CDLM 4932
CDLM 4932
CDLM 4932
79 | 2009
Les Morisques
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/cdlm/4932
DOI : 10.4000/cdlm.4932
ISSN : 1773-0201
Éditeur
Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine
Édition imprimée
Date de publication : 15 décembre 2009
Pagination : 303-317
ISBN : 2914561490
ISSN : 0395-9317
Référence électronique
Samia Chergui, « Les morisques et l’effort de construction d’Alger aux XVIIe et XVIIIe siècles », Cahiers
de la Méditerranée [En ligne], 79 | 2009, mis en ligne le 16 juin 2010, consulté le 08 septembre 2020.
URL : http://journals.openedition.org/cdlm/4932 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdlm.4932
Introduction
« On ne voit presque dans la ville que les Maures, qui ont été chassés d’Espagne » :
c’est avec ces mots que Laugier de Tassy avait décrit Alger au début du xviiie siècle 1.
L’arrivée en nombre de ces morisques, héritiers de la vie islamique d’al-Andalus et
des communautés mudéjares, qui furent expulsés d’Espagne un siècle auparavant,
correspond en effet à la période de grande croissance urbaine de la ville. Aussi, la
question principale qui peut d’emblée être posée s’exprime-t-elle en ces termes : la
réussite sociale de cette communauté récemment installée avec ses capitaux et son
savoir-faire reflète-t-elle, à elle seule, la réalité d’un essor urbain véritable d’Alger ?
Le thème des morisques, qui retient l’intérêt des chercheurs, mérite à ce titre
d’être encore approfondi, car, en dépit de l’abondance des études, certaines ques-
tions ne semblent pas avoir été entièrement résolues.
Si l’on se reporte, par exemple, aux archives habûs d’al-Baylik, pour la plupart
inédites 2, on ne peut que porter un regard nouveau sur l’implication de cette dias-
pora dans l’effort de construction et de rénovation du cadre architectural en Alger
ottomane. L’étude attentive de certains registres comptables et leur manipulation
raisonnée ont permis des constats qui nous ont paru d’un intérêt particulier. Elles
nous amènent à explorer pour la première fois un domaine qui se rattache à l’ap-
port des morisques au secteur du bâtiment. Mais, auparavant, il nous paraît in-
dispensable de revenir, même brièvement, sur le contexte historique qui a présidé
à leur insertion socioprofessionnelle.
essor : ils ont relevé Cherchell, Ténès et Dellys de leurs ruines, repeuplé Blida et
fondé Koléa, voire aussi doté d’eau courante la ville d’Alger, qui ne possédait au-
paravant que ses puits et ses citernes. Il serait toutefois inexact de croire que leur
établissement sur cette terre d’exil ne date que de 1609. Une première émigration,
dont il ne subsiste que quelques traces, eut lieu après la prise de Grenade, en
1492 4. En effet, avec l’établissement d’un pouvoir ottoman à Alger, vers 1519, l’in-
tervention fut plus franchement engagée dans l’aide aux morisques. Au cours du
xvie siècle, les berlerbeys disposaient de l’assistance militaire des premiers arrivés
andalous. Plusieurs documents, provenant des archives de Simancas, signalent
leur attachement empressé à défendre la ville contre l’attaque de Charles Quint.
Une véritable riposte fut alors préparée, mettant à profit leur esprit combatif et
leur maîtrise des techniques guerrières 5.
Or, la situation semble changer pour les quelques 25 000 morisques établis
à Alger, au début du xviie siècle. L’arrivée massive de ces émigrés, dans une ville
où les captifs chrétiens abondent et accomplissent toute sorte de besognes, ne
pouvait que saturer davantage le marché de l’emploi. Ils se voient donc offrir très
peu de métiers qui, souvent, ne correspondent pas à leur capacité réelle ni à leur
rang social. En raison de cette précarité, ils obtiennent, par leurs revendications
adressées à la Grande Porte, leur assimilation aux baldî-s algérois (citadins, natifs
de la ville). Grâce aux deux firmans émanant de l’autorité suprême ottomane
respectivement datés du 28 juillet 1571 et du 14 novembre 1573, leur insertion dans
la vie économique d’Alger est ainsi rapidement concrétisée par l’offre de postes
de travail à la mesure de leur qualification 6. C’est à partir de ce moment précis
que les administrateurs des institutions de la mainmorte, c’est-à-dire des biens
habûs, sont alors tenus de réserver aux morisques, en priorité, des postes d’em-
plois conformes à leurs compétences intellectuelles.
