raison de cette langue qui, en dépit d’un lexique cru, s’éloigne de la quotidienneté des dialogues du cinéma français contemporain. Cependant, cette qualité dépend aussi du fait que cette longue tirade devient récit. Après avoir déjà raconté l’anecdote du décès de son grand-père dans la première partie de la scène, l’héroïne, dès qu’Alexandre revient de la salle de bain, prend la parole pour faire un bilan de ses cinq années de vie sexuelle en commençant par la perte de sa virginité. Ce monologue est à l’image d’un fi lm dont, selon Eustache, « le parti pris [est] que tout soit raconté et que rien ne soit vu 11 » et dont la longueur même, à l’image de nombreuses autres tirades, 10 Alain Philippon, Jean Eustache, op. cit., p. 33. 11 Cité in ibid., p. 117. 100 Le « monologue » final de Véronika des scènes et du fi lm lui-même, renoue, pour Jérôme d’Estais, avec la « temporalité proustienne 12 » – À la recherche du temps perdu ayant été, selon Jean-Claude Biette, une lecture d’Eustache pendant l’écriture du scénario 13 –, en raison de sa « durée », de sa « lenteur 14 », de la « crudité des sentiments 15 » et, nous l’avons dit, de son lyrisme. Véronika devient ainsi narratrice, et il est d’autant plus facile de la percevoir comme telle qu’elle lit ce dialogue très écrit. Françoise Lebrun a confié : « Ce texte, je le lisais sur mes genoux […]. Jean était à côté de moi et je jetais un œil au moment des charnières […] et Jean enlevait lui-même les pages au fur et à mesure 16. » Lors d’une pause, après « et je prends mon pied », le bruit d’une page qui se tourne est d’ailleurs audible sur la bande-son. Véronika est également perçue comme narratrice dans la mesure où, à trois reprises, elle parle d’elle-même à la troisième personne – « Et sur ce, Véronika, discrète, s’éclipse », « Tu as déjà vu Véronika reprendre quelque chose ? », « Et sur ce, elle se sert un autre Pernod » – comme d’un personnage étranger. Alors que le récit renvoie au passé, ces moments renouent avec le présent et anticipent sur la dernière partie de la tirade où Véronika révèle ses désirs véritables pour l’avenir, ses sentiments présents et ses réelles motivations. La tirade rejoint ainsi une des caractéristiques du monologue. 12 Jérôme D’Estais, Jean Eustache ou la traversée des apparences, op. cit., p. 31. 13 Cité in Antoine de Baecque, Le Dictionnaire Eustache, op. cit., p. 178. Cependant, Françoise Lebrun contredit quelque peu Biette : « La Recherche a été le livre de chevet de Jean. Mais il l’avait lu beaucoup plus tôt. » Citée in Colette Dubois, La Maman et la Putain de Jean Eustache, op. cit., p. 95. 14 Jérôme D’Estais, Jean Eustache ou la traversée des apparences, op. cit., p. 31. 15 Selon Jean-Claude Biette. Cité in Antoine de Baecque, Le Dictionnaire Eustache, op. cit., p. 178. 16 Cité dans Colette Dubois, La Maman et la Putain de Jean Eustache, op. cit.,p. 94. 101 La Maman et la Putain, politique de l’intime Le théâtre est bel et bien présent dans ce monologue et prend vite le pas sur l’impression de récit. En plus de parler d’elle à la troisième personne dans des phrases faisant parfois office de didascalies, Véronika révèle dans son discours l’idée du rôle à jouer quand, face à Alexandre qui ferait « un maximum de cinéma », elle déclame faussement : « Alexandre, vous êtes le seul homme que j’aie jamais aimé. Avec vous, c’était le super-pied. » De plus, malgré le fait que Véronika ne soit pas seule, le spectateur peut percevoir cette tirade comme un monologue dans la mesure où, à partir de « Permets-moi, pour une sombre histoire de cul », l’héroïne est fi lmée en un seul plan rapproché – après un début de scène découpé en vingt-cinq plans –, interrompu brièvement par un seul plan de coupe sur un Alexandre muet, quand elle dit : « Je vous en prie, Alexandre, je ne joue pas la comédie. Mais qu’est-ce que vous croyez ? » Le découpage semble alors respecter l’intimité propre au monologue et Véronika, même si elle s’adresse parfois aux deux autres personnages, ne regarde jamais ces derniers véritablement et reste le regard perdu face à elle. Cette caractéristique constitue la différence avec les autres monologues du fi lm où, si les personnages sont également filmés en plans rapprochés, ils s’adressent à leurs interlocuteurs se trouvant face à eux et hors-champ, lors de scènes découpées en champs/contrechamps. Dans le « monologue » de Véronika, le théâtral est accentué grâce à cette intimité renforcée, car il s’agit bien de préciser, à l’instar de Colette Dubois, que la théâtralité de La Maman et la Putain est une 102 Le « monologue » final de Véronika théâtralité « de cinéma 17 ». De la même façon que les fondus et les ouvertures au noir ponctuant les séquences peuvent évoquer les changements d’actes au théâtre mais relèvent également du cinéma « primitif [et] classique 18 », le monologue de Véronika, en raison de la proximité de la caméra et du micro – le fi lm est tourné en son direct – s’oppose à la voix projetée et à la distance entre comédien et spectateur, propres au théâtre. Selon James Naremore, « [le micro] dompte et naturalise l’instrument vocal, “déthéâtralisant” le langage plus ou moins comme le gros plan le fait du geste 19 ». L’émotion est donc exprimée autant par le visage – larmes, mimiques – que par la voix. Pour toutes ces raisons – récit personnel, sentiments affichés –, l’intime domine et caractérise ce monologue. Cette intimité n’est pas détachée des tensions que nous avons relevées dans l’écriture, entre récit et théâtre, entre narrateurs et personnages car, derrière le masque de ces derniers, le spectateur a deviné, tout au long du fi lm, que s’exprime un auteur. Nous le savons si nous avons lu les déclarations de Jean Eustache quand celui-ci a reconnu qu’il « [avait] écrit ce scénario car [il] aimai[t] une femme qui [l’]avait quitté. [Il] voulai[t] qu’elle joue dans un film [qu’il] avai[t] écrit 20 ». Ou bien encore quand il a affirmé que « le personnage ou l’auteur, peu importe 21 ». Même sans ces lectures, nous pouvons comprendre qu’Alexandre est un personnage profondément autobiographique en voyant Jean-Pierre Léaud habillé et coiffé comme Jean Eustache sur les photographies de l’époque, et portant même des lunettes similaires aux siennes lors d’une scène. Partant de 17 Ibid., p. 32. 18 Ibid., p. 35. 19 James Naremore, Acteurs, le jeu de l’acteur de cinéma, Rennes, PUR, « Le Spectaculaire », 2014, p. 59. 20 Cité dans Alain Philippon, Jean Eustache, op. cit., p. 114. 21 Jean Eustache, La Maman et la Putain, Paris, Éditions des Cahiers du cinéma, « Petite bibliothèque », 1998, p. 7. 103 La Maman et la Putain, politique de l’intime ce brouillage de la frontière de la diégèse propre à l’autofiction, le fi lm invite à deviner l’identité des personnes réelles dans chaque personnage. Françoise Lebrun, ayant partagé la vie d’Eustache de 1964 à 1968, serait donc Gilberte (interprétée par Isabelle Weingarten, déjà actrice chez Bresson), Catherine Garnier, costumière et maquilleuse sur le film et vivant alors avec Eustache, est Marie (interprétée par Bernadette Lafont), et Marinka Matuszewski, maîtresse d’Eustache, est Véronika (interprétée par Françoise Lebrun). Les personnes de la vie réelle du cinéaste interviennent dans la fiction et viennent se mêler aux acteurs « professionnels ». Cependant, contrairement à ce qui aurait pu paraître logique ou du moins attendu, Françoise Lebrun ne s’interprète pas elle-même – de la même façon qu’Eustache n’incarne pas Alexandre mais le mari de Gilberte – et l’émotion exprimée à l’écran lors du monologue par la jeune femme oscillant alors entre héroïne et narratrice, présente une origine entre le personnage (Marinka Matuszewski), l’actrice (Françoise Lebrun) et l’auteur (Eustache) à l’image du principe même de distribution du film. Françoise Lebrun à l’écran : personne, personnage ou actrice ? Rappelons que Françoise Lebrun, au moment du tournage de La Maman et la Putain, n’en est qu’à son troisième film après Ce que cherche Jacques ( Jean-Claude Biette, 1970) et Le Château de Pointilly (Adolfo Arrieta, 1972), et qu’elle n’était pas actrice de formation : elle écrivait dans Image et son et Communications quand elle rencontra Eustache en 1964. Pourtant, le cinéaste n’est pas moins exigeant avec elle qu’avec Jean-Pierre Léaud ou Bernadette Lafont. Alors que cette dernière s’autorise même des libertés dans le dialogue de la scène du monologue, il est frappant de constater, en comparant le scénario et le fi lm, combien 104 Le « monologue » final de Véronika Françoise Lebrun, malgré la longueur du texte, respecte ce dernier qui, rappelons-le, était posé sur ses genoux. La présence d’Eustache à ses côtés lors du tournage avait bien sûr pour but de l’aider et de veiller à ce respect-là. Par ailleurs, il ne s’agissait pas de la seule contrainte imposée à Françoise Lebrun. Le cinéaste tenait à ce que son jeu soit déterminé par le souvenir d’autres actrices, comme Valentine Tessier dans le Madame Bovary de Jean Renoir (1934) ou Janie Marèse dans La Chienne 22 (1931), du même réalisateur. Enfin, au-delà de ces modèles cinématographiques, ses deux principales références devaient être une cassette audio où le texte était lu par une voix féminine (Marinka Matuszewski) et les lectures que fit du scénario Eustache luimême 23. Toutes ces contraintes imposées à une actrice alors peu aguerrie, en plus d’un texte volontairement littéraire, pouvaient bien orienter la scène vers un résultat artificiel. Or, si son jeu ne procure pas vraiment une impression naturaliste, Françoise Lebrun émeut. Ce que le long plan final de la scène donne à voir au spectateur est un effort actoral qui nous éloigne de la diégèse. Tout d’abord, nous remarquons l’effort du respect du texte dont les pages qui se tournent sont, nous l’avons dit, présentes sur la bande-son. Nous constatons également l’effort qui consiste à tenir le dialogue et l’émotion pendant les nombreuses minutes que dure ce plan rapproché et fi xe. La scène étant tournée à la fin d’un tournage difficile 24, la tension que Françoise Lebrun exprime à l’écran, interpelle. Les larmes font-elles partie du jeu ? Si oui, reproduisent-elles l’émotion de la Véronika du scénario, celle de la voix féminine de la cassette audio ou celle des lectures 22 Selon Françoise Lebrun, citée in Colette Dubois, La Maman et la Putain de Jean Eustache, op. cit., p. 94-95. 23 Ibid. 24 Pierre Lhomme a précisé que « le tournage s’est déroulé presque intégralement dans l’ordre de la narration », cité in ibid., p. 111. 105 La Maman et la Putain, politique de l’intime d’Eustache ? Françoise Lebrun, en tant que femme, est-elle touchée intimement par le texte ou bien est-ce l’actrice qui, sous le poids de toutes ces contraintes, craque ? Quelles que soient les réponses, ces larmes servent l’incarnation de Véronika et, en correspondant avec l’état émotionnel du personnage, donnent au plan une émotion « vraie » qui ne semble pas apparaître en dépit des contraintes pouvant favoriser le « faux », mais bel et bien grâce à elles. Alain Philippon affirme qu’« un moment de vérité d’une telle force n’est possible que parce qu’a été mis en place un système hyperrigoureux de mise en scène 25 ». En ce sens, il convient de comparer ce plan à celui de JeanPierre Léaud dans le café où, portant alors des lunettes rappelant celles d’Eustache, il s’adresse à Véronika en contrechamp et avec un regard-caméra. Dans les deux cas, nous avons un plan rapproché fi xe et long. Comme l’a analysé Jacqueline Nacache : « […] Les méthodes les plus modernes, qui consistent à centrer la caméra sur l’acteur, à l’épuiser dans et par le cadre, visent au contraire à effacer le personnage dans le comédien, à faire qu’il soit plus que jamais réduit au corps de l’acteur, ou tout entier contenu en lui 26. » La création du personnage repose donc sur la présence de l’acteur sans « autonomie », ni d’« écart réfléchi avec le personnage 27 ». Cependant, dans le cas de Jean-Pierre Léaud, le fait de voir un acteur célèbre se confondant avec l’image de son cinéaste – cette impression étant renforcée par le regard-caméra, comme si l’acteur à l’écran était le reflet du regard alors posé sur lui – confère au plan des allures de performance actorale qui 25 Alain Philippon, Jean Eustache, op. cit., p. 40. 26 Jacqueline Nacache, L’Acteur de cinéma, Paris, Nathan, « Nathan cinéma », 2003, p. 102. 27 Ibid. 106 Le « monologue » final de Véronika peuvent forcer l’admiration, mais qui renforcent le « faux » – Jérôme d’Estais estime que l’acteur joue « de façon grandiloquente et théâtrale 28 » – au détriment du « vrai ». Le rapport est alors inversé lors du « monologue » de Françoise Lebrun et un certain accomplissement de la démarche artistique d’Eustache se produit à ce moment. En effet, Jérôme d’Estais écrit : « Le cinéaste n’a eu de cesse […] de débusquer le faux pour montrer le vrai […] Pour Eustache, le réel ne peut se rencontrer qu’en acceptant la confusion totale de la vérité et des apparences, la fusion de la comédie et du drame, du drame et de la vie 29. » La différence entre les deux plans (l’absence de regard-caméra avec Françoise Lebrun) éclaire tout d’abord la fiction. Là où le regard domine avec Alexandre, la voix prend le dessus avec Véronika. De la même façon que la demande faite à l’acteur par le cinéaste de s’habiller comme lui peut paraître aux yeux du spectateur une démarche dérisoire de se construire une représentation cinématographique qui se solde par une impression de « faux », l’absence de regard-caméra avec l’héroïne prend valeur de renoncement à toute construction narcissique et fausse. Le monologue de Véronika donne une voix à tout le désespoir dont l’œuvre est pétrie : désespoir d’une époque, des personnages, de l’équipe – Catherine Garnier ayant réalisé et réussi le suicide que tente Marie, son « personnage », après avoir vu le film –, et d’Eustache qui commettra le même geste plusieurs années plus tard. Le cinéaste écrivit d’ailleurs, dans sa préface au scénario, dès 1972 : 28 Jérôme D’Estais, Jean Eustache ou la traversée des apparences, op. cit., p. 47. 29 Ibid., p. 11. 107 La Maman et la Putain, politique de l’intime « C’est le seul de mes fi lms que je haïsse, car il me renvoie trop à moi-même, à un moi-même trop actuel 30. » Le monologue de Véronika est le moment du fi lm où s’accomplit la démarche artistique d’Eustache. Comme l’a précisé Pierre Lhomme, le tournage n’était pas improvisé 31 mais pensé, à l’image d’un scénario écrit rigoureusement qui devait être respecté sans conditions par les acteurs, tout cela afin de constituer, comme l’a défini Alain Philippon, un « système 32 ». Paradoxalement, ce cadre rigide et contraignant n’avait pas pour but de produire une impression de « faux » mais, au contraire, de faire jaillir à l’écran le « vrai », la vie au-delà de la fiction sans nier ou annuler cette dernière. À l’image de l’œuvre dans son ensemble, les contradictions ou les confrontations sont nombreuses dans le monologue de Véronika, entre l’héritage des libertés de Mai 68 et le désir de relations sentimentales plus traditionnelles, entre le récit et le théâtral, entre l’héroïne et la narratrice, entre l’actrice, la femme, le personnage et l’auteur… Cependant, là où ces phénomènes semblaient donner auparavant plus d’importance au « faux » qu’au « vrai » – pensons à la longue tirade d’Alexandre/ Léaud avec les lunettes – en raison certainement d’une pulsion auctoriale en écho au narcissisme du héros, l’abandon émotionnel de Véronika/Lebrun lors de son monologue renverse le rapport et permet au « vrai » de dominer malgré un dispositif cinématographique qui ne craint pas de malmener les frontières diégétiques. Dans la mesure où l’émotion affichée – quelle qu’en soit la part de personnel et d’interprétation – sert l’incarnation du personnage, nous assistons à l’accomplissement de l’idéal actoral d’Eustache puisque ce dernier a affirmé que « le jeu de l’acteur consiste précisément à se trouver lui-même à 30 Jean Eustache, La Maman et la Putain, op. cit., p. 9. 31 Voir Colette Dubois, La Maman et la Putain de Jean Eustache, op. cit., p. 111-112. 32 Alain Philippon, Jean Eustache, op. cit., p. 40. 108 Le « monologue » final de Véronika l’intérieur d’une chose écrite 33 ». Elle donne aussi et surtout une voix, et donc une réalité à l’écran, à l’inconscient d’une œuvre – personnelle et à l’écoute de la société de son temps –, à ce qui était jusque-là souterrain au profit d’une démarche, nous l’avons dit, certainement plus narcissique. Françoise Lebrun, en respectant le dialogue, en relevant le défi d’un plan rapproché et long, en se trouvant elle-même dans l’écrit tout en incarnant le personnage – pour reprendre les mots du cinéaste –, a permis la mise en lumière de la recherche artistique de Jean Eustache. Arnaud Duprat est maître de conférences HDR à l’université Rennes-II et membre de l’équipe de recherche « arts : pratiques et poétiques » (EA 3208). 33 Cité in ibid., p. 113. 109 De la non-direction d’acteur selon Jean Eustache par Michel Cieutat Quand on évoque La Maman et la Putain de Jean Eustache, on pense irrésistiblement au déchirant monologue de Françoise Lebrun dans l’avant-dernière séquence du fi lm, aux beaux élans de colère de Bernadette Lafont et au jeu spontané de l’éternel adolescent Jean-Pierre Léaud, façonné par François Truffaut depuis Les Quatre cents coups (1959), mais ici, de toute évidence, reconditionné par Eustache. Des interprétations bien mises en valeur par un découpage régulièrement renouvelé, malgré les carences matérielles dues au petit budget alloué à ce premier long-métrage du réalisateur. Des interprétations d’une justesse telle que nombreux étaient ceux qui, en 1973, les crurent toutes improvisées. Impression depuis longtemps démentie par les différents protagonistes, qui ont tous affirmé qu’ils avaient dû apprendre par cœur, à la virgule près, les textes de l’auteur. Des textes au vocabulaire et à la syntaxe propres au quotidien de chacun des personnages, nullement littéraires, truffés d’hésitations, parfois même de digressions, et dont la mémorisation était effectivement très difficile. Ces révélations connues, on est d’autant plus admiratif, quarante-sept ans plus tard, devant le rendu de ces nombreux dialogues et longs monologues, qui continuent de nous sidérer par leur vérité. Les interprètes du fi lm ont souvent 111 La Maman et la Putain, politique de l’intime évoqué leurs souvenirs de tournage. À leur lumière, nous allons essayer de redonner vie à la manière dont le réalisateur avait travaillé avec eux. Jean Eustache, « catalyseur d’énergie » « Catalyseur d’énergie » : c’est ainsi que Bernadette Lafont qualifiait la façon dont le cinéaste ne dirigeait pas ses interprètes et obtenait paradoxalement le meilleur d’eux-mêmes 1. En effet, Eustache ne donnait pas d’indications de jeu précises et attendait tout de la manière dont les acteurs interpréteraient ses dialogues. D’où l’absence de découpage, le fait qu’il ne prévoyait pas les angles de prises de vues avant de se rendre sur le lieu de tournage, pas plus que l’emplacement des protagonistes. La priorité était donnée au texte. Il avait déclaré à Sylvie Blum et Jérôme Prieur : « Moi, mes textes, bons ou mauvais, je les donne à l’acteur en lui disant de se débrouiller avec. Il faut, en fait, que les textes soient pris en charge par les acteurs, qui sont prévenus dès le départ. Au cours du tournage, je n’ai jamais envie de modifier le scénario […]. Cela n’est pas intéressant que l’acteur trouve lui-même une phrase juste (et modifie les dialogues du scénario) : le jeu de l’acteur consiste précisément à se trouver lui-même à l’intérieur d’une chose écrite 2. » 1 Luc Béraud, Au travail avec Eustache (Making of), Lyon, Arles, Institut Lumière/ Actes Sud, 2017, p. 5-6. 2 Cité par Alain Philippon in Jean Eustache, Paris, Éditions des Cahiers du cinéma, « Auteurs », 2005, p. 114 et 113. 112 De la non-direction d’acteur selon Jean Eustache Une fois sur le plateau, aucune place n’est accordée à l’improvisation (« Je suis contre l’improvisation 3 ») pas plus qu’aux répétitions : « J’ai horreur des répétitions. J’ai peur. Je ne veux pas que les acteurs jouent si la caméra ne tourne pas. J’ai l’impression qu’ils font les pitres, que c’est pour moi, que ça ne vaut pas le coup. Je les fi lme et je considère que c’est une prise. On tourne. Si on n’est pas encore prêt, ça ne fait rien, on tourne quand même, parce que j’ai très peur. Mon angoisse, c’est qu’ils fassent quelque chose d’extraordinaire à la répétition et qu’on ne le retrouve pas ensuite 4. » En outre, Eustache prêtait encore plus attention à l’interprétation de ses textes par les acteurs pour qui il les avait spécifiquement écrits, ceux-ci pouvant le surprendre au tournage. Il confiait encore à Sylvie Blum et Jérôme Prieur en 1983 : « Même connaissant très bien les acteurs qu’on prend, on imagine les voir parler, les entendre parler, les voir bouger, et ils ne parlent pas et ils ne bougent pas comme on l’avait prévu. Si on ne connaît pas les acteurs, le problème ne se pose pas au niveau de l’écriture. Quand on les connaît, on les entend, et on écrit un peu pour eux, on les voit à l’avance déjà bouger ; or, ils trahissent toujours un peu ce qu’on attendait, et ce qu’ils apportent de surprise, on ne le ressent pas toujours positivement. Et quand on le veut, on ne le réussit pas toujours. Mais c’est le grand plaisir qu’on peut avoir aux rushes ou au montage ou à la fin du fi lm, où on dit : “Qu’est- 3 Positif, n° 157, mars 1974, p. 53. 4 Alain Philippon, Jean Eustache, op. cit., p. 123. 113 La Maman et la Putain, politique de l’intime ce que c’est bien ce que j’ai fait !”, quand justement on n’y est pour rien 5. » Et cette satisfaction qu’Eustache pouvait éprouver devant le résultat ainsi obtenu, c’était bien « à l’écoute » de ses acteurs qu’il la ressentait. Chacun avait sa diction propre et c’était souvent de celle-ci que découlait le personnage tel que l’avait imaginé le cinéaste. « La Maman et la Putain est un fi lm sur la parole », assurait-il à Stéphane Lévy-Klein en 1974 : « À chacun des personnages correspond un type de discours, aussi bien dans la forme que dans le fond. Ainsi, le ton et le débit de Bernadette Lafont sont normaux, car c’est le seul personnage qui s’assume, tandis que Jean-Pierre a besoin d’organiser sur lui et autour de lui une véritable mise en scène. Bernadette n’a pas ce problème, que Jean-Pierre essaie de résoudre par la parole. Jean-Pierre pense à ce qu’il va dire, son discours est prémédité, son ton monocorde parce que relisant une pensée déjà inscrite. Quant à Véronika, elle prend le langage que Jean-Pierre lui a donné 6. » Une interaction sonore semblable à celle que produit un petit ensemble de musique de chambre, ici composé d’une voix feutrée et syncopée (Léaud), d’une plus aiguë, virevoltante et perplexe (Lafont), d’une autre douce, puis brisée (Lebrun), d’une autre encore, hésitante, un peu perdue ( Weingarten). Cette façon de « non diriger » les acteurs se vérifiait manifestement sur le plateau. On le sait, Jean Eustache, lors des prises de vues, se tenait assis au pied de la caméra, suivant le texte de ses dialogues sur son scénario, ne regardant pas ses interprètes, cela afin d’« être au plus près de la parole des acteurs », 5 Ibid., p. 121-122. 6 Positif, n° 157, op. cit., p. 52-53. 