Laura S. Wild Bodyguards - Tome 5 Oscar - 2024 - 1001ebooks - Club
Laura S. Wild Bodyguards - Tome 5 Oscar - 2024 - 1001ebooks - Club
Laura S. Wild Bodyguards - Tome 5 Oscar - 2024 - 1001ebooks - Club
Wild
Tous droits réservés. Ce livre, ou n’importe laquelle de ses parties, ne peut être
reproduit de quelque manière que ce soit sans la permission écrite de l’éditeur.
Ce livre est une fiction. Les noms, caractères, professions, lieux, événements ou
incidents sont les produits de l’imagination de l’auteur, utilisés de manière
fictive. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou mortes, serait
totalement fortuite.
Images de couverture :
© Kravets Misha – Shutterstock
© Zen Rial – Getty Images
Couverture : Camille Decoster
ISBN : 9782755673418
Copyright
Note d'auteure
Playlist
Prologue - Oscar
1 - Oscar
2 - Ellen
3 - Oscar
4 - Ellen
5 - Oscar
6 - Ellen
7 - Oscar
8 - Ellen
9 - Ellen
10 - Ellen
11 - Oscar
12 - Oscar
13 - Ellen
14 - Oscar
15 - Oscar
16 - Oscar
17 - Ellen
18 - Oscar
19 - Oscar
20 - Ellen
21 - Oscar
22 - Ellen
23 - Ellen
24 - Oscar
25 - Ellen
26 - Ellen
27 - Oscar
28 - Ellen
29 - Ellen
30 - Oscar
31 - Oscar
32 - Oscar
Épilogue - Ellen
De nos jours
Lennon & Dovie
1 - Dovie
2 - Dovie
3 - Lennon
4 - Lennon
5 - Cruz
6 - Eve
7 - Eve
8 - Cruz
9 - Sawyer
10 - Sawyer
11 - Scarlett
12 - Scarlett
13 - Billie
14 - Billie
15 - Jaxon
16 - Jaxon
Épilogue - Lennon
Note d’auteure
Est-ce que ça vous paraît aussi irréel qu’à moi de tenir ce tome 5
entre vos mains ? C’est la première fois que je fais ça : revenir sur
un projet sur lequel j’avais pourtant apposé le mot « FIN ».
Pour être tout à fait honnête, lorsque j’ai terminé le tome de
Jaxon, je pensais sincèrement avoir écrit tout ce que je voulais de
cet univers. Et puis, finalement, après la sortie du dernier tome, je
me suis rendu compte que ce n’était pas le cas… et que, je l’admets,
je n’étais pas encore prête à dire au revoir à ces personnages.
Alors oui, pour ces raisons, vous faites partie des chanceux qui
ont droit à un tome supplémentaire. (Savourez votre victoire et
pensez à la team Après la tempête qui me demande un tome sur
Snow depuis trois ans. Et je ne parlerai même pas de la team Et puis
soudain qui espère voir l’histoire de Chris avoir un dénouement.)
Avant que vous ne commenciez votre lecture, je tiens à vous
prévenir que, durant le spin-off, vous allez être projetés dans une
période que les moins de vingt ans ne peuvent littéralement pas
connaître. 1997. Pas de réseaux sociaux. Pas de smartphone. Pas
d’IA. Pas de monde tel que certains d’entre vous l’ont toujours
connu, un monde plus léger par bien des aspects.
Mais il y a vingt-sept ans, il y avait déjà le patriarcat. Les
féminicides. Les inégalités. Les femmes réduites au silence.
Je suis heureuse qu’aujourd’hui, celles qui sont victimes de
quelque violence que ce soit puissent dénoncer, être entendues,
écoutées et aidées 1.
Je suis heureuse de voir tant de femmes se sentir de plus en plus
libres de faire entendre leur voix, de plus en plus libres de leur
corps, de plus en plus libres dans leur esprit.
Il y a encore tant de chemin à parcourir, tant de choses à faire
pour qu’enfin, la société évolue et considère les femmes comme des
personnes à part entières et plus comme l’ombre des hommes…
Pour que la société comprenne que les femmes sont puissantes,
intelligentes et courageuses.
Mais on y arrivera, j’en suis persuadée : il suffit juste que nous
soyons unies.
1. 3919 est le numéro national de référence pour les femmes victimes de violences.
2. « C’était la fin d’une décennie mais le début d’une époque. »
« Ensemble, les femmes sont inarrêtables, pour peu qu’elles se serrent
les coudes. »
Ellen Westwood
Playlist
1997
Eagles – Hotel California
The Beatles – Let It Be
Britney Spears – Overprotected
Isak Danielson – Broken
Britney Spears – Everytime
The Police – Every Breath You Take
LP – Lost on You
De nos jours
Matt Nathanson – Wedding Dress
ABBA – Dancing Queen
Cheryl Cole – Parachute
Selena Gomez – Me & My Girls
Jessie J – I Want Love
Rihanna – Love on the Brain
Taylor Swift – Long Live (Taylor’s version)
PROLOGUE
Oscar
Oscar
– Perez.
À ma gauche, mon collègue fait un pas en avant. Sanders, chargé de
l’attribution des missions, consulte ses fiches puis annonce :
– Tu feras équipe avec Wagner. Vous êtes attendus dans deux jours à
Houston. Je vous laisse prendre connaissance du dossier de vos futurs
clients.
Perez s’empare de la pochette cartonnée puis rejoint son binôme.
– Murray et Lynch.
Deux hommes s’approchent à leur tour pour recevoir leur ordre de
mission. Enfin, c’est à mon tour d’être appelé.
– Westwood.
Je fais un pas en avant. Sanders poursuit :
– Tu feras équipe avec Mackenzie. C’est vous qui héritez de la cliente
VIP, félicitations. Vous vous envolez pour Los Angeles dès demain.
Je m’empare de la pochette qui m’est tendue. Tous les dossiers
maintenant affectés, mes collègues et moi rompons les rangs. Plusieurs
d’entre eux viennent nous féliciter, Mackenzie et moi. Les dossiers VIP sont
les plus convoités : la perspective d’être au contact de célébrités, de
fréquenter des endroits huppés et d’évoluer dans un environnement luxueux
provoque souvent de la concurrence entre bodyguards. Les plus déterminés
n’hésitent pas à faire du zèle auprès des cadres de l’agence pour améliorer
leurs chances. Pour ma part, c’est la deuxième fois que je suis sélectionné
pour une mission de ce genre, et honnêtement, je ne m’en réjouis pas plus
que ça. Lors de ma première, au-delà du fait que je n’avais pas grand-chose à
faire, il se trouve que mon client adorait parler de lui, de ses exploits, de sa
fortune, de sa place importante dans la société, et ce presque
continuellement. Autant dire que les trois mois passés à assurer sa protection
m’ont semblé interminables. J’ai largement préféré la mission d’infiltration
que j’ai effectuée il y a quelques semaines. Me glisser dans la peau d’un
autre, agir sous couverture… J’ai adoré l’adrénaline que cela m’a procuré !
Mais étant encore un jeune garde du corps, je n’ai pas la possibilité de
refuser un contrat. Si un jour j’avais la chance de prendre la tête de ma
propre agence, je veillerais à écouter chaque bodyguard pour l’affecter au
domaine dans lequel il est le plus efficace. En attendant, j’obéis…
Une fois la vague de félicitations passée, Mackenzie, mon binôme, me
donne une tape amicale sur l’épaule, un grand sourire aux lèvres. Lui
travaille dans l’entreprise depuis plus de quatre ans, et il m’a pris sous son
aile dès mon arrivée dans l’effectif. Notre amitié naissante sera sans aucun
doute un vrai plus sur le terrain.
– Notre première mission ensemble ! s’exclame-t-il. Tu verras, ça va
bien se passer.
– J’ai l’air inquiet ?
– Non, mais ça se comprendrait si tu étais intimidé à l’idée de bosser
avec un vrai pro.
Je m’esclaffe.
– C’est plutôt toi qui devrais avoir peur, Mack.
– Et pourquoi ça ?
– Eh bien, je vais enfin avoir l’occasion de prouver que je suis un bien
meilleur garde du corps que toi.
Il rit à son tour, puis nous prenons la direction d’une machine à café pour
nous en servir deux. S’emparant du dossier dans mes mains, mon collègue
commence à le feuilleter.
– Alors, voyons voir à qui nous avons affaire. Ellen Ferguson…
Le nom ne m’est pas étranger, mais je suis incapable de mettre un visage
dessus.
– L’actrice, précise Mack. Elle a fait ses débuts très jeune, et elle était
l’une des grandes favorites pour les Oscars il y a quelques années.
Contrairement à moi, mon collègue a fait des VIP sa spécialité. Alors les
célébrités, il connaît.
– Si tu le dis, je commente. En quoi consiste la mission exactement ?
– Surveillance au domicile, accompagnement dans les déplacements…
Rien que du classique.
Mack fronce les sourcils, et je croise les bras en lui demandant :
– Qu’est-ce qui te tracasse ?
– Rien, c’est juste que cette Ellen Ferguson, on ne la voit plus à l’écran
ces temps-ci. Son dernier film a fait un flop, et la série dans laquelle elle
venait d’être castée a été annulée au bout d’une saison… C’est étonnant
qu’elle ait soudain besoin d’une sécurité renforcée alors qu’elle n’est plus
sur le devant de la scène.
– Elle reste connue. Peut-être que le contrat de son ancienne équipe a
pris fin ou qu’elle a ressenti le besoin de changer ?
– Sûrement, acquiesce Mackenzie.
Haussant les épaules, il me redonne le dossier, avale son café d’une traite
puis m’annonce :
– Je vais aller préparer mes affaires. On se retrouve demain matin à
l’aéroport.
– Ça marche.
Pour ma part, je m’attarde encore quelques instants pour poursuivre
l’étude du dossier. En voyant la photo de notre cliente, je réalise que son
visage lui aussi m’est familier. Si mes souvenirs sont bons, elle devait avoir
douze ou treize ans lorsqu’elle a percé en jouant la fille d’un roi sans pitié
dans une saga fantastique qui a fait fureur au cinéma ; elle en a désormais
dix de plus.
Je parcours rapidement le reste des informations qui m’ont été
transmises. Comme l’a souligné Mackenzie, la mission est somme toute
basique. Elle a été conclue pour une durée initiale de six mois, qu’il sera
possible de prolonger si tout se passe bien entre la cliente et nous. Ensuite,
comme Mack, je décide qu’il est temps d’aller préparer mon départ.
Quelques minutes plus tard, je quitte les locaux de l’agence, situés dans le
centre de Pittsburgh. M’installer si loin de ma ville d’origine a été un gros
changement pour moi, mais c’était pour le mieux : j’y ai vu une chance de
repartir de zéro, de laisser derrière moi mon passé et les mauvais souvenirs
dont il était majoritairement composé. Ici, je peux tout recommencer, et c’est
appréciable.
Cela fait un an que j’ai quitté Rochester ; un an que je n’ai pas eu de
nouvelles de Victoria. Les premiers mois ont été les plus difficiles, mais au
fil du temps, je me suis fait à son absence.
Je rejoins mon appartement après un court trajet à pied. Il n’est pas bien
grand, encore moins luxueux, mais il est déjà plus confortable que la maison
miteuse que j’occupais précédemment. D’un pas traînant, je me dirige vers
ma chambre et commence à préparer mes valises. Los Angeles ne m’a
jamais fait particulièrement rêver. Je préfère les petites villes, celles où les
gens se connaissent, où l’on ne se sent pas insignifiant, englouti dans la
masse qui y grouille à chaque instant.
Il me faut près de trois heures pour tout préparer, après quoi je me laisse
tomber sur mon lit et me replonge dans le dossier de ma future cliente à la
recherche d’informations que je n’aurais peut-être pas repérées lors de ma
première lecture. Rien ne me frappe, cependant. En apparence, la mission
s’annonce simple. Cela dit, à en croire les nombreux récits de Mackenzie, le
monde des strass et des paillettes réserve son lot de surprises.
Mes épaules s’affaissent, et je lâche dans un souffle :
– À nous deux, Ellen Ferguson.
Ellen
– Un rafraîchissement, Ellen ?
– Non, merci.
J’entreprends de suspendre l’une de mes robes à un cintre en passant ma
main sur le tissu pour prévenir les plis éventuels. Aussitôt, Michel, mon
majordome, intervient :
– Laissez-moi faire. C’est mon travail, je vous rappelle.
Depuis qu’il m’a surprise à m’occuper du linge dans la buanderie, il
essaye désespérément de me convaincre de le laisser accomplir cette tâche à
ma place.
– Ça me détend de ranger mon dressing, je réplique.
– Dans ce cas, vous devriez vous verser un salaire à vous aussi.
Je souris en secouant la tête. Nous quittons ma chambre ainsi que
l’étage, descendant de concert l’escalier à double révolution qui donne dans
le hall.
– As-tu trouvé la liste de courses que j’avais mise sur le frigo pour le
dîner de ce soir ? je demande.
– Bien sûr, répond Michel. J’allais d’ailleurs me préparer à partir.
– Parfait.
Mon majordome tire sur les manches de sa veste dans un geste
machinal. Il travaille pour moi depuis près de trois ans maintenant, et si je
suis prête à parier qu’il connaît mes habitudes et mes tics par cœur, je l’ai
beaucoup observé moi aussi, si bien que je sais reconnaître chez lui les
signes qui trahissent sa nervosité.
Michel a fêté ses trente-trois ans il n’y a pas longtemps. Je dois
admettre que lorsqu’il s’est présenté pour répondre à l’annonce que j’avais
passée, j’ai été surprise de le découvrir si jeune. Mais son dynamisme, son
sourire et son professionnalisme n’ont rien à envier aux plus aguerris du
métier – sans compter qu’il est la bonté incarnée.
– Qu’est-ce qui se passe ? je l’interroge.
– Eh bien… Je me demandais si vous aviez envie de m’accompagner.
Oui, Michel me connaît bien ; il n’empêche qu’il décide parfois de faire
comme s’il n’était pas au courant de certaines de mes… difficultés.
– Tu sais bien que non.
– Il fait un temps si agréable aujourd’hui ! Ce serait dommage de laisser
la journée toucher à sa fin sans en profiter.
– J’ai prévu d’aller piquer une tête dans la piscine.
– Ellen…
– Michel ! C’est non.
Mon majordome soupire, puis il hoche la tête et s’éloigne en direction
de la cuisine. Je n’aime pas lui faire de la peine, mais il sait que sur ce point
je suis intransigeante.
– Je n’en aurai pas pour longtemps, fait-il en revenant chargé de cabas.
Je serai de retour avant l’arrivée de votre nouvelle équipe de gardes du
corps.
– Oh… c’est vrai, ils nous rejoignent aujourd’hui. J’avais oublié.
– Ne vous inquiétez pas, je m’occuperai de leur faire visiter la villa et
de les installer. Vous n’aurez même pas à les croiser si vous n’en avez pas
envie. Vous pourrez les rencontrer quand vous vous sentirez prête.
– Merci, Michel.
– À votre service. Oh ! N’oubliez pas de garder votre téléphone portable
avec vous. Si vous avez besoin de quoi que ce soit pendant que je suis au
supermarché, n’hésitez pas, surtout.
Mon majordome quitte la maison. Dès qu’il a disparu, je ferme à double
tour et j’active l’alarme. Une fois seule dans cette grande demeure, je n’ai
qu’un objectif : tout faire pour ne pas laisser le silence m’envahir.
Je commence par prendre une profonde inspiration puis je décide de sortir
sur la terrasse. Michel a raison, il ne fait pas trop chaud aujourd’hui : un
temps si doux est rare pour Los Angeles.
Je n’ai pas choisi cette ville. J’y réside parce que, en tant qu’actrice,
vivre à proximité de Hollywood est un impératif. Mais parfois, et surtout
ces derniers temps, la petite ville dans laquelle je suis née me manque. Cape
Cod, dans le Massachusetts, m’a vue grandir. C’est à l’âge de huit ans que
ma vie s’est trouvée bouleversée, lors de la représentation de fin d’année du
Magicien d’Oz organisée par mon école. Ce soir-là se trouvait dans la salle
un directeur de casting, ami d’enfance de mon institutrice de l’époque. À la
fin du spectacle, il est venu à la rencontre de mes grands-parents pour leur
dire que j’avais beaucoup de potentiel et qu’il y avait un avenir pour moi à
Los Angeles. Pour couronner le tout, il m’a proposé un second rôle dans
son projet du moment. Nous avons donc quitté notre petit coin de paradis
pour l’intimidante et infatigable Californie. On pourrait croire qu’à vingt-
deux ans aujourd’hui je me sens californienne jusqu’au bout des ongles,
mais ce n’est pas le cas. On dit qu’où se trouve le cœur, là est la maison…
Eh bien, le mien est resté à Cape Cod.
Je m’approche de la piscine et trempe le bout de mes doigts dans l’eau.
La température est idéale, comme je l’espérais. Bien vite, je m’immerge.
Je commence à faire quelques longueurs, histoire de m’occuper, de faire
passer le temps plus vite jusqu’au retour de Michel. Sauf que comme
chaque fois que je me retrouve seule, l’anxiété enfle en moi. Le silence
m’entoure, mais ma tête hurle. Des angoisses se répercutent de plus en plus
fort sous mon crâne à mesure que les secondes passent.
Dans des moments comme celui-là, je ne connais qu’une seule manière
de retrouver la paix.
Je me laisse couler à pic jusqu’à atteindre le fond de la piscine. Les
yeux fermés, j’apprécie le calme, la sensation d’être plus légère, de lâcher
prise tout en ayant une conscience accrue du mouvement de l’eau autour de
moi.
Je reste dans ma bulle longtemps. Les secondes passent, le vide se fait
dans mon esprit. Je tente de maîtriser mon apnée et de faire abstraction de
mes poumons qui commencent à réclamer de l’oxygène. Je sais que je
devrais remonter à présent mais je suis si bien, là, sous la surface…
Je déglutis lorsque ma cage thoracique commence à me brûler mais je reste
malgré tout : j’ai besoin d’encore un petit moment pour moi. Juste quelques
secondes supplémentaires.
– Merde !
Ce cri me parvient déformé par l’eau qui me submerge. L’instant
d’après, j’entends le bruit d’un plongeon. J’ai à peine le temps d’ouvrir les
yeux que deux bras s’enroulent autour de moi et me ramènent à la surface.
La goulée d’air que je prends est si violente qu’elle m’est douloureuse. Trop
hébétée pour comprendre ce qui se passe, j’ai la surprise de me découvrir
allongée sur la terrasse et de voir un homme penché au-dessus de moi.
– Vous allez bien ? me demande-t-il.
Je cligne des yeux pour évacuer l’eau qui me brouille la vue, puis pour
m’adapter au soleil, dont les rayons me frappent le visage.