Le nom de Tagarin (Thaghrî), longtemps attaché à cette communauté d’expul-
sés morisques fixés essentiellement dans un quartier extérieur à la Nouvelle Porte
(bâb al-Jadîd), appelé également les Tagarins, perpétue le souvenir de leur terre
natale sise dans les confins nord de l’Espagne, au cœur des royaumes d’Aragon, de
Valence et de Catalogne 7. Fray Diego de Haëdo, tenu en captivité à Alger, de 1578
à 1581, atteste que ces derniers possédaient environ 1 000 maisons – soit un 1/6 de
la propriété urbaine totale – et exerçaient diverses professions. Dans le domaine
du bâtiment, « il y a parmi eux des serruriers, des charpentiers, des maçons et des
potiers » 8.
L’intégration des morisques dans la société locale avait atteint toutefois son
terme à la fin du xviiie siècle. Venture de Paradis, dont le séjour algérois s’est pro-
longé de 1788 à 1790, ne compte désormais plus cette minorité ethnique séparé-
ment, mais comme une partie intégrante des corps de baldî-s 9. De même, l’Abbé
Raynal signale qu’au cours de cette période, très peu de morisques sont désignés
par leur origine 10. Pour retrouver leur trace, il faut donc chercher dans les archives
des habûs où ces derniers, qui autrefois formaient une véritable communauté
– jamâ’at al-Andalus 11 –, figurent aussi bien parmi les fondateurs de waqf – terme
classique employé en droit musulman pour parler de la mainmorte, synonyme de
habûs au Maghreb – que parmi les membres les plus influents des corporations
de métiers, notamment en rapport avec le secteur du bâtiment. En revanche, la
référence aux origines morisques apparaît très rarement dans les registres d’inven-
taire et de comptabilité tenus à partir de la seconde moitié de ce même siècle. Il
s’agit d’une assimilation probablement voulue par le pouvoir central ottoman,
qui jusqu’alors n’avait jamais envisagé de les doter d’un statut politique différent
du reste de la population algéroise.
Une telle vision assimilatrice avait d’ailleurs fortement conditionné la répar-
tition urbaine de cette frange de la population. Sakina Missoum remarque, à
travers l’échantillon des actes analysés, que plus de 150 maisons de morisques,
localisées et datées de 1645 à 1830-1831, se trouvent dispersées dans le tissu urbain.
L’auteur démontre que la plus grande densité de ces maisons se concentre dans les
deux zones qui auraient été libres de constructions : la partie sud-ouest et la zone
haute, à l’Ouest 12. La densification de ces zones aurait-elle été rapidement atteinte
au xviie siècle ou se serait-elle adaptée à la cadence des expulsions des morisques ?
En l’absence de données suffisantes sur ce flux migratoire, seul est noté le fait que
les nouveaux arrivés ne s’étaient pas implantés dans la ville de manière concentrée
– dans un quartier spécifique ou le long d’une rue donnée –, comme c’était le
[N.D.E.] Notons aussi que le terme Tagarinos est répertorié dans le dictionnaire de Covarrubias
de 1611, Tesoro de la lengua castellana o española, où il y est dit que ce sont « les anciens morisques,
élevés parmi les vieux-chrétiens, en Castille et en Aragon, qui savent tout aussi bien notre langue
que la leur, de sorte qu’on peut à peine les distinguer ni les reconnaître, si ce n’est du fait que
par ordre ils doivent vivre dans certains quartiers ».
8. Fray Diego de Haëdo, « Topographie et histoire générale d’Alger », Dr. Monnereau et Adrien
Berbrugger (trad.), Revue Africaine (RA), t. 14, 1870, p. 364-375 sq., p. 495.
9. Jean-Michel Venture de Paradis, Alger au XVIIIe siècle, Alger, Éditions Edmond Fagnan, 1898, p. 3.
10. L’abbé Guillaume-Thomas Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du
commerce des Européens dans les deux indes, La Haye, Éditions Gosse fils, 1774, t. II, p. 139.
11. La survivance en Espagne des Mudéjares (musulmans vivant, du fait de la Reconquista, sur un
territoire dont le prince est chrétien), puis des morisques (Mudéjares baptisés), montre toute
l’importance de cette cohésion sociale autour d’al-jamâ a, structure très originale de l’Islam
d’Occident. Miguel de Epalza, « Les Morisques, vus à partir des communautés Mudéjares pré-
cédentes », Les Morisques…, op. cit., p. 29-41.