114 De la non-direction d’acteur selon Jean Eustache comme l’avait observé Luc Béraud, son assistant sur trois de ses fi lms 7. « Quand c’est bon au son, c’est bon à l’image », disait autrefois Marcel Pagnol, adage qu’Eustache avait fait sien. Une importance accordée au son qu’il pouvait pousser très loin : ainsi fit-il écouter la voix enregistrée sur une cassette de Marinka Matuszewski, la vraie Véronika, à Françoise Lebrun qui l’interprétait, afin qu’elle puisse reproduire le rythme de son « phrasé parlé » […] cette sorte de mélopée », comme la qualifiait la jeune actrice 8. Une qualité vocale préexistant au film qu’Eustache voulait refaire entendre, pareil à un compositeur face à son orchestre. Une vertu tonale qui ne pouvait qu’être amplifiée par le son direct auquel Eustache eut accès à partir du Père Noël a les yeux bleus en 1966, puis pour La Rosière de Pessac en 1968. Le moment était alors venu de placer la caméra : une fois l’angle de prises de vue choisi et le cadre composé, Eustache disposait ses acteurs dans l’espace, leur donnait quelques indications purement factuelles et leur faisait dès lors confiance pour leur jeu. Il faisait peu de prises. Celles qui étaient choisies au tournage l’étaient pour leur évidente qualité sonore. Mais, aux rushes et au montage, il retenait aussi celles dont les regards à eux seuls pouvaient déjà signifier l’action : « L’action, c’est le regard », aimait-il dire, tout en ne dissociant jamais l’image du son, la première pouvant toutefois souffrir d’une certaine carence : « Le rôle principal regarde, et la caméra regarde ce qu’il voit et ensuite ce qu’il a vu. Ce qu’il a vu, c’est-à-dire son visage quand il a vu. Mais il y a peut-être des choses qu’on ne peut pas fi lmer autrement qu’en les faisant parler […]. Je fi lme les choses qu’on ne peut pas dire, on fait dire des choses parce 7 Luc Béraud, Au travail avec Eustache, op. cit., p. 52. 8 Cahiers du cinéma, « Spécial Jean Eustache », supplément au n° 523, avril 1998, p. 8. 115 La Maman et la Putain, politique de l’intime qu’on ne peut pas les montrer autrement, c’est peut-être ça en fait, cet envahissement des gens qui parlent, pas forcément pour dire des choses intéressantes, mais parce qu’ils ne peuvent pas agir autrement 9. » Une priorité donnée à la parole, voire à la logorrhée, qui conduisait Eustache à privilégier également une certaine forme d’artifice, plus ou moins empruntée à l’un de ses cinéastes de chevet, Robert Bresson. Bernadette Lafont, dans son autobiographie, a rapporté la déclaration suivante : « Ce qui compte pour moi, c’est l’artifice. Plus les comédiens parleront avec distance, plus nous arriverons à montrer une réalité de cinéma et non un semblant de réalisme. Pour le réalisme, il y aura des chansons. La Chanson des fortifs de Fréhel, par exemple 10. » Un goût de l’artifice qui, comme chez Bresson ou Gérard Blain, engendre une véritable poétique de l’acteur ou plutôt du « modèle », comme l’auteur de Pickpocket (1959) aimait appeler ses interprètes. Laquelle poétique a permis à ses comédiens, déjà confirmés (Léaud, Lafont), débutants (Françoise Lebrun, Isabelle Weingarten) ou occasionnels ( Jacques Renard, JeanNoël Picq), d’atteindre un haut niveau de vérité intérieure fort singulièrement exprimée. Jean-Pierre Léaud : d’Antoine (Doinel) à Alexandre Après l’avoir déjà employé dans Le Père Noël a les yeux bleus, Jean Eustache n’eut point de cesse que de retravailler avec JeanPierre Léaud. En 1974, il déclarait à Positif : 9 Alain Philippon, Jean Eustache, op. cit., p. 120. 10 Bernadette Lafont, Le Roman de ma vie, Paris, Flammarion, 1997, p. 159. 116 De la non-direction d’acteur selon Jean Eustache « Pendant dix ans, j’ai vu tous ses fi lms, je l’ai suivi, en examinant avec intérêt les transformations du personnage et dans l’espoir de tourner à nouveau avec lui. J’ai d’ailleurs écrit La Maman et la Putain directement pour Jean-Pierre Léaud 11. » Dans Le Père Noël a les yeux bleus, Léaud avait repris l’intégralité des composantes du personnage d’Antoine Doinel qu’il avait créé en 1959 pour Les Quatre cents coups de François Truffaut. Il y était toujours en mouvement, fumant cigarette sur cigarette, jouant beaucoup de ses mains, les passant souvent dans les cheveux, écartant les doigts pour étayer ses dires, pointant l’index vers le haut, vers l’avant, parlant de sa voix feutrée de façon très spontanée… Des tics « truffaltiens » qu’il avait repris naturellement dans ses autres interprétations du même personnage (L’ Amour à vingt ans, 1962 ; Baisers volés, 1968 : Domicile conjugal, 1970 ; ou apparenté : Les Deux Anglaises et le continent, 1971), et que l’on retrouvait aussi dans son travail pour Godard (Masculin féminin, 1966), Rivette (Out one, 1971) ou Skolimowski (Le Départ, 1967). Des tics que l’on remarque aussi pendant un certain temps dans La Maman et la Putain, où il est encore et toujours stupéfiant de spontanéité (sa brillante présentation du MLF à Françoise Lebrun), affiche un comportement d’un naturel déconcertant (devant le langage très cru de Françoise Lebrun dans la chambre de l’hôpital Laennec) ou amusant (quand il se moque de l’importance que Bernadette Lafont accorde au lavage de la vaisselle). Il joue plus que de coutume de son index pointé (droit ou gauche) pour exposer des choses complexes (comme le concept de premier amour exclusif) ou plus banales (comme dans son long monologue sur l’homme de la rue auquel il affirme ne pas correspondre). Il se gratte le nez ou le coin de l’œil (quand 11 Positif, n° 157, op. cit., p. 51. 117 La Maman et la Putain, politique de l’intime il attend, au téléphone, de pouvoir parler à Françoise Lebrun, peu après leur rencontre), se passe à plusieurs reprises la main dans les cheveux (comme dans la salle de bains de Bernadette Lafont, avant le monologue final de Françoise Lebrun) et, bien sûr, accompagne ses divers propos d’un même jeu de mains très dynamique, une cigarette entre les doigts. Léaud redoutait de jouer ce rôle à cause de ses longs monologues difficiles à apprendre par cœur. Et pour y parvenir, il s’imposa de les travailler longtemps à l’avance, les récitant à voix basse, ayant recours à des ampoules de phosphate et au chocolat pour mieux entretenir sa mémoire. Un sérieux dans son travail de préparation qui a vite produit ses fruits, comme on peut aisément le constater à l’écran. Toutefois, il apparaît étrangement tendu dans ses premières scènes. Quand il aborde Isabelle Weingarten dans la rue et lui demande de l’épouser, son phrasé sonne faux. À nouveau, peu après, quand, ayant appris qu’elle allait en épouser un autre, il réitère sa demande : « Si vous hésitez, c’est que votre truc n’est pas trop solide, et moi, pendant ce temps, j’attends. Si vous vous mariez, je le comprends très bien, encore que cela ne prouve rien… » Intonation fausse qui est encore la sienne, à la treizième minute, lors de sa rencontre avec son ami sculpteur ( Jacques Renard), quand il cite Bernanos. Il en sera de même ainsi, beaucoup plus tard, pendant son monologue relatif à l’après-68, une nouvelle fois en présence d’Isabelle Weingarten. Des ratés qui prouvent que la barre fi xée par Eustache était très haute (en outre, à la moindre erreur faite sur son texte, le cinéaste arrêtait la prise et faisait tout reprendre dès le début) et que l’acteur, s’il pouvait satisfaire facilement Truffaut, ne pouvait maintenant espérer la moindre indulgence de son nouveau metteur en scène. 118 De la non-direction d’acteur selon Jean Eustache Et pourtant, de ce jeu, né et développé sous la férule de Truffaut, se dégagent des notes nouvelles qu’il doit entièrement à Eustache et qui, par la suite, lui permettront de briser cette coque Antoine Doinel et de devenir l’un des plus insolites acteurs français. Ainsi sommes-nous agréablement surpris de constater, çà et là, des apports nouveaux dans son jeu, greffés sur les composantes de son style premier. À commencer par son regard, à plusieurs reprises d’une justesse impressionnante, régulièrement tendu d’inquiétude (quand il se regarde dans la glace, à son réveil, lors de l’ouverture du fi lm, puis avant le monologue final de Lebrun), parfois sobrement imprégné d’espoir (quand il amorce un sourire à la vue de Françoise Lebrun, à la terrasse d’un café), souvent fi xé dans la tristesse (lors de son évocation de sa séparation d’avec Gilberte). De même que sa façon de brusquement figer un sourire en bloquant ses muscles faciaux et d’afficher soudain un air grave (au Flore, quand il évoque à Françoise Lebrun le même quartier qu’elle et lui fréquentaient avant leur première rencontre). Et, mieux encore, sa maîtrise de la durée très poussée d’un plan, comme celui où il parvient à louvoyer entre une série de reproches hypothétiques adressés à Bernadette Lafont et leur confiance mutuelle jusqu’ici sans faille (dans la séquence où l’un et l’autre évoquent leurs futurs amants et maîtresses). Une maîtrise du temps dont il fera preuve dans ses interprétations ultérieures et qu’il devait donc dès lors à Eustache. La Maman et la Putain lui avait effectivement offert de nombreuses occasions d’apprendre à jouer à l’unisson avec ses partenaires dans d’autres scènes longues, comme celle l’opposant à Bernadette Lafont quand elle lui annonce la venue de son ami Philippe ou celle encore qui le montre au restaurant Le Train bleu à la gare de Lyon, en compagnie de Françoise Lebrun, évoquant Jorge Luis Borges et l’ennui. On oublie donc assez vite le Léaud made by Truffaut pour en admirer un nouveau, au comportement rarement prévisible, 119 La Maman et la Putain, politique de l’intime au phrasé qui ne se veut plus strictement naturel, mais plutôt au service du désarroi intérieur propre au personnage et qui correspond parfaitement aux dialogues très discontinus de l’auteur. Un travail d’intériorisation que l’acteur pouvait projeter sur ses partenaires, comme Eustache l’avait bien senti : « À mon avis, Léaud a tout de suite pressenti chez Françoise Lebrun un côté dissimulé et magique qu’en principe le spectateur ne devait pas deviner d’emblée. Il sent, derrière cette approche anodine, quelque chose d’imperceptible. Il pense même qu’elle exerce un certain pouvoir, un attrait irrésistible dont il ne peut se défaire. C’est pourquoi, au bout de vingt minutes, il impose à Bernadette et au spectateur la présence de François Lebrun 12. » Du naturel à l’intuitif, une nouvelle naissance actorale pour Jean-Pierre Léaud, via une certaine identification instinctive avec Eustache qui, un certain foulard aidant, l’avait tout simplement vampirisé. Françoise Lebrun : la belle déchirure La Maman et la Putain était son troisième fi lm après Ce que cherche Jacques de Jean-Claude Biette (1970) et Le Château de Pointilly d’Adolfo Arrieta (1972). En 1964, Françoise Lebrun avait rencontré Jean Eustache au festival du film d’Évian. L’auteur des Mauvaises fréquentations (1967) s’était épris aussitôt de cette pigiste à Image et Son et à Communications qui se destinait à la réalisation. Eustache l’employa comme assistante et monteuse sur La Rosière de Pessac en 1968 et, deux ans plus tard, elle coproduisit son documentaire suivant, Le Cochon. Le couple se sépara 12 Positif, n° 157, op. cit., p. 52. 120 De la non-direction d’acteur selon Jean Eustache alors. Très meurtri par cet échec, le cinéaste lui offrit toutefois le rôle de Véronika (dans la réalité, Marinka Matuszewski, la nouvelle compagne d’Eustache, infirmière à Laennec). Eustache avait reconnu : « J’ai écrit le scénario car j’aimais une femme qui m’avait quitté. Je voulais qu’elle joue dans un fi lm que j’avais écrit. Jamais je n’avais eu l’occasion, pendant les années que nous avions passées ensemble, de la faire jouer dans mes fi lms, car je ne faisais pas alors de fi lms de fiction et je n’avais même pas alors l’idée qu’elle pouvait jouer 13. » Et pour lui permettre de donner vie à son personnage, Eustache, comme nous l’avons vu, lui fit seulement écouter un enregistrement de la voix de Marinka Matuszewski. « Il n’y avait pas besoin d’autre chose, sinon de retrouver la musique d’une voix », prétendit-elle humblement 14. Une musicalité qu’elle conduit dans la plus grande harmonie, toujours avec beaucoup de retenue, dans la tristesse (« Vous avez un très beau sourire », dit-elle très doucement à Jean-Pierre Léaud sur la berge de la Seine), comme dans le quotidien des plus sordides (quand elle lui demande de lui retirer son tampax qu’il a enfoncé) ou encore dans le désespoir, consécutif à ses multiples copulations stériles (voir sa manière de prononcer le verbe « baiser » tout au long du film, tant avec naturel que dégoût). Une mélopée effectivement soutenue par ses grands yeux, eux aussi porteurs d’une même tristesse en retrait, soulignée par un maquillage quelque peu évocateur de celui des grandes actrices du muet, celles de Murnau en particulier, réalisateur qu’affectionnait beaucoup Eustache et auquel il fait référence. 13 Alain Philippon, Jean Eustache, op. cit., p. 114. 14 Cahiers du cinéma, n° 523, op. cit., p. 8. 121 La Maman et la Putain, politique de l’intime C’est dans son monologue final que Françoise Lebrun atteint son point d’orgue. Les paupières la plupart du temps baissées, la tête se balançant de droite à gauche, au comble de l’ivresse éthylique et de la douleur intérieure, au moyen d’une élocution lente et très articulée, elle évoque son dépucelage, ses nombreux égarements érotiques autant voulus que stériles, son refus de n’être qu’une putain (« Il n’y a pas de putes ! »), alors qu’elle croit toujours dans le couple fécond (« Un couple qui ne veut pas faire un enfant n’est pas un couple. C’est une merde, c’est n’importe quoi, c’est une poussière »). C’est bien elle, la putain, qui veut être maman, comme le prouvent ces larmes que l’apprentie actrice laisse soudain couler et qui ont fait croire aux spectateurs de 1973 que cette longue prise fi xe, très peu entrecoupée de plans sur Jean-Pierre Léaud et Bernadette Lafont, était du « vécu » improvisé. Un magnifique désespoir verbalisé, qui s’ouvre aussi bien sur la certitude que Léaud et Lafont auraient pu être heureux ensemble que sur l’évidence même qu’Alexandre ne peut se passer de Véronika. Cette dernière finit par vomir peu après en sa compagnie, autre magnifique moment d’évacuation émotionnelle, véritable déni du bonheur qu’elle porte pourtant dans ses entrailles. On peut alors regretter que la suite de la carrière de Françoise Lebrun n’ait jamais été à la hauteur de cette splendide interprétation. Certes, elle figure dans plusieurs fi lms de Paul Vecchiali (En haut des marches, 1983 ; Le Cancre, 2016…), a été dirigée par André Téchiné (Souvenirs d’en France, 1975), Claire Clouzot (L’Homme fragile, 1980), Lucas Belvaux (Pour rire !,1995), François Dupeyron (Inguélézi, 2003) ou Arnaud Desplechin (Trois souvenirs de ma jeunesse, 2015), mais sans jamais nous déchirer d’émotion comme sous le principe de non-intervention cher à Jean Eustache. 122 De la non-direction d’acteur selon Jean Eustache Bernadette Lafont : l’expérience du naturel En choisissant Bernadette Lafont, l’égérie de la Nouvelle Vague (de Claude Chabrol surtout), Eustache s’assurait une partie du financement de son film, compte tenu de sa notoriété. En outre, il savait à quoi s’attendre avec elle. « Jean et moi n’avons jamais préparé le fi lm ensemble. Il faisait confiance à mon expérience et connaissait ma façon de travailler. De toute manière, nous n’aurions pas eu le temps », confia-t-elle à Bernard Bastide en 2013. En effet, elle ne disposait que de très peu de jours pour incarner Marie (dans la réalité, Catherine Garnier, la costumière et maquilleuse du fi lm, qu’Eustache avait quittée pour vivre avec Marinka Matuszewski, et qui, après avoir approuvé le fi lm terminé, se suicida). Eustache la voulait nature, sous aucune influence et, pour ce faire, avait même essayé de la décourager d’accepter le rôle principal d’Une belle fille comme moi de Truffaut (1972), dont elle serait revenue, selon lui, couverte de tics. Bernadette Lafont lui désobéit, et, une fois sur le plateau de La Maman et la Putain, elle travailla selon son habitude, en observant avec la plus grande objectivité son modèle et se l’appropria aussitôt. « Nous ne parlions jamais de son personnage. Je n’avais pas besoin de cela », confia-t-elle à Bernard Bastide, « je l’avais déjà complètement intégré par l’écoute et, à la limite, ce fut davantage elle qui se projeta sur moi que l’inverse ». Comme ses partenaires, Lafont plongea « dans l’obsession du texte », ne répéta pratiquement pas, n’eut droit en moyenne qu’à deux prises par plan. Elle travailla, selon ses dires, quarante heures d’affilée sans dormir ni manger, puis « au bout de deux semaines de psychodrame, j’en ai eu marre et je suis partie ». Ne restait qu’une scène d’engueulade à tourner « dont l’absence ne déséquilibr(ait) 123 La Maman et la Putain, politique de l’intime absolument pas le film », prétendit-elle 15. « Jean ne dirige pas, il impose aux acteurs une tension extrême, ce qui est aussi une forme de direction », conclut-elle sur cette expérience, pour elle alors à la fois nouvelle et embarrassante : « J’ai le modèle de mon personnage sous les yeux : Catherine, avec laquelle vit Eustache, s’occupe des costumes et du maquillage. De plus, nous tournons dans son appartement. Catherine et moi sommes amies, et j’ai un sentiment de malaise. Je me sens un peu usurpatrice de son identité. Elle se comporte avec moi de manière très courtoise, mais ses sourires ne trompent personne. Je suis sûre qu’elle enfouit au fond d’elle une sorte de regret 16. » Mais le résultat est là : Lafont joue son rôle avec un naturel contrôlé qui tranche de manière flagrante avec le jeu plus neutralisé de ses partenaires. Elle est, par ailleurs, très à l’aise dans les moments de rare comédie (ses réflexions sur la nécessité de faire la vaisselle, déjà évoquées, sont désopilantes), tout en nuances ironiques et moqueuses dans ses scènes de jalousie, pouvant également s’adonner à la colère avec un remarquable mélange de violence et de retenue (quand elle crache sur Léaud au volant de sa 4L Renault). Il est intéressant, en outre, de remarquer que c’est à ses côtés que Jean-Pierre Léaud (quand il évoque son besoin de voir des gens dans la rue) cesse d’être emprunté dans son jeu et trouve ce ton juste, amalgamant le désarroi d’Antoine Doinel et la mélancolie existentielle de Jean Eustache, qu’il saura garder jusqu’à la fin du fi lm. Un rôle court, mais particulièrement catalyseur pour l’interprète principal du film. 15 Bernard Bastide, Bernadette Lafont, une vie de cinéma, Nîmes, Éditions Atelier Baie, 2013, p. 142-146. 16 Bernadette Lafont, Le Roman de ma vie, op. cit., p. 174 et 172. 124 De la non-direction d’acteur selon Jean Eustache Isabelle Weingarten et les autres Isabelle Weingarten venait d’être dirigée par Robert Bresson dans Quatre nuits d’un rêveur (1971). Eustache l’engagea pour le rôle de Gilberte (dans la réalité : Françoise Lebrun). Dès sa première apparition, dans le jardin du Luxembourg, son jeu est directement issu de l’univers bressonien : beau visage peu expressif, diction lente et atonale quand elle repousse les avances de Jean-Pierre Léaud. Elle est beaucoup plus expressive lorsqu’elle arrive à la terrasse des Deux Magots et informe Léaud – qui attendait en fait Françoise Lebrun – de son futur mariage. Peu après, dans cette même séquence, elle nous convainc totalement avec sa manière délicate et respectueuse, parfois très touchante, de réagir au monologue de Léaud sur l’après-68. Un jeu alors plus incarné, tout bonnement humain, qu’on ne lui avait point connu chez Bresson. Ne pouvant financer l’engagement de plusieurs figurants, Eustache, pour les petits rôles, fit appel à ses amis et connaissances (dont plusieurs critiques : Jean Douchet, Bernard Eisenschitz, Noël Simsolo). Tous aussi convaincants les uns que les autres. Et plus particulièrement Jacques Renard qui interprète Charles, le copain sculpteur d’Alexandre, personnage inspiré par Jean-Jacques Schuhl, ami romancier d’Eustache. C’est sur le conseil de son directeur de la photographie, Pierre Lhomme, que le cinéaste demanda à son premier assistant s’il accepterait de jouer ce rôle. Eustache lui passa son foulard, lui fit fumer des Gauloises bleues ou des Boyards, et Renard, lui aussi, à son tour vampirisé, n’avait plus qu’à se laisser prendre au… jeu. Surtout dans la scène où il doit intervenir lors du premier rendez-vous d’Alexandre avec Véronika. Le comédien improvisé s’est vu alors confier un dialogue qui donne très étonnamment au spectateur la clé de la non-direction d’acteur d’Eustache : 125 La Maman et la Putain, politique de l’intime « Je veux bien faire ce que tu veux, mais il faut que tout soit bien préparé […]. Il n’est pas question d’improviser […]. Je dis ce que tu veux, ce qui t’arrange. Je récite. N’attends pas de moi autre chose. » Ce que ne cessent de faire Léaud, Lebrun, Lafont, Weingarten et tous les autres pendant trois heures et quarante minutes. Cela pour notre plus grand plaisir ! Michel Cieutat est enseignant-chercheur en retraite de l’université de Strasbourg et critique à Positif. 126 Une représentation des rapports homme/femme entre modernité et archaïsme par Geneviève Sellier La Maman et la Putain de Jean Eustache a été perçu, au moment de sa sortie, comme un film héritier direct de la Nouvelle Vague parce qu’il se présentait comme clairement autobiographique, un fi lm au « masculin singulier », pour reprendre le titre de mon ouvrage 1. Un film héritier de la Nouvelle Vague On retrouve en effet ce schéma narratif d’un homme partagé entre deux femmes dans beaucoup de fi lms identifiés comme « Nouvelle Vague ». Il est l’héritier de romans du xixe siècle dont se réclamait cette génération de cinéastes, en particulier Truffaut. L’Éducation sentimentale de Flaubert est sans doute le plus représentatif de ce courant entre romantisme et modernisme. 1 Geneviève Sellier, La Nouvelle Vague, un cinéma au masculin singulier, Paris, CNRS éditions, 2005. 