– Mademoiselle Ferguson, vous allez bien ? répète l’homme.
Ses mains chaudes se posent sur mes joues pour tenter de m’aider à me
concentrer sur lui. Et je le vois, désormais… Il est trempé de la tête aux
pieds, ses vêtements gouttent sur le sol ; quant à son visage, il est empreint
d’inquiétude.
– Qu’est-ce que…
– Appelle les secours, lance-t-il à l’attention de quelqu’un que je ne
parviens pas à apercevoir.
– Tout de suite ! lui répond une voix masculine.
Peu à peu, je prends conscience de ce qui se passe. Deux hommes sont
dans mon jardin, et je suis dans une position vulnérable.
– Qui êtes-vous ? je m’écrie en me redressant brusquement, apeurée.
Comment êtes-vous entrés chez moi ?
– Attendez, calmez-vous…
L’homme amorce un mouvement dans ma direction, mais je m’éloigne
le plus possible en tendant les bras devant moi pour maintenir une distance
entre nous.
– Répondez-moi, j’insiste tout en essayant de ne pas laisser la panique
m’envahir. Qui êtes…
– Ellen ?
La voix de Michel me fait sursauter… et me rassure presque
immédiatement. Il trottine dans notre direction, et c’est là que je repère le
second homme qui, téléphone en main, se tient près de la porte-fenêtre.
– Ellen, qu’est-ce qui se passe ? s’enquiert mon majordome.
L’air inquiet, il retire sa veste et la dépose sur mes épaules… ce qui me
permet de prendre conscience que mon maillot de bain deux pièces ne
couvre pas grand-chose de mon anatomie.
– Nous sommes Oscar Westwood et…
– Mackenzie, vos nouveaux gardes du corps.
Je dévisage les deux hommes tour à tour. Celui qui a plongé pour me
sortir de la piscine semble démuni. Abasourdi, même.
– Je suis désolé, Ellen, je croyais qu’ils arriveraient plus tard, me glisse
Michel. Dès que l’agent de sécurité m’a appelé pour me prévenir qu’ils
venaient de s’identifier à sa grille, j’ai fait demi-tour et je suis revenu.
Se tournant ensuite vers les gardes du corps, il leur lance :
– Comment êtes-vous entrés dans le jardin ?
– Le portail était entrouvert, indique Mackenzie. Cela nous a inquiétés,
et nous sommes venus voir si quelque chose clochait.
– Nous avons sonné plusieurs fois, poursuit le dénommé Oscar, mais
comme personne ne répondait, nous avons fait le tour de la maison, et c’est
là que je vous ai vue. Vous étiez au fond de l’eau, vous ne remontiez pas,
alors j’ai plongé.
À la suite de ces explications, je sens les yeux de Michel se poser sur
moi, perçants, mais je refuse de croiser son regard. À la place, je m’excuse,
resserre les pans de sa veste autour de moi puis m’empresse de rentrer à
l’intérieur en me mordant la lèvre inférieure de toutes mes forces pour
m’empêcher de fondre en larmes.
3
Oscar
Je dois dire que, question première impression, celle que Mack et moi
venons de faire à notre cliente entre certainement dans les annales comme
l’une des pires de l’histoire de la profession.
– Le portail était ouvert ? s’étonne l’homme qui a débarqué en héros il y
a quelques minutes.
Échaudé par ce qui vient de se produire, je réplique, un peu trop
sèchement :
– Vous êtes qui, déjà ?
– Oh ! Oui, désolé, je fais tout de travers. Je m’appelle Michel, je suis le
majordome.
Je hausse un sourcil, surpris, tandis qu’il nous serre la main. Il me paraît
un peu jeune pour occuper cette fonction… Mais peut-être ai-je cette
impression parce que c’est seulement à la télé que j’ai vu des majordomes
jusque-là, et qu’ils étaient toujours âgés.
– Venez, ajoute-t-il, je vais vous conduire à vos quartiers. Comme ça,
vous pourrez vous sécher.
Mack et moi lui emboîtons le pas, et j’en profite pour étudier la
propriété. Elle est spectaculaire. Je suis immédiatement conquis par son
style colonial. Le jardin que nous traversons est immense, verdoyant, les
parterres de fleurs sont parfaitement entretenus, et les arbres
stratégiquement placés lui donnent un air bucolique. Quant à la piscine, que
j’ai eu le déplaisir d’observer de très près, elle ravirait n’importe quel
adepte de natation.
Quelques instants plus tard, Michel s’arrête devant une petite maison en
déclarant :
– Voici où vous logerez.
– Nous ne dormons pas dans le bâtiment principal ? je relève.
– Oh ! Ne vous inquiétez pas, la guest house possède tout le confort que
vous pourriez désirer.
Je veux bien le croire : elle m’a l’air deux fois plus grande que
n’importe quel appartement dans lequel j’ai vécu. Mais le problème n’est
pas là.
– Mon collègue et moi avons l’habitude d’être au plus près de nos
clients pour leur garantir une protection optimale, déclare Mack.
– Mademoiselle Ferguson n’autorise plus que ses gardes du corps vivent
sous le même toit qu’elle, réplique Michel. Allez chercher vos bagages et
installez-vous, je me charge de m’assurer qu’elle va bien. Je vous apporterai
le dîner avant mon départ.
Derrière moi, Mack s’éloigne en direction du véhicule pour aller
récupérer nos affaires.
– Vous non plus, vous ne vivez pas dans la villa ? je note.
– Non.
– Donc, mademoiselle Ferguson est seule dans cette grande maison
toute la nuit ?
– C’est elle qui le désire. Elle a un système d’alarme dernier cri. Et puis,
vous êtes là, désormais. Vous trouverez les plannings de rondes des
précédents agents dans le bureau à l’étage.
– Très bien, merci.
Mack revient chargé de plusieurs valises. Alors que je m’apprête à lui
donner un coup de main, Michel me retient.
– Oh ! Au fait, je n’ai pas envie d’insister mais… vous avez dit qu’à
votre arrivée, le portail était ouvert ?
– C’est exact. Pas en entier, mais assez pour laisser passer une personne.
Le majordome fronce les sourcils.
– Ça vous étonne ? je l’interroge.
– Eh bien, oui. J’ai fermé derrière moi en partant, pourtant.
– Vous avez peut-être cru l’avoir fait…
– Non ! J’en suis sûr. Je sais que c’est important pour Ellen de se sentir
en totale sécurité chez elle, alors je vérifie plusieurs fois que le portail est
bien verrouillé chaque fois que je m’en vais. C’est presque devenu un
TOC…
Je me garde bien de lui faire remarquer que c’est justement quand on est
trop habitué à effectuer certaines tâches que, parfois, notre esprit se
convainc de les avoir déjà faites.
– Vous voulez que j’enquête ? je propose.
– Non, ce n’est pas la peine. J’étais pressé d’aller faire les courses et
surtout de revenir pour être là à votre arrivée, alors peut-être
qu’effectivement j’ai eu un moment d’inattention. Quoi qu’il en soit, je
vous souhaite une bonne installation.
Mack revient avec le dernier sac de voyage alors que Michel s’éloigne.
Je remercie mon collègue de s’être chargé de mes affaires et j’entre avec lui
dans la petite maison. Je prends le temps de retirer mes chaussures ainsi que
mes chaussettes trempées puis, ensemble, nous découvrons une pièce de vie
et une cuisine décorées avec goût, qui occupent le rez-de-chaussée. Nous
montons ensuite à l’étage, tout aussi spacieux. En plus de la salle de bains,
il y a un bureau dans lequel sont disposés deux ordinateurs ainsi que
plusieurs écrans de surveillance et deux chambres. Notre visite terminée,
Mack se laisse tomber sur le lit de l’une d’entre elles en me lançant, amusé :
– Alors, mon salopard, tu ne peux pas t’empêcher de venir en aide aux
demoiselles en détresse ?
– Elle était en train de se noyer ! je rappelle.
– Bien sûr ! T’en as profité pour la tripoter un peu, allez, avoue.
– La ferme… Eugène.
– Oh, bordel ! éructe Mack en se redressant d’un bond.
Je m’esclaffe tout en retirant mon t-shirt.
– Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler comme ça, râle mon coéquipier.
– C’est ton prénom, pourtant.
– Et à ton avis, pourquoi j’insiste pour qu’on me présente en tant que
Mackenzie ? C’est bien plus classe qu’Eugène.
Il ronchonne dans sa barbe, ce qui rend la suite de ses propos
inintelligibles. Je le laisse à sa frustration et passe dans la salle de bains
pour prendre une douche. La fatigue des presque six heures de vol qu’il
nous a fallu pour nous rendre jusqu’ici commence à se faire sentir, et j’ai
bien besoin de me détendre un peu.
Une vingtaine de minutes plus tard, une fois lavé et séché, je découvre
Mack installé dans le bureau, en train de passer en revue les notes et les
plannings que nos prédécesseurs ont laissés.
– Alors ? je lâche en m’installant sur la chaise laissée libre. Qu’est-ce
que ça dit ?
– Que notre cliente n’a pas l’air d’être très fêtarde, ni occupée.
– Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
Mack me tend des documents, que je commence à examiner.
– Les agents de sécurité qui étaient là avant nous avaient des plannings
de rondes très routiniers. Ce qui veut dire que notre cliente fait presque tous
les jours la même chose à la même heure et qu’elle dévie rarement de ses
habitudes.
Nous poursuivons notre étude encore un moment, puis Mack conclut en
refermant le dossier devant lui :
– C’est bien ce que je pensais. La carrière d’Ellen est sur le déclin.
– Tu exagères ! Elle a quoi ? Vingt-deux ans ? Elle ne peut pas déjà être
mise au placard.
– Sauf que dans l’industrie du cinéma, pour exister, tu dois être
bankable. Clairement, avec les deux bides qu’elle a enchaînés, elle n’a plus
l’air de l’être.
– Je ne comprends pas cette mentalité, je grogne. De mon point de vue,
si tu es doué dans ce que tu fais, ça devrait suffire.
Mackenzie lève les yeux au ciel.
– Tu es si naïf, Westwood.
Au moment où je m’apprête à lui assener une petite tape derrière la tête,
on sonne à notre porte.
– La guest house a une sonnette, réagit Mack en souriant. J’aime
tellement la vie des riches…
Je descends au rez-de-chaussée et constate que notre visiteur n’est autre
que Michel. Dans ses mains, il tient une boîte hermétique, qu’il me tend dès
que je lui ouvre.
– Votre dîner, annonce-t-il. Comme je n’ai pas eu le temps d’aller à
l’épicerie, je vous ai fait réchauffer les restes du déjeuner. Mais dès demain,
vous aurez des plats frais du jour, ne vous inquiétez pas.
J’ouvre la boîte, dans laquelle se trouvent deux portions de canard rôti
agrémenté de légumes et de pommes de terre, ainsi que d’une sauce
appétissante. Un compartiment renferme également du pain à l’ail encore
tiède, dont l’odeur fait gronder mon estomac.
– Tenez, ajoute le majordome en me tendant deux feuilles de papier. J’ai
besoin que votre collègue et vous remplissiez ces questionnaires pour que je
puisse connaître vos régimes alimentaires, vos allergies si vous en avez, et
vos plats favoris.
– Vous n’avez pas besoin de vous donner autant de peine, vraiment…
– Mon métier consiste à prendre soin de tous ceux qui vivent ici. Vous y
compris, désormais.
– Merci, Michel.
– Bon, eh bien, à demain.
Le majordome quitte les lieux après m’avoir adressé un dernier sourire
amical. Mack me rejoint en bas au moment où je dépose le dîner dans la
cuisine.
– On a le service à domicile, c’est génial ! s’exclame-t-il. Tu sais quoi ?
Je crois que je vais adorer cette mission.
– Attends de voir ça, dis-je en lui tendant l’une des feuilles que Michel
vient de me transmettre.
Pour l’instant, j’ai plus l’impression que l’on est à mon service que
l’inverse, et je n’y suis pas habitué. Je ne me suis jamais senti rejeté ou pris
de haut par mes clients, mais je n’avais encore jamais expérimenté ce style
d’attentions. Mack a peut-être raison : cette mission pourrait bien se révéler
royale pour nous. Lui semble en tout cas ravi en répondant au
questionnaire.
Moi, je pense à notre cliente. Maintenant que j’ai absorbé le contrecoup
de notre première rencontre rocambolesque, je peux réfléchir posément.
Ce qui m’interpelle, c’est que Michel n’a pas eu l’air étonné de découvrir
que Mack et moi l’avons trouvée immobile au fond de l’eau. Par ailleurs, je
ne peux m’empêcher de repenser à son regard apeuré lorsqu’elle a compris
que quelqu’un l’avait sortie de la piscine. Sa surprise de voir un inconnu
penché au-dessus d’elle n’est pas si étonnante, mais il y avait plus que ça…
La manière dont elle s’est empressée de se couvrir et de s’enfuir à
l’intérieur de la maison me le confirme.
– Oscar, tu m’écoutes ?
– Hmm ?
– Tu voudras du pain à l’ail ?
– À ton avis ! Tu as intérêt à m’en laisser ou je te le ferai payer, crois-
moi.
Mais je ne rejoins pas mon collègue pour manger. À la place, je
récupère mes chaussures, que j’enfile.
– Où tu vas ? me lance Mack.
– Donner ça à notre cliente, dis-je en prenant nos formulaires
complétés.
Et accessoirement, me présenter à elle maintenant que je suis sec.
Mack hoche la tête. Je quitte la guest house, puis je suis le petit chemin
en gravier qui conduit jusqu’à la villa principale. En arrivant devant la
porte, je m’assure que ma cliente ne se trouve pas sur la terrasse avant
d’appuyer sur la sonnette.
Il se passe de nombreuses secondes, peut-être même une minute, sans
que rien ne bouge, au point que je commence à m’inquiéter. Mais enfin, le
visage d’Ellen apparaît. Je remarque qu’elle n’ouvre pas complètement la
porte, restant collée contre le bois… comme si elle craignait que je ne
déboule de force à l’intérieur.
– Bonsoir, dit-elle.
– Bonsoir.
Contrairement à tout à l’heure, je prends le temps de la dévisager. Elle
n’a plus les cheveux aussi foncés que sur la photo d’elle présente dans le
dossier que j’ai reçu de mon employeur. Ils sont désormais auburn et très
longs, tellement qu’ils lui couvrent les reins.
Lorsque je réalise où mon regard s’attarde, je m’empresse de le
remonter vers ses yeux – pour ne pas qu’elle pense que je suis en train de
« mater », comme dirait Mack.
– Est-ce qu’il y a un problème ? demande-t-elle. Michel m’a assuré que
vous aviez tout ce qu’il vous fallait avant de partir…
– Oh ! Oui, tout est parfait. La guest house est splendide et on ne peut
plus confortable.
Elle hoche la tête et pince les lèvres en attendant que je lui explique
pourquoi je suis ici. Je remarque que ses joues sont légèrement roses mais
que ses prunelles, elles, sont ternes.
– Je voulais vous donner ça, je lui indique en lui tendant les
questionnaires. Je crois que votre majordome en aura besoin.
– Je les lui transmettrai, merci.
Elle s’apprête à refermer la porte, lorsque j’ajoute :
– Mon collègue et moi aurions aussi besoin de connaître votre emploi
du temps pour pouvoir anticiper vos déplacements.
Il se passe quelques instants avant qu’elle ne réponde :
– Je ne suis pas débordée ces temps-ci. J’ai juste un rendez-vous chez le
médecin demain, et une audition vendredi, donc ce sera une semaine plutôt
calme pour vous.
– Pas de problème.
Elle me sert un mince sourire. Cette fois, je décide de lui poser la
question qui me brûle les lèvres depuis tout à l’heure :
– Je voulais également savoir comment vous alliez… par rapport à ce
qui s’est passé dans la piscine.
Cette simple évocation suffit à ce qu’elle se redresse et carre soudain les
épaules.
– Est-ce que vous étiez en train de méditer ou quelque chose comme
ça ? je poursuis. Ou bien est-ce que…
– Quel est votre nom, déjà ? me coupe Ellen.
– Westwood. Je m’appelle Oscar Westwood.
– Eh bien, monsieur Westwood, je vais très bien, merci de vous en
inquiéter. Je demanderai à Michel de vous détailler dès demain mes
impératifs pour la semaine. Bonne soirée.
– Bonne soirée…
Mais ma salutation se perd dans la nuit : la porte de la villa s’est déjà
refermée, et j’entends distinctement le bruit des nombreux verrous que l’on
tourne. Me sentant un peu bête, je retourne à la guest house. Ne voulant pas
briser la bonne humeur de Mack, je me garde de lui dire que mademoiselle
Ferguson n’a pas l’air d’être des plus chaleureuses ni de désirer
particulièrement notre présence ici.
Peut-être que cette mission ne sera pas aussi simple qu’il le croit. Après
tout, protéger une cliente qui ne veut pas qu’on l’approche, c’est inédit…
4
Ellen
– Debout, Ellen.
J’ouvre les yeux, et je les referme aussitôt lorsque les rayons du soleil
entrent en contact avec mes pupilles. Derrière la porte de ma chambre,
Michel toque une seconde fois. Il sait que les matins sont difficiles pour
moi, qui ai toujours été une grande dormeuse.
– J’ai dressé votre petit déjeuner sur la terrasse, m’annonce mon
majordome. Et, bonne nouvelle, vous avez reçu un courriel.
Cette information me tire de ma brume de sommeil instantanément.
Je me redresse et rabats les couvertures, puis j’étouffe un bâillement tout en
m’étirant. Avant de sortir de mon lit, j’éteins la lampe de chevet qui est
restée allumée toute la nuit. Je me rends ensuite dans mon dressing pour
prendre une robe de chambre en soie que je passe par-dessus ma nuisette.
Le carrelage rafraîchit la plante de mes pieds lorsque j’emprunte mon
grand escalier pour retrouver Michel dans la cuisine.
– Bien dormi ? me demande-t-il.
– Quand le mail est-il arrivé ? je lui renvoie en esquivant sa question.
– Il y a quelques minutes.
Je me précipite dans mon bureau et m’installe derrière mon ordinateur.
Le bout de mes doigts est envahi de fourmillements tandis que je bouge la
souris pour sortir l’appareil de sa veille. L’écran s’allume, et j’ouvre ma
boîte de courriel, le cœur battant. Comme me l’a annoncé Michel, un
nouveau message m’attend. Je suis pleine d’espoir lorsque je l’ouvre ; un
espoir que je ne m’étais plus autorisée à ressentir depuis un moment. Mais
ma dernière audition, je sais que je l’ai réussie. J’ai été emballée dès la
lecture du script, me sentant immédiatement proche du personnage que l’on
me proposait d’interpréter. Il s’est passé près de deux semaines d’attente
interminable, alors j’espère que la directrice de casting a aujourd’hui une
bonne nouvelle à m’annoncer.