12. Sakina Missoum, Alger à l’époque…, op. cit., p. 166-167.
!$ LES MORISQUES, D’UN BORD À L’AUTRE DE LA MÉDITERRANÉE
cas pour les gens de Salé (hûmat al-Slâwî) et de Djerba (zanqat al-Jrâba). Cette
diaspora se taillait pourtant une part importante de la propriété urbaine. Parmi
les familles morisques les plus aisées, les Ben Mar et les Bû Dharba résidaient dans
le quartier de l’ancienne halle à grains (hûmat al-Rahba al-Qadîma) tandis que les
Shwîhad étaient installés dans le quartier du bain à eau salée (hûmat Hammâm
al-Mâlah) 13. Au Maroc, des noyaux urbains andalous, comme Tétouan et Salé,
ont aussitôt aspiré à l’autonomie, alors qu’en Tunisie les deux villages morisques
de Testour et de Soliman ont très vite bénéficié des pleins pouvoirs administratif
et judiciaire 14.
Pour ce qui est des métiers, la production de soie relevait du monopole des
tisserands morisques (harrârîn), lesquels fournissaient à l’État l’une des plus im-
portantes recettes fiscales. L’industrie textile (fabrication de bonnets : shwâshî)
se trouvait, elle aussi, aux mains de cette diaspora ; elle s’était considérablement
développée pendant le xviie siècle. Les professions de couturier ou de tailleur
(khayyât), celle de fabricant de babouches (bâbûjî) et celle de parfumeur ( attâr)
formaient trois autres métiers couramment exercés par ces derniers, qui trou-
vaient, par ailleurs, dans le rachat de captifs chrétiens une source de recettes fruc-
tueuse. Le commerce extérieur, qui était de peu d’importance, fut aussi accaparé
par les morisques d’Espagne et les juifs 15. Enfin notre examen des états comp-
tables, établis à différentes périodes par l’administration ottomane des habûs, vise
à démontrer, plus loin, que les métiers liés à la construction et particulièrement
celui de maçon sont en général l’apanage de morisques et se transmettent de père
en fils, sans que cela soit tout à fait systématique.
13. Aicha Ghettas, Al-hiraf wa al-hirafiyyûn bi-madinat al-Djazâ’ir : 1700-1830. Muqâraba ijtimâ iyya-
iqtisâdiyya, Alger, Éditions de l’Entreprise algérienne de communication, d’édition et de publicité
(ANEP), 2007, p. 321-335.
14. Denise Brahimi, « Quelques jugements sur les Maures Andalous dans les régences turques au
xviie siècle », dans Miguel de Epalza et Ramón Petit (dir.), Recueil d’études sur les Moriscos Andalous
en Tunisie, Madrid, Ed. Dirección de Relaciones Culturales, 1973, p. 135-149.
15. Les morisques sont également parmi les protagonistes de la spéculation financière à Alger. Idem,
p. 137-140.
16. ANA, al-Mahâkim al-Shar iyya, boîte 116, doc. 110/109.
LES MORISQUES ET L’EFFORT DE CONSTRUCTION D’ALGER AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES !%
17. Ils figurent sur la liste des syndics de bâtiment ayant exercé leur fonction de 1634 à 1835. Aicha
Ghettas, Al-hiraf wa al-hirafiyyûn…, op. cit., p. 151. Notons que, si al-Thaghrî signifie, comme
nous l’avons vu, le Tagarin, al-Qashtûlî veut dire le Castillan.
18. L’épithète « al-Yasrî » pourrait se référer à la ville andalouse d’Alcalâ de los Banû Said. Gabriel
Colin, Corpus des inscriptions arabes et turques de l’Algérie, Paris, Éditions Ernest Leroux, 1910,
p. 112 sq.