127 La Maman et la Putain, politique de l’intime Le récit est fait à partir du point de vue du protagoniste masculin qui est attiré par deux types féminins opposés, l’un qui incarne un idéal souvent associé au mariage et à la maternité, l’autre qui incarne une sexualité plus ou moins transgressive. Ce schéma se retrouve par exemple dans La Boulangère de Monceau (Éric Rohmer, 1962) qui raconte comment un jeune étudiant en droit tombe amoureux d’une jeune fille blonde et « distinguée » qu’il voit passer dans son quartier, et se console, quand elle semble avoir disparu, en draguant la boulangère, une jolie brunette bien en chair, avant d’oublier celle-ci dès que reparaît la blonde qui correspond davantage à son idéal d’homogamie. Ce schéma d’un protagoniste masculin qui hésite entre une brune et une blonde, ou entre une femme émancipée et une épouse conforme aux normes de son milieu, est récurrent chez Rohmer dans les années 1960 (Ma nuit chez Maud, 1969 ; L’Amour l’après-midi, 1972). Chez François Truffaut, le même schéma oppose le familier et l’idéal : Antoine Doinel ( Jean-Pierre Léaud), dans Baisers volés (1968), hésite entre la gentille Christine jouée par Claude Jade, l’équivalent de la girl next door du cinéma hollywoodien, et Mme Tabard, la femme mystérieuse et inaccessible incarnée par Delphine Seyrig. Le même Doinel hésite, dans Domicile conjugal (1970), entre Christine qu’il a épousée (Claude Jade) et l’exotisme incarné par une Japonaise (Hiroko Berghauer). Sur un mode plus tragique, La Peau douce (1964) raconte la passion d’un écrivain ( Jean Desailly), bourgeoisement marié et père d’une petite fi lle, pour une hôtesse de l’air (Françoise Dorléac). Le même Truffaut fait jouer au même Jean-Pierre Léaud le rôle de Claude, un jeune homme qui hésite entre deux sœurs dans Les Deux Anglaises et le continent (1971). C’est aussi une tonalité tragique qui domine ce dernier fi lm. Agnès Varda a également traité ce thème dans Le Bonheur (1965) sur un mode distancié dont les jolies couleurs masquent 128 Une représentation des rapports homme/femme entre modernité et archaïsme l’issue tragique. François ( Jean-Claude Drouot), menuisier, vit heureux avec sa femme et leurs deux enfants. Il tombe amoureux d’une jeune employée des PTT et s’épanouit dans ce double bonheur. Quand il veut le faire partager à sa femme, celle-ci se suicide. Jacques Rozier a traité aussi ce thème sur un mode plus sociologique dans Adieu Philippine (1963) où Michel, machiniste à la télévision, fait la connaissance de deux amies montrées comme interchangeables, qui le rejoignent pour des vacances en Corse, où il les drague alternativement avant de partir faire son service militaire en Algérie. Enfin, Jean-Luc Godard propose une autre variation sociologique de ce schéma dans Masculin féminin (1966) : Paul ( JeanPierre Léaud), militant politique tout juste démobilisé, tombe amoureux d’une jeune mannequin-chanteuse (Chantal Goya) qui vit avec une copine qui lui ressemble (Marlène Jobert), laquelle constitue un obstacle à leur relation. Le fait que Jean-Pierre Léaud, qui est le protagoniste de quatre de ces films, soit devenu l’alter ego de Jean Eustache dans Le Père Noël a les yeux bleus (1966) puis dans La Maman et la Putain, n’est sans doute pas un hasard. À travers lui, incarnation moderne du héros romantique tiraillé entre des désirs contradictoires qui s’incarnent dans des figures féminines, Eustache rend hommage à la Nouvelle Vague. Mais la décennie écoulée a fondamentalement changé le contexte culturel : tout d’abord Mai 68 a exacerbé les contradictions politiques et culturelles de la société française sans les résoudre, puis le mouvement de libération des femmes a mis au premier plan la question de la domination masculine, grand impensé des mouvements politiques qui ont émergé en 1968. La Maman et la Putain porte à la fois la marque de la Nouvelle Vague et des ruptures socioculturelles qui ont eu lieu entre-temps. 129 La Maman et la Putain, politique de l’intime Un film explicitement autobiographique Tout d’abord, l’héritage de la Nouvelle Vague se marque par la dimension autobiographique du film. Selon Luc Béraud, qui jouait le rôle d’assistant, elle est à la fois littérale et quelque peu « perverse » en ce qui concerne les personnages féminins : « Jean-Pierre Léaud interprète Alexandre, alter ego de Jean Eustache. Bernadette Lafont joue Marie, qui est en fait Catherine Garnier, costumière et maquilleuse du fi lm, compagne d’Eustache. Françoise Lebrun, ancienne compagne d’Eustache, interprète Véronika qui est dans la vie Marinka Matuszewski, la maîtresse d’Eustache (elle apparaît brièvement au Flore en demandant du feu à Alexandre). Isabelle Weingarten interprète Gilberte, dans la réalité Françoise Lebrun, celle qui a quitté Eustache et ne veut plus revenir à lui, malgré ses supplications. On voit Jean Eustache dans le magasin d’alimentation, poussant un caddie au bras de Gilberte. Il joue le mari de celle qui l’a quitté. Il apparaît donc dans le rôle de son rival 2. » On peut ajouter qu’Isabelle Weingarten est « empruntée » à Robert Bresson qui l’a « découverte » en lui donnant le rôle principal dans Quatre nuits d’un rêveur (1971), emprunt dont on trouve l’écho direct dans une déclaration d’Alexandre à Véronika : 2 Luc Béraud, Au travail avec Eustache (Making of), Lyon, Arles, Institut Lumière/ Actes Sud, 2017, p. 34. 130 Une représentation des rapports homme/femme entre modernité et archaïsme « Une femme me plaît, par exemple, parce qu’elle a joué dans un fi lm de Bresson, ou parce qu’un homme que j’admire est amoureux d’elle. Quel plus grand hommage peut-on rendre à un homme qu’on admire que de lui prendre sa femme ? » Le statut d’Alexandre comme alter ego de l’auteur est affi rmé par la reprise exacte par Jean-Pierre Léaud des détails de l’habillement et des accessoires qu’affectionnait Jean Eustache : un foulard, des lunettes noires, un costume sombre sur une chemise blanche, des bottines noires et une gabardine sur le bras. La dimension fétichiste de son look connote un narcissisme renforcé par sa façon de s’écouter parler sentencieusement, davantage sur le registre du monologue que du dialogue. On pense par exemple à la longue séquence du Petit soldat ( Jean-Luc Godard, 1962) où Michel Subor photographie Anna Karina en lui parlant pendant qu’elle l’écoute, muette et docile. De la même façon, les plans de coupe de Marie (Bernadette Lafont) et de Véronika (Françoise Lebrun), qui écoutent Alexandre avec une muette admiration, sont là pour nous convaincre de la profondeur de ce qu’il raconte… Mais ce narcissisme est mis en crise par le caractère souvent provocateur ou dérisoire des propos d’Alexandre. C’est à ce niveau en particulier qu’on peut voir un écho à Mai 68, sur un mode alternativement positif et négatif : le mépris de l’« homme de la rue », du travail, de l’argent, de la réussite sociale, des jeunes cadres fait écho à la dimension libertaire de Mai 68. Mais le message est volontairement brouillé par des allusions complaisantes au nazisme, à l’Algérie française (qu’on trouvait déjà à un moindre degré dans Le Petit soldat) et son écoute de l’évangéliste Dibar Apartian, « le prédicateur du petit matin ». 131 La Maman et la Putain, politique de l’intime Un film en réaction au mouvement féministe L’originalité du film d’Eustache se marque surtout par une variation typiquement post-68 du schéma du trio amoureux : ici, un homme vit avec une femme (Marie), est repoussé par une autre (Gilberte) avec laquelle il a vécu, tombe amoureux d’une troisième (Véronika) qu’il amène chez la première : les relations entre les deux femmes vont osciller entre complicité et rivalité. La nouveauté est donc la relation qu’établissent Marie et Véronika du fait qu’elles aiment le même homme. On peut y voir l’expression du désir narcissique d’un homme qui veut faire assumer par ses partenaires son refus de choisir entre elles. On peut l’interpréter aussi comme un écho de la permissivité associée à Mai 68 : « jouir sans entrave ». Mais ce franchissement des conventions « bourgeoises » de la monogamie se fait exclusivement au profit du personnage masculin. Enfin, le fi lm est marqué par le contexte, explicitement mentionné, du mouvement de libération des femmes. Il est présenté de façon volontairement anecdotique et caricaturale par Alexandre à Véronika qui dit l’ignorer : « Le MLF […] c’est le mouvement de libération de la femme 3. Ce sont des femmes qui en ont assez de porter le petit-déjeuner au lit de leur mari. Alors elles se révoltent. Elles ont un slogan : “Nous n’avons plus besoin d’hommes sous nos édredons.” » Ce à quoi Véronika répond : « Comme c’est triste […] quand j’aime quelqu’un, j’aime bien lui porter son petit-déjeuner. » 3 Cette réduction essentialiste « des femmes » à « de la femme » est significative du positionnement d’Eustache. 132 Une représentation des rapports homme/femme entre modernité et archaïsme Alexandre enchaîne avec une anecdote qui achève de rendre dérisoire la figure de la militante féministe : « J’ai un ami qui pense que les femmes sont faites justement pour lui porter son petit-déjeuner. Il a déclaré ça devant moi à une militante forcenée du MLF. J’ai cru qu’il allait se passer une scène meurtrière. Et en fin de compte il a séduit cette fi lle en lui parlant de sa grand-mère qui a passé sa vie à faire le ménage, à s’occuper de ses enfants, de sa famille, de ses petits-enfants. Depuis elle ne peut plus se passer de lui. Il la fascine totalement. » La Maman et la Putain est indéniablement, à travers ce genre de répliques qui abondent dans le fi lm, une réaction viscérale contre le mouvement de libération des femmes qui se développe en France depuis le début des années 1970. Par exemple, Alexandre revendique tranquillement son comportement violent avec Gilberte, qu’il raconte à Véronika : « Il y avait du sang sur les murs parce qu’on se foutait sur la gueule. Une fois, j’ai frappé très fort, je lui ai cassé quelque chose. Elle s’est fait réparer. Elle est restée quinze jours avec des pansements sur le visage. La dernière fois que j’ai fait l’amour avec elle, elle ressemblait à Frankenstein… » À propos de l’avortement, encore interdit en France, Alexandre déclare : « Et si on considère que l’avortement est un crime, je connais des dizaines, une centaine d’assassins. Et leurs complices… » Et Alexandre déclare à Véronika à propos de Gilberte : 133 La Maman et la Putain, politique de l’intime « J’aurais préféré qu’elle meure, qu’elle se suicide. Et j’ai appris plus tard qu’elle avait avorté et qu’elle vivait avec le type qui l’avait avortée ou qui l’avait aidée, je ne sais pas, c’est pareil. Les avorteurs sont les nouveaux Robin des Bois, les nouveaux chevaliers du Moyen Âge. Ils ne défendent plus la veuve et l’orphelin ; mais ils délivrent les femmes de cette chose ignoble qu’elles ont dans le ventre. […] et toujours les femmes se donnent à leur libérateur. Décidément, je n’aime pas les héros. » Le caractère provocateur de ces déclarations est renforcé par le fait que la femme à qui elles s’adressent, Véronika, ne réagit pas et donc paraît les valider. Alors qu’elle incarne une permissivité sexuelle sans limites (« j’ai pris un maximum d’amants »), elle finit par déclarer à Alexandre et Marie en pleurant : « Il n’y a qu’une chose très belle : c’est baiser parce qu’on s’aime tellement qu’on voudrait avoir un enfant qui nous ressemble et qu’autrement c’est quelque chose de sordide… » Les déclarations que Jean Eustache fait endosser à ces personnages, masculins et féminins, sont une attaque en règle contre les revendications principales des féministes de l’époque : la libre disposition de son corps, le droit à l’avortement, le partage des tâches, etc. Un film hommage aux deux comédiennes Mais le paradoxe est que les performances des deux actrices qui font face à Alexandre, Bernadette Lafont et Françoise Lebrun, ont un rayonnement et une profondeur qui sont indirectement un hommage à ce mouvement d’émancipation. La Ma134 Une représentation des rapports homme/femme entre modernité et archaïsme man et la Putain est beaucoup plus moderne dans sa peinture de femmes émancipées que, par exemple, Jules et Jim (François Truffaut, 1962). En effet, le film de Truffaut raconte la fascination de deux amis pour la même femme, Catherine ( Jeanne Moreau), à la fois idéalisée et diabolisée, aussi désirable qu’incontrôlable, mais sans être construite en dehors de toute réalité sociologique (contrairement à l’héroïne du roman éponyme). D’une autre façon, Masculin féminin de Godard propose deux figures féminines aliénées (qui sont d’ailleurs dupliquées dans le fi lm par d’autres, la petite-bourgeoise Élisabeth et « Mademoiselle dix-neuf ans ») comme de pures expressions de la société de consommation, sans aucune intériorité, contrairement au héros politisé. Ce qui fait la nouveauté de La Maman et la Putain, en phase avec son contexte historique, c’est que les deux figures féminines ont, autant que le personnage masculin, une intériorité à laquelle nous accédons et ne sont ni des clones l’une de l’autre, ni des antagonistes, en dépit du titre du fi lm. En effet, Marie incarne une forme de modernité (son indépendance économique et son indifférence aux conventions) et Véronika une autre (son indépendance économique et sa sexualité débridée) : les deux ne s’opposent pas, elles expriment plutôt la diversité des femmes émancipées, qui ne sont plus dans les normes conjugales et familiales. Après les premières séquences où Alexandre tente vainement de reconquérir Gilberte, le récit alterne les séquences avec Véronika et avec Marie, puis avec les deux. Sur la trentaine de séquences que comporte le film, seules quatre (dont l’une très courte) mettent en scène Alexandre avec son ami ( Jacques Renard). Toutes les autres mettent aux prises Alexandre avec trois femmes qui, chacune à sa manière, incarnent une forme de modernité. En effet, même Gilberte, l’enseignante, choisit de repousser définitivement Alexandre, affirmant ainsi son indé- 135 La Maman et la Putain, politique de l’intime pendance et son refus d’être vampirisée par une passion qu’on devine destructrice. Bernadette Lafont transporte dans le fi lm l’aura de ses fi lms Nouvelle Vague (Les Mistons, François Truffaut, 1958 ; Le Beau Serge, Claude Chabrol, 1958 ; Les Bonnes femmes, Claude Chabrol, 1960) et aussi celle du brûlot féministe qu’est La Fiancée du pirate (Nelly Kaplan, 1969). Mais elle acquiert dans La Maman et la Putain une gravité inédite : c’est le fi lm de sa maturité où elle abandonne les pitreries pour l’expression d’une souffrance le plus souvent muette que les gros plans en noir et blanc d’Eustache magnifient jusqu’à l’incandescence. Contrairement à Alexandre qui parle souvent de sa souffrance, Marie la manifeste visuellement et physiquement d’une façon qui suscite l’empathie du public. Sa générosité contraste également avec le tranquille égoïsme d’Alexandre : non seulement elle l’entretient, financièrement et matériellement (c’est elle qui fait la cuisine et la vaisselle), mais elle accepte d’accueillir sa « rivale » et lui manifeste la même générosité (elle lui a rapporté un cadeau de son voyage à Londres). L’absence totale de réciprocité dans sa relation avec Alexandre (il lui fait une scène quand elle invite à dîner son ami Philippe) la met en colère mais n’amène pas la rupture. Si elle fait une tentative de suicide en avalant des cachets, c’est en la présence de Véronika et Alexandre, et celui-ci intervient pour la faire vomir. Contrairement au suicide abouti que Catherine Garnier, la compagne d’Eustache, commettra juste après le tournage, la tentative de Marie est un appel au secours. Le dernier plan de Marie, étendue sur son lit et écoutant seule la chanson de Piaf après le départ d’Alexandre et Véronika, est à la fois un commentaire et une sublimation de l’abandon que lui fait subir son amant. Mais celle qui crève l’écran dans La Maman et la Putain, d’autant plus qu’elle n’est pas (encore) une actrice professionnelle, c’est Françoise Lebrun dans le rôle de Véronika. Et, là 136 Une représentation des rapports homme/femme entre modernité et archaïsme encore, c’est un paradoxe puisque le film, Eustache ne s’en cache pas, est aussi un règlement de comptes contre la femme qui l’a quitté quelques années plus tôt et qui est incarnée dans le film par Isabelle Weingarten. En faisant jouer à Françoise Lebrun le rôle de la femme dont il est amoureux au moment où il fait le fi lm (Marinka Matuszewski), et à qui son alter ego, Alexandre, raconte tout le mal qu’il pense de Gilberte (c’est-à-dire Françoise), il lui fait subir une épreuve dont les participants au tournage sont les témoins. Ainsi Luc Béraud raconte : « La séquence 26 est une des plus longues du fi lm, elle dure treize minutes. Elle est aussi la plus douloureuse et la plus grave. […] Au Flore donc, Alexandre raconte à Véronika les circonstances de sa rupture avec Gilberte. Et là, impudeur et arrogance, Eustache règle par la bouche de Léaud ses comptes avec Françoise Lebrun en racontant méticuleusement tous les événements qui ont conduit à leur séparation et ceux qui en ont découlé. Le personnage, c’est Véronika, mais la comédienne, c’est Françoise Lebrun. Pour la seule fois dans le fi lm, les regards sont directement dans l’axe de l’objectif pour donner plus de poids aux arguments. D’ailleurs l’actrice a du mal à cacher son émotion, des larmes perlent à ses yeux. Mais elle résiste et reste muette ; en acceptant le fi lm, elle a décidé de faire front à toutes les offenses. Quand Alexandre dit : “Les femmes qui sont avec des types bien les quittent toujours pour des minus”, l’équipe sait que le mari de Françoise est en figuration sur une banquette voisine. Le couple a accepté le règlement de comptes et le “minus” est venu spontanément ce jour-là proposer d’être présent dans la scène. En manière d’excuse ou en justicier 137 La Maman et la Putain, politique de l’intime aveugle, Alexandre voile son regard en mettant des lunettes aux verres teintés pour dire les choses les plus terribles 4. » Au-delà de ce règlement de comptes, ce qu’il y a de remarquable dans le personnage et dans le jeu de Françoise Lebrun, c’est sa logorrhée qui, contrairement aux longs monologues d’Alexandre, témoigne d’un engagement personnel qui emporte l’adhésion du public et qui culmine dans l’avant-dernière séquence chez Marie. La performance tient d’abord à la longueur des plans rapprochés sur son visage qui accroche la lumière, avec ces grands yeux extrêmement fardés qui contrastent avec la blancheur de sa peau, sur la grisaille du mur recouvert de toile qui encadre symétriquement son buste. Sa coiff ure, qui met en valeur son front immense – la raie au milieu qui sépare les cheveux tirés en deux nattes qui s’enroulent sur la nuque –, évoque des madones de la Renaissance ou des portraits d’Ingres, la vie en plus. La pureté de ce visage d’un ovale parfait contraste avec les mots souvent orduriers qu’elle prononce, avec les larmes qui coulent de ses yeux, avec sa détresse : « J’ai un tampax dans le cul, pour me le faire enlever et pour me faire baiser, il faudrait en faire un maximum. Il faudrait m’exciter un maximum. Rien à foutre. » La transgression du tabou des règles est sans doute ce qui a paru le plus scandaleux à beaucoup de spectateurs de l’époque (et sans doute encore aujourd’hui). Véronika mentionne à plusieurs reprises les tampons hygiéniques qu’elle porte et, transgression suprême à l’idéalisation amoureuse, elle demande à Alexandre de lui enlever le tampax qu’il lui a enfoncé dans le vagin en la pé4 Luc Béraud, Au travail avec Eustache, op. cit., p. 81-82. 138 Une représentation des rapports homme/femme entre modernité et archaïsme nétrant par surprise, ce qu’il fait en trouvant ça tellement drôle qu’il veut immédiatement le raconter au téléphone à un ami… Le fait qu’Eustache transgresse délibérément et à plusieurs reprises ce tabou ultime de la sexualité féminine, en mettant ces mots dans la bouche de Françoise Lebrun, peut être perçu comme un hommage (involontaire ?) à une femme émancipée dont on ne sait pas très bien s’il s’agit de l’actrice ou du personnage de fiction. En tout cas, Françoise Lebrun assume très crânement le texte d’Eustache et donne à son personnage une modernité impressionnante encore aujourd’hui. Son jeu extrêmement sensible écarte tout soupçon de cynisme de son personnage, et le qualificatif de « putain » que semble lui attribuer le titre du film, et qu’elle récuse violemment dans cette même scène, paraît en effet relever davantage d’une idéologie rétrograde qui stigmatise les femmes émancipées que d’un jugement de valeur qu’assumerait Eustache. La Maman et la Putain continuera sans doute longtemps d’être un « ovni » dans le paysage cinématographique français, du fait de ce mélange bizarre entre un narcissisme masculin exacerbé, à la limite du ridicule, et une sensibilité extrême à la question de l’émancipation des femmes qui devient alors, pour la première fois, une question politique pour la société française. Geneviève Sellier est professeure émérite de l’université de Bordeaux-Montaigne. 139 Question de classe : Alexandre, ses femmes et la politique par Stéphane Pichelin C’est un lieu commun de la littérature eustachienne, au moins depuis la décennie 1980, que de faire de La Maman et la Putain le portrait d’un après-Mai 68 désenchanté et marqué par un certain « déclin des utopies 1 ». Mais cette vision pose plusieurs problèmes. En premier lieu, le film est loin d’avoir été reçu ainsi par les commentateurs de l’époque qui n’y reconnaissaient que des secteurs très particuliers de la société 2. D’autre part, loin de souffrir d’une « retombée » idéologique au début des années 1970 3, « la crise du consentement à l’ordre établi », dont Mai 68 fut le grand moment de visibilité, « a été continuée, en silence parfois, par celles et ceux qui l’avaient puissamment vécue, dans leurs trajectoires comme dans leurs pratiques 4 ». Enfin, cette 1 Alain Philippon, Jean Eustache, Paris, Éditions des Cahiers du cinéma, « Auteurs », 1986, p. 34. 2 Voir Pascal Bonitzer, « L’expérience en intérieur (Le Dernier Tango à Paris, La Grande bouffe, La Maman et la Putain) », Cahiers du cinéma, n° 247, juil.-août 1973, p. 33-36 ; Marie-Odile Briot, « Le cycle infernal de la féminité (sur La Maman et la Putain) », Positif, n° 157, mars 1974, p. 54-55 ; Albert Cervoni, Jean Eustache, François Maurin, « Rencontre avec Jean Eustache », L’Humanité, n° 8942 (nouvelle série), 16 mai 1973, p. 10. 3 Alain Philippon, Jean Eustache, op. cit., p. 34. 4 Boris Gobille, « Mai-Juin 68 : crise du consentement et ruptures d’allégeance », in Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti, Bernard Pudal (dir.), 141 La Maman et la Putain, politique de l’intime lecture se nourrit, moins que d’une analyse du fi lm, d’une vision d’un Eustache dandy parisien par trop unilatérale. Le présent article se place dans une perspective tout à fait différente, et d’abord en ce qui concerne le cinéaste lui-même. Si beaucoup d’efforts ont été faits pour ignorer la famille communiste d’Eustache et son état d’ancien employé des chemins de fer, notamment à l’aide de cette figure de dandy allant jusqu’au sublime (le « dernier des prolétaires », décrit par Philippe Azoury est forcément étranger à sa classe sociale car au-delà d’elle 5), sa fi lmographie témoigne au contraire d’une attention jamais démentie pour le monde du travail en donnant le plus souvent une place centrale à la condition des classes laborieuses, du premier (Les Mauvaises fréquentations, 1964) au dernier (Off re d’emploi, 1980). Et il ne fait guère de doute que ce souci prolétaire pour les prolétaires ait été aussi, au-delà de choix et de destins différents, un ciment de l’amitié continuée d’Eustache avec Henri Martinez, le « meilleur ami », assistant et acteur sur Le Père Noël a les yeux bleus (1966) et sur Mes petites amoureuses (1974), et, en même temps, militant du PCF et responsable local, trente années durant, de la CGT de Narbonne 6. « Toi aussi, t’es communiste ? », aurait été l’une des premières questions du jeune Eustache au jeune Martinez 7. Même si, comme on le sait, les convictions politiques des deux hommes ont ensuite divergé. Évane Hanska, qui partageait avec Eustache une semblable ascendance communiste, a raconté comment, confronté à une effigie de Lénine devant un cercle d’amis, il commença par lui tourner le dos avec hostilité avant de la saluer, finalement, avec un « Salut ! vieille noix » d’une familiarité moqueuse mais « sans Mai-Juin 68, Paris, Les éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, 2008, p. 28. 5 Philippe Azoury, « Mai 68 et après », in Antoine de Baecque (dir.), Le Dictionnaire Eustache, Paris, Léo Scheer, 2011, p. 175. 6 Rémi Fontanel, « Henri Martinez », in Antoine de Baecque (dir.), Le Dictionnaire Eustache, op. cit., p. 183-185. 