Fébrile, je regarde le contenu du courriel s’afficher morceau par
morceau sur l’écran de l’ordinateur. Et quand, enfin, il est entièrement
lisible… c’est la douche froide. Je n’ai même pas besoin de parcourir
chaque ligne, le « malheureusement » au début de la deuxième phrase m’en
apprend assez.
Pendant un moment, je reste figée. J’étais certaine d’avoir brillé lors de
mon audition, j’avais envie d’incarner ce nouveau personnage à l’écran et
j’étais sûre, en quittant les studios le jour du casting, d’avoir convaincu tout
le monde… mais j’avais tort.
Soudain, je m’en veux. Pas parce que j’aurais pu offrir une meilleure
prestation, mais parce que je me suis permis d’espérer que ce projet était
peut-être celui qui allait mettre fin à ma malédiction. J’y ai cru, pour rien.
Ce refus vient s’ajouter aux cinq autres que j’ai déjà essuyés depuis le
début de l’année, depuis… ce jour-là.
Défaite, je quitte mon bureau. En passant devant la vitrine qui contient
les récompenses qui m’ont été décernées au cours de mes premières années
de carrière, je reste un instant immobile.
Meilleur espoir féminin.
Meilleur second rôle.
Meilleur personnage féminin dans une saga fantastique.
J’avais quinze ans lorsque j’ai reçu ces trois prix. Cela faisait trois ans
que la série dans laquelle je jouais avait démarré sur les écrans : après la
sortie du deuxième volet, les récompenses sont tombées de tous les côtés.
Je me souviens qu’à ce moment-là j’avais l’impression de me trouver sur le
toit du monde. D’être intouchable. Éternelle.
Si la Ellen de quinze ans me voyait aujourd’hui, elle serait tellement
déçue de voir le tour que les événements ont pris… La pauvre, elle qui
s’imaginait déjà entrer au panthéon des acteurs qui ont marqué le monde du
cinéma…
Néanmoins, l’adolescente que j’étais ne pouvait pas imaginer la manière
dont sa vie allait basculer. Personne ne l’aurait pu, d’ailleurs.
Lorsque je retourne dans la cuisine, Michel m’attend, guilleret, un verre
de mimosa à la main. Mais au moment où il croise mon regard, il
s’empresse de reposer le cocktail et de se composer un visage neutre.
– Ce ne sera pas pour cette fois, lui dis-je en tentant un sourire.
– Ces directeurs de casting ne savent pas ce qu’ils perdent, éructe mon
majordome. Je suis sûr que la prochaine fois sera la bonne.
C’est déjà ce qu’il m’a dit lors de mes quatre derniers refus, mais je n’ai
pas le cœur à le contredire.
– Merci, je lui réponds en sortant sur la terrasse.
Honnêtement, je ne sais pas ce que je ferais si je ne l’avais pas à mes
côtés. Si, au départ, Michel a été engagé en tant que majordome pour
m’aider à entretenir la maison durant mes longues absences dues à mes
tournages, depuis un an, il est devenu ma seule et unique compagnie, ou
presque. Ma vie professionnelle a commencé à dérailler, je me suis de plus
en plus repliée sur moi-même, et c’est alors que je me suis rendu compte
que je n’avais pas seulement un employé près de moi, mais une personne
sur laquelle je pouvais compter. Un ami, le plus précieux de tous, d’ailleurs.
Je m’installe devant une tasse de thé fumant et choisis une viennoiserie
parmi toutes celles qui sont disposées sur la table.
– Michel ?
Mon majordome arrive immédiatement lorsque je l’appelle.
– Il vous manque quelque chose ? s’enquiert-il.
– Oui. Toi.
Je lui montre la chaise face à moi, mais il reste stoïque.
– Michel… j’insiste.
– Ellen, ce n’est vraiment pas…
– … ainsi que se comporte un bon majordome, bla bla bla. Je m’en
fiche. Je suis ici chez moi, et si j’ai envie que tu prennes le petit déjeuner à
ma table, je ne vois pas qui va s’en offusquer… À part toi, évidemment.
Tu vas m’obliger à te supplier tous les matins ?
Cela fait des mois que je propose à Michel de partager ses repas avec
moi, quand il le peut et s’il le désire, bien sûr. Depuis que je l’ai trouvé un
jour en train de grignoter précipitamment un sandwich debout dans la
cuisine, pour que mon déjeuner me soit servi à l’heure… Une heure que je
n’ai jamais imposée, de surcroît.
Bien que gêné, il finit par venir s’asseoir, et je suis ravie de le voir
piocher dans ce buffet qu’il a préparé avec toute la passion que je lui
connais.
– Alors ? Comment s’est passée ta soirée d’hier ? je l’interroge.
Il relève la tête et hausse un sourcil.
– Tu t’es parfumé quand tu as quitté la villa, j’en ai conclu que tu avais
quelqu’un à retrouver, j’ajoute. Je me trompe ?
La teinte colorée que prend son visage est impayable.
– J’avais un rendez-vous, c’est vrai, admet-il avant d’avaler une grande
gorgée de café.
J’attends qu’il poursuive, mais il garde un silence qui me frustre.
– Michel, tu vas me torturer longtemps avec ce suspense ? je lâche, n’y
tenant plus.
Mon majordome sourit puis secoue la tête.
– Je préfère ne pas en parler pour l’instant. C’est tout récent, je ne veux
pas mettre ce début d’histoire en péril… ou espérer déjà trop.
Je tends la main et la pose sur la sienne.
– Tu pourras t’ouvrir à moi quand tu te sentiras prêt.
Je suis persuadée que Michel fait partie de ces gens dont on dit qu’ils
ont une âme ancienne. De ceux qui ont vécu plusieurs vies. Mais, dans son
sourire, je peux voir celui qu’il était enfant.
– Bonjour.
Je tourne la tête et découvre mes deux nouveaux gardes du corps
s’approchant de nous. Ils ont des styles très différents : il y a celui qui porte
un costume, grand et blond, mais dont le visage est à moitié caché par des
lunettes de soleil. Et puis il y a Oscar Westwood, vêtu d’un jean foncé et
d’une chemise blanche dont les manches, relevées, révèlent ses avant-bras.
Son regard à lui est bien visible… Il est un peu plus petit que son
coéquipier, mais cela n’enlève rien à l’impression de puissance qu’il
dégage.
– Nous serons prêts à partir dans quinze minutes, m’informe-t-il.
– Vous m’accompagnez tous les deux ? je demande.
– Bien sûr, me répond le coéquipier.
Je me rends compte que je ne me souviens pas de son nom –
contrairement à celui de mon sauveteur autoproclamé, que je n’ai eu aucun
mal à retenir.
– L’un de nous vous accompagnera à l’intérieur du cabinet médical,
poursuit-il, et l’autre restera à l’extérieur pour s’assurer qu’aucun
journaliste ou paparazzi n’a été informé de votre position. Dans le cas
contraire, ne vous inquiétez pas, nous vous évacuerons en toute sécurité.
– Je ne suis pas inquiète.
Je termine mon thé puis me lève en resserrant mon peignoir autour de
moi.
– Je monte me préparer. Servez-vous si vous le désirez, j’indique en
désignant aux deux hommes la table garnie.
– Merci, mais nous avons déjà pris notre petit déjeuner, m’informe
Oscar.
– Cela dit, un second café ne sera pas de refus, lance l’autre en prenant
place à côté de Michel.
Les laissant là, je rentre dans la maison. À l’étage, je fais un saut par ma
salle de bains pour prendre une douche en vitesse avant de passer un
pantalon en lin ainsi qu’un débardeur. J’attache ensuite mes cheveux en une
queue-de-cheval haute puis j’attrape des lunettes de soleil, ce qui me
dispense de maquillage. J’espère effectivement que les paparazzis ne seront
pas dans le coin, parce que je n’ai pas envie que mon visage au naturel soit
placardé à la une des magazines et décrit comme « fatigué » ou « terne ».
Je n’aime pas être obligée de dépendre du fond de teint et du mascara pour
me sentir belle. Sans compter qu’après ma visite médicale je compte bien
revenir chez moi et passer le reste de la journée au calme, sans voir
personne.
Je me rends compte que je suis en train de me transformer en ermite…
et que ce n’est pas pour me déplaire.
De retour en bas, je quitte la villa escortée par mes deux bodyguards.
Oscar s’installe au volant, et j’en profite pour demander à son coéquipier,
qui m’ouvre la portière :
– Rappelez-moi votre nom…
– Mackenzie. Mais vous pouvez aussi m’appeler Mack, Ellen.
Je hausse un sourcil.
– Pour ma part, je préfère que vous vous en teniez à mademoiselle
Ferguson, je déclare en m’installant sur la banquette arrière.
Le sourire du garde du corps se fige.
– Très bien, réplique-t-il. Pardonnez-moi pour cette familiarité.
Il ferme la portière et prend place à l’avant aux côtés d’Oscar, qui me
dévisage dans le rétro avant de mettre le contact.
Nous traversons le quartier résidentiel pour nous rendre à mon rendez-
vous. Il ne nous faut que vingt minutes pour atteindre le cabinet du docteur
Parrish. Tandis qu’Oscar se gare, Mackenzie se prépare déjà à sortir de la
voiture.
– Non, j’interviens. Je veux que ce soit monsieur Westwood qui
m’accompagne.
Un silence s’installe dans l’habitacle. Les deux hommes se regardent un
instant avant que Mack n’indique :
– Étant plus expérimenté, ce serait plutôt à moi de…
– Je veux que ce soit votre coéquipier qui m’escorte, j’insiste.
J’aurais préféré éviter cette confrontation, mais il y a bientôt un an, j’ai
décidé d’être le moins possible en contact avec les gens qui ne m’inspirent
pas une confiance totale. Ces deux gardes du corps ne sont à mon service
que depuis hier soir. Alors, c’est vrai, il est un peu tôt pour parler de
confiance… Mais une chose est sûre, ce Mack ne m’en inspire pas
beaucoup. Premièrement, parce que je n’ai pas encore croisé son regard
depuis qu’il a débarqué chez moi. Il le cache sans cesse derrière ses lunettes
de soleil. C’est bien connu, pourtant, les yeux sont le reflet de l’âme, et tant
que je n’aurai pas pu sonder la sienne, je préfère éviter le plus possible les
contacts avec lui. Deuxièmement, je n’ai pas aimé son excès d’assurance et
la familiarité soudaine qu’il a voulu instaurer entre nous. Cela ne signifie
pas que je me sens en totale sécurité avec Oscar, mais lui, au moins, a l’air
de comprendre que j’ai besoin de garder une certaine distance avec autrui.
– Très bien, abdique Mack en cachant difficilement son agacement.
Oscar sort de la voiture, en fait le tour, puis il m’ouvre la portière et
m’aide à descendre du véhicule. Il est encore tôt, alors les curieux sont peu
nombreux dans la rue. Mon bodyguard m’entoure de son bras sans pour
autant me toucher, tout en me guidant vers l’immeuble dans lequel se trouve
le cabinet médical. Une fois à l’intérieur, il s’éloigne d’un pas, tout en
restant à ma hauteur. Je lui jette des petits coups d’œil en coin en rejoignant
le secrétariat. Le regard rivé droit devant lui, le port de tête haut, le torse
bombé, Oscar est dans son personnage.
À peine me suis-je annoncée à l’accueil que le docteur Parrish
m’appelle. Elle me serre chaleureusement la main et me sourit avant de
hausser les sourcils en voyant Oscar s’approcher.
– Je vous attends ici, m’annonce ce dernier en se plaçant à gauche de la
porte du cabinet.
– Oh ! Euh… Mes anciens gardes du corps se contentaient de patienter
dans la salle d’attente, je l’informe.
– Et aujourd’hui, ils ne sont plus à votre service, me répond-il. Je veille.
Allez passer votre consultation l’esprit tranquille.
Son air sérieux m’arrache un petit sourire. Réalisant qu’il me le rend, je
m’empresse de pénétrer à l’intérieur du cabinet.
– Comment allez-vous, Ellen ? me demande le docteur Parrish une fois
la porte refermée derrière nous.
– Bien, merci.
– Vous êtes prête pour l’auscultation ?
Je hoche la tête et passe derrière un paravent pour retirer mes
chaussures ainsi que mon pantalon et ma culotte. Lorsque j’en émerge,
l’expression bienveillante de la médecin m’aide à me détendre un peu alors
que je m’installe dans son fauteuil.
– Placez vos jambes sur les étriers, me demande-t-elle. Très bien.
Je commence l’examen.
Les yeux rivés au plafond, je tente de me concentrer sur les nervures qui
parcourent les poutres en bois.
Une, deux, trois, quatre, cinq…
Ces visites chez l’obstétricienne sont un véritable fardeau, mais j’ai
appris à m’en accommoder. C’est pour mon bien, je ne dois pas l’oublier.
– Tout est normal, annonce le docteur Parrish en poursuivant son
inspection. Est-ce que vos rapports sexuels sont douloureux ?
Je sens la chaleur se répandre sur mes joues. Cela suffit à la médecin
pour comprendre que je ne suis pas en mesure de répondre à cette
question… car cela fait un an que je n’ai laissé personne m’approcher.
– Ellen, vous savez que vous avez le droit d’avoir une vie amoureuse ?
avance-t-elle. Vous n’avez aucune raison de vous punir de cette façon…
– Je ne me punis pas, je me défends en retournant derrière le paravent
pour me rhabiller. Je n’ai pas besoin qu’un homme entre dans ma vie en ce
moment, c’est tout.
J’entends le soupir du docteur Parrish et je sais qu’elle n’exprime
aucune lassitude, juste une tristesse sincère.
– Ça fait un an, maintenant, Ellen, me rappelle-t-elle d’une voix douce.
Je ne dis pas que vous devez oublier ni vous forcer à retrouver une vie
intime, mais je vois bien que, quelque part au fond de vous, vous pensez ne
pas la mériter. Que vous le vouliez ou non, c’est une forme de punition que
vous vous infligez.
Elle s’approche de moi lorsque je retourne prendre mon sac puis affirme
en me regardant dans les yeux :
– Vous êtes une jeune femme qui a subi quelque chose de dramatique,
mais ce n’est pas ce qui vous définit. Vous en avez conscience, n’est-ce
pas ?
Je hoche la tête en tentant de cacher les larmes qui commencent à
obstruer ma vision.
– Merci, docteur Parrish.
Je lui serre la main.
– On se revoit dans six mois, déclare-t-elle lorsque je quitte son cabinet.
Un instant plus tard, je retrouve Oscar ; qu’il soit exactement là où il a
dit qu’il serait a quelque chose de réconfortant.
– Tout va bien ? s’enquiert-il en me dévisageant.
– Allons-y, je me contente de répondre.
Nous traversons la salle d’attente qui a commencé à se remplir, et Oscar
suit mon pas pressé. Je n’ai qu’une envie, rentrer chez moi pour m’y terrer
loin du monde extérieur.
– Ellen ?
Je me fige. Mon garde du corps réagit immédiatement et se retourne en
direction de la voix qui s’est élevée derrière nous.
– Ellen ? répète-t-on.
Malgré mon envie dévorante de faire comme si je n’avais rien entendu,
je me force à pivoter à mon tour pour faire face à mon interlocutrice.
– Désolé, mais… commence Oscar en se plaçant devant moi.
– C’est bon, j’interviens en posant une main sur son bras. Salut,
Maggie.
J’accepte l’accolade que la jeune femme me propose. Elle s’exclame
ensuite, souriante :
– Ça fait longtemps que je ne t’ai pas vue ! Je suis contente de te voir, tu
as l’air en forme.
– Toi aussi.
– Oh ! On fait ce qu’on peut.
Sur ces mots, elle rejette, mine de rien, ses cheveux noir ébène derrière
son épaule.
Maggie est assistante réalisatrice. J’ai travaillé avec elle sur mon dernier
projet en date : une série qui a été annulée après une saison seulement.
Malgré cet échec, nos relations sont restées cordiales, même si je ne lui ai
plus donné de nouvelles depuis un petit moment.
– Écoute, c’est drôle de tomber sur toi ici, parce que je pensais
justement te contacter dans les prochains jours, enchaîne-t-elle. Je travaille
actuellement sur l’adaptation d’un roman en film et je crois que l’un des
rôles féminins pourrait parfaitement te convenir. Est-ce que tu es intéressée
pour recevoir le script ?
– Oh ! Bien sûr. Tu sais que je suis toujours partante pour découvrir de
nouveaux rôles.
– Parfait. Je m’occupe tout de suite de te le faire envoyer. Recontacte-
moi dès que tu l’auras lu, on commence les castings dans trois semaines.
– C’est noté. Merci, Maggie.
– Mais de rien. À bientôt, Ellen.
La jeune femme s’éloigne, et je la regarde pendant quelques secondes.
Le mail de refus reçu ce matin et la déception qui en a découlé me
paraissent soudain bien loin. Une nouvelle opportunité se présente à moi, et
je vais tout faire pour la saisir afin de revenir dans la lumière.
5
Oscar
– Bonjour, Michel.
Souriant, comme à son habitude, le majordome entre dans la guest house
avec un plateau chargé de bonnes choses pour le petit déjeuner.
Le service ici est cinq-étoiles, il n’y a pas à dire…
– J’espère que vous avez bien dormi, nous dit-il. Ce matin, il y a un ajout
de dernière minute au programme. Ellen a décidé d’aller faire du shopping.
Elle a sélectionné quatre boutiques et, comme elles sont privatisées, elle
s’est dit qu’un seul bodyguard suffira pour…
– Oscar y va ! décide mon collègue en refermant le journal qu’il était en
train de lire.
Je me tourne vers lui en haussant les sourcils.
– Quoi ? renchérit-il. Tu es son chouchou, non ?
– Qu’est-ce que tu racontes ?
– Oscar la sauve de la noyade, Oscar l’escorte au cabinet médical, Oscar
l’accompagne faire du shopping… C’est un beau conte de fées qui débute.
Je dévisage Mack, peinant à prendre la mesure de l’acidité dans son ton.
Nous sommes amis depuis que j’ai rejoint l’agence de bodyguards, tous les
deux. Mais c’est la première fois que nous travaillons ensemble sur une
même mission, et je réalise qu’il a du mal à accepter de ne pas être
constamment au centre de l’action.
– Je vous laisse en discuter. Ellen sera prête à partir dans une heure, nous
indique Michel avant de se retirer.
– C’est quoi, ton problème ? je lance à Mack une fois que nous sommes
tous les deux.
– Ne fais pas comme si tu n’avais pas remarqué qu’elle ne veut pas de
ma présence.