19. Albert Devoulx, « La batterie des Andalous à Alger », RA, t. 16, 1872, p. 340-342.
!& LES MORISQUES, D’UN BORD À L’AUTRE DE LA MÉDITERRANÉE
Le parcours du fils aîné, en l’occurrence Alî al-Thaghrî ben Mûsa, est exem-
plaire à plus d’un titre. Il fut promu au poste d’architecte en chef dès l’année
1044/1633-1634. Trois ans plus tard, Alî Pâshâ, alors dey d’Alger, le désigna à la
tête des travaux d’achèvement de la caserne d’al-Khadhdhârîn, dite aussi Dâr
al-Inkishâriya al-Djadîda (la caserne nouvelle) ou al-Fûqâniya (celle du haut), à
cause de sa position relativement plus élevée par rapport à sa voisine al-Tahtâniya
(celle du bas). Notons que ce fut son père, maître Mûsa, qui réalisa, dix ans
plus tôt, cette ancienne caserne appelée Dâr al-Inkishâriya al-Qadîma mtâ al-
Khadhdhârîn 20.
Il est permis de remarquer, d’après le registre de comptabilité n° 325/423, que
l’ampleur et la complexité des travaux engagés pour édifier un bâtiment aussi
grand que la Nouvelle Mosquée avait nécessité, par ailleurs, la présence soutenue
de l’expert du bâtiment al-Hâjj Brâhîm al-Thaghrî, second fils du maître Mûsa 21.
La collaboration de ce morisque, originaire des régions frontalières du nord de
l’Espagne, à l’encadrement et au contrôle de cette réalisation monumentale était
permanente durant les trois premières années de chantier, soit entre 1067/1656-
1657 et 1069/1658-1659. Les différents états comptables signalent certaines de ses
activités ainsi : « lill-Hâjj Brâhîm al-amîn fî wuqûfihi alâ hadm al-madrasa (pour
le syndic al-Hâjj Brâhîm en contrepartie de l’encadrement de la démolition du
collège) » ou « al-Hâjj Brâhîm wa m allmîh fî binâ’ asâs al-jâma (al-Hâjj Brâhîm et
ses maîtres maçons pour la réalisation des fondations de la mosquée) ». Il s’ensuit
que l’expert du bâtiment fut ici chargé personnellement de la coordination tech-
nique de la démolition de l’édifice préexistant – le collège d’al- Inâniya – et plus
tard de la mise en œuvre, en compagnie de ses maîtres maçons, des fondations
de la nouvelle mosquée. Bien d’autres relevés de dépenses ne se rapportent à ce
dernier qu’avec la référence à son véritable métier, celui de maître maçon (m al-
lam al-bannâ în). C’est également à ce titre qu’il fut désigné sur ordre d’al-Hâjj
Alî Agha pour superviser et encadrer la réalisation aussi bien de burdj al-Sardîn
(le fort des Sardines), en 1077/1666-1667, que du magasin aux grains attenant au
Palais du gouvernement, en 1080/1669-1670 22.
Quant à sa participation aux expertises judiciaires des immeubles, comme au
contrôle de leurs malfaçons, elle encourage à élargir le domaine de ses interven-
tions. L’expression générique « ahl al-khibra wa al-basar wa al-ma rifa fî ahwâl
al-binâ’ » sert à le désigner autant que les autres experts-maçons, dans différents
actes de tribunaux, en mettant en avant son expérience (khibra) avérée, son œil
(basar) exercé et sa connaissance (ma rifa) particulière dans l’analyse du bâti. La
raison de l’association des maçons et de l’expert-syndic au diagnostic (taqwîm)
des bâtiments demeure, en toute circonstance, motivée par la nature même des
sentences du tribunal, qui sont fondées sur les avis techniques de ces véritables
connaisseurs des problèmes inhérents à la construction et à la conservation. En
raison de leur caractère itératif, certains travaux sont codifiés par les soins de cet
expert en chef (le mode de construire les murs de diverses épaisseurs ou la manière
d’obstruer les trous par exemple) 23.
Néanmoins, il s’avère que ce métier d’architecte n’était pas forcément du seul
apanage des morisques. Jean-Baptiste Gramaye atteste que le confortement des
ouvrages avancés du port, décrété vers 1026/1617 dans l’éventualité d’une attaque
espagnole, fut conféré, trois années durant, à deux nouveaux convertis : le grec
al-Qâyad Hassan et le napolitain Yûsuf 24. À la lecture du rôle de chantier relatif
à l’édification de la Nouvelle Mosquée, il ressort que les travaux furent dirigés, à
partir de 1070/1659-1660, exclusivement par un maître maçon chrétien (m allam
bannâ’ nasrânî). Ce captif chrétien, appelé Ramdhân al- uldj, a sans doute joué
lui-même le rôle d’architecte, en assumant, dès 1068/1657-1658, l’encadrement des
ouvriers chrétiens (nasâra al-Baylik) 25.