7 Évane Hanska, Mes années Eustache, Paris, Flammarion, 2001, p. 253-254. 142 Question de classe : Alexandre, ses femmes et la politique rancœur 8 ». C’est sur cette ambivalence – refus et connivence tout à la fois vis-à-vis de la vulgate marxiste – qu’il s’agit ici de faire fond. Plutôt que de plaquer sur La Maman et la Putain une idéologie et des valeurs supposées, on essaiera d’y déterminer l’expression d’une organisation sociale et les courbes de trajectoires politiques. Il s’agira alors de tracer le diagramme des forces politiques qui trouvent à se dire dans cette œuvre-monde qu’est La Maman et la Putain : les forces dites, et surtout comme elles sont dites, en ce début des années 1970. D’ailleurs, le fi lm même y invite dans son jeu des discours et des corps érotisés poursuivi depuis Mai 68, depuis la parole redistribuée comme outil essentiel de la révolte jusqu’à l’érotisme partagé comme fin première. Ce sont ainsi l’un des principaux moyens et l’un des principaux thèmes de Mai 68 qui servent au film de matière discursive la plus explicite, et Eustache, de ce point de vue, loin de s’extraire du discours du temps ou de se poser en surplomb ou en décalage, paraît plutôt avoir voulu y plonger jusqu’à la gueule et dans toutes ses contradictions. Ces forces politiques, il faudra donc les exprimer non selon un regard rétrospectif mais dans les termes marxisants dans lesquelles elles étaient exprimables au moment de la réalisation du fi lm. Il faudra en effet parler de positions de classe, de clivage politique droite-gauche, de la réaction contre le progressisme, du matérialisme contre l’idéalisme. Et c’est à ce prix qu’on pourra montrer comment le fi lm situe les personnages dans leurs appartenances de classe – bourgeoisie dominante de Gilberte, petite bourgeoisie initiale de Marie et Alexandre, prolétariat de Véronika – et comment l’évolution des discours et de la parole est profondément structurée chez Alexandre et Véronika par les événements de mai et juin 1968. 8 Ibid., p. 174-175. 143 La Maman et la Putain, politique de l’intime Le travail et les classes sociales Les trois femmes sont bien définies professionnellement, même si le récit n’est pas aussi explicite à ce propos pour chacune d’elles. C’est incidemment que l’on comprend que Gilberte est enseignante dans le supérieur, quand elle invite Alexandre à assister à l’un de ses cours. Le fait que Marie soit responsable – et peut-être même propriétaire – d’un commerce est implicite quand elle annonce son voyage à Londres pour se réapprovisionner. Le travail, en revanche, est la grande préoccupation de Véronika : c’est lui qui rythme les horaires de ses rendez-vous avec Alexandre ; c’est par lui (en même temps que par son origine et son sexe) qu’elle se définit lors de leur premier rendez-vous (« Je m’appelle Véronika Osterwald. C’est un nom allemand mais je suis polonaise. Je suis infirmière anesthésiste à l’hôpital Laennec ») ; c’est grâce à lui qu’elle loge dans « une chambre d’infirmière sous les combles » ; c’est pour lui que, ornée de son voile, elle le laisse dans sa chambre après leur première nuit ; et enfin, quand elle prend la parole, c’est le plus souvent pour raconter sa vie au travail. Ces déterminations professionnelles sont fermement liées à des déterminations de classes sociales, dont la présence dans le fi lm est rendue explicite à propos de Gilberte, lors de son échange avec Alexandre à la terrasse des Deux Magots où elle est venue à la place de Véronika. « Tu sais bien qu’on ne rencontre… », commence-t-elle, et Alexandre finit : « … que les gens de sa classe, je sais ». Et Alexandre de décrire la classe à laquelle appartient Gilberte par ses fiançailles, d’ailleurs cohérente avec son statut d’universitaire (« Une profession prestigieuse, un héritage culturel et bientôt, un jour, financier ») avant de l’opposer à la situation de ceux qu’elle n’a pas choisi d’épouser : « un ouvrier portugais, un travailleur algérien ou même un ouvrier français ». Gilberte est ainsi dépeinte, conjugalement 144 Question de classe : Alexandre, ses femmes et la politique comme professionnellement, comme membre de la bourgeoisie possédante, à la différence de Marie qui appartient à la petite bourgeoisie boutiquière. Cette possession suppose, on l’a dit, un poste à responsabilité qui inclut, pour avantages, la possibilité et la liberté d’un voyage à l’étranger pour une destination à la mode, ou la possibilité d’user, en propriété ou en location, d’un appartement deux pièces-cuisine. La situation sociale de Marie est à son tour très différente de celle de Véronika, désargentée, dans l’incapacité financière de louer un simple studio, obligée de multiplier les gardes de nuit pour s’en sortir et soumise sur son lieu de travail à l’arbitraire de ses chefs, notamment à leurs prérogatives sexuelles. Si Gilberte fait partie de la bourgeoisie possédante et Marie de la petite bourgeoisie, Véronika cumule pour sa part les signes de la soumission : en tant que femme, étrangère et, ce qui va nous occuper dans la suite de ce texte, en tant que membre de la classe laborieuse et prolétaire. La position de classe d’Alexandre, prise entre celles de ses trois femmes potentielles, forme un pivot du récit. De lui-même, le personnage ne cesse de se vanter tout autant de son infortune que de son oisiveté et de son mépris du travail, la première l’éloignant de toutes les formes de la bourgeoisie, la seconde insultant toute morale laborieuse petite-bourgeoise ou prolétaire. Pourtant, par son union avec Marie, il appartient d’abord à la petite bourgeoisie. En effet, les formes de l’érotisme et de la conjugalité sont affirmées à plusieurs reprises dans leur caractère social : ce qui est vrai du beau mariage de Gilberte l’est aussi bien du « mariage social » que Marie dit avoir fait, à quoi Véronika répond, de manière subversive, qu’elle s’est elle-même fait « socialement dépuceler ». Dans ce contexte de politisation des rapports amoureux, l’identité sociale de Marie et d’Alexandre est proportionnelle à leur identité érotique quand l’une reprend, dans une crise de jalousie, la teneur des arguments utilisés par l’autre auprès de Gilberte : elle est partie à sa recherche pour lui 145 La Maman et la Putain, politique de l’intime avouer son amour en espérant qu’il allait « tout laisser tomber et qu[‘ ils seraient] partis ensemble ». Mais ce n’est pas que par sa conjugalité que la petite bourgeoisie d’Alexandre peut être comprise. Sa pratique du discours en porte également les traits et le portrait que, quinze ans après le fi lm, Giorgio Agamben donne du petit-bourgeois en recueillant toute une tradition de la critique sociale, s’adapte étonnamment bien à un personnage qui « ne connaît que l’inauthentique et l’impropre et va jusqu’à refuser l’idée d’une parole qui puisse lui être propre. [En lui], les diversités qui ont marqué la tragicomédie de l’histoire universelle sont exposées et recueillies au sein d’une vacuité fantasmagorique. […] Honte et arrogance, conformisme et marginalité constituent […] les pôles de chacune de ses tonalités émotives 9. » Ainsi Alexandre ne cesse-t-il de reprendre les histoires et les réflexions des autres dans des logorrhées sans autre fin que de tout soumettre à la critique pour mieux masquer son sentiment d’impuissance par la prise de possession du champ de la parole. Le discours n’est d’ailleurs pas l’unique lieu de reconnaissance de la petite bourgeoisie selon Agamben. Il faut y ajouter un certain rapport avec la mort, « l’ultime frustration de l’individualité » par laquelle le petit-bourgeois « couvre […] le secret qu’il doit pourtant se résigner à avouer : même dans sa nudité, la vie, en fait, lui est impropre et purement extérieure, il n’est, pour lui, aucun abri sur terre 10 ». Réalité existentielle pour qui la subit, ce tropisme morbide se voit accoler un déterminisme social par Agamben, en accord sur ce point avec la tradition 9 Giorgio Agamben, La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Paris, Seuil, « La librairie du xxe siècle », 1990, p. 65-66. 10 Ibid. 146 Question de classe : Alexandre, ses femmes et la politique marxiste. En effet, dès Le Manifeste du Parti communiste, Karl Marx et Friedrich Engels signalent la position ambiguë de cette classe tendanciellement obsolète, prise qu’elle est entre les deux classes fondamentales du capitalisme, la bourgeoisie et le prolétariat, et condamnée à s’assimiler à l’une ou à se désintégrer dans l’autre 11. La mort est le futur social du petit-bourgeois qui, du coup, ne peut envisager d’autre avenir que celui d’une désocialisation généralisée. Ce point trouve une expression exemplaire dans le fi lm quand Alexandre décrit le rêve d’un futur apocalyptique dans lequel le « Parthénon, les pyramides, l’autoroute, les usines » ne seront plus que ruines au milieu desquelles les restants d’humanité iront sans but, « un sac au bout d’un bâton sur l’épaule, marchant, comme à la fin des fi lms de Charlot » ; or, à ce rêve s’enchaînent d’abord une attaque acide contre toute détermination sociale (« “la bourgeoisie du textile”, “les classes les plus défavorisées”, “l’homme de la rue”, “les mères célibataires”, etc. ») puis, sans aucune transition, la liaison classique d’Éros et de Thanatos (« Quand je fais l’amour avec vous, je ne pense qu’à la mort »). Dans cette série, la déliaison qui vient et la récusation des affi liations sociales débouchent directement sur « fai[re] l’amour avec la mort » (comme le dit Marie), qui n’est pas autre chose, ici, que de faire l’amour avec une petite-bourgeoise. Tous les rapports sociaux sont, pour Alexandre, marqués par une mort et une inexistence virtuelle. De là, aussi, sa paranoïa petite-bourgeoise, son sentiment deux fois affirmé que « tout ce qui est arrivé dans le monde ces dernières années est totalement dirigé contre » lui et que « tout cela n’est pas gratuit : c’est encore un coup monté » à son intention. Bonitzer n’avait donc pas tort d’écrire que La Maman et la Putain traite d’une petite bourgeoisie qui « tente de saisir son 11 Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, Flammarion, 1998, p. 105-115. 147 La Maman et la Putain, politique de l’intime identité en dehors de la pratique sociale, au-dessus (ou au-dessous) des classes 12 ». Mais ce qu’il ne semble pas avoir vu en assimilant ce fi lm à La Grande bouffe (Marco Ferreri, 1973) et au Dernier Tango à Paris (Bernardo Bertolucci, 1972), c’est que la petite bourgeoisie n’est pas seule en scène dans La Maman et la Putain, et que les personnages petits-bourgeois sont pris dans tout un complexe social qui leur échappe et qui les décompose, presque chimiquement, les révèle et les force à des choix d’appartenance de classe – sans pour autant qu’une valeur de moralisation soit donnée à ces choix. Les discours et la parole Envisagé ainsi, La Maman et la Putain raconte les hésitations d’Alexandre face à sa petite bourgeoisie et ses velléités d’en sortir par une union matrimoniale avec la bourgeoisie possédante incarnée par Gilberte, en quoi il échoue, puis avec le prolétariat incarné par Véronika, en quoi peut-être il réussit. C’est donc une fable politique qui double le récit d’éducation sentimentale, et cette transhumance de classe s’accompagne d’une transformation dans les discours du personnage. Car il y a chez Alexandre deux régimes de discours qu’il faut bien distinguer. Le premier, le plus abondamment représenté dans le film, est bien évidemment un discours de droite, profondément réactionnaire et très souvent en reprise de ce qui a été dit ailleurs et par quelqu’un d’autre. C’est par lui qu’il tente de reconquérir Gilberte, c’est aussi par lui qu’il séduit d’abord Véronika. Mais le contenu même de ce discours est moins important que la performance qu’il permet. Dans le flot des monologues, les arguments et les idées racistes, antiféministes, passéistes et pleines de ressentiment s’accumulent, se contredisent, s’annulent, et les coq-à-l’âne abondent, interdisant 12 Pascal Bonitzer, loc. cit., p. 36. 148 Question de classe : Alexandre, ses femmes et la politique toute continuité conceptuelle ou de réflexion mais n’empêchant jamais la continuité dans l’acte de discourir. Le fond réactionnaire est d’abord un support disponible pour un discours illimité, mais il est en même temps la justification, la couverture de mots mal rapiécée et à travers laquelle la séduction est aperçue comme le serait une peau nue – mais la forme de cette séduction, c’est le discours lui-même, érotisé comme un bas résille. Le faux, chez Alexandre, l’imitation, est bien autre chose que les « puissances du faux » et la fabulation deleuziennes 13 : plutôt qu’une mise en devenir, c’est l’utilisation d’un stock pour éviter toute interruption, cette « brèche dans la réalité » qui l’effraie tant et qu’il retisse de discours. Mais ce régime discursif séducteur et réactionnaire n’est qu’une partie du personnage. Face à Véronika, et face à elle seule (et surtout pas face à Gilberte, Marie ou la jeune femme rencontrée au café, et moins encore face à l’ami joué par Jacques Renard), une autre manière s’impose progressivement. Plus intime et personnelle, elle apparaît au Train bleu, quand Alexandre dévoile son autoportrait conceptuel où aux cheveux correspondent les cheveux, au front, le front, au nez, le nez, etc., le tout sans commentaire ni littérature, sans arrière-monde, sans au-delà. Ce régime-là éclaire l’autre, en fait apparaître une partie du substrat, par exemple quand l’aveu par Alexandre de sa grande peur face à la brèche que creuse la chute d’une bombe lacrymogène pendant les événements de 1968 explique sa paranoïa politique ; ou quand le récit de son désarroi face à l’avortement de Gilberte suit immédiatement, d’une séquence à la suivante, et comme une justification penaude, la condamnation de l’avortement en général comme un crime. Ce qu’il adopte alors est un propos purement empiriste : là où une expérience malheureuse justifiait ses discours de ressentiment, c’est cette expérience même qui devient 13 Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 165 et p. 256-257. 149 La Maman et la Putain, politique de l’intime sujet des discours, sans autre légitimité que sa matérialité. Mais l’effacement d’un régime par l’autre ne se fait qu’à travers une longue hésitation, marquée par d’incessants repentirs : vers la fin du fi lm, après la tentative de suicide de Marie, Alexandre tente une vieille plaisanterie, ressaisie ici sur un mode séducteur, mais qui échoue lamentablement et ne lui laisse plus comme possibilité d’expression que la brutalité nue de son désir quand il hurle sa demande en mariage à Véronika, tout en caressant comme un fou le corps de l’infirmière. Il y a là une inflexion politique du personnage. Non qu’il se mette à proférer des discours de gauche, qu’il abandonne ses dérives humoresques et sa posture réactionnaire pour des dérives sérieuses et une posture progressiste. Mais il quitte les premières, au moins, pour un matérialisme minimal. Et il faut se demander s’il s’agit chez lui d’un choix politique, le plus petit qu’on puisse imaginer, mais conscient et volontaire. Eustache lui-même signalait que Véronika « appara[ît] comme l’expression d’un changement dans le personnage » d’Alexandre 14. Et c’est bien volontairement que le film le montre décidant de se lancer dans une relation avec une prolétaire. Le travail de Véronika et son statut social sont ses premiers sujets de préoccupation : quand il raconte leur rencontre à son ami et qu’il conclut par un « j’aimerais bien que ce soit une bonne » ; et encore quand, après qu’elle lui a posé un lapin, il se débrouille pour savoir où elle travaille et ce qu’elle y fait. La Maman et la Putain, comme le suggérait Albert Cervoni, « est aussi un fi lm sur la notion de choix 15 » : effectivement, il s’agit de choisir, mais en toute connaissance de cause. Car quitter Marie pour Véronika ou pour Gilberte, ce n’est pas la même chose. Certes, Alexandre se décide pour l’une comme il s’était décidé pour l’autre : dans les deux cas, la même aspersion 14 Stéphane Lévy-Klein, « Entretien avec Jean Eustache (sur La Maman et la Putain) », Positif, n° 157, mars 1974, p. 52. 15 Albert Cervoni, Jean Eustache, François Maurin, loc. cit., p. 10. 150 Question de classe : Alexandre, ses femmes et la politique d’eau en marque le moment ; mais il se décide aussi pour l’une contre l’autre, pour l’infirmière laborieuse contre la bourgeoise dominante. Les deux ablutions sont semblables, mais ce qui les précède diff ère du tout au tout. Au début du fi lm, Alexandre se réveille, consulte sa montre et se lève pour aller demander l’amour de Gilberte. C’est une décision abstraite, issue du néant, ou plutôt de l’au-delà de l’avant-film. Qu’ensuite il s’avère que Gilberte a fait partie du passé du personnage ne change rien à l’affaire, bien au contraire. Ce passé qui n’a jamais eu lieu dans la réalité du fi lm est pure abstraction littéraire : Gilberte surgit tout droit de La Recherche du temps perdu. « Mais enfin, c’est ridicule. Dans quel roman te crois-tu ? », demande-t-elle à Alexandre mendiant son affection. D’ailleurs, littérature pour lui, elle l’est aussi pour elle-même quand, un peu plus tard, elle passe devant Alexandre « par hasard » alors qu’elle « allai[t] à la librairie ». On peut comprendre aussi qu’elle y rentrait, comme en son lieu naturel et parfaitement imaginaire. C’est tout autrement qu’Alexandre choisit Véronika. Plutôt que d’embrayer sur un néant ou un au-delà, cette décision fait suite au récit par Véronika de la mort de son grand-père et de la façon dont, à la différence de sa grand-mère superstitieuse qui le voyait encore bouger, elle ne pouvait que constater sa sèche immobilité de cadavre. Récit passé, lui aussi, mais dégagé de tout arrière-monde et de toute littérature, ancré cruellement dans un ici-bas sans pardon, contre l’au-delà de la mort attaché à Marie, l’au-delà littéraire attaché à Gilberte. Ce matérialisme sans concession qui détermine le choix d’Alexandre est évidemment un trait de Véronika tout au long du fi lm. C’est par son nom, son origine, son métier, son adresse qu’elle entame leur relation. C’est d’histoires vécues qu’elle émaille son propos, les livrant dans leur crudité nue, n’en tirant jamais de morale et, parfois, les généralisations les plus brèves. Quant à ses rapports au sexe et à l’amour, ils sont à leur tour marqués par la plus grande trivialité 151 La Maman et la Putain, politique de l’intime quand elle demande à Alexandre, qui s’amuse du terme pour lui exotique, de lui faire un « toucher » pour retirer le tampon qu’il vient d’enfoncer ; quand elle admire ses veines et dit qu’elle aimerait lui faire des piqûres ; et quand elle passe à l’acte, déclarant son amour à coups de vitamine C. Même son fameux monologue, qui commence justement avec la description de la mort du grand-père et qui est aussi le seul moment où elle développe des idées un peu générales, est, paradoxalement, une affirmation d’empirisme. Non que le texte contienne moins de rhétorique que les logorrhées réactionnaires d’Alexandre. Ses hésitations, ses bégaiements, ses répétitions, ses contradictions même (affirmation et dénégation d’ivresse, sordide de la conjugalité et du libertinage, sans que l’un supprime l’autre mais sans qu’ils ne coexistent non plus) forment la plus rigoureuse construction. Mais, alors que la rhétorique d’Alexandre ne renvoie qu’à ellemême, au discours comme pure performance autotélique, forme de la séduction dans le jeu du voilement-dévoilement de la séduction même, celle de Véronika renvoie au corps qui la supporte et place la performance non plus dans le discours mais directement dans l’acte de parole. Encore a-t-il fallu que la personne s’absente de ce corps : « Et sur ce, Véronika, discrète, s’éclipse. La blonde slave s’éclipse. C’est pas du tout son genre, de s’éclipser. » Ce n’est pas son genre mais il semble qu’il le faille, comme prémisse nécessaire à la livraison de son corps aux ravages de la parole. Quand le film, enfin, se clôt sur ses vomissements hors-champ et silencieux, elle est la deuxième à vomir, après Marie. Mais cette dernière le fait en conséquence de sa tentative de suicide, essai annoncé, mis en scène, théâtralisé et qui ne relève pas d’autre chose que d’un discours : nausées faites pour être entendues, et qui sont bel et bien sonorisées dans le film. Alors que Véronika ne vomit que pour avoir abusé de l’alcool (non du whisky mais du Pernod, boisson prolétaire par excellence), elle vomit comme une simple fonction, une forme d’excrétion. Le corps choisi par 152 Question de classe : Alexandre, ses femmes et la politique Alexandre, corps de femme, d’étrangère et de prolétaire, corps ravagé par la parole et privé de discours, est finalement réduit à sa seule physiologie. Rejouer 1967 On sait qu’il existe une raison biographique au fait que cette réduction s’applique à un corps d’infirmière, Eustache s’inspirant de sa propre existence du moment, notamment de sa relation naissante avec l’infirmière Marinka Matuszewski. Mais le fi lm, en convoquant le modèle in corpore, en jouant le jeu de la confusion avec le personnage, affirme par contrecoup leur distinction et les désidentifie l’une de l’autre. La dynamique du personnage n’est pas celle du modèle et son devenir, plutôt qu’autobiographique, répond à une préoccupation politique qu’on peut voir enracinée dans les événements de mai et juin 1968. Nulle surprise de ce point de vue : ces deux mois de révolte irriguent une grande partie des dialogues et structurent fortement les choix d’Alexandre, de sa fâcherie petite-bourgeoise avec la grande bourgeoisie à son ralliement au prolétariat pour affronter la « brèche dans la réalité » qu’a pu constituer la chute d’une bombe lacrymogène, et sa peur de la mort qui en découle (mort de classe, comme on l’a vu). Le terme n’est pas anodin puisque « ouvrir une brèche » était l’ambition stratégique avouée de Daniel Cohn-Bendit pendant les événements de mai-juin et le mot a servi de titre à un ouvrage sorti dès l’automne 1968 16. Affronter la brèche, ce sera finalement, en rejoignant Véronika dans sa chambre, contre le règlement de la résidence d’infirmières et contre l’injonction qu’elle-même lui a faite, rejouer ce prologue bien connu de la révolte étudiante qu’a été l’occupa16 Edgar Morin, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Mai 68 : La Brèche suivi de Vingt ans après, Paris, Fayard, 2008 [1968 pour La Brèche, 1988 pour Vingt ans après]. Lefort reprend l’expression de Cohn-Bendit p. 56. 