– Peut-être que si tu ne te comportais pas comme si tu étais le maître des
lieux, elle aurait envie de s’appuyer sur toi.
– Oh, arrête un peu. Dès le moment où on a mis un pied ici, tu as fait en
sorte de te mettre en avant.
Je croise les bras, incrédule.
– Donc j’aurais dû la laisser se noyer ? Tu étais au bord de la piscine, toi
aussi. Si tu l’avais voulu, tu aurais pu sauter avec moi. Mais si mes souvenirs
sont bons, tu ne l’as pas fait.
Mack et moi nous dévisageons en silence. Comme il ne répond rien, je
me lève et annonce :
– Je vais aller prendre ma douche. Ensuite, je vais emmener notre cliente
faire du shopping. Ce n’est peut-être pas ton cas, mais en ce qui me
concerne, j’ai besoin de l’argent pour lequel j’ai accepté de travailler.
Je monte à l’étage me préparer. Depuis un an que j’exerce mon métier,
c’est la première fois que je suis confronté à un problème de concurrence
avec un coéquipier. Certains se tirent dans les pattes pour décrocher les
missions les plus intéressantes, mais jusqu’à maintenant, sur le terrain, les
choses se sont toujours bien déroulées avec mes précédents collègues.
Je crois que Mack veut un peu trop s’intégrer à ce monde de paillettes
que nous touchons du doigt ici, au point qu’il a du mal à accepter qu’Ellen
ne le laisse pas prendre ses aises comme il le voudrait. Pire, je crois qu’il n’a
pas été assez observateur pour comprendre que son attitude un brin arrogante
l’a braquée…
Lorsque je suis prêt, mon petit déjeuner avalé en vitesse, je quitte la
guest house sans lui adresser un mot et me dirige vers la maison. Ellen ouvre
la porte au moment où je m’apprête à cogner contre le battant.
– Vous êtes ponctuel, remarque-t-elle.
– C’est normal. Où allons-nous ?
– Sur Rodeo Drive. Je sais que ce n’est pas très conseillé pour ma
sécurité de prendre des décisions de dernière minute, mais ça ne se
reproduira pas de sitôt, ne vous inquiétez pas.
On dirait presque qu’elle est désolée d’avoir décidé de sortir de chez elle
de façon impromptue…
– Vous avez le droit de modifier le planning tous les jours si vous le
souhaitez, je la rassure. C’est mon travail de faire en sorte que, peu importe
où vous allez, que cela ait été prévu ou non, vous soyez en sécurité.
– Merci, Oscar.
J’ai droit au même petit sourire qu’hier, au cabinet médical, ce qui n’est
pas pour me déplaire. Je l’observe alors que nous nous dirigeons vers la
voiture. Elle a dégagé son visage grâce à deux longues tresses qui lui
retombent dans le dos ; une coiffure qui la met particulièrement en valeur.
J’ouvre la portière arrière pour qu’elle s’installe puis je prends place au
volant et nous conduis en direction de l’avenue la plus luxueuse de la ville.
L’opulence que dégage Beverly Hills, et plus particulièrement Rodeo Drive,
est presque criminelle. Les devantures des boutiques huppées parfaitement
entretenues, les palmiers, les trottoirs d’une propreté impeccable… Voir
cette partie de Los Angeles si privilégiée alors que beaucoup de quartiers
sont livrés à eux-mêmes a de quoi interpeller.
Je me gare, quitte le véhicule, puis j’ouvre la portière à Ellen et
m’empresse de l’escorter jusqu’à la première boutique, dans laquelle une
vendeuse nous attend déjà. Elle s’empresse de nous faire entrer, avant de
refermer la porte à double tour.
– Bienvenue, mademoiselle Ferguson ! s’exclame-t-elle avec un large
sourire. Nous sommes ravis de vous revoir.
– Nous sommes à votre disposition, ajoute un autre employé, situé près
des cabines d’essayage. Prenez tout le temps dont vous avez besoin pour
sélectionner vos tenues. Souhaitez-vous boire quelque chose ? Un peu de
champagne ?
– Non, merci. Vous en voulez ?
Surpris par la proposition d’Ellen, je décline toutefois.
– Bon, soupire-t-elle, au travail.
Elle pose son sac à main puis s’élance jusqu’aux rayonnages. Je la
regarde, fasciné, voguer de portant en portant à la recherche de pièces bien
précises et tendre vêtement après vêtement à la vendeuse, qui se charge de
les emporter pour elle en cabine. Quand Ellen se décide à s’y rendre, je suis
invité à prendre place dans un fauteuil, et je me prépare à devoir patienter un
sacré bout de temps avant de revoir ma cliente. Mais rapidement, je vois une
jupe, un chemisier ainsi qu’un jean être passés par-dessus le rideau
occultant.
– Ça ne va pas… grommelle Ellen en éliminant deux nouvelles robes et
un pantalon.
Le rideau s’ouvre soudain. Vêtue d’une jupe en tweed et d’un sous-pull à
col roulé, la jeune femme s’avance, et je me surprends à la détailler.
– Ça vous va à ravir, réagit la vendeuse.
– Pas vraiment, lui répond Ellen. J’aimerais essayer l’ensemble blanc,
s’il vous plaît. Celui-ci ne flatte pas ma silhouette.
Ben tiens… Je la trouve plutôt très à son avantage, moi.
Je tente de ne pas trop me focaliser sur le corps de ma cliente, mais
j’échoue. La jupe lui arrive à mi-cuisse, et je dois dire que je suis ébloui par
ses longues jambes bronzées.
– Si vous me disiez pour quel événement vous cherchez une tenue, je
pourrais peut-être vous aiguiller ? propose l’autre employé.
– C’est pour un rendez-vous professionnel. Et merci, mais je vais
trouver.
Le vendeur s’éloigne sans demander son reste de la cabine dans laquelle
Ellen vient d’entrer. Même si elle a refusé la boisson qu’on lui a proposée
plus tôt, il s’empare d’un plateau, sur lequel il dispose deux coupes de
champagne. Il les remplit après avoir ouvert une bouteille dans un « pop »
caractéristique.
Un instant plus tard, Ellen rouvre le rideau… et j’attrape une coupe au
moment où les boissons passent sous mon nez, pour masquer ma réaction à
la vue de cette robe dans laquelle ma cliente s’est glissée et qui épouse ses
courbes à la perfection.
– Vous auriez des escarpins ? lance-t-elle. Vernis, de préférence.
La vendeuse s’empresse de répondre à la demande. Elle sait qu’Ellen
dépensera un paquet d’argent dans sa boutique et elle agit en conséquence.
– C’est trop, n’est-ce pas ?
À cette question d’Ellen, je jette un œil au vendeur… qui me dévisage
lui-même. C’est alors que je réalise que c’est à moi que la jeune femme
s’adresse.
– Pardon ? je lâche.
– C’est trop échancré… commente-t-elle. Trop vulgaire.
J’écarquille les yeux.
Vulgaire ?
– Si tu t’habilles comme ça, Ellen, ne t’étonne pas de provoquer des
réactions, murmure-t-elle.
Son regard est perdu dans le vague, face au miroir. C’est comme si elle
avait été transportée très loin de cette boutique, soudain. Il se passe quelques
secondes avant qu’elle ne se reprenne et déclare :
– Je vais essayer autre chose.
Je n’ai pas le temps de réagir qu’elle repart déjà dans la cabine. Quelques
minutes plus tard, elle réapparaît… et je reste sans voix. Le bas de sa robe
volette autour d’elle lorsqu’elle pivote sur elle-même pour se regarder sous
toutes les coutures. La couleur rose poudré lui va parfaitement au teint, le col
carré met joliment en avant son décolleté, et ses longues jambes apparaissent
de nouveau.
– C’est ma préférée.
Je me suis entendu parler avant même d’avoir réfléchi à ce que j’allais
dire. Ellen rive son regard au mien dans le miroir, et pendant un instant, il
n’y a plus un bruit dans la boutique. Mal à l’aise, je précise :
– La précédente aussi était très belle. Elle n’avait rien de vulgaire.
Ma seconde intervention nous plonge un peu plus profondément dans un
silence étrange. Pendant un moment, je me demande même si les vendeurs
n’auraient pas déserté.
Enfin, Ellen reprend vie. Sans un mot, elle tire le rideau de la cabine
pour s’isoler.
Bon, j’ai clairement dépassé les limites.
Les dix minutes suivantes, j’entends seulement le bruit des vêtements
que ma cliente essaye puis retire. Finalement, elle réapparaît, l’air contrarié.
Gênée qu’Ellen porte elle-même les habits qu’elle compte acheter, la
vendeuse tente de les lui prendre des mains, mais elle l’ignore pour passer
directement à la caisse. J’aperçois parmi eux la robe qu’elle a jugée si
sévèrement en la découvrant, mais je me garde bien de faire une quelconque
réflexion.
– Vous pouvez aller patienter dans la voiture, me dit-elle sans m’accorder
un regard. J’ai quelques accessoires à choisir, mais je n’en ai pas pour
longtemps.
J’hésite : en tant que bodyguard, je ne suis pas censé m’éloigner du
client dont je dois assurer la protection. Ellen insiste cependant :
– S’il vous plaît, monsieur Westwood.
L’utilisation de mon nom de famille me fait comprendre qu’elle pose une
limite et que je dois la respecter. Je n’ai pas d’autre choix que de capituler.
– Je resterai devant la boutique.
C’est le maximum d’espace que je suis prêt à lui donner. Le vendeur me
déverrouille la porte, et je me poste devant celle-ci en attendant qu’Ellen ait
terminé son shopping.
Pendant que je patiente, j’essaye de comprendre où j’ai bien pu merder.
Les choses semblaient se dérouler parfaitement, pourtant, jusqu’à ce que je
la complimente. D’accord, j’aurais certainement dû rester à ma place, mais
une remarque flatteuse n’a jamais braqué personne !
Je soupire en croisant les bras. Il est maintenant clair que je ne vais pas
tarder à rejoindre Mack sur le banc des indésirables…
6
Ellen
– C’est intéressant ?
Je lève les yeux du script sur lequel je suis penchée depuis quelques
heures pour croiser le regard de Michel.
– Très.
Mon majordome me tend une tasse de thé avant de joindre les mains
dans son dos.
– Dans ce cas, pourquoi avez-vous l’air contrariée ? m’interroge-t-il.
Je repose le script en soupirant.
– C’est l’adaptation d’un roman fantastique. Et même si je trouve
l’histoire captivante, je ne sais pas si j’ai envie de me relancer dans un
projet de ce genre. J’ai peur de m’enfermer sans le vouloir dans ce type de
films et qu’à terme on ne me propose plus que des scénarios similaires. J’ai
envie d’autre chose, d’incarner des personnages auxquels les gens peuvent
s’identifier.
– Je comprends, affirme Michel en prenant place dans le fauteuil en face
du mien.
– Vraiment ? Parce que moi, je ne me comprends pas vraiment, tu sais.
J’ai déjà essuyé cinq refus depuis le début de l’année, alors je devrais me
réjouir de cette opportunité et saisir l’occasion de reprendre le chemin des
studios. Au lieu de ça, je me plains.
– Vous avez parfaitement le droit d’avoir des exigences. Ce n’est pas
parce que quelques rôles vous sont passés sous le nez qu’il faut sauter sur le
premier qui s’offre à vous.
Je souris à mon majordome.
– Tu sais toujours trouver les mots justes, Michel.
– Je crois malheureusement que ce que je m’apprête à vous suggérer va
vous faire réviser votre opinion, me renvoie-t-il d’un ton soudain grave.
Il tire sur les manches de sa veste, cherchant visiblement à gagner du
temps, puis déclare :
– C’est bientôt votre anniversaire, et je me disais que ce serait une
bonne idée d’organiser une petite fête ici.
Comme je ne réagis pas, il ajoute :
– Je sais que vous n’aimez plus être au centre de l’attention, et je vous
comprends, mais c’est important, Ellen. On ne peut pas ignorer ce jour-là.
– Mais on pourrait fêter ça dans l’intimité, non ? Pas besoin d’inviter
une foule de personnes.
– Oh, Ellen…
Le ton compatissant de mon majordome me touche en plein cœur. Si je
ne connaissais pas si bien Michel, je pourrais penser qu’il a pitié de moi.
Une chose est sûre, ma situation le peine.
– Vous savez bien que, quoi que vous décidiez, je me rangerai de votre
côté, poursuit-il. Mais je crois vraiment que ça vous ferait du bien de voir
du monde. Vos anciennes amies doivent être déçues de ne plus avoir de vos
nouvelles depuis un an.
– La plupart n’ont pas cherché à en avoir, je rappelle.
Cela dit, bien que j’essaye de me convaincre du contraire, je crois que
fêter mon anniversaire seule me ferait plus de mal que je ne veux bien le
laisser paraître. Même si l’idée de devoir jouer la comédie en société me
répugne déjà, je crois que, dans le fond, Michel a raison. Ce n’est pas bon
pour moi de m’isoler autant.
– Ne vous punissez pas, Ellen… me souffle-t-il.
Je plisse les lèvres. D’abord le docteur Parrish, et maintenant mon
majordome… Ça m’agace qu’ils parviennent tous à lire si facilement en
moi. Quelle ironie, lorsque le propre de mon métier est de prétendre et
donner l’illusion d’être une autre…
– Votre anniversaire étant dans un mois, nous avons largement le temps
de préparer les invitations, de trouver un thème à la fête et de…
– Non, rien d’extravagant, s’il te plaît, Michel. C’est d’accord pour
organiser quelque chose, mais je préfère qu’il n’y ait pas trop de monde et
pas trop de… tout.
Satisfait, mon majordome hoche la tête avant de bondir sur ses pieds.
– Je me mets immédiatement au travail. En ce qui concerne les couleurs
de la décoration…
– Je te fais confiance. Tu me connais, tu sais ce que j’aime, alors tu as
carte blanche.
Il quitte la terrasse en se frottant les mains. Il y en a au moins un qui est
heureux à la perspective de cette fête, c’est déjà ça.
Pour ne pas penser à ce que je viens d’accepter, je me replonge dans le
script. Malheureusement, mon esprit dérive inévitablement. Je me suis
tellement éloignée de la vie mondaine ces derniers temps que j’angoisse à
l’idée de devoir me réintégrer à cet univers… Ayant connu la célébrité
jeune, j’ai dû apprendre à faire avec. Pendant longtemps, cela m’a convenu.
Jusqu’à ce que je réalise à mes dépens que derrière le strass et les paillettes
se cachaient la manipulation, la corruption ainsi que des monstres tapis dans
l’ombre.
Je soupire et me lève avant de commencer à faire les cent pas, le texte
imprimé à la main.
– Mademoiselle Ferguson ?
Je sursaute et me retourne. Les bras le long du corps, Oscar me dévisage
en restant à une distance respectueuse. Depuis la sortie shopping, nous ne
nous sommes pas encore retrouvés seule à seul. Ce jour-là, j’ai eu
l’impression que nous sortions du cadre professionnel, surtout lorsque
Oscar a complimenté ma tenue, mais je ne sais pas si lui aussi l’a perçu
ainsi, et surtout, si cela l’a mis mal à l’aise. En réalité, même de mon côté,
j’ai encore des difficultés à identifier ce que sa remarque m’a fait ressentir.
L’a-t-il prononcée parce qu’il s’y est senti obligé ? Surtout, je ne
m’attendais pas à ce qu’il me regarde assez longtemps pour émettre un avis
appréciateur. Cela m’a déstabilisée. Pourtant, on ne peut pas dire que je sois
contrariée, pas vraiment. J’ai été surprise que l’un de mes nouveaux
bodyguards déclenche tant de questionnements en moi, et j’ai besoin d’un
peu de temps pour pleinement comprendre ce que cela signifie.
– Oui ?
– Je tenais juste à vous informer que Mack a décelé un problème
mécanique à votre voiture et qu’il l’apporte au garage pour la faire vérifier.
Aviez-vous prévu de quitter votre villa ce matin ?
– Non. Je vais rester ici aujourd’hui, j’ai du travail.
– Très bien. En tout cas, soyez rassurée : Mack s’absente, mais moi, je
reste là pour veiller à votre sécurité.
– C’est gentil.
– C’est mon travail.
Oscar sourit, et je l’imite.
– Est-ce que vous savez où est Michel ? j’enchaîne.
– Il est sorti faire quelques courses. Je l’ai croisé il y a une vingtaine de
minutes. Il parlait d’invitations et de nuances de vert, mais je n’ai pas tout
saisi.
Sacré Michel… De toute évidence, il n’attendait plus que mon accord
pour se lancer dans l’organisation de cette fête d’anniversaire.
– Si vous avez besoin de quelque chose, je peux peut-être vous aider,
avance Oscar.
– Non merci, je vais attendre qu’il revienne.
J’ai refusé l’offre bienveillante de mon bodyguard par réflexe… mais je
me surprends à regretter mon empressement presque aussitôt.
– Très bien, déclare-t-il. Si vous me cherchez, je serai dans la guest
house.
Il commence à s’éloigner lorsque, ressentant le besoin de me justifier, je
l’arrête :
– C’est juste que Michel m’aide à travailler.
Oscar se tourne vers moi. Mal à l’aise, je continue mes explications :
– De temps en temps, j’ai besoin de jouer certaines scènes du script que
j’étudie avec un partenaire, pour mieux comprendre le personnage que l’on
me propose et trouver la meilleure technique à adopter pour me mettre dans
sa peau. Michel a l’habitude de me donner la réplique dans ces moments-là.
Oscar reste un instant silencieux, avant de proposer :
– Je peux le remplacer, si vous voulez.
– Je ne crois pas que…
– Évidemment, je n’ai pas de talent d’acteur, mais s’il s’agit simplement
de lire des répliques, c’est une tâche à ma portée. Et puis, il n’y a que nous,
dans cette maison. Si vous ne voulez pas vous mettre en retard dans votre
préparation, je suis votre seule option.
Il n’a pas tort : attendre le retour de Michel me contraindrait à perdre du
temps pour travailler sur le texte. Plus vite je l’aurai assimilé, mieux je serai
préparée en vue de l’audition qui m’attend.
– D’accord, dis-je en lui tendant le script. Mes passages sont surlignés
en bleu, donc tout le reste, c’est votre partie.
Oscar s’empare des feuillets tandis que je prends quelques instants pour
faire le vide dans ma tête et me concentrer, les yeux fermés. Une fois prête,
je lui fais un signe de tête pour donner le top départ et amorce deux pas
dans sa direction en récitant ma première réplique :
– Pourquoi es-tu si en colère contre moi ?
– Parce que je ne comprends pas pourquoi tu m’as caché ce que tu
étais !
Je fais abstraction du ton neutre qu’emploie Oscar. Michel, habitué à cet
exercice, a plus d’entrain, mais je ne peux décemment pas en vouloir à mon
garde du corps.