On peut souligner, en dernier lieu, que la direction et le contrôle des travaux
devant assurer l’alimentation en eau potable de divers bâtiments de la ville (les
complexes d’ablutions rattachés aux édifices religieux, les bains et même certaines
grandes demeures, par exemple) étaient du ressort de maîtres fontainiers mo-
risques. L’état comptable, daté de jumâda al-ûlâ 1076 / octobre 1665, confirme,
par exemple, la contribution de qâyad al- yûn, maître Mûsa et de ses subordonnés
(rufaqâ’ihi) aux travaux visant le raccordement de la Nouvelle Mosquée au réseau
hydraulique général 26. Nous savons, d’après l’acte de fondation de zâwiyat al-
Andalus daté de muharram 1033 / novembre 1623, que ce secrétaire ou adminis-
trateur des eaux était l’un des neuf membres associés dans la construction dudit
édifice 27. Dans le document en question, il est présenté comme « maître fontai-
nier ». Cette désignation pourrait en effet faire allusion à son rôle joué dans la
réalisation de l’aqueduc du Hamma au début du xviie siècle. Il n’est pas à exclure
que maître Mûsâ ait plutôt entrepris, en 1610-1611, d’améliorer l’ouvrage existant
et d’en augmenter la quantité d’eau 28.
À côté de l’expert-syndic du bâtiment, souvent présent sur les chantiers, il convient
de signaler la présence d’incontournables maîtres (m allmîn) qui se trouvaient là, très
nombreux, afin d’accompagner et de diriger leurs ouvriers-artisans (sunnâ ). Tous
dépendaient de corporations, dont le rôle était de participer activement au processus
de construction d’Alger. Là encore, peut-on réellement évoquer une présence remar-
quée de maîtres maçons morisques au sein de la corporation des maçons (jamâ at
al-bannâ’în), le seul cadre corporatif qui faisait expressément référence à l’art de bâtir ?
23. ANA, al-Mahâkim al-Shar iyya, Boîte 39, doc. 59/368, 1099/1688 ; ANA, Ms. 670/1378, f. 22.
24. Abd el Hadi Benmansour, Alger. XVIe–XVIIe, journal de Jean-Baptiste Gramaye « évêque d’Afrique » :
manuscrit latin de Jean-Baptiste Gramaye, Paris, Éditions du Cerf (coll. Histoire), 1998 (1622),
p. 26.
25. Nasâra al-Baylik semble être l’ensemble des ouvriers, désignés globalement par « chrétiens », et
que les aghas ou les janissaires ont employés à des services et à des travaux d’utilité publique.
26. ANA, al-Baylik, C 310 à 382, R 325/423, 1066/1655-1656 à 1082/1671-1672, f. 62-63.
27. Albert Devoulx, « Les édifices religieux de l’ancien Alger », RA, t. 12, 1868, p. 103-116 sq., p. 278.
28. Laugier de Tassy, Histoire du royaume d’Alger…, op. cit., p 101 ; Federico Cresti, « Le système de
l’eau à Alger pendant la période ottomane (xvie-xixe siècles) », Algérie les signes de la permanence,
Rome, Centro Analisi Sociale Progetti, 1993, p. 70-93, p. 45.
(! LES MORISQUES, D’UN BORD À L’AUTRE DE LA MÉDITERRANÉE
29. Abd el Hadi Benmansour, Alger. XVIe–XVIIe, journal de…, op. cit., p. 87.
30. ANA, al-Baylik, C 246 à 279, R 257/353, 1131/1718-1719, f. 34.
31. Ibid., C 217 à 245, R 240/335, 1142/1729-1730, f. 20.
32. Mehmed Bahaeddin Yediyildiz, Institutions du vaqf au XVIIIe siècle en Turquie. Étude socio-historique,
Ankara, Éd. ministère de la Culture, Série d’ouvrages culturels, 1990 (1975), p. 70.
LES MORISQUES ET L’EFFORT DE CONSTRUCTION D’ALGER AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES ((
signale l’intervention de maître Muhammad ulîd (fils) Alî bû Zûzû 37. Ce der-
nier n’est autre que le propre fils de l’architecte en chef morisque Alî bû Zûzû,
qui avait fondé en habûs une maison sise tout près du mausolée de Sîdî abd al-
Rahmân, au profit commun d’al-Haramayn et d’al-Andalus 38. Là encore, cette
documentation habûs confirme l’implication permanente d’une seconde dynastie
de constructeurs d’origine morisque dans la préservation du cadre bâti de la ville.