153 La Maman et la Putain, politique de l’intime tion, en mars 1967, d’une résidence d’étudiantes par des militants et militantes de l’Unef revendiquant la liberté amoureuse et sexuelle des filles. Mais le personnage de Véronika est, tout autant que celui d’Alexandre, structuré par les événements de Mai et par leurs prémisses. Son corps ramené à ses seules fonctions physiologiques, frappé d’incapacité discursive et, du même coup, d’incapacité politique, mais aussi son corps d’infirmière hospitalière au travail salarié par la sécurité sociale (et on a vu la place que ce travail prend dans le fi lm), ce corps fait signe vers la suppression en août 1967, par les ordonnances Jeanneney, des élections générales des représentants des usagers aux conseils d’administration des assurances sociales, et vers leur remplacement par la désignation des administrateurs par les organisations syndicales 17. Cette mesure et l’instauration du paritarisme qui l’accompagnait ont été vues à l’époque par les syndicats et les partis de gauche comme « une atteinte grave et inacceptable à la démocratie 18 » et sans doute Henri Krasucki résumait-il leur sentiment en écrivant, au nom de la CGT, que « les assurés sociaux ne sont plus jugés dignes d’élire ceux qui doivent administrer la sécurité sociale 19 ». Le refus de ces ordonnances fut un motif de luttes jusqu’au printemps suivant et leur abrogation faisait encore partie du mandat des délégués de la CGT aux négociations de Grenelle – jusqu’à ce qu’ils y renoncent pour des questions essentiellement d’appareil et au profit d’une améliora- 17 Voir l’« Ordonnance n° 67-706 du 21 août 1967 relative à l’organisation administrative et financière de la Sécurité Sociale », art. 4, 6, 8, 25 et 38 ; pour une présentation d’ensemble des ordonnances dans le contexte de l’époque, voir Nelly Feld, « La réforme gaulliste de la Sécurité sociale est aussi une atteinte à la démocratie », L’Humanité, n° 7141, 8 août 1967, p. 1 et 3. 18 « Résolution de la commission administrative de la CGT adoptée le 18 juillet 1967 », L’Humanité, n° 7124, 19 juillet 1967, p. 3. 19 Henri Krasucki, « Mise en pièce de la Sécurité sociale », L’Humanité, n° 7119, 13 juillet 1976, p. 1. 154 Question de classe : Alexandre, ses femmes et la politique tion du pouvoir d’achat ouvrier 20, acceptant de fait la transformation de la Sécurité sociale, d’instance représentative de la voix des salariés, en une administration de gestion de leurs besoins, et entérinant dans le même temps la dégradation des prolétaires de leurs capacités politiques et leur réduction à leurs seules fonctions physiologiques. Tout autant qu’Alexandre, Véronika rejoue ainsi un prélude à Mai 68. Ces considérations ouvriéristes sont évidemment très éloignées de la figure de dandy parisien à laquelle on a parfois voulu réduire Eustache, mais elles ne sont pas étrangères à l’ami du syndicaliste communiste Martinez. Dans cette approche, La Maman et la Putain, comme la plus grande part de l’œuvre eustachienne, est à envisager comme un fi lm de classe. On n’en tirera pas pour autant une morale partisane. D’abord, parce qu’il y faudrait quelques recherches complémentaires : sur les procédés de distanciation mis en jeu, dérivés du brechtisme et qui impliquent une relation politique au spectateur 21 ; peut-être aussi sur les rapports de La Maman et la Putain avec ce fi lm ouvertement politique qu’est La Chinoise ( Jean-Luc Godard, 1967), dans lequel, déjà, Jean-Pierre Léaud, amoureux d’une Véronique plus qu’un peu polonaise (jouée par Anne Wiazemski), finit physiquement pris entre une « maman » et une « putain » encagées sur une scène de théâtre. Il y faudrait aussi, et surtout, pouvoir déduire cette morale directement des images, pouvoir montrer que le choix d’Alexandre est une révélation vitale ou une compulsion de répétition morbide (en d’autres termes, que Mai 68 a été une véritable poussée révolutionnaire ou une simple crise d’adaptation aux nouvelles formes du capitalisme 20 Voir Claude Pennetier, « PCF et CGT face à 68 », in Philippe Artières, Michelle Zancarini-Fournel (dir.), 68. Une histoire collective. 1962-1981, op. cit., p. 343-344. 21 Sur un brechtisme d’Eustache, voir Barthélémy Amengual, « Une vie recluse en cinéma ou l’échec de Jean Eustache », Études cinématographiques, n° 153-155, Lettres Modernes-Minard, 1986, p. 73. 155 La Maman et la Putain, politique de l’intime postindustriel), et que l’incapacité de Véronika est inhérente au personnage ou un résultat de ses rapports sociaux et érotiques (autrement dit, que l’échec ouvrier de Mai 68 découle d’une indépassable minorité politique des prolétaires ou d’un refus étatique de leur majorité dans un rapport de forces donné). Mais cette déduction ne semble pas possible directement dans le film. Bien au contraire, c’est au spectateur que revient la responsabilité d’une morale qu’il aura élaborée ou qu’il se sera laissé imposer. Une des forces hypnotiques de La Maman et la Putain provient justement du fait que ce fi lm tire sa morale de son spectateur. Et, dans ce processus, Eustache s’éclipse. Stéphane Pichelin est doctorant à l’université de Rennes-II où il prépare une thèse sur le statut du documentaire dans le processus d’institutionnalisation du cinéma en France entre 1915 et 1932. 156 Jean Eustache au miroir de Renoir par Vincent Lowy En juin et juillet 2018, nous avons interviewé Luc Béraud, Pierre Lhomme et Françoise Lebrun et nous leur avons demandé de parler de Jean Eustache et du tournage de La Maman et la Putain. Nous leur avons également présenté ces deux photographies en miroir : Photogrammes 1 et 2 Le photogramme de gauche (1) est tiré de La Chienne de Jean Renoir (1931) et celui de droite (2) montre, dans l’étrange dernière scène du fi lm, Alexandre secouant énergiquement Véronika en pleine crise d’hystérie. Cette deuxième image reproduit 157 La Maman et la Putain, politique de l’intime assez fidèlement la première, qui se situe aux deux tiers du film de Renoir, lorsque le personnage incarné par Michel Simon se penche sur la femme qui l’a ruiné et la secoue d’abord tendrement puis brutalement – avant de l’assassiner 1 (3). Dans le fi lm d’Eustache, l’interaction textuelle va même plus loin puisqu’au départ Françoise Lebrun reproduit même exactement le geste de Lulu incarnée par Janie Marèse, en ramenant fi xement son avant-bras contre son visage secoué par des spasmes de rire (4). Photogrammes 3 et 4 Nous verrons que face à ces images les collaborateurs d’Eustache réagissent de façon contrastée. Mais que nous dit-il à nous, ce rapprochement ? Il ne nous étonne guère. Chacun connaît la cinéphilie ardente d’Eustache, qui a passé la majeure partie des années 1960 à fréquenter quasi quotidiennement la Cinémathèque française. Nous savons par ailleurs que, peu de temps auparavant, il avait monté la version longue du film de Jacques Rivette, Jean Renoir, le patron. Il connaissait donc mieux que quiconque l’œuvre de Renoir, qu’il tenait, avec celles de Mizoguchi, 1 Proche du cinéaste en 1975-1976, l’actrice et romancière Évane Hanska raconte qu’Eustache s’étonnait que personne ne relève ses emprunts à Renoir dans La Maman et la Putain (une phrase tirée du Crime de Monsieur Lange et la position de Françoise Lebrun inspirée de celle de Janie Marèse dans La Chienne). Voir Évane Hanska, Mes années Eustache, Paris, Flammarion, 2001, p. 45. 158 Jean Eustache au miroir de Renoir Dreyer, Bresson et Lang comme une de ses principales sources d’inspiration. Et, plus que les œcuméniques La Grande illusion (1937) ou La Bête humaine (1938), c’est bien évidemment La Chienne ou Boudu sauvé des eaux (1932) qui inspirent Eustache : le Renoir grinçant, féroce et gouailleur des débuts, faux anarchiste et vrai provocateur, dont on retrouvera passagèrement la noirceur dans La Règle du jeu (1939). « Tu as toujours ton livre sur les SS ? » Pourquoi La Chienne ? Bien loin de se projeter dans les tumultueuses années 1970, Eustache nous renvoie aux années 1930. Pas celles du Front populaire ou de la guerre d’Espagne mais celles du 6 février 1934 et de La Petite Lise, fi lm de Grémillon (1930) avec Nadia Sibirskaïa, dont Françoise Lebrun devait s’inspirer pour jouer Véronika. Et si au fi l de La Maman et la Putain les chansons de Damia et de Fréhel nous plongent dans l’imaginaire des faubourgs et de Pépé le Moko ( Julien Duvivier, 1937), celle de Zarah Leander évoque des souvenirs plus délétères : l’Occupation et ses distractions mondaines. Lorsqu’il visite son ami Charles, Alexandre lui confie d’ailleurs regretter l’époque où « les filles se pâmaient devant les soldats, le prestige de l’uniforme, maintenant elles se pâment devant les voitures de sport ». Dans cette séquence comme dans toutes celles qui montrent Alexandre avec ses alter ego passéistes (interprétés par Jacques Renard et Jean-Noël Picq, victimes tout comme JeanPierre Léaud d’un mimétisme frappant avec le réalisateur), Eustache s’attache à se caricaturer en dandy à foulard totalement en rupture avec son temps, indifférent aux évolutions de la société, bien loin du Flower Power et de Woodstock. L’accès des femmes à une certaine forme d’autonomie constitue notamment pour ces trentenaires vieillis prématurément une véritable terra incognita, comme en témoigne l’anecdote au sujet de La Belle Hélène, 159 La Maman et la Putain, politique de l’intime qui laisse apparaître une sorte de gouffre générationnel entre ces hommes et les femmes plus jeunes qu’eux, qui semblent les intéresser davantage mais dont ils regrettent l’absence de culture classique. Jean-Noël Picq a raconté combien les conversations du trio d’amis étaient directement inspirées des longues nuits alcoolisées auxquelles se livraient Eustache, Picq et Jean-Jacques Schuhl, qui publie au même moment son premier roman, Rose poussière (1972), un ouvrage qui a incontestablement influencé l’écriture de La Maman et la Putain et comporte le même type de distance ironique avec son époque. Sans doute notées sur le vif ou enregistrées par Eustache, souvent médiocres et volontairement potaches, ces conversations relèvent d’un exercice de la bêtise moins flaubertien que célinien. On peut d’ailleurs trouver dans le refus de la modernité et des convenances qu’elles expriment l’influence de l’imaginaire néodroitier des Hussards. On peut également y déceler un certain air du temps lié à la mode rétro, qui surgit au même moment dans le sillage du fi lm de Marcel Ophuls, Le Chagrin et la Pitié (1971) : une nostalgie puissante pour la période de l’Occupation qui s’installe alors dans la France pompidolienne avec la netteté implacable du refoulé. En réaction notamment à la disparition rapide du général de Gaulle du paysage national, ce ressouvenir va toucher beaucoup de productions culturelles, surtout en France et en Italie, trouvant son apogée avec les fi lms de Liliana Cavani Portier de nuit (1972) et de Louis Malle Lacombe Lucien (1974) ; on pourrait ajouter Salò ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini (1975). Ces fi lms complexifient singulièrement le regard des Français sur l’histoire récente, en touchant à des tabous et en réactivant des points de fi xation morbides par la mise en scène d’apories essentiellement liées à l’érotisation du pouvoir : dépassement de la notion de choix et de responsabilité individuelle, fascination pour l’idée de domination et de toute-puissance, réécriture pornographique du fascisme… Ce retour sur la période de l’Oc160 Jean Eustache au miroir de Renoir cupation vide de sa substance idéologique le clivage vigoureux mais paradoxalement fragile entre fascistes et démocrates sur lequel ont été fondés les principes civiques de l’Europe d’aprèsguerre. On peut y voir une réaction de rejet face aux mutations sociales qui marquent la fin des années 1960, réaction qui se traduit par un déplacement de regard. Michel Foucault a analysé à l’époque cette tendance dans un entretien pour Les Cahiers du cinéma comme l’expression d’une « bataille pour l’histoire » : « Il y a la volonté de coder, de juguler ce que j’ai appelé la mémoire populaire et aussi de proposer, d’imposer aux gens une grille d’interprétation du présent. Les luttes populaires, jusqu’en 1968, étaient du folklore. Pour certains, elles ne faisaient même pas partie de leur système immédiat d’actualité. Après 68, toutes les luttes populaires, qu’elles se passent en Amérique du Sud ou en Afrique, trouvent de l’écho, de la résonance. […] Les luttes populaires sont devenues, non pas d’actualité mais d’éventualité, dans notre système. Il faut donc à nouveau les mettre à distance. Comment ? Non pas en les interprétant directement, car ce serait s’exposer à tous les démentis, mais en proposant une interprétation historique des luttes populaires anciennes qui ont pu se produire chez nous, pour montrer qu’en fait elles n’ont pas existé ! Avant 68, c’était : “Ça ne viendra pas parce que ça se passe ailleurs !” ; maintenant, c’est : “Ça ne viendra pas parce que ça ne s’est jamais passé ! Et, regardez, même quelque chose comme la Résistance, sur laquelle on a tellement rêvé, regardez un peu… Rien ! Vide, ça sonne creux 2 !” » 2 Michel Foucault, « Anti-rétro », entretien avec Pascal Bonitzer et Serge Toubiana, Cahiers du cinéma, n° 251-252, juil.-août 1974, p. 13. 161 La Maman et la Putain, politique de l’intime Dans La Maman et la Putain, Eustache met justement les luttes sociales à distance et joue la provocation. Alexandre nie l’importance des mouvements de libération de la femme, ridiculise Sartre et le maoïsme, évoque les événements de Mai 68 de façon anecdotique, davantage pour évoquer l’ambiance particulière du café Mahieu que la contestation étudiante et la répression policière. Marqué par ses origines communistes et se réclamant d’elles, Eustache n’a pas participé aux mouvements, contrairement aux grands bourgeois Chris Marker ou Jean-Luc Godard. Au nom d’une certaine orthodoxie du marxisme, ses positions rejoignent plutôt celles de Pier Paolo Pasolini telles qu’il les a exprimées le 16 juin 1968 dans le quotidien italien l’Espresso sous le titre « Il PCI ai giovani ! » (le Parti communiste italien aux jeunes !). Pourtant, comme le fera Romain Goupil dans Mourir à trente ans (1982), Eustache lie chronique personnelle, souffrance intime et mouvements de société 3 mais, dans le contexte de surchauffe sociale du début des années 1970 et par volonté de se singulariser, il rejette complètement la représentation des luttes et leur symbolique, prenant ainsi le changement de société à rebrousse-poil, ce que les critiques de gauche et en particulier communistes n’ont pas manqué de lui reprocher 4. Pascal Bonitzer dans Les Cahiers du Cinéma a notamment brocardé cette posture « de provocation : dans la mesure où les idées progressistes sont en vogue, j’en prends le contre-pied, car je n’aime pas le conformisme, quel qu’il soit, le grégarisme, et en définitive je hais la foule (= je crains le peuple) 5. » 3 Voir André Habib, « La rue est entrée dans la chambre ! Mai 68, la rue et l’intimité dans The Dreamers et Les Amants réguliers », Cinémas, vol. 21, n° 1, automne 2010, p. 59-77. 4 Voir François Maurin, « Rencontre avec Jean Eustache », L’humanité, n° 8942 (nouvelle série), 16 mai 1973. 5 Pascal Bonitzer, « L’expérience en intérieur (Le Dernier Tango à Paris, La Grande bouffe, La Maman et la Putain) », Cahiers du cinéma, n° 247, juil.-août 1973, p. 35. 162 Jean Eustache au miroir de Renoir Il ne faut cependant pas prendre au sérieux le passage qui évoque la fascination d’Alexandre et de Charles pour les icônes du nazisme : cette posture contre-révolutionnaire et nihiliste témoigne surtout de l’esprit de subversion qui animait Eustache, un peu comme le premier Renoir qui entendait avant tout choquer le bourgeois avec ses personnages de clochards irrévérencieux. Eustache cherche de toute évidence à s’inscrire dans une fi liation célinienne, qui lui paraît la plus cohérente par rapport au dandysme de ses personnages. Mais que traduisent ces provocations ? Un malaise plus profond. À travers ces mâles en crise coupés des réalités, Eustache chronique de façon tout à fait consciente sa propre difficulté à prendre en compte les évolutions sociologiques récentes tout comme les tournants de sa vie personnelle. Dans ce fi lm destiné à soigner les blessures d’un échec amoureux, il entend s’inscrire dans le cadre rassurant et éprouvé des intermittences du cœur. Mettant en place un dispositif masochiste qui le confronte à la femme qui a provoqué cette souffrance, il modernise ce registre par le langage obscène qu’il lui attribue, par son discours libre sur la sexualité et l’affirmation de son indépendance. C’est précisément cette tension entre répertoire et lexique, ce dérèglement du rituel de l’amour courtois qui va permettre une forme de rachat en contemporanéité du fi lm d’Eustache : ce que La Maman et la Putain expose avant tout le monde et probablement à l’insu de son auteur même, c’est qu’après 68 le terrain des droits à conquérir, ce ne sera plus la rue, l’université ou l’usine mais le corps des femmes et des minorités de genre, à travers les rapports de pouvoir et de violence symboliques induits par l’hétérosexualité et le patriarcat. 163 La Maman et la Putain, politique de l’intime « Regarde-le comme il a un super-complexe avec son sexe » La photographie que nous avons prise récemment à Paris (ajouter renvoi à la photo) témoigne du fait que la contestation contemporaine reprend à son compte l’affiche du film, en montrant les trois personnages principaux au lit comme s’ils vivaient en harmonie, aussi bien dans les interactions sociales que sur le plan intime. La nouvelle génération semble brandir là le symbole d’un âge d’or libertaire. Méprise, là encore : si le film innove sur le plan lexical en légitimant l’obscénité dans le langage courant et dans la bouche des femmes, il ne représente à aucun moment l’amour libre cher aux années 1970. Malgré la verdeur du langage, malgré l’attirance ou, disons, la proximité physique de Marie et Véronika à la fin du film, les trois personnages sont pris dans le champ de tensions traditionnel de l’épouse, du mari et de l’amante. À aucun moment Alexandre ne semble pouvoir se dispenser de faire un choix entre ses deux compagnes, et le schéma de l’intrigue est à ce titre d’un classicisme évident. Avec la conclusion en forme d’ouverture vers la formation d’une cellule familiale classique (Marie exclue, l’enfant à naître entraîne l’institutionnalisation du couple Alexandre/Véronika), Eustache dépeint des rapports conjugaux ultra-traditionnels, alors que tant de films évoquaient à cette époque la liberté amoureuse, en France (César et Rosalie de Claude Sautet en 1972, Les Valseuses de Bertrand Blier en 1974, Pourquoi pas ! de Coline Serreau en 1977) comme à l’étranger (Sunday Bloody Sunday de John Schlesinger en 1971) – ou l’indépendance des femmes et leur faculté nouvelle à s’affranchir de toute forme de tutelle masculine et même de servitude affective : voir à ce sujet La Chamade d’Alain Cavalier (1968) ou Nous ne vieillirons pas ensemble de Maurice Pialat (1972). Patriarcal, La Maman et la Putain ? Peut-être, dans la mesure où Alexandre multiplie les déclarations qui le rattachent 164 Jean Eustache au miroir de Renoir au monde préféministe, dans sa façon par exemple de rechercher les amours ancillaires (« J’aimerais bien que ce soit une bonne »). Mais il s’agit d’un patriarcat contrarié, menacé, en voie d’effondrement. Là encore, l’intertexte renoirien s’avère riche de parallélismes puisqu’on retrouve dans La Chienne la triangulation homme faible/femme castratrice/femme fatale. Lors de la dernière scène du fi lm d’Eustache, Alexandre entrevoit le bonheur conjugal auquel il aspire et, dans le même temps, surgit une Véronika ordurière et castratrice, qui fait défi ler devant ses yeux la vie de misère qu’elle lui réserve, une vie assez proche de celle du caissier Legrand et de son épouse persécutrice : « Je vais dégueuler. Passez-moi une cuvette, si vous voulez m’épouser, rendez-vous utile. Ne me regardez pas. Je n’aime pas qu’on me regarde quand je dégueule. Tournez-vous. » Happy end dissonant fantasmé par Eustache pour oblitérer par la fiction l’issue malheureuse de sa relation avec Françoise Lebrun, cette conclusion saugrenue vient tenir les promesses vénéneuses que portait le dîner de séduction réussie au Train bleu, à l’issue duquel Véronika plaçait leur amour naissant sous le signe du même type de contraste violent et démystificateur : « La vie est belle. La vie est merveilleuse. Vous ne croyez pas ? Regardez ce ciel horrible ! » Ici, le spectateur se trouve d’un coup propulsé dans les Tableaux parisiens chers à Charles Baudelaire : l’infirmière-anesthésiste Véronika ouvre une faille béante dans le récit, qui laisse voir un envers grouillant d’angoisses et de putréfaction. C’est à partir de là que commencent à se décomposer les stéréotypes solides qu’Eustache colporte au sujet des femmes, à commencer par l’antagonisme immature maman/putain, que le film déconstruit consciencieusement. Si bien que l’intertextualité avec La Chienne prend ici un relief supplémentaire : si la posture célinienne de la séquence avec Charles relevait d’un certain maniérisme, uniquement alimenté par la volonté de provoquer ou de choquer, la misogynie qui parcourt La Maman et la Putain semble plus or165 La Maman et la Putain, politique de l’intime ganique, non feinte, réellement constitutive d’une vision essentialiste des femmes qui pour Alexandre/Eustache est inséparable des mythes de la souffrance amoureuse et du bonheur conjugal, invoqués dès l’ouverture du fi lm comme horizons proustiens du récit et comme projets de vie ou façon de vivre. Or ce sont ces totems que l’époque s’emploie justement à déboulonner et que le cinéaste lui-même va contribuer à projeter à terre. En bon connaisseur d’Henri Jeanson, Eustache était convaincu qu’on ne fait pas de bon cinéma avec des bons sentiments ; et, comme son ami Pialat, il savait très bien interpréter en privé comme dans ses fi lms cette partition paradoxale et autodestructrice qui consiste à s’approprier les stéréotypes misogynes pour les subvertir, à les exposer pour les désamorcer. À la fin de sa vie, grand amateur de magnétoscope, il aimait inviter des femmes chez lui pour leur montrer Nous ne vieillirons pas ensemble, se délectant particulièrement de leurs réactions de dégoût face aux passages qui montrent Jean Yanne insulter Marlène Jobert de façon tout à fait dominatrice et vulgaire : « Fais pas chier, tiretoi 6 ! » Dès la sortie du fi lm, de nombreux critiques ont dénoncé cette tendance d’Eustache comme relevant d’une volonté de contre-courant délibérément conservatrice doublée d’une certaine préciosité germanopratine. Jean-Louis Bory évoque notamment dans Le Nouvel Observateur : « … cette logorrhée so-sotte devant des charmantes qui vous avalent ces pauvretés comme des nouilles, regards écarquillés, cuisses ouvertes. Dieu bon, on rêve, ce n’est pas possible, les charmantes vont lui éclater de rire au nez… Eh bien non ! elles en redemandent (c’est le film le plus misogyne qui soit) 7. » 6 Jean Eustache, « Journal d’un magnétoscopeur », entretien avec Serge le Péron et Serge Toubiana, Cahiers du cinéma, n° 320, février 1981, p.16. 7 Jean-Louis Bory, « Romance d’un jeune homme pauvre », Le Nouvel Observateur, 14 mai 1973, p. 79. 166 Jean Eustache au miroir de Renoir C’était ignorer que si La Maman et la Putain est truffé de détails qui renvoient à des habitus patriarcaux, c’est aussi pour rendre visible leur caractère ordinaire, leur banalité et leur persistance – et souligner l’inadaptation d’Alexandre avec son époque. Il suffit de constater à quel point Eustache s’appesantit sur les tâches domestiques, ce qui est particulièrement rare au cinéma, à part, justement, dans les fi lms féministes : au grand dam de Marie, Alexandre ne fait ni la vaisselle (Alexandre.— Qu’estce que vous faites ? Marie.— Je fais la vaisselle que vous ne faites pas.), ni le ménage (Alexandre.— Je crois qu’il faut changer les draps. Marie.— Eh bien, changez-les !), ni la cuisine (Alexandre.— Qu’est-ce que vous faites ? Marie.— Un lapin à la moutarde… Alexandre.