– À ton avis, pourquoi est-ce que je l’ai fait ? Pour te protéger !
– Arrête de te cacher derrière cette excuse, grogne Oscar, prenant
confiance. Tu n’as pensé qu’à toi. Il s’approche de quelques pas et la
surplombe de toute sa hauteur. Oh ! Ça ne fait pas partie du dialogue.
Je plisse les lèvres pour masquer mon amusement, tandis que mon
bodyguard exécute les instructions qu’il vient de lire à voix haute. Mais
lorsqu’il s’arrête face à moi et me dévisage, mon sourire se fane. Pourtant,
je m’oblige à rester dans mon personnage.
– Comment peux-tu dire une chose pareille ? je clame.
J’agrippe son menton et le force à me dévisager en ajoutant :
– Ne détourne pas le regard ! Tu sais parfaitement que, depuis que tu es
entré dans ma vie, chaque décision que j’ai prise, c’était en pensant à toi.
Et c’est d’ailleurs ce qui nous a menés à cette situation. Ce que je suis ne
change rien, d’accord ? Je suis toujours la même, Nox. Crois-moi, je t’en
prie.
Toute l’attention d’Oscar est désormais rivée sur moi, si bien qu’il en
oublie sa réplique. Je ne m’en offusque pas, cependant. En fait, moi aussi, je
suis figée.
Silencieux, Oscar et moi nous dévisageons, jusqu’à ce qu’il se reprenne
et fasse un pas en arrière tout en s’éclaircissant la gorge.
– Désolé, j’ai perdu le fil.
– Ce n’est pas grave, je lui assure en lui reprenant doucement le script
des mains. Vous m’avez beaucoup aidée, merci.
– Vous êtes sûre ? Parce que la scène n’est pas encore terminée. Je peux
continuer de…
– Merci, Oscar, mais j’ai déjà trop abusé de votre temps. Je vais me
débrouiller.
Répéter avec lui une dispute de couple n’était pas franchement la
meilleure des idées, surtout alors qu’il me regarde comme il l’a fait. Pour la
seconde fois depuis qu’il est arrivé ici, j’ai la sensation que nous nous
sommes écartés du cadre professionnel. Et je vais commencer à croire qu’il
suffit que nous nous trouvions dans la même pièce pour ça…
– Comme vous voulez.
Il fourre les mains dans ses poches puis me sert un sourire aimable
avant de quitter la terrasse et de retourner en direction de la guest house.
De mon côté, je reste immobile, à me repasser les quelques minutes qui
viennent de s’écouler, chacune des répliques de la scène que nous venons de
jouer désormais gravée au fer rouge dans mon esprit.
7
Oscar
Les jours suivants, une routine tranquille s’installe. Il faut dire que
Mack et moi ne sommes pas très sollicités par notre cliente. Ellen reste chez
elle, planchant sur son script, n’ayant que peu de contacts avec nous et
préférant nous faire passer les messages importants par Michel. Un tel
calme nous est bénéfique : mon coéquipier et moi pouvons prendre le temps
de discuter, il reconnaît être allé trop loin, et la bonne entente revient entre
nous. Voyant à quel point il s’ennuie, je l’incite à profiter des longues
soirées que notre cliente passe chez elle pour sortir en ville, histoire qu’il
explore un peu Los Angeles. Moi, ça ne me dérange pas de rester à la
maison.
– Tu regardes encore ça ? me lance-t-il un après-midi en passant
derrière moi.
J’ai fait développer les clichés du parterre de fleurs et du trou dans la
haie que j’ai pris il y a quelques jours ; ils sont étalés devant moi et je les
fixe depuis une petite dizaine de minutes maintenant.
– Il n’y a rien à voir là-dessus, insiste Mack. À tous les coups, c’est un
chien qui se balade dans le quartier et qui a l’habitude de passer par là.
– Oui, sans doute, je lâche.
Pour autant, je continue à observer les images à la recherche d’un
indice. J’ai conscience qu’en effet, il n’y a probablement pas de quoi
s’alarmer. Seulement, il y a une petite voix dans ma tête, un doute que je
n’arrive pas à faire taire.
– Bon, je vais commencer ma ronde, annonce mon coéquipier. À tout à
l’heure.
– Mmh.
Il quitte la guest house tandis que, de mon côté, je reste encore un
moment devant les photos. C’est seulement lorsque mes yeux se mettent à
me piquer que je descends au rez-de-chaussée. Là, je m’installe devant la
télé et commence à zapper au hasard. Une fois que j’ai passé chaque chaîne
sans rien trouver d’intéressant qui pourrait me divertir, j’abdique et attrape
mon téléphone portable. Au départ, je suis tenté d’appeler un ami de
l’agence pour savoir comment se passe sa propre mission mais, en
parcourant mon répertoire, je tombe sur un prénom qui déclenche
immédiatement une pléiade de sentiments en moi.
Victoria.
Cela fait si longtemps que je n’ai pas eu de ses nouvelles… Je me
demande si elle va bien, si elle est encore avec son moins-que-rien de Luke
ou si elle a enfin fait le choix de le quitter. Un an, c’est long. Elle m’a
beaucoup manqué les premiers mois, et puis j’ai fini par m’habituer à son
absence… Malgré tout, à cet instant, une vague de curiosité m’envahit,
mêlée à de l’inquiétude. J’espère qu’elle a trouvé son équilibre, qu’elle
réussit à sortir la tête de l’eau. Même si nous ne sommes plus ensemble, je
conserverai toujours de la tendresse pour elle, et ce qu’elle devient
m’importe.
Je pourrais l’appeler. Lui demander directement comment elle va.
Je suis curieux d’entendre sa voix. Curieux aussi de savoir ce que cela
me fera après autant de temps. Malgré tout, j’hésite, le doigt posé sur la
touche d’appel. Je ne dois pas oublier que Vic ne possède pas de portable,
contrairement à moi ; tout ce dont je dispose, c’est de son numéro de fixe.
Si par malheur c’est Luke qui décroche alors que je tente de la joindre, je
crains de ne pas parvenir à garder mon calme.
Je sors sur la petite terrasse de la guest house dans l’espoir que l’air
libre m’éclaircira les idées. Je tergiverse longtemps. Après un an, serait-elle
heureuse d’avoir de mes nouvelles ? Je me doute qu’elle n’en attend pas,
mais peut-être… peut-être que nous pourrions simplement discuter de tout
et de rien, comme le font de vieux amis ? Parce que c’est ce que nous
sommes, c’est ainsi que nous nous sommes quittés il y a douze mois.
Finalement, ma volonté est la plus forte et mon doigt appuie sur la
touche d’appel.
Une tonalité. Deux tonalités. Trois… Quatre…
– Allô ?
– Vic ?
Un court silence s’installe, avant qu’elle ne lâche :
– Oscar ?
– Salut. Comment tu vas ?
– Bien. Je suis contente de t’entendre.
– Moi aussi.
Un sourire naît de lui-même sur mes lèvres.
– Où es-tu, là ? me demande-t-elle. Est-ce que tu es en mission ?
– Oui, j’ai été envoyé à Los Angeles. À Beverly Hills, très exactement.
– Oh ! Tu te trouves dans les beaux quartiers. Est-ce que tu as pu croiser
des célébrités ?
– J’en protège une, Victoria.
Son petit rire m’apaise. Quels que soient les choix qu’elle a décidé de
faire, ce qui m’importe, c’est qu’elle soit heureuse. Et ça a l’air d’être le
cas.
– C’est vrai, j’oublie parfois que tu es quelqu’un d’important,
maintenant, commente-t-elle.
– Oh, non, je suis toujours le même. Qu’est-ce que tu fais, là ?
– Je réchauffe le dîner. Luke va rentrer du travail d’une minute à l’autre,
je veux que tout soit prêt à son arrivée.
Je ferme les yeux tout en secouant la tête. Donc, ce type fait toujours
partie du tableau… Je continue de penser qu’il est nocif pour Vic et qu’il ne
lui attirera que des ennuis. Mais je lui ai déjà fait part de mes inquiétudes ;
le reste n’est pas en mon pouvoir.
– Alors, raconte-moi, reprend-elle. C’est comment, Hollywood ?
– Eh bien, aussi luxueux que tu peux te l’imaginer.
– Ça doit être si agréable de ne pas avoir le moindre souci financier…
Je fronce les sourcils.
– Tu as besoin d’argent ? Je peux t’en prêter si tu…
– Hm, hm. Hors de question que tu me fasses la charité, Oscar
Westwood. Luke et moi, on ne roule pas sur l’or mais on s’en sort, alors…
Oh ! Le voilà. Je vais devoir te laisser.
– Attends une seconde…
– Oscar, je dois… Bonsoir, mon chéri. Tu as passé une bonne journée ?
La voix de Victoria est guillerette mais me paraît un peu trop aigüe.
Celle de Luke lui répond, grave :
– Le repas est prêt ? J’ai faim !
– Bien sûr, installe-toi, je te sers immédiatement.
Dans le combiné, elle me souffle ensuite :
– À bientôt.
Sur ce, elle raccroche sans me laisser le temps de lui répondre quoi que
ce soit. Je fixe un instant mon téléphone du regard, interdit. Victoria
semblait si joyeuse en me parlant, juste avant que Luke ne débarque… Son
brusque changement de ton ne me dit rien qui vaille. Je suis sur le point de
rappeler pour m’assurer qu’elle va bien lorsqu’un cri perçant brise le silence
de la nuit, me faisant sursauter. Sans attendre, je range mon portable, puis je
bondis sur mes pieds et fonce en direction de la villa. Le cri venait de là,
j’en suis sûr…
Ellen !
Au moment où j’arrive devant la porte d’entrée, je remarque que celle-
ci n’est pas fermée, et une poussée d’adrénaline me fait accélérer. Je grimpe
l’immense escalier quatre à quatre, manquant de trébucher et de m’étaler
sur le sol. J’entends la voix d’Ellen, paniquée, ainsi que celle d’un homme.
Et en arrivant dans le couloir de l’étage, je tombe sur Mack, en train de se
justifier :
– Je suis désolé, vraiment, je…
– PARTEZ D’ICI !
– Mademoiselle Ferguson, je vous promets que je n’ai pas voulu vous
faire peur.
– SORTEZ DE MA MAISON !
– Qu’est-ce qui se passe ? je m’enquiers en rejoignant mon collègue
devant la chambre.
Je découvre alors Ellen, assise au milieu de son lit, la couverture
remontée jusque sous son menton, l’air terrifiée.
– Mack ! je l’interpelle sèchement pour l’inciter à me parler.
– Je n’ai rien fait, commence-t-il. Je faisais ma ronde et…
– Je l’ai trouvé à côté de mon lit ! s’écrie Ellen.
Je dévisage mon coéquipier.
– J’ai vu de la lumière depuis l’extérieur et j’ai voulu m’assurer que tout
allait bien, raconte-t-il. C’est tous les jours pareil, cette foutue lampe reste
allumée toute la nuit. Alors je suis entré dans la maison. J’ai veillé à faire le
moins de bruit possible pour ne pas déranger Ellen. En voyant qu’elle
dormait, je me suis dit que c’était certainement un oubli de sa part, qu’elle
ne s’était pas rendu compte qu’elle n’avait pas éteint et…
– Tu t’es permis de rentrer dans sa chambre ? je l’interromps, surpris.
Si je pensais avoir franchi la ligne en complimentant Ellen à la boutique
de vêtements, ce que vient de faire Mack va bien au-delà. Pénétrer dans
l’espace personnel d’un client sans y avoir été invité, pendant qu’il dort qui
plus est, c’est une vraie faute.
– Je voulais juste éteindre la lumière, plaide-t-il.
– Sortez d’ici, répète Ellen, bouleversée. C’est la dernière fois que je
vous le demande.
– S’il vous plaît, vous devez me croire…
– Mack…
– Je n’avais pas l’intention de faire quoi que ce soit.
– Mack ! Retourne dans la guest house, je tonne.
Mon coéquipier soupire, se passe une main dans les cheveux puis quitte
l’étage en pestant. Je reporte alors mon attention sur Ellen et l’interroge :
– Vous allez bien ? Est-ce que vous avez besoin d’un verre d’eau ou de
quelque chose d’autre ?
– Non, merci.
– Est-ce que vous voulez que j’appelle Michel pour qu’il vienne vous
tenir compagnie cette nuit ?
Elle secoue la tête en prenant de petites inspirations saccadées, comme
pour se calmer.
– Ne vous inquiétez pas, Mack ne reviendra pas, je lui assure.
Je commence à rejoindre l’escalier quand j’entends dans mon dos :
– Oscar ?
Je retourne devant la chambre. Ellen me fixe, les yeux brillants, puis me
demande tout bas :
– Vous voulez bien rester là jusqu’à ce que je me rendorme ?
Après la frayeur qu’elle vient d’avoir, il faudrait ne pas avoir de cœur
pour refuser.
– Bien sûr, dis-je en m’installant par terre, face à la porte. Je ne
bougerai pas d’un pouce jusqu’à ce que vous soyez profondément
endormie.
– Merci.
Elle s’allonge, la couverture toujours serrée sous son menton, puis elle
se tourne dans ma direction. Comme elle n’esquisse pas un geste pour
éteindre sa lampe de chevet, je comprends que ce n’est pas un oubli si elle
la laisse allumée toute la nuit : c’est ce qu’elle souhaite.
Quelles ombres cherche-t-elle à repousser ? Plus je passe de temps avec
elle, plus il me semble évident qu’il s’est produit quelque chose dans sa vie
qui l’a traumatisée, sans que je parvienne à mettre le doigt sur ce que cela
pourrait être.
– Ce n’est pas ce que vous aviez imaginé, n’est-ce pas ? me lance-t-elle
soudain.
– Comment ça ?
– Devoir attendre qu’une adulte trouve le sommeil… Ce n’est
certainement pas dans vos attributions.
– Mes attributions, c’est de vous protéger. Et si vous ne vous sentez pas
en sécurité dans votre chambre à coucher, alors c’est mon devoir de rester là
jusqu’à ce que ce soit le cas.
Ellen sourit tristement, avant de murmurer :
– Vous êtes mon préféré. Je n’aime pas Monsieur Lunettes-de-soleil-en-
toutes-circonstances.
Je m’esclaffe.
– C’est ce que j’avais cru comprendre.
Je tente de m’installer commodément contre le mur du couloir, tandis
que le silence retombe entre nous. Ce début de nuit est loin de s’annoncer
confortable, mais je ne m’en préoccupe pas vraiment. Ce qui passe en
boucle dans ma tête, c’est le regard pétrifié de peur d’Ellen lorsqu’elle était
face à Mack.
– Ce n’est pas bien, ronchonne-t-elle soudain.
Elle se redresse et quitte son lit – vêtue d’une nuisette en soie dont la
vision me fait déglutir. Croyant qu’elle a changé d’avis et qu’elle va me
demander de partir, je me lève moi aussi. C’est alors qu’elle me surprend en
m’invitant d’un signe à entrer dans la chambre.
– Je ne pourrai pas dormir en sachant que vous faites le guet à même le
sol, m’indique-t-elle.
– Ne vous inquiétez pas pour moi.
– Arrêtez ça, je peux prendre la peine de veiller à votre bien-être.
Devant son regard insistant, je me décide à entrer dans la chambre, que
je découvre pour la première fois en intégralité. Mon regard glisse tour à
tour sur plusieurs bibliothèques remplies de livres, puis sur un canapé
tourné en direction de la fenêtre, certainement pour profiter du soleil en
parcourant un bon bouquin.
Je m’attends à ressentir de la culpabilité de me trouver ici… Mais pas le
moins du monde. C’est la cliente qui m’invite, je ne fais rien de mal.
Elle se dirige vers une grande armoire, en sort un oreiller ainsi qu’une
couverture, puis elle me les tend tout en m’invitant à prendre place sur le
canapé.
– Je ne compte pas passer la nuit ici, vous savez, lui fais-je remarquer.
– D’accord, mais après ce qu’il vient de se passer, je risque de mettre un
temps fou à m’endormir.
– Très bien.
Je m’empresse de m’allonger sur le divan tandis qu’elle s’emmitoufle
sous ses draps.
– Bonne nuit, Oscar, je l’entends murmurer un instant plus tard.
– Bonne nuit, mademoiselle Ferguson.
Quelques secondes passent, puis elle réplique :
– Vous, vous pouvez m’appeler Ellen.
8
Ellen
Ellen
Ellen
Il est minuit passé, et d’ordinaire, je serais déjà dans mon lit à cette
heure-là, mais pas ce soir. Pas après ce casting raté et cette confirmation que
chaque refus que j’ai essuyé n’a rien à voir avec un quelconque manque de
talent mais est dû à l’influence d’un homme.
D’un monstre, plutôt.
Pour tenter de me libérer l’esprit de toutes ces images, de ces flash-backs
qui passent en boucle dans ma tête depuis des heures, j’ai décidé d’aller
nager un peu. La température est parfaite, la nuit est calme, les quelques
lumières allumées autour de la piscine créent une ambiance tamisée, et
j’aime entendre le clapotis de l’eau à chacun de mes mouvements.
J’enchaîne tranquillement les longueurs, chassant tout le reste de mon esprit.
Mais je finis par fatiguer, par avoir besoin d’une pause. Seulement, lorsque
je m’arrête, le brouhaha incessant se ranime dans ma tête, déclenchant une
anxiété qui m’oppresse la poitrine. Je crois qu’il est temps de me rendre à
l’évidence : je suis prise au piège de ma propre vie. Cette constatation
décuple mon angoisse, au point de m’emmener au bord de la crise de
panique.
Je ferme alors les yeux, prends une profonde inspiration puis me laisse
couler jusqu’au fond de la piscine.
Là, sous la surface, le silence se fait enfin. Je me concentre sur les
battements de mon cœur, sur ma respiration que je tente de maîtriser, de
retenir le plus longtemps possible. Je sens mes cheveux qui flottent autour de
moi, consciente de moi-même à l’extrême. Je pose les mains sur mes
genoux, me laissant gagner par l’oubli… Jusqu’à ce qu’un bruit sourd
résonne dans l’eau. La seconde d’après, je sens deux bras s’enrouler autour
de moi, et je suis remontée à la surface.
Mes poumons se remplissent si soudainement d’oxygène que je suis
prise d’une violente quinte de toux.
– Oh ! Non, pas encore ! je râle en ouvrant les yeux.
– C’est plutôt moi qui devrais dire ça, réagit Oscar tout en m’allongeant
sur les dalles qui entourent la piscine.
Comme la première fois que je l’ai vu, il est complètement trempé. Son
jean et sa chemise gouttent sur le sol dans un « plop » régulier.
– Qu’est-ce que vous faisiez encore au fond de l’eau ? s’enquiert-il,
penché au-dessus de moi.