Quant à la comptabilité des dépenses relatives à l’entretien des biens partagés
par al-Haramayn et la fondation religieuse de la Grande Mosquée, elle signale
l’intervention au cours de cette même année de maître Yûsuf al Anjûrî – maître
maçon originaire d’Aragon ( Anjrûna) – au niveau d’un ulwî (maison de modestes
dimensions, organisée en hauteur autour d’escaliers et se développant au-dessus
d’une boutique, sur une entrée, un entrepôt ou un quelconque autre espace) 39.
Durant l’année 1157/1744-1745, la comptabilité des dépenses couvrant l’entretien
des biens (amlâk mushtaraka), fondés au profit commun d’al-Haramayn et de
sharikat al-Andalus, fait état de la reconstruction de la maison appartenant à ben
Zaqmût pour la modique somme de 86 réaux. Là aussi, il s’agit apparemment
d’une autre famille morisque qui avait engendré un maître maçon du nom de
‘Amar ben Zaqmût 40. Une fréquence d’intervention soutenue de tous ces maîtres
maçons morisques dans l’entretien du cadre architectural d’Alger demeure donc
largement perceptible au courant de la première moitié du xviiie siècle. Maître
Qâsam aussi bien que son propre fils Muhammad n’ont pas cessé, par exemple,
de rénover les édifices algérois depuis l’année 1131/1718-1719.
Une minorité de maîtres maçons venant d’autres horizons géographiques a in-
vesti, quant à elle, ce domaine de manière assez ponctuelle. Des captifs européens
asservis par le Baylik (m allmîn nasâra al-Baylik) travaillaient en effet aux côtés
d’autochtones (maître Amhamad, maître al- Arbî, maître Alî al-Blîdî et maître
Aslîmân), voire aussi d’immigrés récents, venus quelquefois de la régence de Tunis
ou du royaume de Fès (al-tûnsî al-bannâ’ ou al-bannâ’ al-Fâsî) 41.
Parmi les artisans du bâtiment qui se consacrent plus à la fourniture de ma-
tériaux qu’à leur mise en œuvre, il y a lieu de mentionner en premier les potiers
(fakhkhârîn) et les chaufourniers (djiyyârîn), puisque la terre cuite et la chaux
sont les matériaux essentiels employés dans la construction et la restauration de
bâtiments. Seules quelques rares sources narratives et des documents des archives
des habûs fournissent des détails sur les conditions d’exercice de ces métiers en
Alger ottomane ; elles paraissent toutefois entretenir une certaine confusion sur
les spécialités en rapport avec les uns et les autres. Les deux récits de captivité qui
renferment quelques remarques utilisables pour notre propos sont ceux de Fray
Diego de Haëdo et de Jean-Baptiste Gramaye : le moine bénédictin précise que
le métier de potier n’était pas du seul ressort des Maures, mais que certains janis-
saires l’exerçaient aussi 42 ; quant à l’évêque, capturé en 1619 et forcé à séjourner
quelques mois dans la ville, il ne signale que des baldî-s pratiquant ce métier 43. De
l’avis de Fray Melchor, « il manque seulement celui qui fasse les azulejos qu’ils ra-
mènent du Levant », quoique les morisques aient tenté d’introduire cette fabrica-
tion 44. Il en fut autrement pour Tunis : les exilés d’al-Andalus avaient amplement
contribué à l’essor de l’industrie de la céramique qui s’était établie au voisinage
de leur quartier d’al-Qallâlîn 45. La question de l’apport des Maures à l’art de la
céramique demeure en outre posée pour l’Espagne aussi bien musulmane que
chrétienne. Longtemps confondues avec les productions italiennes qui en étaient
issues, les céramiques dites « hispano-mauresques » ne furent réellement attribuées
à l’Espagne qu’à partir de 1844. Un constat pareil amène François Amigues à se
poser la question de l’existence d’un art morisque de la céramique 46.