— Formidable !) et, lorsqu’il se mêle de faire un lit, c’est de façon enfantine et inefficace, en imitant Anna Karina dans Une femme est une femme de Jean-Luc Godard (1961), façon supplémentaire de faire valoir sa cinéphilie et d’imposer son imaginaire à Véronika. Inutile de revenir sur ses attaques en règle contre le MLF ou l’avortement ou sur les multiples notations dépréciatives et autres stéréotypes de genre qui ponctuent cette conversation torrentielle, que les féministes d’aujourd’hui verraient sans aucun doute comme un cas de mansplaining unique dans l’histoire du cinéma. Ici encore, La Chienne sert de matrice car on y retrouve la même misogynie au vitriol. Geneviève Sellier et Noël Burch ont déjà tout dit de l’atmosphère pesante qui régnait dans ce domaine sur le cinéma français des années 1930 8, surtout si on le compare au cinéma allemand qui avait déjà donné Loulou de Pabst (1929) et Les Hommes, le dimanche de Siodmak (1930). L’œuvre de Renoir est en particulier peuplée de femmes inconstantes, tentatrices, manipulatrices, qui agissent de manière destructrice et irrationnelle 8 Noël Burch, Geneviève Sellier, La Drôle de guerre des sexes du cinéma français (19301956), Paris, Nathan, 1996. 167 La Maman et la Putain, politique de l’intime – souvent par passion pour un homme. Et, dans La Chienne, les deux personnages féminins sont de véritables calamités, aussi stridentes et maléfiques l’une que l’autre – elles sont d’ailleurs éliminées physiquement au fi l du récit pour le plus grand plaisir des personnages masculins – et des spectateurs. Précisément, chez Eustache, c’est l’inverse qui se produit. Ce sont les deux personnages féminins qui apparaissent en majesté et c’est précisément le héros masculin qui semble disparaître progressivement du paysage, rejoignant ses frères en insignifiance Picq et Schuhl. Au final, dans ce fi lm qui semble conçu par Eustache pour opérer par la représentation cinématographique une sorte de rachat de ce qu’il a vécu, le motif qui domine, c’est le démontage de l’identité masculine. On peut y voir un autre point commun avec le fi lm de Renoir : leurs personnages masculins sont dépeints avec une telle férocité que l’on ne peut que s’incliner devant le caractère délibérément masochiste de ces représentations. Exactement comme Maurice Pialat qui, dans Nous ne vieillirons pas ensemble, se caricaturait impitoyablement à travers le personnage incarné par Jean Yanne, Eustache ne se contente pas de dévaloriser Alexandre en tant que mâle défaillant : il formule une critique radicale de la masculinité contemporaine par une mise en échec de son aspiration à la domination. Incarné par le frêle Jean-Pierre Léaud, Alexandre semble avoir épuisé un à un les stratagèmes de la séduction (charme, humour, conseil, objurgation, injonction, supplique…) tout comme il a exploré les rapports de pouvoir qui déterminent son univers hétéronormé. Il raconte par exemple comment il a humilié et frappé Gilberte et comment leurs derniers rapports sexuels ont été marqués par la brutalité érotique, se décrivant en usager légitime de la violence, en tant qu’homme et en tant qu’amant. Et, dans ce fi lm entièrement fait de conversations, il refuse de partager ce qu’il considère comme son territoire et qui est naturellement la forme superlative du pouvoir, le langage : alors qu’il monopolise 168 Jean Eustache au miroir de Renoir la parole pendant la majeure partie du fi lm, Alexandre humilie Véronika, qui vient de se confier longuement sur ses origines et sur la mort de son grand-père, en lui accordant ironiquement le droit de continuer à parler, ramenant son discours au niveau d’un bruit de fond (Véronika.— Vous pouvez pas mettre un vieux disque ? Alexandre.— Non, mais vous pouvez continuer à parler…). Mais si le flot verbal d’Alexandre témoigne en réalité de son désarroi face à la féminité (tout comme le mutisme du jeune Daniel dans Mes petites amoureuses), c’est aussi une figure de l’impuissance sexuelle. Jean-Noël Picq a insisté sur le fait que la lecture de La Recherche du temps perdu de Marcel Proust avait accompagné le cinéaste pendant la réalisation du film. C’est d’ailleurs le seul ouvrage que dans la tradition godardienne on voit apparaître à l’écran, avec les Cahiers de l’Herne consacrés au poète Henri Michaux. Cette référence à Proust évoque la question de la fluidité des genres et de l’inversion, un autre motif qui force la domination masculine à désarmer – et qui apparaît dans La Maman et la Putain à deux reprises, lorsqu’Alexandre évoque l’idée d’assister au mariage de Gilberte comme une femme qui assisterait au mariage de l’homme qu’elle aime, puis lorsque Marie commence à maquiller Alexandre en affirmant que ce dernier pourrait séduire beaucoup d’hommes, ajoutant qu’il a besoin de se faire enculer, qu’il le sait et que c’est même son principal problème. Pas de fluidité de genre sans réversibilité politique. Eustache projette par un audacieux effet de renversement l’inaction masculine face aux tâches domestiques sur tout l’ordre social : les femmes travaillent mais les hommes ne font rien. Comme Picq et Schuhl, Alexandre vit en aristocrate, sur le dos des autres, incarnant donc à la fois une allégorie de la puissance de l’État sur le corps social (composé de femmes prolétaires), mais aussi une incarnation de la décadence et du Roi à guillotiner. Le monologue final de Véronika sera donc sa 169 La Maman et la Putain, politique de l’intime prise de la Bastille. Ce manifeste féministe paradoxal décrit une condition féminine sordide mais laisse apparaître une aspiration à la liberté de choix. La jeune femme affirme n’avoir connu que cinq ans de vie sexuelle, ce qui compte tenu de la date du tournage du fi lm nous renvoie en 1967, date de la loi Neuwirth. Multipliant les contradictions et les ruptures de ton, elle évoque une sexualité frénétique mais vaine, qu’elle oppose à l’acte d’amour véritable, qui est celui de la procréation. Malgré sa confusion, ce long passage fait vibrer l’indépendance nouvelle des femmes et met un terme à l’interminable soliloque d’Alexandre, bavardage qui renvoie au marivaudage de l’Ancien Régime et consacre une puissance inédite des femmes dans la société de l’époque. À un moment donné, Alexandre/Eustache rend les armes : l’éternel provocateur semble déclassé par l’évidence de la conscience féministe (incarnée politiquement par Marie et pragmatiquement par Véronika) et doit s’incliner pour laisser le champ libre à ce nouveau monde qui n’est pas le sien, un monde qui se joue des assignations de genre. Le critique Pascal Bonitzer a compris cet enjeu dès la sortie du fi lm : « Léaud manifeste tout au long du fi lm la “certitude de la débilité de tout ce qui l’entoure” mais cette attitude ne tient pas, il craque ; Françoise Lebrun et Bernadette Lafont, les deux termes de sa petite contradiction familiale, mettent à nu ce qu’il est en fait : un pauvre mec avide d’être “reconnu” et aimé exclusivement, incapable du moindre don 9. » Comme Pialat au même moment, comme Richard Brooks dans The Happy Ending (1969) et, d’une certaine façon, comme Elia Kazan dans The Arrangement (1969), Eustache utilise les 9 Pascal Bonitzer, « L’expérience en intérieur (Le Dernier Tango à Paris, La Grande bouffe, La Maman et la Putain) », loc. cit. 170 ressources de l’autofiction pour documenter à travers l’envol de toute certitude et l’autopsie d’un couple sa propre faillite en tant que mâle dominant. La discrépance particulière de cette séquence finale inspirée de La Chienne vient de l’écart entre la fiction élaborée sur le papier par Eustache sur le bonheur conjugal d’Alexandre : (« Est-ce que vous m’aimez ? — Oui… — Voulez-vous m’épouser ? — Oui… ») et la réalité incarnée par Véronika/ Françoise Lebrun : la mise en échec du virilisme dans nos sociétés, échec d’autant plus cinglant qu’il est infl igé par la plus prolétaire de toutes les amoureuses d’Alexandre, cette femme qui vit dans une sous-pente, ne connaît pas le MLF et chez qui les normes du patriarcat semblaient les mieux intégrées. Pour reprendre le slogan des boutiques en période de liquidation, dans La Maman et la Putain, tout doit disparaître ! Est-ce parce qu’il a su présenter cette injonction de façon suffisamment dialectique et pluraliste que l’on peut considérer La Maman et la Putain comme une sorte de Règle du jeu de la génération 68 ? Car il est vrai que, comme le fi lm de Renoir de 1939, il s’agit d’un drame gai qui en montrant des personnages paralysés par l’effondrement de leur univers parvient à saisir la qualité particulière du doute identitaire qui bouleverse les rapports de classe et de sexe dans la société française. Jouant sur de multiples registres, Eustache dresse avec une lucidité totalement dépourvue d’ambition sociologique un tableau sans concessions de son paysage existentiel. C’est par là même qu’il parvient, comme Renoir à la veille de la débâcle, à capter une forme de crise civilisationnelle dans la France post-68, et, comme Renoir, il le fait en trouvant les voies d’une hypercontemporanéité dont le principal ressort semble être sa propre mauvaise conscience. Vincent Lowy est professeur en études cinématographiques et directeur de l’École nationale supérieure Louis-Lumière. Entretiens 1. Luc Béraud 2. Pierre Lhomme 3.Françoise Lebrun « Travailler avec Jean, c’était à la fois simple et compliqué… » Entretien avec Luc Béraud, réalisé à Paris, le 23 juin 2018. Vincent Lowy et Arnaud Duprat.— Savez-vous à quelle époque a été écrit le scénario ? Luc Béraud.— Pendant l’été 1971. Jean-Pierre Ruh, l’ingénieur du son, avait une maison dans la région parisienne dans laquelle nous nous retrouvions parfois le week-end quand nous préparions Mes petites amoureuses. Jean avait à ce moment-là une liaison avec Marinka Matuszewski et il en tirait la substantifique moelle d’un certain nombre de pages qu’il nous faisait lire, aux uns et aux autres. Et, un jour, Ruh lui a dit : « Mais ce n’est pas possible, il y a une urgence, il faut que tu fasses ce fi lm maintenant. » Donc Jean en a parlé à Pierre Cottrell qui a été tout de suite d’accord pour le produire, alors que nous avions préparé le plan de travail et le devis de Mes petites amoureuses, et que Luc Moullet devait produire le fi lm. Travailler avec Jean, c’était à la fois simple et compliqué. Donc, nous avons fait La Maman et la Putain à la place. Or Mes petites amoureuses avait tout d’un premier fi lm, comme L’Enfance nue de Maurice Pialat ou les fi lms 175 La Maman et la Putain, politique de l’intime de Pascal Thomas… Pas La Maman et la Putain… C’est comme Bruno Nuytten qui dit qu’il a fait son premier film, Albert souff re, après Camille Claudel… Donc, cette inversion dans la chronologie a eu beaucoup de conséquences sur la suite car la déception des Petites amoureuses, arrivant après la révélation de La Maman et la Putain, a beaucoup blessé Jean et, d’une certaine façon, il ne s’en est jamais remis. Ce succès l’a encombré car le film s’est vendu partout, même dans de tout petits pays. Bien qu’il l’ait prétendu, il ne détestait pas le film mais sa notoriété prenait trop de place car elle masquait ses autres fi lms. On a dit que ce matériau était parfois fondé sur des enregistrements ? Non, ça, je ne le crois pas, je n’en ai jamais été témoin. D’ailleurs, les répliques sont tellement écrites que ça n’aurait aucun sens. Nous nous retrouvions pendant l’été 1971 à La Coupole et Jean me donnait trois ou quatre pages à lire. Il me regardait lire pour voir comment je réagissais. Dans l’espoir que cela me choquerait. C’était un provocateur, il adorait ça. Le scénario ne vous a pas paru extraordinairement long ? Je ne me souviens pas que quiconque ait parlé du problème de la durée du fi lm à l’époque, alors que le foliotage était effectivement important. Et lorsque Cottrell a demandé à Denise de Casabianca de retoucher un peu le montage du fi lm, ce n’était pas pour des raisons de durée, mais pour des questions de rythme ou de choses à resserrer. La mythologie autour de La Maman et la Putain convoque assez souvent Mai 68. Est-ce que, lorsque vous avez lu le scénario, vous ressentiez ce lien comme possible ? 176 « Travailler avec Jean, c’était à la fois simple et compliqué… » J’ai l’impression que pendant Mai 68 et la queue de la comète, qui a dû se prolonger jusqu’en 1974 ou 1975, Paris était devenu un lieu où les gens se parlaient. Il existait toute une géographie parisienne. D’ailleurs, Eustache avait son itinéraire parisien. Mai 68 a fait que les gens sont allés dans les cafés, dans les cinémas… et ça se sent dans le fi lm. Cependant, Eustache avait cette position anti-gaucho qui relevait de son côté dandy. Les origines populaires amènent souvent à avoir du mépris pour les intellectuels, les étudiants… En Mai 1968, la CGT et le PC étaient contre les étudiants. Eustache avait cet atavisme en lui, contre tout ce qui était théorique, alors que c’était un grand lecteur. Y a-t-il eu une influence de Rivette et de L’Amour fou (1969) dans la description de cette espèce d’air du temps et de passion amoureuse ? Les deux hommes se connaissaient très bien. Je ne pense pas, parce que Rivette était très extérieur au monde qu’il décrit dans L’Amour fou. Alors que La Maman et la Putain, c’est justement le contraire ! L’Amour fou, c’était un milieu de jeunes germanopratins branchés, tandis qu’Alexandre revendique qu’il est d’extraction modeste. On n’est pas chez des petits-bourgeois ou chez des étudiants. Eustache n’avait pas de travail, d’ailleurs. De temps en temps, il faisait du montage mais ce n’était pas régulier. Dans L’Amour fou, ils sont comédiens et veulent tous y arriver. Jean aimait beaucoup les fi lms de Rivette mais leur méthode de travail était très différente, car Rivette improvisait ! Moi, j’ai travaillé avec Rivette et, lorsqu’il arrivait le matin, il ne savait pas trop ce qu’il allait faire. Alors que Jean, c’était très précis et préparé au moins dans sa tête. Il était renoirien dans la salle de cinéma mais pas du tout sur le plateau, dans le sens où Renoir semblait laisser une grande liberté de mouvement à ses acteurs et estimait qu’il fallait être à l’écoute de 177 La Maman et la Putain, politique de l’intime ses collaborateurs car les techniciens tournant beaucoup plus de fi lms que lui et avec des réalisateurs différents pouvaient apporter des choses grâce à leur expérience. Jean était au contraire très rigoureux. Monique Prim m’a raconté que Rivette, en sortant d’une projection de travail de La Maman et la Putain, a dit en souriant : « C’est évident qu’il manque une heure de film ! » Bertrand Tavernier m’a dit que Jean Eustache faisait tout à l’imitation, soit en reproduisant sa vie, soit en copiant des passages de films qu’il aime. Non, je ne pense pas du tout. Bertrand se trompe. Ce n’est d’ailleurs pas un grand eustachien. Il n’y a pas un plan de La Maman et la Putain qui soit recopié d’un autre fi lm qu’il aimait. Pourtant il y a ce plan qui semble recopier un plan de La Chienne… Oui, peut-être, mais je ne suis pas au courant, il n’en a jamais parlé au tournage. Je ne vois pas Eustache disant aux acteurs : « Mets-toi comme machin dans tel ou tel fi lm. » Il y a une logique de situation qui peut aboutir à ça, mais c’est très rare de recopier des plans au cinéma. Il y a plein de citations littéraires dans La Maman et la Putain et c’est vrai que La Chienne était un des fi lms préférés de Jean. Il en parlait beaucoup. À la fin de sa vie, quand il vivait cloîtré avec son magnétoscope, il m’avait montré que, dans un plan de La Chienne, on voyait Renoir et son équipe dans le reflet d’une portière de voiture ! Non, bien que très cinéphile, il ne cherchait pas à reproduire des films. La question que nous nous posions avec Irina, la femme de Pierre Lhomme, qui était scripte sur le film, c’était de savoir si le contingent de pellicule allait suffire pour ce que Jean voulait fi lmer… Comment se passait une journée de tournage ? 178 « Travailler avec Jean, c’était à la fois simple et compliqué… » Jean arrivait le matin, parlait un peu avec Pierre Lhomme, et nous commencions. Ça ne discutaillait pas beaucoup. Nous étions en 16 mm et nous tournions dans des espaces restreints. Le découpage était minimaliste. Quand il a eu plus de moyens, sur Mes petites amoureuses, Jean a choisi de privilégier le mouvement, beaucoup de plans du fi lm sont des travellings. Sur La Maman et la Putain, le budget était minime et les plans devaient être longs. Pierre Lhomme a demandé à faire des essais pour que tout le monde soit d’accord sur comment allait être le rendu du fi lm. En prétournage, on a tourné trois jours qui ont été développés et, lorsque ça a été gonflé en 35 mm et projeté, Eustache et Cottrell ont dit que c’était ce qu’ils voulaient. Tout s’est bien passé, à part une journée où Jean est arrivé à midi… Rien à voir avec l’enfer qu’a été le tournage de Mes petites amoureuses. Eustache ne dirigeait pas les acteurs, il ne donnait que des indications par rapport aux places et aux déplacements. Mais la présence de Jean, c’était déjà de la direction d’acteurs. Quand il arrivait avec un visage fermé et de mauvaise humeur, cela mettait les acteurs en condition… Cette espèce de côté tranchant qu’il avait avec Léaud a beaucoup influencé la tension qu’il y a dans le personnage d’Alexandre. Mais il pouvait être très charmant à d’autres moments. Eustache était, sous ses dehors tranchés, quelqu’un de timide et doux. C’était un mélange très étonnant de brutalité et de douceur. Peut-être parce que son enfance avait été dure… Bernadette s’était blindée pendant le tournage et évitait d’entrer dans le jeu du psychodrame. Réceptive et disponible mais veillant à rester extérieure, très professionnelle. Ça me surprenait car on avait tous l’impression de faire quelque chose de rare et on se donnait beaucoup. Mais, lorsque j’ai vu le fi lm terminé, j’ai compris ce que Bernadette avait fait et j’ai trouvé sa prestation extraordinaire. Françoise Lebrun, connaissant Eustache pour avoir été sa compagne, et pour éviter d’être prise en 179 La Maman et la Putain, politique de l’intime défaut, savait son texte au rasoir. Je n’ai pas le souvenir qu’on ait refait une prise à cause d’elle. Comment expliquez-vous ce contresens qui assimile le film aux discours libertaires de Mai 68 ? Parce que c’est un fi lm sur la parole libérée, même si ces paroles sont provocantes. Il y a beaucoup de provocation dans le fi lm. Qui dit provocation, dit liberté. Et puis il y a la scène à trois dans le lit… Véronika représentait vraiment la liberté nouvelle des femmes… Le MLF est évoqué dans le film… Oui, il le moque, même si des choses du scénario ont été coupées. Mais le fait qu’il n’y ait plus d’entraves permet aussi de dire des conneries, des choses provocantes… Et puis ce flot de parole, c’est 68, avec Cohn-Bendit, les « AG » permanentes, les gens qui s’expriment… À Vaugirard, ça parlait des heures et des heures… C’était l’air du temps… Mais la parole soixante-huitarde n’est pas la parole de La Maman et la Putain. La parole du fi lm repose surtout sur une pensée assez structurée, avec des références littéraires. Eustache revendiquait à la fois son côté classe populaire, élevé à la campagne puis dans le Narbonne ouvrier et, en même temps, il montrait que les choses de l’esprit ne le laissaient pas indifférent. Dans un plan, Alexandre évoque un couple qui tapait à la machine Histoire de l’œil, de Georges Bataille (1928), pour le distribuer quand c’était interdit, avant l’édition de Pauvert [en 1967]. En fait, c’était quelque chose qu’Eustache avait fait avec sa première femme ! Mais je crois que ça n’est plus dans le fi lm, ça n’a pas été monté… 180 « Travailler avec Jean, c’était à la fois simple et compliqué… » Dans Un dimanche comme les autres (Sunday Bloody Sunday, John Schlesinger, 1971), comme chez Jean Eustache, la réalité de la liberté des gens, qui n’apparaissait pas au cinéma, était représentée tout d’un coup comme une évidence, sans être construite sociologiquement ou politiquement. Le fi lm de Schlesinger avait remué à son époque, c’était novateur, mais c’était tellement éloigné du cinéma que faisait Jean… Vous pensez qu’aujourd’hui le film est oublié ? On aborde là deux sujets. Il est raréfié par la faute de son héritier qui refuse de le faire restaurer et de le remettre en circulation, mais je ne pense pas qu’il soit oublié. La Maman et la Putain est repassé trois samedis de suite à la Cinémathèque française [dans le cadre de la rétrospective Jean Eustache, du 3 au 27 mai 2017], salle Henri Langlois, et ils ont refusé du monde à chaque fois. La salle riait. Ce qui, à l’époque, prenait au ventre, fait désormais rire, avec ce personnage qui parle tout le temps et qui est dans l’excès et la démesure. Alexandre, qui peut être vu comme poignant, dévastateur, d’une souff rance extraordinaire, fait rire parfois, avec cette espèce de débit de parole qui n’est pas réaliste. Les lectures actuelles prouvent que La Maman et la Putain continue d’avoir une vie, malgré les obstructions que l’on connaît… Le classement des Inrockuptibles est aussi le signe de quelque chose. Ce n’est pas anodin. Dès que les droits seront débloqués, La Maman et la Putain aura une vie fulgurante. 181 La Maman et la Putain, politique de l’intime Surtout que le fi lm sera beaucoup plus beau en digitalisant l’inversible 16 mm noir et blanc. On aura beaucoup plus de détails que par le gonflage en 35 mm qui fait perdre beaucoup de détails dans l’image. C’était une technique à l’époque mais c’était un pis-aller, faute de mieux. Quel est votre dernier souvenir de Jean Eustache ? La dernière fois que je l’ai vu, c’était chez lui. Il avait sa béquille et une barbe épaisse, les cheveux longs… En 1981, Georges Lavaudant voulait inviter Eustache à Avignon, pour Radio Vaucluse. Jean lui a répondu qu’il ne sortait plus de chez lui, mais lui a proposé de réaliser une bande audio, en précisant qu’il pouvait la raccourcir, mais ne pas en inverser l’ordre des séquences. Cette bande a été retrouvée par Jean-Louis Martinelli, qui avait monté au théâtre La Maman et la Putain en 1992, avec Anouk Grinberg, Charles Berling et Sylvie Milhaud, sans avoir vu le fi lm. Cette bande a été diff usée à la Cinémathèque française le jour de l’ouverture de la rétrospective. C’était très émouvant. Jean s’est suicidé la nuit du 4 au 5 novembre 1981 et la bande date du mois d’avril ou mai précédent. Le lendemain, Jacques Fraenkel et Jean-André Fieschi devaient passer le prendre pour l’emmener à l’Idhec où il devait discuter avec les étudiants qui avaient demandé à le rencontrer. Fraenkel m’a dit qu’il l’avait appelé la veille pour convenir du rendez-vous et que Jean « parlait comme s’il ne voulait pas raccrocher ». Cette nuitlà, Eustache aurait appelé beaucoup de gens comme ça. Le suicide est très présent dans La Maman et la Putain. Le film en parle tout le temps. Ça faisait aussi partie de son côté provocateur. Quand Catherine Garnier, qui a inspiré le personnage de Marie, s’est donné la mort, il y avait plusieurs élé182 « Travailler avec Jean, c’était à la fois simple et compliqué… » ments que l’on m’a confiés par la suite : elle venait d’apprendre qu’elle était stérile, son père venait de mourir… Il y avait donc un contexte. Cependant, se voir représentée comme le personnage rejeté de l’histoire, ça a dû être violent. Elle a souffert pendant tout le film et a été courageuse. Surtout qu’elle ressemblait assez à Bernadette [Lafont] et qu’on tournait chez elle, rue de Vaugirard. Jean savait qu’en tournant chez elle ça allait forcément provoquer un psychodrame. Il avait ce fétichisme de tourner dans les endroits où les choses avaient vraiment eu lieu. C’était la même chose sur Mes petites amoureuses. Nous étions de nombreux assistants et on cherchait des décors qui soient cohérents, avec du recul pour l’équipe technique, et de quoi éclairer par l’extérieur, pas trop bruyants… Par exemple, dans La Maman et la Putain, pour la chambre de Véronika, j’avais trouvé trois endroits qui pouvaient correspondre à ce que j’avais lu dans le scénario et je les lui ai fait voir. Jean m’a dit : « Non, ce n’est pas ça », et il m’a indiqué la chambre exacte où il voulait tourner. C’était la chambre d’infirmière de Marinka à l’hôpital Necker. Il aurait pu me le dire dès le début, comme pour le Train bleu, ou pour le fi lm Pandora dans Mes petites amoureuses… Je pense que c’était pour voir des choses et se dire que ce n’était pas ça. C’est très étrange car, d’habitude, même s’il filme quelque chose qu’il a vécu, un réalisateur le transfigure. Chez Eustache, il y a donc ce fétichisme des lieux et sans doute cet espoir de retrouver les émotions qui s’y étaient passées. Il avait une expérience de documentariste, il regardait la réalité. Et, dans la fiction, il la recherchait. 