– Rien du tout.
– Ne me prenez pas pour un imbécile, Ellen. C’est la seconde fois que je
vous surprends en train d’essayer d’attenter à votre vie.
Malgré sa colère, je décèle chez lui une véritable inquiétude. Exactement
comme lors de mon premier « sauvetage », il encadre doucement mon visage
de ses mains et me demande, d’une voix rauque :
– Vous allez bien ?
Je hoche lentement la tête en le regardant dans les yeux. Il y a quelque
chose de presque sauvage dans la façon qu’il a de me tenir, de me détailler.
– Je n’ai pas essayé de me noyer, j’affirme.
– Ellen…
– Je suis sérieuse. Je n’ai pas du tout envie d’en finir avec la vie, soyez
rassuré.
Je me redresse, et Oscar s’assied au bord de la piscine. Je l’imite,
plongeant mes pieds dans l’eau.
– Qu’est-ce que vous faites dehors à cette heure ? je l’interroge.
– Ma ronde. J’étais en train de terminer le tour de la maison quand je
vous ai vue.
– Est-ce que vous méditez, Oscar ?
– Pas vraiment.
– Est-ce que vous avez un endroit où vous vous sentez bien ?
Il réfléchit quelques secondes. Malgré la surprise que mes questions lui
causent, je vois qu’il s’efforce d’y répondre sérieusement.
– Pas vraiment, finit-il par répéter.
Un petit sourire naît sur mes lèvres.
– Moi, c’est au fond de l’eau que je me sens bien, je lui confie. J’ai…
quelques difficultés. Depuis un an, ma vie a radicalement changé, et quand
mon quotidien m’est difficile à supporter, je me réfugie sous la surface.
Je ferme les yeux, et il n’y a que le silence et moi. Rien d’autre. C’est si
apaisant…
Comme Oscar reste plongé dans le silence, je me tourne vers lui. J’étudie
son profil, la ligne de sa mâchoire, puis soudain, je me laisse de nouveau
glisser dans l’eau et tends une main dans sa direction.
– Viens.
Je fais tout pour ne pas le montrer, mais mon cœur bat plus fort dans ma
poitrine. Je suis en train de faire tomber une barrière professionnelle entre
nous, j’en ai conscience. Oscar aussi : son regard passe de mon visage à ma
main tendue.
Je ne pourrais pas lui en vouloir s’il rejetait ma proposition, mais je crois
que cela me ferait quelque chose.
Finalement, il me rejoint dans la piscine, et sa main vient se glisser dans
la mienne. Je me poste face à lui puis lui explique :
– Le but, c’est de rester le plus longtemps possible sous l’eau, jusqu’à ce
que l’esprit se vide de toute pensée négative. Tu es prêt ?
– Je crois.
– Ne t’en fais pas, je te sauverai si tu te sens couler.
Face à son petit sourire en coin, je me sens un peu gauche. Mais je
m’empresse de reprendre contenance avant de doucement m’immerger.
Oscar m’imite, et bientôt, nous nous retrouvons tous les deux assis au fond
du bassin, sur le sol carrelé. Comme tout à l’heure, j’opte pour ma position
favorite, les mains sur les genoux. Je ferme les yeux… et j’ai beau ne plus
toucher Oscar, j’ai l’impression de sentir encore sa paume contre la mienne.
Surtout, même si je ne le vois pas, je sais qu’il est là, et cette idée fait
accélérer les battements de mon cœur. Je n’y tiens plus, je cède à la tentation
de l’observer et rouvre les yeux… pour constater qu’il n’a pas fermé les
siens et qu’il me dévisage toujours.
Il finit par se redresser ; au moment où il remonte à la surface, il passe
un bras autour de ma taille pour m’emporter avec lui. Je me laisse faire sans
lutter.
– Alors ? je lui lance après avoir écarté les cheveux mouillés de mon
visage.
– C’est… intéressant.
Je m’esclaffe, parce qu’il est clair qu’il n’ose pas me dire la vérité.
– Ce n’est pas apaisant pour tout le monde, j’en conviens.
– Mais je comprends que, quand on est en bas, on puisse se sentir en
sécurité.
Sa voix baisse d’une octave lorsqu’il ajoute :
– C’est ce dont vous avez le plus besoin, n’est-ce pas ? Je veux dire…
Tu veux te sentir en sécurité, protégée, c’est bien ça ?
L’entendre se reprendre me plaît. Je choisis délibérément de ne pas
répondre. À quoi bon, puisque j’ai été percée à jour ? Le bras de mon
bodyguard dans mon dos, je prends conscience que j’ai posé ma main sur
son torse sans l’avoir réellement décidé. Et bien que je la trouve agréable,
cette proximité me trouble tout à coup. Je ne sais pas quoi en penser ni
quelles conclusions en tirer.
– Je vais me sécher et aller me coucher, je murmure.
– D’accord, me chuchote-t-il en retour.
Mais aucun de nous ne bouge. Jusqu’à ce qu’Oscar reprenne ses esprits
et finisse par sortir de la piscine. Je lui emboîte le pas, me couvre d’une
serviette puis prends la direction de la baie vitrée ouverte.
– N’oublie pas de bien la fermer, me lance-t-il.
– Évidemment. Bonne nuit.
– À toi aussi.
11
Oscar
Oscar
Michel, Mack et moi patientons dans le salon qu’Ellen soit prête à partir
pour la réception des Hendriks. Le majordome sera des nôtres : si j’ai appris
une chose, c’est que ce sont souvent les gens les plus riches qui sont les
plus avares. Pour ne pas avoir à employer des extras, madame Hendricks a
demandé à Ellen s’il était possible que Michel vienne aider avec le service
lors de la soirée, ce qu’il a accepté gracieusement.
Je regarde ma montre lorsque, à l’étage, un bruit de talons se fait
entendre. Ellen apparaît en haut de l’escalier vêtue d’une longue robe noire
qui lui va à ravir. Elle descend les marches une par une, et au rez-de-
chaussée, personne ne moufte. Ses cheveux sont relevés en chignon, ses
yeux ont été rehaussés de khôl noir. Elle passe devant nous pour se diriger
vers la porte d’entrée, nous dévoilant son dos nu. Je me tourne vers mes
acolytes. Michel la regarde avec fierté, Mack semble subjugué, quant à
moi… je regrette amèrement de ne pas l’avoir à mon bras.
– Vous êtes prêts ? nous demande-t-elle.
Nous nous mettons en marche tous les trois d’un même mouvement, et
nous rejoignons à pied la demeure des Hendricks toute proche. Là-bas, il y
a foule – une foule qui respire l’aisance financière. Les voitures conduites
par des chauffeurs particuliers, les femmes drapées de robes de grands
couturiers, les hommes sur leur trente-et-un… C’est une soirée mondaine
comme on n’en fait pas de plus huppées.
Michel, Mack et Ellen pénètrent dans la villa tandis que je reste en
retrait, prenant le temps d’observer les lieux. J’imagine que les Hendricks
ont prévu une sécurité renforcée, au regard du beau monde qui se presse ici
ce soir, mais juste au cas où, je préfère m’assurer qu’aucune menace ne
plane.
– Attention ! me lance un homme qui vient de me bousculer par
mégarde en sortant de sa luxueuse berline noire aux vitres teintées.
Il ferme le bouton de sa veste de costume et s’éloigne ensuite sans un
regard ni un merci pour le chauffeur qui lui tient sa portière ouverte.
Je grogne discrètement.
Je déteste vraiment ce snobisme puant…
Finalement, je me dirige vers l’entrée, où un homme contrôle les
invitations. Dès que je me suis identifié en tant que garde du corps d’Ellen,
je rattrape le reste du groupe – moins Michel, qui est déjà parti rejoindre le
personnel.
Nous nous trouvons dans un véritable château. La première chose qui
me frappe, outre les convives qui déambulent avec coupes de champagne et
petits-fours à la main, ce sont les immenses lustres en cristal qui ornent le
hall d’entrée. L’escalier sur notre gauche est en marbre, et les sols sont si
brillants qu’ils me renvoient mon reflet. Chaque meuble est fait du matériau
le plus noble, chaque détail de la décoration ajoute au clinquant général.
En fond sonore, une douce mélodie jouée par un pianiste instaure une
ambiance apaisante.
– Ellen, comme je suis heureuse de vous voir ! J’avais peur que vous ne
décliniez mon invitation.
Une femme avoisinant la quarantaine ouvre grand les bras pour donner
une accolade superficielle à ma cliente, qui la lui rend en se forçant à
sourire.
– Comment allez-vous, Brittany ?
– Bien. Très bien, même.
La maîtresse de maison se tourne pour nous dévisager, Mack et moi.
– Et qui avons-nous là ?
– Ce sont mes bodyguards, lui répond Ellen.
– Oh ! Une garde rapprochée simplement pour une petite fête ?
J’adore !
Ellen imite le gloussement de Brittany, qui enchaîne :
– Mon amie Meg est très mécontente de son service de sécurité actuel et
a émis l’idée de le remplacer. Êtes-vous satisfaite du vôtre ?
La façon dont cette femme parle de nous comme si nous étions des
objets sans capacité de réflexion me hérisse le poil.
– Oh ! Oui, très, répond Ellen, visiblement aussi perturbée que je le
suis.
– C’est fantastique ! s’écrie Brittany, qui ne doit pas en être à sa
première coupe de champagne. Pensez-vous que je pourrais vous emprunter
l’un d’eux ce soir ? J’aimerais le présenter à Meg. Peut-être qu’il pourrait
lui donner des contacts d’agences compétentes ?
– Je veux bien la rencontrer, intervient Mack.
– Formidable ! réagit notre hôte. Venez avec moi.
Mon coéquipier nous quitte, et Ellen et moi nous retrouvons seuls. Elle
paraît ne connaître personne parmi tous ceux qui nous entourent : c’est en
tout cas l’impression que j’ai en la voyant jeter des coups d’œil de droite et
de gauche sans chercher à engager la conversation avec quiconque.
Finalement, elle décide de se réfugier près du buffet. Elle s’empare d’une
coupe de champagne, m’en propose une que je décline, puis nous nous
enfermons dans un silence inconfortable.
– Je déteste ces soirées de l’entre-soi, grommelle-t-elle après plusieurs
minutes.
– Je ne suis pas non plus particulièrement à l’aise. C’est bien éloigné du
milieu modeste dans lequel j’ai grandi.
Ellen se tourne imperceptiblement vers moi, et je poursuis :
– Je suis né dans l’État de New York. Une petite ville qui s’appelle
Rochester. Tu ne dois certainement pas connaître.
– Effectivement, je n’en ai jamais entendu parler.
Je m’esclaffe.
– Tu sais, reprend Ellen, moi non plus, je n’ai pas grandi à Los Angeles.
Je viens de Cape Cod. Une petite péninsule tranquille dont les plages ne
sont pas surpeuplées, où il y a de vraies saisons et pas juste l’été, et où on
ne se sent pas en plein concours d’étalage de fortune.
– À t’entendre, on croirait que tu ne rêves que d’y retourner.
– C’est le cas, m’avoue-t-elle en grignotant distraitement un mini-
feuilleté.
– Qu’est-ce qui te retient ici, alors ?
Elle sourit tristement.
– Tu as déjà entendu parler des grosses productions cinématographiques
de Cape Cod ? ironise-t-elle. Je suis actrice. Je n’ai jamais rien été d’autre,
jamais rien connu que le strass, les paillettes et le paraître. La bulle
hollywoodienne est mon monde ; la vraie vie, au-dehors, je ne sais pas ce
que c’est, et cela a quelque chose d’effrayant d’imaginer me réinventer.
Un comble, vu mon métier… Mon cœur a de plus en plus envie de prendre
le large, mais mon esprit a encore envie de s’accrocher à mon rêve
d’adolescente, même si on dirait bien qu’on ne veut plus vraiment de moi
ici.
– Pourquoi penses-tu ça ?
Elle pose sa coupe de champagne vide sur la table et en prend
immédiatement une autre qu’elle liquide presque d’une traite, comme si elle
cherchait à se donner du courage.
– Parce que dans cette industrie l’argent est roi, et que ceux qui ont les
pleins pouvoirs sont dépourvus d’âme.
Le défaitisme qui émane d’elle me serre le cœur. Désirant la réconforter,
je pose une main sur son bras.
Elle relève la tête. Nos regards se croisent. S’aimantent.
Elle est sur le point de dire quelque chose, mais soudain, ses yeux se
posent sur un point derrière moi et s’écarquillent. La confusion, la surprise,
le choc et même la terreur traversent ses iris, si vite que j’ai du mal à suivre
toutes ces émotions en même temps.
– Ellen ?
Sa main se serre autour de son verre, de plus en plus fort, à tel point que
j’ai peur que la coupe ne lui explose entre les doigts.
– Ellen ! je répète en me rapprochant d’elle.
– Il faut… Je dois aller prendre l’air, balbutie-t-elle avant de s’éloigner
en direction des baies vitrées ouvertes.
Je prends le temps de me retourner pour voir ce qui a bien pu
déclencher une telle réaction chez elle et je remarque, un peu plus loin, un
homme dont le regard est rivé dans notre direction. Je le reconnais : c’est
celui qui m’a percuté en sortant de sa voiture tout à l’heure. Son petit
sourire en coin ne me dit rien qui vaille. Cependant, n’ayant pas le temps de
m’attarder plus longtemps sur lui, je m’empresse d’emboîter le pas à Ellen.
Il ne faut surtout pas que je la perde de vue.
13
Ellen
Oscar
Oscar
– Mais enfin, Michel, je n’ai pas besoin de me déguiser pour faire mon
travail ! je proteste en me détaillant dans un grand miroir en pied.
– Vous « déguiser » ? réagit le majordome, visiblement outré par mon
choix de mot.
Je n’arrive toujours pas à comprendre comment j’ai pu tomber dans ce
traquenard. Après le déjeuner, Michel a prétexté qu’il avait une course
urgente à faire, et qu’il avait besoin que je l’accompagne. Je n’étais pas ravi
de devoir laisser Ellen seule avec Mack, mais j’ai tout de même accepté, une
fois que le majordome m’a eu assuré que nous n’en aurions pas pour
longtemps… Et maintenant, je me retrouve pris au piège dans une séance de
shopping improvisé.
Je n’aime pas du tout ça.
– Écoutez, Michel… je commence en retirant la veste de costume.
– Ce soir, c’est l’anniversaire d’Ellen, réplique-t-il. Vous n’avez pas
envie de lui faire forte impression ?
– Je n’ai pas besoin de lui faire « forte impression ». Ce n’est pas mon
rôle.
– Oh, Oscar, à d’autres… ricane Michel. Il est évident que quelque chose
est en train de naître entre vous deux. Pas besoin de le nier, je ne suis pas
aveugle.
– Ce n’est ni le lieu ni l’endroit pour parler de ça. D’ailleurs, il n’y a
aucune discussion à avoir. Ellen est ma cliente, point final.
Et c’est bien ce que je compte répéter encore et encore pour que ceux qui
m’entourent, et surtout mon esprit, l’intègrent bien. Ces derniers jours, et
particulièrement depuis la soirée chez les Hendricks, je ressens un instinct de
protection décuplé envers elle. Mes décisions s’en ressentent : je cherche à
être auprès d’elle, souvent, à profiter de sa compagnie. Et j’ai bien peur que
mon rôle de bodyguard ne soit pas entièrement la cause de ce changement.
Je crains qu’il n’y ait autre chose… Une chose que Michel semble d’ailleurs
déterminé à me faire admettre, mais je ne craquerai pas.
– Bon, racontez-vous les histoires que vous voulez. En attendant, tout le
monde sera sur son trente-et-un pour son anniversaire. Vous aussi, vous
devez l’être.
Je grommelle en cherchant l’étiquette sur laquelle figure le prix de la
veste et de la chemise que Michel vient de me faire essayer. Lorsque je les
découvre, je manque de m’étouffer.
– Bon sang, mais…
– Ce sera parfait. Nous les prenons, ajoute le majordome à l’intention de
la vendeuse.
Cette dernière nous adresse un signe de tête satisfait. Tout en repassant
mes propres habits, je proteste :
– Michel, je n’ai pas besoin de porter des vêtements hors de prix !
– C’est du Armani.
– Je me fiche de ça. Je n’ai pas les moyens de…
– Ellen m’octroie un budget vestimentaire mensuel. Ce mois-ci, je n’ai
besoin de rien, alors je vous fais cadeau de cette tenue avec plaisir. Elle va
vous trouver irrésistible.
– C’est une très mauvaise idée ! Je dois garder mes distances, pour notre
bien à tous les deux.
Michel pivote si vivement dans ma direction que j’ai un mouvement de
recul.
– Ne la repoussez pas, m’intime-t-il soudain.
– Michel…
– Elle ne mérite pas d’être mise à l’écart.
J’inspire profondément, conscient que la situation commence à se
compliquer. Face à mon silence, Michel paye nos achats, puis nous quittons
la boutique. Dans la voiture, sur le chemin du retour, nous ne discutons pas
davantage ; de toute façon, le majordome est bientôt absorbé par son
téléphone, assailli par une soudaine vague de textos. Concentré – et
manifestement contrarié –, il ne m’accorde plus la moindre attention.
Lorsque nous arrivons devant la villa, d’autres voitures sont déjà garées :
celles du décorateur et du traiteur. Les préparatifs sont en cours à l’intérieur
de la propriété pour rendre la soirée mémorable. Mais alors que Michel
devrait bouillir de superviser toute cette activité, il n’esquisse pas un geste
pour descendre de la voiture.
– Tout va bien ? je m’inquiète.
– Non, souffle-t-il.
– Qu’est-ce qui se passe ?
Il se tourne dans ma direction. La tristesse dans ses yeux m’interpelle.
Finalement, au bout de quelques secondes, il m’annonce d’une voix
blanche :
– Il n’y aura pas de fête ce soir. Les invités ont annulé. Personne ne
viendra.
16
Oscar
Ellen
Oscar
– Victoria ! Vic !
Mes poings tambourinent depuis cinq minutes contre la porte de la
petite maison dans laquelle vit Victoria, mais personne ne répond, ce qui ne
fait qu’accroître mon angoisse. À cet instant, j’aimerais juste que la porte
s’ouvre, même si c’est pour me retrouver face à Luke… En fait, j’y suis
préparé, parce que je suis certain qu’il est la cause du désarroi de Victoria.
Si j’ai la confirmation qu’il lui a fait du mal, je n’hésiterai pas à lui casser la
gueule.