Pour ce qui est de la fabrication de la chaux, les chaufourniers morisques pos-
sédaient, aux dires de Fray Diego de Haëdo, quelques fours tronconiques à chaux,
d’un fonctionnement tout à fait identique à celui des fours à céramique. Vers la
fin du xvie siècle, ils étaient installés au niveau du faubourg de bâb Azzûn, et
plus précisément sur le versant sud-ouest de la colline 47. Cette orientation devait
aider à mieux évacuer les fumées produites, poussées par les vents dominants du
nord-ouest lorsqu’ils soufflent. Nos propres recherches dans le registre n° 278/374,
consignant entre autres l’état de dépenses salariales de la corporation des chau-
fourniers pour l’année 1093/1682, laissent penser que la fabrication de chaux était
partagée entre morisques et Mozabites. Ainsi, le dénommé Muhammad al-Sharîf
al-Sharbalî – un chaufournier (jayyâr) morisque exerçant à bâb Azzûn – avait reçu
25 réaux par l’intermédiaire de ( alâ yad) d’al-Hâjj Muhammad, expert-syndic des
chaufourniers (amîn al-jayyârîn) 48.
Alger comptait, au début du xviie siècle, quelques 46 artisans morisques excel-
lant dans le domaine de la menuiserie et de l’ébénisterie. Parmi eux figure le maître
menuisier Abd Allâh ben Mahraz al-Andalusî 49. Quant au registre n° 277/373, il
comptabilise une rémunération de l’ordre de trois réaux, reçue par un menuisier
originaire de Tétouan (al-najjâr al-tîtwânî) 50. Là encore, s’agit-il d’un morisque
ayant simplement transité par cette ville fondée par les vagues successives d’émi-
grés chassés d’Espagne ?
54. La création de cette institution hanéfite, supposée remonter vers 999/1590-1591, obéissait à la
volonté du pouvoir central ottoman de doter la majorité des lieux de culte, se proclamant de ce
rite, d’une structure centrale orientée vers leur gestion et celle de leurs biens-fonds. En parallèle,
sont notées encore ses autres activités, comme la distribution d’aumônes aux indigents se trouvant
parmi la population hanéfite.
55. Aicha Ghettas, Al-hiraf wa al-hirafiyyûn…, op. cit., p. 78, 84 et 141.
56. Albert Devoulx, « Notes historiques sur les mosquées et autres édifices religieux d’Alger », RA,
t. 5, 1861, p. 59-70 sq., p. 392.
57. Fray Diego de Haëdo, « Topographie et histoire… », art. cit., t. 15, p. 383 ; ANA, Alger, al-Baylik,
C 117 à 127, R 125/210, 1112/1700-1701, f. 37.
($ LES MORISQUES, D’UN BORD À L’AUTRE DE LA MÉDITERRANÉE
Conclusion
Si le xviie siècle symbolise sans conteste une période propice à un véritable essor
urbain d’Alger, rarement égalé jusqu’alors, il en sera différemment aussitôt après.
Le xviiie siècle va sans doute être marqué davantage par une perpétuelle sauve-
garde du cadre bâti existant et son incessante amélioration que par d’inattendues
édifications. Dans une optique plus orientée, nous sommes tentés de soutenir que
les morisques, tout autant que les communautés minoritaires juive et chrétienne,
ont collaboré, chacun à sa manière, à donner un essor vigoureux à l’activité de
construction de cette ville. Cependant, la compétence technique avérée d’Ahl al-
Andalus, et à un degré moindre des chrétiens d’Europe, semble devenir un critère
suffisant pour leur sélection à la tête de la direction d’un nombre considérable
de chantiers. Comme nous avons pu le voir à travers les sources épigraphiques,
la première génération d’architectes morisques s’est illustrée, tout au long du
xviie siècle, par sa contribution active aux plus importants projets d’urbanisation
de la ville, à travers la construction de plusieurs édifices majeurs. L’examen des
sources d’archives ottomanes fait ressortir l’implication continue d’une seconde
génération de maîtres maçons morisques dans l’entretien et la conservation des
biens immobiliers durant le siècle suivant.
L’apport de la diaspora morisque ne s’est pas uniquement limité à développer
cet aspect de la construction et de la conservation : les services qui ont trait aux
commodités quotidiennes de la vie urbaine ont bénéficié d’une gestion partagée
entre les riches lettrés morisques et les représentants de la caste militaire otto-
mane. Le renforcement de la fonction religieuse a enfin largement profité de la
générosité de familles morisques telles que les Ben Nîgrû et les Shwîhad.