183 « On voulait une caméra qui n’existe pas… » Entretien avec Pierre Lhomme, réalisé à Fontvieille, le 6 juillet 2018. Vincent Lowy et Arnaud Duprat.— Avant La Maman et la Putain, vous aviez fait Quatre nuits d’un rêveur de Robert Bresson… Pierre Lhomme.— Oui, c’est pour ça que j’ai fait La Maman et la Putain. Vous savez, un fi lm appelle un autre fi lm. Eustache était un grand admirateur de Bresson et connaissait mon assistant de l’époque, Jacques Renard. Il a demandé à ce dernier : « Est-ce que tu crois que Pierre Lhomme accepterait… », tout en lui donnant le scénario de la Maman… pour qu’il me le fasse lire. J’étais déjà un peu « sacralisé », mais disponible. Le scénario était une merveille littéraire. Je l’ai lu et on s’est rencontrés. C’était très pittoresque parce qu’Eustache était un homme très pittoresque. Il aimait choquer. Il m’a dit : « Dans chacun de mes fi lms, il y a un suicide. » Et il m’a cité les noms des morts dans ses fi lms ! Comme il n’avait pas fait beaucoup de fi lms, il n’y avait pas trop de morts, mais c’était quand même impressionnant ! 185 La Maman et la Putain, politique de l’intime Eustache parlait beaucoup de Bresson sur le tournage ? Il m’interrogeait : « Mais qu’est-ce que tu aurais fait avec Bresson ? », alors je le lui expliquais. Parfois, je lui disais : « Tu ne devrais pas faire comme ça. Tu sais que Bresson n’aurait pas fait comme ça. » Dans le cinéma français de l’époque et pendant plusieurs décennies, Bresson a été un phare pour beaucoup de metteurs en scène. Je trouvais absolument normal que quelqu’un comme Eustache soit admirateur de Bresson. Je le suis devenu d’ailleurs… Je l’étais un peu. Dans une carrière, on s’aperçoit après coup des moments clés où on a pris une leçon. C’est intéressant quand vous en êtes conscient. Avec Bresson, j’ai pris une formidable leçon de cinéma qui m’a servi par la suite. Eustache avait d’autres références ? Oui, il parlait de cinéma tout le temps. Le tournage était très prenant, très lourd, très difficile. Ce qui se passait était grave, et cette gravité rejaillissait sur nous tous. Nous nous sommes arrêtés une semaine. Cette coupure était absolument unique : ça ne m’est arrivé qu’une seule fois dans ma carrière. C’était un tournage dans des petites pièces où il se disait des choses tellement graves, tellement sincères, que ça pesait sur tout le monde. Quand je rentrais le soir à la maison, j’étais lessivé. Vous pensiez que ce tournage allait être aussi difficile ? Non. Un tournage difficile ne me faisait pas peur. Quand je faisais un fi lm à gros budget, j’avais hâte de faire un film à petit budget car je ne voulais pas être catalogué. Dans la vie, on vous catalogue. Quoi que vous fassiez, on essaie de vous spécialiser. Ça, je l’avais vécu avec des chefs opérateurs dont j’avais été l’assistant et je ne le voulais pas… Moi, j’étais disponible. J’adorais le 186 « On voulait une caméra qui n’existe pas… » 16 mm, travailler à la main, essayer d’éclairer un décor… J’avais une espèce de boulimie. Je ne voulais pas être catalogué comme le type qui fait des films chers parce que ça vous empêche de rencontrer les gens avec lesquels vous aimeriez travailler. Quel était le type d’image recherché par Eustache ? Une image naturaliste ? Une image très modeste qui tire le meilleur parti des choses telles qu’elles existent, sans les truquer. Quand vous commencez une séquence dans un climat, il faut le tenir toute la séquence. Quand vous êtes en décor naturel, vous êtes tributaire de la lumière du Bon Dieu. Il faut avoir pris conscience de tout cela à l’avance pour piocher dans cette lumière qui va perdurer. C’était justement complexe d’atteindre cette simplicité ? C’est souvent complexe. D’autant plus que, comme ce n’était pas courant, il n’y avait pas de matériel pour travailler la simplicité. On avait travaillé la simplicité dans les années 1920, 1930…, mais c’était oublié. Justement, Eustache faisait-il souvent référence au cinéma des années 1920 ? Le maquillage de Françoise Lebrun, avec les yeux assez charbonneux, peut évoquer cette époque… Bien sûr. On ne voulait pas de toute la sophistication qui, petit à petit, s’était emparée de l’image. Quand j’étais assistant, le moment du gros plan de l’actrice correspondait à un vent de religiosité qui traversait le plateau. Eustache était très rigoureux sur ces aspects ? 187 La Maman et la Putain, politique de l’intime La rigueur d’Eustache existait dès le scénario. C’était l’histoire d’un homme qui se met à nu, en danger, et qui essaie de comprendre. L’évocation de la mort chez Eustache est permanente et le suicide est entre les lignes. Sa fin dramatique et sa douleur sont inscrites dans le scénario. Comment qualifieriez-vous la tension qui existait entre les uns et les autres sur le tournage ? Une tension naturelle. Les acteurs jouent un autre personnage qu’eux-mêmes, mais un autre acteur qui est sur le plateau. À la lecture du scénario, je ne me suis pas rendu compte de ça. Je me suis rendu compte du souffle de sincérité dans les mots, mais je ne savais pas que les personnages allaient être intervertis sur les lieux de tournage. C’est pour ça qu’il y a, dans ce fi lm, des moments d’émotion naturelle ou surnaturelle. Jean était très retors : il enregistrait beaucoup car il voulait des témoignages authentiques des situations. Il avait un magnétophone sous l’oreiller, si je puis dire ! Le monologue de Véronika était une retranscription d’un de ces enregistrements ? Sans doute. À l’époque, la relation d’Eustache avec Françoise Lebrun était très complexe, mais nous ne le savions pas. Et puis le passé et les histoires personnelles ne m’intéressaient pas. Eustache avait une direction d’acteurs différente pour chaque comédien ? Dans le scénario, le personnage implique une façon d’être, d’autant plus quand on attribue ce personnage à un autre acteur que celui qui a inspiré le personnage. On crée alors un climat 188 « On voulait une caméra qui n’existe pas… » psychologique… Il y avait un côté légèrement sadique chez Eustache. Il portait les gens à bout quand il sentait qu’il était sur une trajectoire sincère. Vous pensez que le découpage classique, très rigoureux, du film participait à cette mise sous tension ? Non, c’était le reflet de l’admiration d’Eustache pour Bresson… et la mienne dans la mesure où j’avais travaillé avec le « maître ». On évoquait toujours le découpage le matin pour la journée. Avec Jean, on faisait le découpage très rapidement. Je pensais que, dans le scénario, il y avait un découpage impliqué. J’étais très à l’unisson du texte et de la rigueur ; le classicisme me convenait beaucoup. Ce n’était pas pesant et ce n’était pas prétentieux. On voulait une caméra qui n’existe pas et finalement, cette caméra, en voulant ne pas exister, s’impose d’une manière incroyable. Qu’est-ce qui a été le plus difficile ? Les intérieurs ou les extérieurs ? Nous étions une petite équipe, mais très concentrée sur le travail qu’on faisait. De ce fait, à la gare de Lyon, on a pu tourner alors que le restaurant fonctionnait normalement. La grande difficulté était pour les acteurs. En ce qui concerne les décors, c’était paradoxal de vouloir à tout prix tourner dans les lieux où s’étaient passés les événements ? Si vous tournez des plans larges dans de petits décors, vous devez utiliser brutalement des courtes focales, et cela va à l’encontre d’une image dépouillée et sobre. Donc, par la force des choses… De plus, ce que j’avais beaucoup apprécié chez Bresson, 189 La Maman et la Putain, politique de l’intime c’était son attachement à une optique. L’utilisation des optiques est très déterminante pour l’image d’un film. J’avais dit à Eustache : « Il faut faire comme Bresson, il faut utiliser une seule focale. » Moyennant quoi les raccords sont « huilés ». De plus, Eustache avait une formation de monteur. Je lui avais dit : « Tu verras, quand tu monteras ton fi lm, ce sera beaucoup plus simple de monter des images tournées avec la même focale. » Là, je lui faisais bénéficier de ce que j’avais appris et apprécié avec Bresson. À la fin du film, le plan où Alexandre secoue Véronika est très proche de celui de La Chienne de Jean Renoir où Michel Simon assassine Janie Marèse… On sait qu’Eustache parlait à Françoise Lebrun de Janie Marèse et de Valentine Tessier chez Renoir comme des exemples. De plus, les histoires sont très proches et Eustache venait de participer au film de Jacques Rivette, Renoir, le patron… Jean ne m’en a pas parlé mais ça ne m’étonne pas du tout. C’est tout à fait cohérent par rapport à Jean et c’est très provocant parce que ça l’oblige à faire partie d’une famille. Mais il n’y a que Françoise Lebrun qui peut vous le dire. Moi, je ne me souviens pas. Nous faisions quand même dix à quinze minutes utiles par jour. Nous étions enveloppés par le travail. De plus, Jean n’était pas là tout le temps. Cela nous posait de sérieux problèmes. Il avait besoin d’entretenir le mélodrame, entre lui et les autres, ou de créer un mélodrame entre les autres. Vous pensez que c’est pour cela qu’il a tenu à tourner le scénario dans sa chronologie ? Cela me paraît indispensable et les meilleurs souvenirs que j’ai sont des fi lms tournés dans l’ordre. C’est vrai pour tout le monde et pour les acteurs principalement. J’ai tourné peu dans 190 « On voulait une caméra qui n’existe pas… » ces conditions-là, seulement quatre ou cinq films, parce que ça implique une disponibilité de la régie et de l’équipe de production. J’ai fait un très joli fi lm avec Jacques Doillon, La Fille prodigue, et il a fallu persuader la production de louer un décor qui apparaît au début et à la fin, pendant toute la durée du tournage… C’est un cadeau pour les acteurs et un cadeau que se fait le metteur en scène car il découvre son film petit à petit et non brutalement le lendemain du montage. Vous vous sentiez proche des acteurs ? On était en admiration devant le travail des acteurs. La totalité du texte est écrite minutieusement. S’il y avait la moindre incartade par rapport au texte, tout de suite cela prenait des allures dramatiques. Les acteurs étaient donc sous tension. Mais leurs personnages sont si profondément vrais qu’ils étaient complètement mobilisés. Eustache était-il aussi difficile avec l’équipe technique qu’avec les acteurs ? On était modestement à l’unisson du projet. Je pouvais lui suggérer tout ce que je voulais et il était content. J’évoquais toujours un metteur en scène qu’il aurait pu aimer. Pour un découpage, je lui ai dit : « Jacques Becker n’aurait pas fait comme ça. » Il répondait donc qu’il fallait faire comme Becker. Eustache a été une des grandes rencontres de ma carrière. Quels souvenirs gardez-vous de la découverte de La Maman et la Putain ? C’est tellement mélangé avec l’écriture… Pendant tout le tournage, on a essayé d’être le plus possible fidèle à cette écri191 La Maman et la Putain, politique de l’intime ture… Pour restituer cette force, il fallait se faire tout petit comme une souris. J’ai vu le fi lm dès qu’il a été monté. Et puis avant, on voyait les rushes, une fois par semaine, chez Mag Bodard, à Neuilly. On en avait à chaque fois pour deux trois heures. C’était plus long qu’un fi lm normal. Si vous faisiez peu de prises et si vous ne les doubliez pas, vous deviez avoir une vision déjà assez nette du film… Oui. C’est le sérieux de tout ça qui est inhabituel. Quels souvenirs avez-vous de la sortie du film et du scandale provoqué ? Je n’étais pas disponible pour aller à Cannes. Il y avait les aficionados, les gens qui adoraient Eustache et qui attendaient le fi lm, mais sinon, c’est sorti assez discrètement, si mes souvenirs sont bons. S’il y a eu un scandale, il était cultivé par Jean parce que ça lui plaisait beaucoup. Quand il tournait une scène où il sentait une possibilité de scandale, il jubilait. Il était heureux comme tout. Son histoire de tampax, on aurait dû en faire un hymne. D’après vous, quel rapport Eustache entretenait-il avec le film ? Il a dit le haïr. Non, ça, c’est de la coquetterie, ce n’est pas possible. Mais c’était un fi lm douloureux pour lui. Très douloureux. Ce qui était intéressant, dans notre relation, c’était que Jean était tellement inquiet à propos du climat qui régnerait sur le tournage, qu’un dimanche – je faisais alors un autre film avec Claude Berri, Sex-Shop –, nous avons tourné une séquence car il voulait absolument voir à quoi ressemblerait un tournage avec mon équipe. 192 « On voulait une caméra qui n’existe pas… » Ce que je comprends très bien, mais c’est rare d’avoir ce souci. La séquence – celle de la boutique de Catherine Garnier – est dans le fi lm. Je suis arrivé avec une équipe minimum, mais une équipe en béton. Quelle importance pensez-vous que le film a eu dans votre carrière ? Le fi lm a démontré que, ce qui m’importait, c’était le cinéma et pas les moyens du cinéma. C’était un fi lm dont les exigences me séduisaient beaucoup. Cette volonté de simplicité qui est rigoureuse. Vous avez gardé ensuite des liens avec Eustache ? Oui. Beaucoup. Il venait assez souvent chez moi, en Ardèche. C’était un drôle de personnage. Sa fin, qui est absolument dramatique, est d’une grande authenticité par rapport à lui. Chez moi, en Ardèche, il y avait un vieux cimetière protestant. À l’époque, les parpaillots s’enterraient chez eux car ils n’avaient pas le droit aux cimetières catholiques. Ils s’enterraient donc dans leurs caves ou leurs jardins. Dans un petit espace de mon jardin, il y avait un cimetière. Ça le touchait beaucoup et il se sentait vraiment dans une maison amie. Vous avez aimé les films suivants d’Eustache ? Une sale histoire est très typique. Jean allait alors très mal. Un jour, Pierre Cottrell m’a dit : « Il faut que Jean tourne. Il faut qu’il fasse du montage, il faut qu’il ait de la pellicule dans ses mains. Il a une idée de fi lm qu’on ferait en un jour et une nuit. Estce que tu ferais ça ? » J’ai répondu : « Bien sûr. » Entre-temps, j’avais gardé le contact avec Eustache. Nous avons donc fait le 193 La Maman et la Putain, politique de l’intime fi lm en une soirée. Du moins, la partie que j’ai faite. L’autre partie, la partie jouée avec Michael Lonsdale, c’est mon assistant de l’époque, Jacques Renard, qui l’a faite plus tard. J’aime beaucoup Mes petites amoureuses, mais malheureusement je tournais avec plaisir le fi lm de Patrice Chéreau, La Chair de l’orchidée. Que pensez-vous de la réception actuelle du cinéma d’Eustache ? Ce cinéma est tellement en dehors du circuit que c’est difficile à dire. Godard perdure, tandis qu’Eustache a disparu trop vite. 194 « Entre Racine et Céline… » Entretien avec Françoise Lebrun, réalisé à Paris, le 18 juillet 2018. Vincent Lowy et Arnaud Duprat.— Quelle a été votre réaction lorsque vous avez découvert le scénario de La Maman et la Putain ? Françoise Lebrun.— J’ai eu le scénario très tard. Je savais qu’il l’avait écrit quelques mois auparavant. Il m’a simplement demandé si je voulais jouer dans un film et je lui ai donné mon accord, à la condition que ce soit une comédie ! Il ne me l’a pas lu mais il m’a fait entendre la voix du personnage qui inspirait Véronika. C’était la ligne mélodique qu’il fallait trouver et la ligne de travail qu’il fallait respecter. Il a fallu apprendre tout ça… et on était à la virgule ! Je n’ai pas le souvenir d’avoir lu la totalité du scénario avant. Que disait cette voix enregistrée ? Je l’ai entendue par téléphone… C’était une mélopée… Quelques minutes. Je me suis dit tout d’un coup : « C’est ça qu’il faut trouver. » Et j’ai trouvé… Et ensuite, pendant le tournage ou après, Pierre Cottrell me disait : « Mais arrête de parler 195 La Maman et la Putain, politique de l’intime comme Véronika ! » C’est vrai que, quand on est plongé dans un personnage, on ne le lâche pas… Y avait-il eu des lectures ? Non, pas du tout ! Nous sommes arrivés chacun sachant son texte. Ça a été dans l’arène tout de suite… C’était une scène avec Jean-Pierre et Bernadette… Heureusement que Pierre Lhomme était là ! Vous aviez, contrairement aux deux autres, une carrière confidentielle… Je n’avais pas du tout de carrière ! Les fi lms de Biette et Arrieta se faisaient à trois ou quatre, celui qui avait un peu d’argent allait acheter la magnétique, etc. Ça avait démarré avec Biette. On était le petit groupe des Cahiers. Jean-Claude faisait son premier court-métrage et m’a dit : « Est-ce que tu voudrais faire… ? » J’ai dit oui. J’avais une phrase, ma première phrase d’actrice, qui disait : « Je suis étudiante en musicologie… » Et ensuite, Arrieta, qui était copain avec Biette, m’a demandé d’interpréter la fi lle qui est morte sur le lit, dans Le Château de Pointilly, avec la même robe que dans le film de Jean-Claude. Ça se passait à côté du Procope, à l’Hôtel des Pyrénées où habitait Arrieta, dans une pièce poussiéreuse pleine de manuscrits. Quelques jours après, il m’a rappelée en me disant « elle n’est pas morte ! », donc, elle s’est réveillée… Et l’affaire s’est épaissie comme ça. On s’est retrouvés à Neauphle chez Marguerite Duras, avec Dionys Mascolo. Mais ce n’était pas du tout un élément de carrière, c’était un jeu, avec des gens que j’aimais bien. Il y avait déjà un premier monologue, d’ailleurs, dans une des nombreuses versions du Château de Pointilly ; il faut dire qu’Adolfo n’arrête pas de monter et de remonter le fi lm… Il y a quelques années à Paris, j’ai présenté Le 196 « Entre Racine et Céline… » Château de Pointilly au Reflet Médicis et, étant absent, il m’avait dit de tout arrêter s’ils ne projetaient pas la version de 59 minutes ! Donc pas de carrière, vraiment. À la lecture du scénario, vous comprenez notamment… Je ne comprends rien, je ne cherche pas à comprendre : c’est un fi lm, pas un procès. Ça n’a rien à voir, c’est-à-dire qu’il y a des personnages et on y met ce qu’on veut. Chacun a son degré d’intelligence par rapport à la réalité et la fiction. Mais c’était un vrai rôle par rapport à vos deux expériences précédentes… Mais je ne l’ai pas vécu comme ça du tout ! Jean m’a demandé si je voulais jouer dans son film, pas si le rôle m’intéressait… Et puis, il me connaissait assez pour ne pas me demander de me jeter dans le vide… Et qu’est-ce qui a pu vous faire « peur » dans le projet par rapport au jeu, aux personnages… ? Rien. Car j’avais une confiance totale en ce que me proposait Jean. C’est après qu’on a peur, quand on est sorti de l’innocence. Il y avait des moments moins agréables, mais je n’ai pas eu peur, ni même pour le grand monologue. C’est comme si j’avais été investie de cette fonction et je le faisais, je ne mettais rien en question… C’est une construction de personnage qui, pour moi, a été musicale. Il y avait une sorte d’évidence à faire ça pour Jean Eustache, dans son histoire à lui. C’est une chose que n’a peutêtre pas très bien comprise Luc Béraud… J’ai lu son livre qui est très bien : ce n’est pas le point de vue d’un critique ou d’un acteur mais d’une personne qui s’est formée sur le tas, et puis il 197 La Maman et la Putain, politique de l’intime a gardé son enthousiasme de jeune homme. C’est drôle, il me dépeint comme la prof qui sait bien son texte (j’étais professeure à la Sorbonne) alors que pas du tout, mais chacun sa vision… Par rapport à une situation de vie, j’avais envie de donner le meilleur possible, car l’enjeu pour Jean était très fort. Il fallait donc être au taquet, parce qu’il y avait justement ce côté vital pour lui. Pierre Lhomme vous a aidé sur le tournage ? Oui, il a commencé par m’aider lorsque je suis arrivée et que j’ai dû lutter contre une ligue Bernadette Lafont-Jean-Pierre Léaud. Pierre a arrêté le jeu en disant : « Ça suffit, on se met au travail ! » Cette attitude a été très précieuse. Je connaissais quand même Jean-Pierre depuis très longtemps, alors je ne sais pas pourquoi ça a commencé comme ça… Mais je m’en moquais, je ne risquais rien. Il n’y avait pas d’enjeu, outre la relation avec Jean, et, ayant passé des années à la Cinémathèque avec lui, je savais ce qu’il aimait ou n’aimait pas en matière de cinéma. C’était plus une position médiumnique, comme si j’essayais d’approcher ce qui était dans la tête de l’autre. Il y a des gens qu’on loupe dans la vie : j’ai loupé Bernadette, je ne sais pas pourquoi. Elle a dit après d’Eustache qu’il était un grand directeur d’acteur : « Il dirigerait une chaise, regardez Françoise Lebrun… » Merci ! Mais, que ce soit Pierre Lhomme ou JeanPierre Ruh, c’était une équipe de gens magnifiques, généreux, attentifs. C’est Pierre qui regardait d’abord dans l’œilleton de la caméra car, à l’époque, il n’y avait pas de combo. C’était lui, l’œil. Il y a eu quelques altercations sur le tournage, mais pas quand j’étais là. C’est un des tournages que j’aie vus qui s’est le mieux passé, mais, comme Véronika, je n’étais pas présente tout le temps… Pierre et Jean-Pierre étaient aimants, rassurants. 