L’appel de Vic m’a immédiatement mis en état d’alerte maximal. J’ai
tout de suite compris qu’il se passait quelque chose de grave et je n’ai pas
hésité une seconde à foncer en direction de l’aéroport. Malheureusement, la
distance entre Los Angeles et Rochester jouant contre moi, j’ai dû prendre
mon mal en patience pendant tout le temps qu’a duré mon vol. J’ai bien
pensé à contacter l’un de mes collègues à l’agence pour qu’il aille voir ce
qui se passait chez Vic avant mon arrivée, mais je me suis ravisé : sans
connaissance de la situation, je préfère éviter de prendre le risque de
l’aggraver.
Devoir quitter la Californie sans m’expliquer auprès d’Ellen n’a pas été
facile, et les six heures trente de vol jusqu’à Rochester ont été une vraie
torture. Je n’ai pas arrêté de penser que je la laissais tomber à mon tour,
après la déconvenue qu’elle a essuyée cet après-midi même.
Mais je ne l’aurais pas fait si je n’avais pas ressenti dans tout mon être
que Vic était en danger.
Sauf que là, je me retrouve devant une maison vide.
– VICTORIA !
– Hé, oh ! C’est pas fini, ce bordel ? s’écrie une voisine. Il est sept
heures du matin !
Je me tourne dans sa direction. Par la fenêtre, des bigoudis sur la tête, la
femme me lance un regard assassin.
– Pardon, mais est-ce que vous savez où…
– La petite Vicky est partie avec les pompiers hier soir. Ils l’ont
emmenée à l’hôpital, et elle n’est pas encore rentrée.
Et merde.
– Maintenant, est-ce que vous pourriez aller brailler plus loin ? ajoute la
voisine. Vous êtes déjà le deuxième à venir tambouriner contre cette porte,
et franchement, y’en a marre.
Sa fenêtre claque lorsqu’elle la ferme brusquement. Pour ma part, je
cours vers ma voiture sans attendre et fonce en direction de l’hôpital le plus
proche. En arrivant à l’accueil, je débite à toute vitesse :
– Je cherche Victoria Davenport. Est-ce qu’elle a été admise chez vous
hier soir ?
Le jeune homme derrière son comptoir cherche pendant ce qui me
semble être une éternité, avant de m’annoncer un numéro de chambre. Une
fois devant la porte qu’il m’a indiquée, je toque doucement et pénètre à
l’intérieur. Là, allongée sur un lit, Victoria tourne la tête dans ma direction.
La première chose que je vois, c’est l’hématome autour de son œil et son
bras en écharpe.
– Oh, bon sang ! Vic, qu’est-ce qui s’est passé ?
– Oscar… dit-elle d’une petite voix en me souriant.
– Qu’est-ce que tu as ? j’insiste.
Immédiatement, elle fond en larmes, et je l’attire contre moi en veillant
à ne pas lui faire mal.
– C’est lui, n’est-ce pas ?
Mon ton tranchant déclenche de nouveaux sanglots de la part de
Victoria, et je jure intérieurement.
L’enfoiré.
Après s’être calmée, Vic parvient enfin à me raconter ce qui s’est
passé :
– Quand Luke est rentré du travail hier soir, il s’est mis dans une telle
colère… Je n’avais pas préparé le dîner à temps et il l’a très mal pris. Nous
avons commencé à nous disputer, et il n’a pas supporté que je lui tienne
tête. Il m’a bousculée, m’a dit des choses terribles… Je ne l’avais jamais vu
aussi furieux. J’ai pris peur et j’ai voulu m’éloigner, m’isoler dans une pièce
pour lui donner le temps de se calmer. Mais en haut de l’escalier, il m’a
agrippé le bras pour m’obliger à rester. On s’est à nouveau disputés, et il…
Elle reprend son souffle, essuie les larmes silencieuses qui roulent sur
ses joues, puis murmure, encore sous le choc :
– Il m’a giflée. J’ai basculé en arrière et je suis tombée dans l’escalier.
Elle fixe des yeux son bras en écharpe. La fureur m’assaille
brutalement, mais je m’oblige à prendre sur moi pour ne pas en montrer le
moindre signe à Vic. Je me contente de tenir sa main dans la mienne.
– Mais ça va, fait-elle, essayant de paraître solide.
La tristesse traverse ses iris alors qu’elle ajoute :
– Je suis désolée de t’avoir appelé, mais lorsqu’il m’a vue étendue par
terre, Luke a paniqué et il est parti… Après avoir réussi à appeler les
secours, j’ai ressenti le besoin de me tourner vers toi.
– Tu as bien fait. Maintenant, tu vas te reposer, et je vais aller régler son
compte à ce connard.
– Non ! s’écrie-t-elle.
– Victoria, ce qu’il t’a fait est impardonnable !
– Je… Je sais, mais…
Elle essuie de nouvelles larmes.
– C’est compliqué, déclare-t-elle finalement en poussant un long soupir.
– Non, ça ne l’est pas. Tu dois le quitter.
Le pire, c’est de voir à quel point ne serait-ce qu’envisager cette
décision lui fait mal.
– On a tous les deux dit des choses qu’on regrette, poursuit-elle.
– Vic…
– Je n’ai pas été tendre avec lui.
– Et tu l’as poussé dans les escaliers en représailles ? Est-ce que tu l’as
giflé si fort que tout un côté de son visage est tuméfié ?
Je pose une main sur sa joue intacte avant de déclarer :
– Peu importe ce que tu lui as dit, tu ne mérites pas de te retrouver dans
cet état aujourd’hui. Tu ne mérites pas de te faire traiter comme un chien
quand Monsieur rentre du travail et qu’il exige que son assiette soit servie à
la bonne température dès qu’il passe la porte. Tu mérites qu’on te respecte,
Vic. Et lui, franchement, il mérite la taule.
– Salut.
En entendant la voix derrière moi, tous mes muscles se figent. J’ai du
mal à croire que Luke ait eu l’audace de suivre Vic dans cette chambre
d’hôpital…
En voyant à quel point je suis tendu, celle-ci s’affole. Parce qu’elle
redoute la présence de son connard de petit ami, ou parce qu’elle craint que
je ne laisse éclater ma fureur contre lui ?
Probablement un peu des deux.
– Westwood, lâche Luke en passant près de moi pour déposer un
gobelet de thé fumant sur la petite table près de Victoria.
Je ne lui adresse pas un regard. Je me contente de dévisager Vic en
silence.
Jusqu’à ce que, n’y tenant plus, je me redresse d’un bond et fonce sur
lui. Le prenant par surprise, je le plaque contre le mur et appuie mon bras
contre sa gorge.
– Oscar, s’il te plaît, sanglote Victoria.
Luke mesure près de deux mètres et possède une carrure
impressionnante, mais en ce qui me concerne, j’ai toujours vu qui il était
vraiment ; un homme aussi petit et lâche que ses actes.
Ce putain de Luke Jensen me rappelle un peu trop l’un des fantômes de
mon passé dont je me suis débarrassé il y a longtemps.
– Tu ne me feras rien devant elle, affirme-t-il en me défiant des yeux.
– C’est ce que t’espères, hein !
– S’il vous plaît, ne vous battez pas, nous implore Vic.
Bien que l’envie soit forte, je sais que je ne céderai pas à mes instincts.
Pas sous son regard désespéré, pas après le déchaînement de violence
qu’elle a subi.
– Laisse-nous, dis-je à Luke d’une voix rauque.
– Pourquoi je…
– Laisse-nous, je répète en augmentant la pression de mon bras contre
sa gorge.
Plusieurs secondes se passent, mais il finit par abdiquer. Je ricane.
Ça ne sert à rien d’avoir des gros muscles si on ne sait pas s’en servir…
L’enfoiré me provoque en s’approchant de Vic et en l’embrassant sur les
lèvres. C’est tellement pathétique que j’en rirais si la situation n’était pas si
grave.
Dès qu’il quitte la pièce, Victoria et moi nous retrouvons de nouveau
tous les deux. Sans attendre, je tente de la faire changer d’avis.
– Je t’en prie, tu dois laisser tomber cette ordure.
– Il n’est pas aussi monstrueux que tu le penses, Oscar.
Et pourtant, son visage violacé me prouve le contraire. À ce point-là, ce
n’est plus du déni, c’est de l’aveuglement délibéré.
– Je n’aurais pas dû t’appeler, tu as traversé le pays pour rien. Vraiment,
je…
– Alors tu vas retourner avec lui ? je comprends, estomaqué.
Presque honteuse, elle baisse la tête.
– Il s’est excusé. Il m’a dit qu’il ne recommencerait plus jamais. Qu’il
traversait une mauvaise passe au travail et que ce n’était pas dirigé contre
moi. Et puis il…
Je la regarde lever son bras douloureux autant que le plâtre le lui permet
et annoncer, souriante :
– Il m’a demandée en mariage.
Oh, bon sang… À cet instant, Victoria me brise le cœur. Elle est comme
une naufragée au milieu d’une mer déchaînée, qui essaye par tous les
moyens de garder la tête hors de l’eau sans admettre que la fin est proche,
inévitable. La bague à son annulaire me donne envie de me cogner la tête
contre les murs. Luke a tout du parfait manipulateur, mais Victoria reste
aveugle face au danger qu’il représente.
– Est-ce que c’est une question d’argent ? je tente. Est-ce que tu as peur
de te retrouver seule ? Je peux t’aider, Vic. Je te jure que je le peux.
Il y a un an, je lui ai dit la même chose, presque mot pour mot. À ce
moment-là, j’espérais encore qu’elle puisse me choisir, me rendre l’amour
que je lui portais. Aujourd’hui, c’est en tant qu’ami que je lui fais cette
proposition.
Parce qu’entre-temps j’ai rencontré quelqu’un d’autre.
Je m’efforce de chasser Ellen de mon esprit, de peur que la culpabilité
de l’avoir abandonnée hier soir ne m’assaille.
– Je sais que tu le peux, me répond Victoria. Et c’est très généreux de ta
part, Oscar. Mais…
– Pitié, ne me dis pas que tu es toujours amoureuse de lui. Pas alors
qu’il t’a envoyée tout droit aux urgences !
Je m’en veux d’être aussi direct avec elle, mais j’essaye de créer un
électrochoc. Vu l’emprise que Luke a sur elle, je sais que les chances pour
qu’elle m’écoute sont minces ; pourtant, je dois quand même tenter de la
ramener à la raison.
– Victoria, il ment. Il n’y a aucune once de sincérité en lui lorsqu’il te
fait la promesse de ne plus jamais s’en prendre à toi. Il t’a frappée.
Tu aurais pu mourir en tombant dans cet escalier. Est-ce que tu te rends
compte à quel point la situation est inquiétante ?
– Ce n’est pas sa faute, il ne pouvait pas savoir que j’allais perdre
l’équilibre et…
– Arrête, je t’en prie. Regarde-moi dans les yeux et dis-moi que tu lui
fais confiance. Que tu peux me jurer que plus jamais il ne lèvera la main sur
toi.
Le silence de Victoria est éloquent.
– Les prochains jours, ou même les prochaines semaines, il sera peut-
être aux petits soins pour toi, et tu croiras qu’il est redevenu celui dont tu es
tombée amoureuse. Mais sa véritable nature finira par reprendre le dessus,
et il redeviendra violent. Peut-être que, cette fois, tu ne pourras même pas
appeler à l’aide.
Je me lève et commence à arpenter la pièce en songeant que, quoi que je
fasse, quoi que je plaide, les dés sont jetés. Et dire que j’ai quitté Ellen sans
un mot. Dire que je l’ai blessée afin de traverser le pays pour… rien.
Si je ne peux pas aider ceux qui me sont chers, alors à quoi je sers ?
– Victoria, je reprends d’un ton las, je vais te le demander une dernière
fois. Après quoi, selon ta réponse, soit nous sortirons de cette chambre
d’hôpital ensemble, soit je repartirai seul… pour de bon. Accepte de quitter
ce type et de me laisser t’aider à reconstruire ta vie. S’il te plaît.
Elle me dévisage, plisse les lèvres… puis ses yeux s’emplissent de
larmes, et je comprends.
On ne peut pas sauver quelqu’un qui refuse de l’être.
Résigné, je pose doucement ma main sur sa joue, me penche pour
déposer un baiser sur son front et murmure :
– Au revoir, Vic.
19
Oscar
Ellen
Oscar
Ellen
Ellen
Oscar
– C’est pas trop tôt, me dit-elle lorsque, une fois sortis de l’eau, nous
sommes allongés sur le sable en train de sécher. Tu t’es enfin décidé à sauter
le pas.
Nous sommes blottis l’un contre l’autre, sa tête posée sur mon biceps, et
je n’ai de cesse de caresser sa peau.
– Je devais être sûr que tu étais prête, je lui réponds en frottant le bout de
son nez contre le mien.
– Comment l’as-tu compris ?
– En te voyant si libre tout à l’heure. Tu avais raison, il fallait que tu
partes de Los Angeles. Cette ville était en train de te tuer à petit feu.
– Parce qu’il y est. Ici, je sais qu’il ne peut pas m’atteindre.
– Plus jamais, je te le promets.
Ellen se recule un peu, les sourcils froncés.
– Ne fais pas de promesse que tu ne sauras peut-être pas tenir, Oscar.
– Pourquoi dis-tu cela ?
– Parce que tu me donnes l’impression que tu seras toujours là pour
veiller sur moi. Que tu ne t’en iras jamais. Alors qu’on sait tous les deux
qu’il est encore trop tôt pour en être certains.
– Et si je l’étais ?
Elle soupire. Je fais glisser mon doigt sur sa joue et l’encourage :
– Parle-moi de ce qui te tracasse.
– Toi, murmure-t-elle. Tes belles paroles auxquelles j’ai envie de croire.
– Je ne te baratine pas, Ellen.
– Non, mais admets que ça devient trop beau pour être vrai. Ça fait
seulement deux mois que tu as débarqué chez moi, et au départ, tu voulais
garder une relation exclusivement professionnelle. Ne surtout pas entendre
parler de sentiments.
– Oh, si, j’en avais envie. Mais je m’y refusais.
Je secoue la tête, puis j’ajoute :
– J’ai l’impression que tu cherches une raison pour me repousser. Que tu
as peur de ce que je te fais ressentir.
Elle déglutit péniblement avant d’admettre :
– C’est vrai. Et tu veux savoir pourquoi ? Parce que j’ai craqué avant toi.
Le jour où tu m’as sortie de l’eau pour la toute première fois et que tu m’as
sauvée. Je crois que c’est à ce moment-là que je suis tombée amoureuse de
toi, même si je n’en avais pas encore conscience.
La déflagration que son aveu provoque dans tout mon corps me prend de
court. Moi qui croyais qu’elle ne pouvait pas me voir en peinture les
premiers jours, je me trompais complètement. Mais maintenant que j’ai
entendu son histoire, je comprends que c’était pour elle une façon de se
protéger.
– Je pensais que tu n’avais pas besoin d’être sauvée ? je relève, la gorge
serrée.
– Peut-être que si, finalement, me répond-elle, les yeux humides. Peut-
être que j’attendais que quelqu’un me tende la main… Et tu es arrivé.
À court de mots, je me contente de déposer tendrement mes lèvres sur
les siennes. J’aimerais tant me laisser aller avec Ellen… Le problème, c’est
que la dernière fois que j’ai offert mon cœur à une femme, elle me l’a rendu
cassé. Je m’aperçois aujourd’hui qu’aucune des blessures que Victoria m’a
infligées n’était incurable, mais qu’elles ont été assez profondes pour laisser
des cicatrices. Si Ellen venait à me briser le cœur à son tour, les dégâts
pourraient être encore plus importants… Ma capacité à aimer m’effraie.
Je n’ai jamais su le faire à moitié, et cela m’a déjà conduit à des désillusions.
Clairement, Ellen est le genre de femme avec qui on prend un engagement
sur le long terme. Mais j’ai encore trop peur d’admettre qu’elle pourrait être
la grande aventure de ma vie.
– J’aimerais qu’on rentre, me souffle-t-elle. J’ai un peu froid.
– Bien sûr.
Je me redresse immédiatement, l’aide à retirer le sable de ses vêtements
maintenant secs, puis prends sa main dans la mienne tandis que nous
retournons à la voiture.
– Lève les yeux, me dit-elle alors.
Je m’exécute et observe ce qu’elle pointe du doigt : un manoir
gigantesque, juché sur les hauteurs.
– C’est l’une des plus anciennes maisons de la ville, m’explique-t-elle.
Je me suis toujours dit qu’un jour elle serait à moi. Elle a quelque chose qui
me fascine. Je me vois sans peine vivre et vieillir entre ses murs, alors même
que je ne suis jamais entrée à l’intérieur. C’est étrange, non ?
– Je ne trouve pas. Il y a des lieux comme celui-là qui nous touchent
instantanément. Mais tu aurais les moyens de te payer une demeure
pareille ?
Elle sourit, et je comprends à quel point je suis loin de soupçonner
l’ampleur de sa fortune. Il y a un gouffre entre nos situations financières,
mais elle ne m’a jamais fait sentir que j’étais moins important qu’elle. Même
si elle est riche, elle ne pense pas le moins du monde que cela la place au-
dessus des autres.
– Qui vit là-dedans ? je m’enquiers.
– Personne. Les précédents propriétaires étaient âgés et sont décédés.
Ça fait deux ans que la propriété est en vente. Il faut dire que son prix est
assez élevé, mais pour m’être souvent baladée dans le coin quand j’étais
petite, je le trouve tout à fait justifié. C’est la plus belle maison des environs.
Dans mes rêves les plus fous, je suis à la tête d’une famille nombreuse, j’ai
un mari aimant et je vis juste là, en haut de cette colline qui surplombe la
mer. Il n’est plus question de films, de castings, de pression, d’angoisse.
Je regarde grandir mes enfants et je finis mes jours ici, à Cape Cod.
– Tu as déjà pensé à tout.
– Ça m’a aidée quand je broyais du noir. Je m’imaginais dans ce manoir
et je me construisais la vie parfaite.
– Je suis désolé que tu aies été obligée de rester à Los Angeles contre ton
gré.
– Personne ne m’y a retenue. Mais j’ai conscience que, si je quitte
Hollywood, ma carrière sera terminée. Et mon travail a si longtemps été ce
que j’avais de plus important dans la vie… Je ne voulais pas le perdre. Alors
j’ai serré les dents et appris à ignorer ma boule au ventre permanente.
Nous reprenons notre chemin jusqu’à la Mustang. Nous sommes sur le
point de l’atteindre quand je remarque un petit panneau au bord du sentier.
– La plage de Santa Cruz, lit Ellen. Ma préférée de Cape Cod…
C’est aussi celle où nous nous sommes embrassés pour la première fois,
et ça, je ne suis pas près de l’oublier.
25
Ellen
Ellen
Oscar
Ellen
Ellen
Oscar
Oscar
– Tu avances bien ?
Ellen s’assied à côté de moi sur le canapé puis se blottit contre mon flanc
tout en regardant ce que je suis en train de griffonner sur mon carnet.