198 « Entre Racine et Céline… » Comment avez-vous perçu le personnage à l’époque et aujourd’hui ? Avez-vous aimé l’interpréter ? Je ne me suis pas posé la question. J’ai essayé d’être ce que racontait cette logorrhée. J’ai pu réfléchir au personnage après, pas sur le moment. Il n’y a eu ni reconnaissance, ni rejet, ni travail vers… Il me demande ça et je me dis qu’on va y arriver. Je ne regarde pas ce fi lm souvent. Je l’ai vu après la mort de Jean Eustache, parce que Frédéric Mitterrand avait ressorti le film à l’Olympic, et Agnès Chabot, qui s’occupait de la presse, m’avait conseillée de le revoir pour répondre aux potentielles interviews. J’ai ri pendant tout le fi lm, ce qui n’était pas arrivé au premier visionnage, et ce fut libérateur. C’est passionnant : deux fi lms sont là, Mes petites amoureuses et La Maman et la Putain, traitant exactement le même sujet : le langage. Il y en a une qui ne peut pas s’arrêter, et l’autre qui n’y arrive pas. Chaque fois, la question est : comment peut-on être bien dans sa peau quand on ne sait pas utiliser le langage ? Après coup, c’est ça aussi qui est regardé d’une autre manière. Je disais aussi que c’est entre Racine et Céline, à la fois un vocabulaire qui peut être célinien, mais une tension racinienne… Et puis j’ai dit que c’était un diamant noir… Ça m’a amusé quand j’ai rencontré Arthur Harari, qui a nommé son fi lm Diamant noir. Ça se recoupe… Avez-vous reçu des consignes particulières lors du tournage ? Non, les seules consignes étaient le texte. Moi, j’ai une mémoire assez vive, mais Jean-Pierre Léaud avait mis des mois à apprendre son texte et on répétait avant chaque prise… Eustache était assez intransigeant là-dessus : Jean-Pierre loupait une ponctuation et tout était à refaire. Vous parlez des actrices de Renoir… 199 La Maman et la Putain, politique de l’intime J’avais pratiqué la Cinémathèque pendant six ou sept ans aux côtés de Jean Eustache, alors je savais quels étaient les types de jeu souhaités, les références possibles aussi. C’était plutôt Janie Marèse pour la scène finale de La Chienne. C’est vrai que La Chienne est un modèle dans la noirceur et le trio amoureux… Dans le scénario d’Eustache, il est dit de Véronika qu’elle parle comme Mme Bovary… Le scénario a été édité après. Nous, ce qu’on avait, c’étaient des feuilles agrafées, sans direction de jeu ni référence. Mais quand vous êtes sur le lit et que vous mettez le bras comme Janie Marèse dans La Chienne, c’est un hasard ? Non, je connaissais le fi lm et Jean Eustache m’a dit : « Là, c’est Janie Marèse dans La Chienne. » Elle met son bras comme ça parce qu’elle se défend, moi aussi ! Ça n’est pas un geste invraisemblable… Elle fait juste un geste de défense… J’ai fait d’une certaine manière le mien avec un souvenir inconscient du fi lm… Il y a une espèce de cinéphilie souterraine dans le film… Jean Eustache avait fait pour le CNDP [Centre national de documentation pédagogique] un sujet avec Renoir sur La Petite marchande d’allumettes. Donc, il avait une admiration pour Renoir très importante quand il est parti aux États-Unis et est allé le voir à Los Angeles. Et puis, il y a eu un mouvement Cahiers-Renoir à l’époque, donc, ce n’était pas le seul. Ils aimaient Renoir, Ophüls, Lubitsch… 200 « Entre Racine et Céline… » Aviez-vous identifié le fameux monologue comme le morceau de bravoure reconnu aujourd’hui ? Pas du tout. C’était des pages à apprendre. Jean-Pierre a de très longs textes aussi. Il y avait des pavés. Celui-ci n’a pas été différemment fi lmé ou ressenti plus que les autres. Le mien était difficile à faire car c’était le texte de quelqu’un qui est ivre. Donc, il y a des retours, ce n’est pas un texte linéaire, mais c’est un texte qui revient, qui est répétitif… Alors, c’est difficile à négocier car ce n’est pas pour autant du Racine. Et puis, il voulait qu’il y ait des pleurs. Du coup, tout le monde pleurait à la fin du plan… C’était une ivresse réelle ? Je n’aurais pas pu le faire si j’avais été ivre. Non, il fallait se mettre en état de tournis, plutôt. Parce que le texte fait du tournis… Et Jean se tenait juste à côté de moi pendant la scène, les feuilles sur ses genoux pour vérifier. Moi, ça m’arrangeait car, justement, pour tous ces raccords compliqués, je pouvais jeter un œil. Il essayait de ne pas faire de bruit. On a fait trois prises, mais c’est la première qui est dans le film. On en a fait une deuxième que j’ai arrêtée tout de suite car je m’entendais refaire… Et puis, on en a fait une troisième, mais la première était la bonne. C’était un tournage économique ! Vous étiez présente à la première projection du film ? Non, je n’étais pas à Paris à ce moment-là. Je l’ai vu à Antégor, la salle de montage qui est dans le 16e arrondissement, lors d’une des projections de presse pour Cannes. Je ne pensais pas que c’était aussi ample. J’ai été surprise par la longueur du film. C’était à la fois ample et court. Au bout d’une heure et demie, on doit passer à la suite et ça pourrait durer des heures. Je ne pensais 201 La Maman et la Putain, politique de l’intime pas à moi pendant cette projection. Je trouvais que c’était bien fi lmé, je trouvais très bien toutes ces histoires de musique, avec Fréhel… et j’ai trouvé Jean-Pierre incroyable. Après l’avoir revu, j’ai trouvé que c’était un grand documentaire sur Paris. Tous les monuments disparus, et ceux éternels, comme un cadeau qu’on fait aux gens. Il s’est passé une chose assez jolie : alors que je jouais La Vie est un songe, à Toulouse, je suis rentrée un soir et j’ai vu devant moi un jeune couple dont la fi lle avait la coiff ure de Véronika et le garçon une sorte de redingote à la Jean-Pierre… Je me suis demandé si je leur tapais sur l’épaule ou pas… Et puis, non… Je les ai juste suivis, comme ça… Je ne rêvais pas : la petite coiff ure de Véronika n’est pas si fréquente à voir… Il y a eu tellement de gens et de fi lms inspirés par ce fi lm. Qu’est-ce que vous pensez de la réception du film à l’époque ? Je me suis dit à la première vision : « C’est un météore dans le ciel du cinéma, il est parti pour toujours. » C’est un objet insensé qui est là, à tout jamais. Ce qui m’a frappée, c’est qu’il ressort à droite et à gauche tous les dix ans, et on voit des jeunes gens touchés, c’est-à-dire que ça passe de génération en génération : ça montre que les histoires d’amour ne sont toujours pas réglées… Je suis allée le présenter dans des endroits un peu lointains et chaque fois ça déclenche une foule incroyable… Et puis, ça me confère un statut de quasi-idole ! Et je réponds : « Non, c’est un travail, c’est un fi lm… » Vous avez conservé le contact avec Jean Eustache les dix années qui ont suivi ? Oui, avec Pierre Lhomme aussi, Jean-Pierre Ruh… Avec Jean-Pierre Léaud, pas tellement, et avec Bernadette Lafont, pas du tout. Mais c’est comme une famille, ça n’éclate pas. 202 « Entre Racine et Céline… » Pierre Lhomme décrit toujours ce tournage comme très grave. On peut voir le film comme quelque chose de très grave, avec la dramaturgie, la douleur amoureuse… et, en même temps, Véronika échappe complètement à ça. C’est un personnage solaire ou lunaire, mais qui éclaire. Je ne l’ai pas ressenti de cette manière, a priori. Je disais mon texte, c’était tout. Ce n’était pas interpréter, c’était dire. En plus, Véronika aime à la fois choquer par le langage et se blesser ellemême… Elle a un rapport sacrificiel au langage. Si on voulait l’attaquer, elle l’a déjà fait, donc ce n’est pas la peine… C’est un personnage très tonique, elle n’hésite pas à aller où elle veut. C’est une brutasse qui y va gaiement. Dans ce contexte dramatique, il y a la présence de Catherine Garnier… Vous la ressentiez ? Non, parce que, pour moi, l’histoire avec Jean était terminée. Je m’étais mariée, j’étais dans un autre univers. On avait tous envie de faire en sorte que tout se passe au mieux. J’ai juste fait mon travail le mieux possible, en m’inspirant de certaines choses. Par exemple, de Nadia Sibirskaïa, une actrice formidable qu’on voit dans La vie est à nous. J’avais donc mes petits repères internes. Cette plongée dans le cinéma des années 1930, que nous voyons en tant que cinéphiles ou amateurs, Luc Béraud et Pierre Lhomme ne la voient pas du tout. Vous, si. J’étais peut-être une des personnes qui connaissaient le mieux ce que Jean Eustache aimait au cinéma. À trois ou quatre séances par jour à la Cinémathèque pendant six ou sept ans, on a eu le temps d’en voir pas mal… 203 La Maman et la Putain, politique de l’intime Et vous en discutiez… Non, j’écoutais. La personne avec qui Jean en discutait de façon impressionnante, c’était Rivette. Parce qu’à un moment il a travaillé sur Renoir, le patron avec Rivette. Moi, j’étais étudiante, j’avais un petit boulot à deux pas de la salle de montage et je déjeunais avec eux. Je les écoutais parce que Rivette était une intelligence en mouvement permanent, donc je n’allais pas arriver en disant : « Ah ouais, c’était bien ! » On se tait et on écoute. Vous aviez vu L’Amour fou ? Oui, magnifique. J’aimerais bien le revoir. C’était vraiment très impressionnant. Je sais qu’il y avait la partie théâtre, mais elle disparaît derrière Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon. Et je connaissais aussi Marilù Parolini qui a écrit le scénario avec Rivette. À Cannes, cette année, l’Acid [Association du cinéma indépendant pour sa diff usion] a présenté L’Amour debout, de Michaël Dacheux. Vous avez participé à ce film qui évoque Jean Eustache… Oui, c’était amusant. Michaël a fi lmé à la Cinémathèque la rétrospective des fi lms de Jean, donc moi-même en tant que moi-même, théoriquement, et ensuite le personnage de Françoise Lebrun qui entre dans l’histoire de ces jeunes gens qui sont en train de chercher le sens de leur vie. Donc, c’était plutôt drôle. Mais Françoise Lebrun n’est pas très sympathique dans ce fi lm. Vous avez finalement gardé ce personnage de Véronika ? Non… J’ai toujours refusé. Dès qu’on me proposait une resucée de ce type-là, je refusais, car je n’en voyais pas l’intérêt. Dans 204 « Entre Racine et Céline… » le fi lm de Michaël, c’est moi-même, pas Véronika. Ensuite, je me suis retrouvée dans des films de femmes. Il y a eu Paula Delsol, Michelle Rosier, Claire Clouzot… Et Véronika n’était pas le personnage de ces films. En même temps, il y a un contresens par rapport au film qui est souvent présenté comme une espèce de manifeste libertaire alors qu’en réalité les mouvements du type MLF y sont un peu brocardés… Mais cette émancipation des femmes apparaît à travers Véronika dans le film, donc il finit par incarner cela aussi, peut-être contre les intentions d’Eustache… C’était quand même quatre ans après 68. En quatre ans, il s’était passé pas mal de choses… Mais, La Maman et la Putain, ce n’est pas la Nouvelle Vague, ni 68, car il y a une part de dandysme dans le film qui n’est pas du tout caractéristique de 68. Mais il y a de la provocation, assez souvent, la volonté de toucher à des tabous… Sur le vocabulaire, ça a changé beaucoup de choses. J’entends parfois dans la rue « Oh ! Putain ! » et je me dis : « “Putain”, c’est moi qui ai lancé le mot ! » C’était une révolution du langage ! C’est ce qui a quand même pas mal choqué. Ce langage inhabituel à l’écran, pour l’époque, c’était quelque chose dont vous étiez consciente ? Oui, mais je ne l’ai pas analysé. J’ai essayé de jouer avec. Quand je parle de l’agressivité de Véronika, c’est à ça que je pense. Elle agresse à la fois les gens et elle se blesse elle-même. Il ne fallait pas le jouer mais dire le texte. Et le texte portait tout. Mais vous, malgré tout, vous ne pouvez pas dissocier la femme que vous étiez à l’époque, dans un environnement des mouvements d’émancipation des femmes, de la libération sexuelle… 205 La Maman et la Putain, politique de l’intime On ne fait pas du cinéma pour être militant. On respecte le choix, l’écriture, la dramaturgie de l’auteur. Je ne me vois pas en train de dire à Jean Eustache : « Tu ne crois pas que ça fait beaucoup de “chier un maximum”, là ? » 206 Index A Adieu Philippine 129 Agamben, Giorgio 146 Alaguillaume, Matthias 11, 79, 94 Albert souffre 176 Allonnes, Fabrice Revault d’ 83, 93 Alvarez, Angel Diez 33 Amengual, Barthélémy 53, 61, 65, 66, 67, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 77, 155 Amiel, Vincent 95 Amossy, Ruth 37 Amour à vingt ans, L’ 117 Amour debout, L’ 204 Amour fou, L’ 177, 204 Amour l’après-midi, L’ 128 Apartian, Dibar 131 Arrangement, The (L’arrangement) 170 Arrieta, Adolfo 104, 120, 196 Artières, Philippe 155 Azoury,Philippe 142 B Baecque, Antoine de 9, 10, 15, 29, 33, 34, 40, 53, 54, 62, 95, 98, 99, 101, 142 Baisers volés 117, 128 Bareau, Catherine 68 Barthes, Roland 25 Bastide, Bernard 123, 124 Bataille, Georges 180 Baudelaire, Charles 63, 165 Beau Serge, Le 136 Beauvois, Xavier 59 Becker, Jean 48, 191 Bellemare, Pierre 56 Belmondo, Jean-Paul 92 Belvaux, Lucas 122 Béraud, Luc 9, 10, 13, 32, 33, 37, 38, 39, 41, 44, 50, 54, 57, 81, 82, 112, 115, 130, 137, 138, 157, 175, 197, 203 Berghauer, Hiroko 128 Bergman, Ingrid 9 Berling, Charles 182 Bernanos, Georges 25, 59, 118 Berri, Claude 32, 192 Bertolucci, Bernardo 148 Bête humaine, La 159 Biaggi, René 40 Biette, Jean-Claude 39, 51, 85, 86, 101, 104, 120, 129, 196 Billetdoux, Raphaële 39 Blain, Gérard 116 Blier, Bertrand 164 Blonde, Didier 94 Bloom, Harold 53 Blum, Sylvie 33, 41, 79, 80, 84, 112, 113 Bodard, Mag 192 Bonello, Bertrand 9 Bonheur, Le 128 Bonitzer, Pascal 141, 147, 148, 161, 162, 170 Bonnes femmes, Les 136 Borges, Jorge Luis 119 Bory, Jean-Louis 166 Bottois, Marie 68 Boudu sauvé des eaux 159 Boulangère de Monceau, La 128 Bouquin, Jean 36 Bozon, Serge 9 207 La Maman et la Putain, politique de l’intime Breillat, Catherine 59 Bresson, Robert 47, 50, 51, 52, 53, 54, 104, 116, 125, 130, 131, 159, 185, 186, 189, 190 Briot, Marie-Odile 141 Brooks, Richard 170 Burch, Noël 167 Burdeau, Emmanuel 61, 71 C Cabréra, Dominique 59 Camille Claudel 176 Cancre, Le 122 Casabianca, Denise de 176 Castoriadis, Cornelius 153 Cavalier, Alain 164 Cavani, Liliana 160 Céline, Louis-Ferdinand 76, 195, 199 Ce que cherche Jacques 104, 120 Cervoni, Albert 141, 150 César et Rosalie 164 Chabot, Agnès 199 Chabrol, Claude 123, 136 Chagrin et la Pitié, Le 160 Chair de l’orchidée, La 194 Chamade, La 164 Charitonoff, Irina 178 Château de Pointilly, Le 104, 120, 196 Chéreau, Patrice 194 Chienne, La 13, 105, 157, 158, 159, 165, 167, 168, 171, 178, 190, 200 Chinoise, La 97, 155 Chion, Michel 87 Cieutat, Michel 12, 111, 126 Classe ouvrière va au paradis, La 56 208 Clouzot, Claire 122, 205 Cochon, Le 120 Cocteau, Jean 36 Cohen, Évelyne 68 Cohn-Bendit, Daniel 153, 180 Collet, Jean 70, 72, 81 Contat, Michel 45 Cottrell, Pierre 33, 39, 175, 176, 179, 193, 195 Crawford, Joan 64 Crime de Monsieur Lange, Le 158 D Dacheux, Michaël 9, 204, 205 Damamme, Dominique 141 Damia, Marie-Louise Damien dite 35, 73, 74, 159 Daney, Serge 33 Darrieux, Jessa 39 Dassault, Madeleine 24 David, Angie 62 Delahaye, Michel 54 Deleuze, Gilles 149 Delsol, Paula 205 Départ, Le 117 Dernier Tango à Paris, Le 141, 148, 162, 170 Desailly, Jean 128 Desplechin, Arnaud 9, 59, 122 Deux Anglaises et le continent, Les 117, 128 Dewaere, Patrick 32 Diamant noir 199 Doillon, Jacques 191 Domicile conjugal 117, 128 Dorléac, Françoise 128 Doubrovsky, Serge 32 Douchet, Jean 39, 62, 125 « Entre Racine et Céline… » Douin, Jean-Luc 33 Dreyer, Carl Theodor 47, 92, 159 Drouot, Jean-Claude 129 Dubois, Colette 10, 35, 44, 45, 51, 82, 83, 93, 97, 101, 102, 105, 108 Duchamp, Marcel 66 Dupeyron, François 122 Duprat, Arnaud 7, 11, 95, 109, 175, 185, 195 Duras, Marguerite 196 Durastanti, Sylvie 33, 34 Duvivier, Julien 159 E Eisenschitz, Bernard 39, 125 Enfance nue, L’ 175 Engels, Friedrich 147 En haut des marches 122 Estais, Jérôme d’ 9, 10, 62, 99, 101, 107 Eustache, Boris 39 Eyquem, Olivier 35 F Farçy, Gérard-Denis 95 Feld, Nelly 154 Ferreri, Marco 8, 148 Fiancée du pirate, La 136 Fieschi, Jean-André 182 Fille prodigue, La 191 Flaubert, Gustave 86, 127 Fontanel, Rémi 10, 11, 31, 45, 142 Foucault, Michel 45, 161 Fraenkel, Jacques 182 Fréhel, Marguerite Boulc’h dite 22, 23, 73, 74, 116, 159, 202 G Ganzo, Fernando 36, 39 Garnier, Catherine 15, 16, 33, 37, 38, 39, 44, 54, 104, 107, 123, 130, 136, 182, 193, 203 Garrel, Philippe 9, 31, 74 Gaulle, Charles de 160 Genon, Arnaud 36 Gobille, Boris 141 Godard, Jean-Luc 26, 54, 57, 92, 97, 117, 129, 131, 135, 155, 162, 167, 194 Goupil, Romain 162 Goya, Chantal 129 Grande bouffe, La 7, 141, 148, 162, 170 Grande illusion, La 159 Grandval, Berthe 40 Grell, Isabelle 32, 34, 36, 37 Grémillon, Jean 159 Grinberg, Anouk 182 Guiguet, Jean-Claude 51 Guitry, Sacha 48 H Habib, André 99, 162 Hamburger, Käte 69 Hansen-Love, Mia 9 Hanska, Évane 142, 158 Happy Ending, The 170 Harari, Arthur 199 Haudiquet, Philippe 49 Hayden, Sterling 64 Homme fragile, L’ 122 Hommes, le dimanche, Les 167 Honoré, Christophe 9 Honoré, Philippe 7 209 La Maman et la Putain, politique de l’intime I Idoles, Les 39 Ingres, Jean-Auguste-Dominique 138 Inguélézi 122 J Jade, Claude 128 Jagger, Mick 40 Jeanneney, Jean-Noël 154 Jean Renoir, le patron 158 Jeanson, Henri 166 Jobert, Marlène 129, 166 Johnny Guitar ( Johnny Guitare) 64 Jules et Jim 135 K Kalfon, Jean-Pierre 204 Kaplan, Nelly 136 Karina, Anna 92, 131, 167 Kazan, Elia 170 Krasucki, Henri 154 L Lacan, Jacques 36 Lacombe Lucien 160 Lafont, Bernadette 8, 12, 32, 38, 54, 80, 97, 104, 111, 112, 114, 116, 117, 118, 119, 120, 122, 123, 124, 126, 130, 131, 134, 136, 170, 179, 183, 196, 198, 202 Lang, Fritz 47, 92, 159 Lavaudant, Georges 182 Leander, Zarah 74, 159 210 Léaud, Jean-Pierre 12, 36, 41, 68, 73, 75, 83, 97, 103, 104, 106, 108, 111, 114, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 124, 125, 126, 128, 129, 130, 131, 137, 155, 159, 168, 170, 179, 198, 199, 202 Lebrun, Françoise 12, 13, 37, 38, 41, 42, 50, 51, 55, 68, 96, 97, 101, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 111, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 122, 125, 126, 128, 130, 131, 134, 136, 137, 138, 139, 157, 158, 159, 165, 170, 171, 179, 187, 188, 190, 195, 198, 204 Lefort, Claude 153 Leplatre, Olivier 32 Lévy-Klein, Stéphane 35, 62, 63, 70, 71, 114, 150 Lhomme, Pierre 8, 13, 19, 33, 50, 52, 82, 83, 90, 93, 105, 108, 125, 157, 178, 179, 185, 196, 198, 202, 203 Lindenmeyer, Georges 40 Loeb, Caroline 39 Loeb, Martin 39 Lomillos, Miguel Àngel 9 Lonsdale, Michael 194 Loulou 167 Löwy, Michael 73 Lowy, Vincent 7, 13, 157, 171, 175, 185, 195 Lubitsch, Ernst 200 Lucet, Sophie 95 Lux, Guy 56 Lvovsky, Noémie 59 « Entre Racine et Céline… » M Malle, Louis 160 Ma nuit chez Maud 128 Marc’O, Marc-Gilbert Guillaumin dit 39 Marèse, Janie 105, 158, 190, 200 Marie, Michel 34, 53, 54, 57 Marker, Chris 162 Martinelli, Jean-Louis 182 Martinez, Henri 142, 155 Marx, Karl 147 Mascolo, Dionys 196 Masculin féminin 117, 129, 135 Matonti, Frédérique 141 Matuszewski, Marinka 33, 37, 38, 39, 104, 105, 115, 121, 123, 130, 137, 153, 175, 183 Maurin, François 141, 150, 162 Mauvaises fréquentations, Les 142 Mépris, Le 57 Mercier, Louis-Sébastien 21 Mes petites amoureuses 18, 31, 32, 39, 54, 142, 169, 175, 176, 179, 183, 194, 199 Michaux, Henri 169 Milhaud, Sylvie 182 Mistons, Les 136 Mitterrand, Frédéric 199 Mizoguchi, Kenji 47, 70, 158 Mnich, Geneviève 39 Morari, Codruta 10, 11, 47, 59 Moreau, Jeanne 135 Morin, Didier 40, 51, 55, 82 Morin, Edgar 153 Moullet, Luc 48, 175 Mourir à trente ans 162 Murnau, Friedrich Wilhelm 20, 47, 51, 92, 121 N Nacache, Jacqueline 106 Naremore, James 103 Neuwirth, Lucien 170 Nous ne vieillirons pas ensemble 35, 164, 166, 168 Nuit américaine, La 57 Numéro zéro 32, 80, 84, 93 Nuytten, Bruno 176 O Offre d’emploi 142 Ogier, Bulle 204 Ophuls, Marcel 160 Ophuls, Max 200 Out one 117 P Pabst, Georg Wilhelm 167 Pagnol, Marcel 48, 115 Pandora 183 Paolo Pasolini, Pier 160, 162 Parolini, Marilù 204 Peau douce, La 128 Peine Perdue de Jean Eustache, La 33 Pennetier, Claude 155 Pépé le Moko 159 Père Noël a les yeux bleus, Le 70, 72, 115, 116, 117, 129, 142 Péron, Serge le 166 Perrais, Agnès 10, 11, 61 Petite Lise, La 159 Petite marchande d’allumettes, La 200 Petit soldat, Le 131 211 La Maman et la Putain, politique de l’intime Petri, Elio 56 Philippon, Alain 9, 31, 52, 53, 61, 68, 77, 99, 100, 103, 106, 108, 112, 113, 116, 121, 141 Photos d’Alix, Les 58 Piaf, Édith 28, 136 Pialat, Maurice 31, 32, 34, 35, 42, 54, 164, 166, 168, 170, 175 Pichelin, Stéphane 12, 141, 156 Pickpocket 52, 116 Picq, Jean-Noël 40, 116, 159, 160, 168, 169 Pierrot le fou 92 Portier de nuit 160 Pourquoi pas 164 Pour rire 122 Prieur, Jérôme 33, 41, 79, 80, 84, 112, 113 Prim, Monique 178 Proust, Marcel 35, 59, 169 Pudal, Bernard 141 Q Quatre cents coups, Les 111, 117 Quatre nuits d’un rêveur 51, 52, 125, 130, 185 R Racine, Jean 195, 199, 201 Ray, Nicholas 51, 64 Règle du jeu, La 8, 159 Renard, Jacques 33, 40, 116, 118, 125, 135, 149, 159, 185, 194 Renoir, Jean 8, 13, 47, 105, 157, 158, 159, 163, 167, 168, 171, 177, 178, 190, 199, 200, 204 Restif de la Bretonne, Nicolas 212 Edme Restif dit 21 Rivette, Jacques 117, 158, 177, 178, 190, 204 Robert, Odette 32 Roche, Roger-Yves 36 Rodrigo, Jesús 9 Rohmer, Éric 128 Rojas, Maria Andrea 45 Rosière de Pessac, La 115, 120 Rosier, Michelle 205 Roubaud, Alix Cléo 58 Rozier, Jacques 129 Ruh, Jean-Pierre 8, 12, 19, 36, 97, 103, 104, 106, 111, 114, 116, 117, 120, 121, 122, 124, 125, 128, 129, 130, 131, 155, 159, 168, 175, 196, 198, 199, 201, 202 S Salò ou les 120 journées de Sodome 160 Sartre, Jean-Paul 18, 74, 162 Sautet, Claude 164 Sayre, Robert 73 Schanelec, Angela 9 Schlesinger, John 164, 181 Schuhl, Jean-Jacques 40, 125, 160, 168, 169 Sellier, Geneviève 12, 95, 127, 139, 167 Serreau, Coline 164 Sex-Shop 192 Seyrig, Delphine 128 Sibirskaïa, Nadia 159, 203 Simon, Michel 51, 158, 190 Simsolo, Noël 125 Siodmak, Robert 167 « Entre Racine et Céline… » Skolimowski, Jerzy 117 Souvenirs d’en France 122 Subor, Michel 131 T Tavernier, Bertrand 9, 164, 178 Téchiné, André 39, 122 Tessier, Valentine 105, 190 Thomas, Pascal 176 Toubiana, Serge 33, 161, 166 Tremblay, Élène 43 Trois souvenirs de ma jeunesse 122 Truffaut, François Roland 31, 32, 57, 97, 111, 117, 118, 119, 123, 127, 128, 135, 136 Wiazemski, Anne 155 Y Yanne, Jean 166, 168 Z Zancarini-Fournel, Michelle 155 U Un dimanche comme les autres 181 Une belle fille comme moi 123 Une femme est une femme 167 Une sale histoire 57, 58, 193 V Vadim, Roger 26 Valloton, Félix 7 Valseuses, Les 164 Vanoye, Francis 95, 98 Varda, Agnès 128 Vecchiali, Paul 122 Vie est à nous, La 203 W Weingarten, Isabelle 37, 38, 51, 104, 114, 116, 118, 125, 126, 130, 137 213 Table des matières Introduction ....................................................................................... 7 par Arnaud Duprat et Vincent Lowy Dans Paris ........................................................................................ 15 par Antoine de Baecque Miroirs de l’autofiction ..................................................................... 31 par Rémi Fontanel L’autorisation de l’intime. Je(ux) d’auteur dans La Maman et la Putain de Jean Eustache ............................................................ 47 Codruța Morari « En vert et contre tout. » La Maman et la Putain entre ironie dandy et lyrisme pathétique........................................... 61 Agnès Perrais Des images qui parlent : mises en scène de la parole dans La Maman et la Putain ............................................................. 79 Matthias Alaguillaume Le « monologue » final de Véronika ou l’accomplissement de la démarche artistique de Jean Eustache ...................................... 95 Arnaud Duprat De la non-direction d’acteur selon Jean Eustache .......................... 111 Michel Cieutat Une représentation des rapports homme/femme entre modernité et archaïsme ......................................................... 127 Geneviève Sellier Question de classe : Alexandre, ses femmes et la politique ............. 141 Stéphane Pichelin Jean Eustache au miroir de Renoir ................................................. 157 Vincent Lowy « Travailler avec Jean, c’était à la fois simple et compliqué… » ........ 175 Entretien avec Luc Béraud « On voulait une caméra qui n’existe pas… » .................................. 185 Entretien avec Pierre Lhomme « Entre Racine et Céline… » .......................................................... 195 Entretien avec Françoise Lebrun Index .............................................................................................. 207 Composition : Le Bord de L’eau éditions Cet ouvrage a été achevé d’imprimer en janvier 2020 pour le compte des éditions Le Bord de L’eau par XXXXXXXXX. Dépôt légal : février 2020 – N° d’impression : XXXXXX Imprimé en France