– Plutôt, oui, je lui réponds. Les idées sont de plus en plus précises dans
ma tête. L’institut Westwood prend forme.
– J’en conclus donc que tu ne regrettes pas ta décision ?
– Pas le moins du monde.
Après mûre réflexion, j’ai choisi de refuser l’offre de Craig. Je me suis
laissé convaincre par Ellen de me lancer dans mon rêve : la création de ma
propre agence. Pour l’instant, nous profitons de la vie elle et moi ; sa fortune
nous le permet. Mais il n’est pas dans mes habitudes de me laisser entretenir
par qui que ce soit. J’ai hâte de me remettre à gagner mon propre argent très
bientôt.
Pour l’instant, nous avons posé nos valises à Rochester : le calme et le
charme de ma ville natale nous convenaient bien après l’effervescence
qu’Ellen a connue à Hollywood, et le fait que je connaisse les lieux nous a
permis de nous installer rapidement en attendant de réfléchir à la suite.
Le manoir de Cape Cod est officiellement à elle depuis quelque temps ; les
travaux qu’elle y a lancés pour remettre la demeure au goût du jour viennent
tout juste de s’achever.
Elle dépose un baiser sur mon épaule tandis que je repose carnet et
crayon sur la petite table du salon et que je me tourne vers elle pour détailler
son beau visage.
– Ça y est, je suis tout à toi, je lui souffle.
J’embrasse tendrement la commissure de ses lèvres, puis murmure
contre sa bouche :
– Au renouveau du manoir.
– À nous, répond-elle avec la même douceur.
Je me lève et passe dans la cuisine afin d’y prendre la bouteille de
champagne que j’ai achetée pour l’occasion, ainsi que deux coupes.
De retour au salon, je nous sers le breuvage doré, puis Ellen et moi trinquons
à notre amour. Le tintement de nos verres est couvert par le sifflement du
vent à l’extérieur. C’est une véritable tempête qui s’abat sur Rochester ce
soir. J’ai l’habitude de la météo capricieuse, mais c’est bien la première fois
que je suis témoin de telles bourrasques. La maison est solide, cela dit – et
heureusement, vu le loyer important que nous versons chaque mois.
La façon dont nous l’avons dénichée est simple : Ellen l’a vue. Elle l’a
voulue. J’ai dit oui.
– J’ai quelque chose pour toi, dis-je alors en sortant une petite boîte de
ma poche.
Ellen m’observe avec surprise puis s’en empare, les yeux brillants
d’excitation. J’ai le regard rivé sur ses prunelles, parce que je ne veux rien
louper de sa réaction.
– Oscar… souffle-t-elle en découvrant le contenu de l’écrin.
Sur le coussin de velours brille une bague ornée d’une obsidienne dont
l’éclat nous est familier : il s’agit d’une version plus fine, plus féminine, de
ma chevalière. Le cœur battant, j’annonce à Ellen :
– Ça fera bientôt un an qu’on est ensemble et je me demandais… est-ce
que tu accepterais de commencer une nouvelle ère avec moi ? D’officialiser
notre nouveau départ et notre nouvelle vie à deux ? Est-ce que tu accepterais
d’oublier toutes les erreurs que nos géniteurs ont commises et de former,
avec moi, une toute nouvelle famille ? En bref, est-ce que tu accepterais de
devenir madame Westwood, et par la même occasion, de me donner la
possibilité d’être le mari de tes rêves ?
Le souffle court, Ellen détaille la bague, mes yeux, puis de nouveau la
bague. Et c’est alors que, tendant sa main tremblante vers moi, elle s’écrie :
– Mais évidemment !
Ému moi aussi, je glisse la bague à son doigt.
– Bon sang, je n’arrive pas à y croire… murmure-t-elle.
– Et pourtant.
Je l’attire contre moi et l’installe sur mes genoux avant de prendre ses
lèvres d’assaut. Elle me rend mon baiser avec passion en s’agrippant à mes
cheveux. Dehors, le vent semble encore s’intensifier, poussant jusqu’à nous
des bruits étranges, mais je suis trop occupé à embrasser ma future épouse
pour m’en préoccuper.
Cependant, au moment où je l’allonge sur le canapé, un son aigu
provenant de l’extérieur nous fait sursauter.
– Tu as entendu ça ? s’enquiert Ellen.
Je me redresse, l’oreille tendue. Lorsque le bruit se fait réentendre, je
fronce les sourcils.
– On dirait…
– Des pleurs de bébé, termine ma fiancée à ma place.
Nous nous levons en même temps et courons dans l’entrée. Malgré la
tempête qui fait rage, je décide d’ouvrir la porte pour voir ce qu’il se passe
dehors.
Lorsque je baisse le regard vers le paillasson, je reste figé.
– Oh mon Dieu, soupire Ellen derrière moi.
Là, emmitouflés dans des couvertures et installés dans un berceau en
osier, trois bébés se débattent et crient, les poings tendus vers le ciel.
– Qu’est-ce que…
– Oscar, rentre-les.
– Quoi ?
– Rentre-les au chaud, s’écrie Ellen en se baissant pour prendre le
berceau.
J’attrape le sac qui se trouve derrière tandis qu’elle met les trois petits à
l’abri.
– Qu’est-ce qui se passe ? dis-je, éberlué.
– Je ne sais pas, mais on ne pouvait pas les laisser dehors par un temps
pareil.
Surmontant ma stupéfaction, je me mets en quête de réponses. J’ouvre le
sac ; à l’intérieur, au milieu des couches et des biberons, je découvre une
lettre que je m’empresse de déplier. Je reconnais immédiatement l’écriture
de Victoria et, en lisant les mots qu’elle a tracés, je sens mon cœur se
serrer… jusqu’à presque s’arrêter lorsque je parviens aux dernières lignes.
– Oscar ?
Sous le choc, je me laisse tomber sur le canapé.
– Oscar, que se passe-t-il ? insiste Ellen.
Je lui tends la lettre. Tandis qu’elle la parcourt, son visage pâlit.
Lorsqu’elle la termine, les yeux qu’elle lève sur moi sont emplis de larmes.
Nous nous dévisageons en silence, incapables de savoir quoi dire ou quoi
faire. Jusqu’à ce que je sorte de ma transe et bondisse du canapé.
– Je dois aller voir Victoria, je décrète.
– Quoi ?
– Je dois… S’il y a un moyen de la sauver, alors… Elle ne peut pas faire
ça, merde !
– Attends, calme-toi.
– Je dois y aller, Ellen.
Je tourne la tête vers le berceau lorsqu’un des bébés recommence à
gémir.
– Reste ici avec eux, d’accord ? j’ajoute. Je n’en ai pas pour longtemps.
– Oscar ! répète-t-elle.
Elle attrape mon visage et m’embrasse, avant de me glisser :
– Fais attention et reviens-moi.
– Promis.
J’attrape mes clés dans le vide-poches de l’entrée, quitte la maison, puis
cours jusqu’à ma voiture et démarre en trombe.
Après avoir croisé Victoria à la pâtisserie il y a cinq mois, je me suis
permis de faire quelques recherches. Juste pour m’assurer qu’elle vivait dans
un endroit décent à l’approche de son accouchement. Et même si elle
n’habite pas dans les beaux quartiers, j’ai été au moins rassuré d’apprendre
qu’elle avait un toit au-dessus de la tête.
La mienne est sur le point d’exploser tandis que je parcours les
kilomètres qui nous séparent. Le vent continue de se déchaîner, des feuilles
volent partout, des branches tombent sur la route, mais je continue de foncer
droit devant moi. Quelque part dans mon esprit se trouve l’espoir que Vic
n’ait pas encore eu le temps de passer à l’acte, d’abréger sa vie comme elle
le prévoit dans sa lettre.
Mais lorsque je tourne à l’angle de sa rue, je pile net.
Des gyrophares éclairent la nuit.
J’observe, au loin, policiers et pompiers s’affairer, les voisins curieux
souhaitant apercevoir quelque chose de croustillant. Je me raccroche à
l’espoir que les secouristes soient arrivés à temps. Je ne sais combien de
temps je reste là, les mains crispées autour de mon volant, attendant un signe
que Victoria a pu être sauvée.
Mais mon optimisme est broyé lorsqu’un brancard sort de la petite
maison, chargé d’une housse noire.
Je plaque une main sur ma bouche.
Quelques minutes plus tard, Luke Jensen, menotté, apparaît à son tour,
escorté par la police.
C’en est trop. Je démarre et quitte le quartier le plus vite possible pour
rentrer chez moi. En chemin, je suis obligé de m’arrêter un instant : les
larmes brouillent tellement ma vue que je n’y vois plus rien. Je me gare sur
le bas-côté, sors de la voiture et profite d’une bourrasque pour hurler de
rage.
De douleur.
De tristesse.
– Putain ! j’éructe en balançant un coup de pied dans l’une de mes jantes
avant de me laisser glisser sur le sol et de me mettre à sangloter comme un
enfant.
Pauvre Victoria… J’aurais dû essayer de la sauver, j’aurais dû l’obliger à
quitter Luke. J’aurais dû démolir ce sale type quand j’en avais l’occasion.
J’aurais dû…
Je ferme les yeux, et son grand regard vert apparaît sous mes paupières.
– Je suis désolé, je chuchote. Tellement désolé…
Je savais qu’un jour il lui ferait du mal, et pourtant, je l’ai laissée vivre
avec ce monstre.
Pauvre Victoria. Pauvres enfants…
En pensant à eux, quelque chose se met en branle dans mon esprit. Avant
de mettre fin à ses jours, Vic m’a fait don de ce qu’elle avait de plus
précieux. Je me dois désormais, pour elle, de prendre soin de ces trois bébés.
Me remettant peu à peu de ce à quoi je viens d’assister, je remonte dans
la voiture.
Une fois à la maison, avant de rentrer, je prends quelques secondes pour
réfléchir, pour m’apaiser. Accepter ce que Victoria me demande signifie
franchir la frontière de la légalité. Je dois être sûr que c’est réellement ce que
je veux.
Je pourrais douter, mais ce n’est pas le cas.
Je vais le faire.
En entrant dans la pièce de vie, je découvre Ellen installée sur le canapé,
les trois petits sur ses genoux. Cette vision me frappe en plein cœur. Elle est
si belle et apaisante malgré le chaos auquel je viens d’assister…
Elle lève la tête en m’entendant approcher. Me regarde. Et comprend.
Que tout est bien réel, que Victoria s’en est allée, et qu’à partir de cet
instant nous sommes les seuls responsables de ses enfants. Parce qu’une
chose est sûre : je n’ai peut-être pas pu sauver Vic, mais je ferai n’importe
quoi pour protéger ces bébés de leur père.
– Qu’est-ce qu’on fait ? me demande Ellen.
– On s’en va.
Je la rejoins et m’agenouille devant elle avant d’ajouter :
– Je sais que ce que je vais te demander est injuste, et risqué. Mais si tu
le veux, toi, moi et ces enfants, on va partir. Loin. On va faire en sorte que
Luke ne puisse jamais découvrir où ils sont. On va les cacher, les élever…
les aimer. On va…
– Devenir leurs parents, termine Ellen à ma place.
Je déglutis tout en hochant la tête.
– Je sais que trois enfants d’un coup, c’est un sacré challenge, mais…
– Je les veux, me coupe-t-elle une nouvelle fois. Je te veux, toi, et je les
veux, eux. Cette femme m’offre la chance de devenir maman. Je veux la
saisir et procurer à ces bébés tout ce qu’elle n’a pas eu le temps de leur
donner.
J’inspire, puis je me redresse.
– Alors habille-les chaudement. J’ai vu quelques vêtements dans le sac…
Je vais aller prendre des affaires pour toi et moi, rien que le nécessaire.
On part dans quinze minutes.
Le bruit du moteur agit comme une berceuse sur les bébés. À l’avant,
deux d’entre eux dorment profondément dans leur couffin. À l’arrière, dans
les bras d’Ellen, le dernier vient de fermer les yeux à l’instant.
À la radio, Let It Be débute tandis que nous fonçons tous les cinq vers
notre avenir.
– Mason, Benjamin et Lucas Jensen, murmure Ellen.
Je la questionne silencieusement à travers le rétroviseur.
– C’est comme ça qu’ils s’appellent, poursuit-elle. On va devoir leur
trouver une nouvelle identité si on veut les protéger. Ils ne peuvent pas
garder le nom de cet homme, ni leurs prénoms. Il pourrait les retrouver trop
facilement.
Je hoche la tête. Dans son berceau, l’un des bébés bâille avant de laisser
retomber sa petite main sur le visage de son frère, qui ne bouge pas d’un cil.
– On trouvera, j’affirme. On y arrivera.
À cet instant, alors que nous fendons la nuit, j’en suis certain. J’ai dans
cette voiture le chargement le plus précieux qui m’ait jamais été confié.
Et tout en accélérant pour nous éloigner le plus vite possible de Rochester, je
me fais une promesse. J’ai décidé de devenir garde du corps pour protéger
ceux qui en avaient besoin. À partir d’aujourd’hui, mon seul et unique but
sera de veiller sur les quatre êtres les plus importants de ma vie.
J’y consacrerai mon existence. Et, comme Victoria, je me sacrifierai
pour eux s’il le faut pour assurer leur sécurité.
Ils sont mon monde, désormais. Ma boussole. Mon nord.
Alors que John Lennon répète son dernier « qu’il en soit ainsi » dans le
silence de la voiture, je décide que cette chanson est une magnifique bande-
son pour le premier jour de notre nouveau départ.
Le jour où nous sommes devenus la famille Westwood.
32
Oscar
Ellen
J’ouvre les yeux et me redresse dans mon lit. Tout est calme : pas un
bruit ne résonne dans le manoir, ce qui est plutôt rare lorsqu’on est une
famille nombreuse.
En cherchant Oscar des yeux, je trouve le lit vide. Je remarque
cependant un petit morceau de papier qui a été déposé sur son oreiller.
Je m’en empare, le déplie et lis :
Un sourire attendri naît sur mes lèvres tandis que je serre le mot contre
ma poitrine. Soudain pleine d’énergie, je rejette la couverture et descends
du lit. J’enfile un peignoir par-dessus ma nuisette et quitte la chambre.
Depuis le couloir, j’entends des chuchotements qui proviennent du rez-de-
chaussée et me laisse guider dans leur direction. Arrivée au bas de
l’escalier, je parviens à distinguer quelques phrases en provenance de la
cuisine. Finalement, je m’adosse à un mur, croise les bras et regarde mes
enfants se chamailler à voix basse pour ne pas me réveiller.
– Ce n’est pas ce qui était prévu ! commence Sawyer.
– Mais les plans ont changé, idiot, lui répond Cruz.
– C’est toi l’idiot, abruti, rétorque Sawyer.
– Vous êtes tellement immatures… intervient Billie.
– Bon, ça suffit, déclare Lennon. Papa nous a donné des instructions, et
nous allons les suivre à la lettre. Maintenant, bouclez-la avant de réveiller
m…
– Bonjour, Ellen ! me lance Jaxon, qui vient de m’apercevoir.
Quatre paires d’yeux se tournent vers moi. En les voyant tous réunis,
mon cœur se gonfle de reconnaissance, inondé d’amour.
– Joyeux anniversaire, maman ! s’exclament-ils en chœur.
– Joyeux anniversaire, Ellen.
Je passe de bras en bras, embrassant ma Billie, puis Jaxon – ce garçon
qui est venu se greffer si naturellement à notre famille que je le considère
désormais comme un fils. Enfin, c’est au tour des triplés.
Chaque fois que je veux les enlacer, j’ai l’impression d’être face à des
montagnes, devant Lennon en particulier.
– Tu ne devais pas te réveiller si tôt ! grommelle-t-il.
– Pourquoi ?
– Parce qu’on doit rejoindre papa pour l’aider à organiser quelques
petites choses de dernière minute, répond Billie.
– Une surprise d’anniversaire ? je hasarde.
– Si on vous dit ce que c’est, ce ne sera plus une surprise, Ellen !
déclare Jaxon.
– Lennon va rester ici en attendant que tu te prépares, m’explique Cruz.
Ensuite, il te conduira jusqu’à nous, et on pourra profiter de cette journée
tous ensemble. On aurait aimé que la météo y mette du sien, mais bon, on
fera avec.
En effet, aujourd’hui, un véritable déluge s’abat sur Cape Cod, comme
je n’en avais plus vu depuis…
Eh bien, depuis la nuit où les triplés ont été déposés sur le pas de notre
porte à Rochester, en fait.
Le smartphone de Lennon s’anime dans sa main. Il lit le message qui
vient d’apparaître et annonce :
– Changement de programme, encore. Papa et Michel ont besoin de moi
tout de suite, donc c’est Sawyer qui sera ton chauffeur pour la journée,
maman. Ça te convient ? ajoute-t-il à l’attention de son frère.
Ce dernier accepte d’un hochement de tête. Sawyer n’est pas très
loquace – enfin, il l’est beaucoup moins depuis le chagrin d’amour qu’il a
subi. En tant que mère, j’aimerais être capable d’apaiser sa douleur, mais il
n’y a malheureusement rien que je puisse faire.
Finalement, tout le monde se prépare à quitter le manoir. Lennon et
Cruz grimpent dans une voiture, tandis que Jaxon passe un bras autour du
cou de ma fille pour l’entraîner vers une autre.
– Allez viens, Billie the Kid.
– Arrête de m’appeler comme ça ! râle-t-elle tandis qu’ils s’éloignent.
Je sais que ces protestations ne sont qu’une façade. Billie adore Jaxon,
et il a beau le nier, je sais que lui aussi aime passer du temps avec elle.
Je secoue la tête en me dirigeant vers la salle à manger pour y prendre
un café, comme la table du petit déjeuner est encore dressée. Sawyer
m’emboîte le pas et m’informe :
– On doit partir dans une heure. Tu seras prête ?
– Évidemment. Tu peux me dire quel était le programme initial avant
qu’il ne change ?
– Une sortie en bateau. Mais vu la météo, papa s’est rabattu sur autre
chose, et c’est tant mieux. Je n’aime pas prendre ces trucs contre le mal de
mer.
– Je sais, mon chéri. C’est bien pour ça qu’on n’utilise le bateau que
pour les grandes occasions.
Le jour où Oscar m’a fait cadeau de ce voilier, j’ai ri. Cela partait d’une
bonne intention : il s’imaginait que nous pourrions nous offrir des
escapades sur l’océan tous les deux, sachant à quel point l’eau m’apaise…
Mais, malgré nos nombreuses années de mariage, il ignorait que je souffrais
du mal de mer – tout comme les triplés. Seuls Billie et Oscar peuvent
naviguer sans problème.
Sawyer s’éclipse à l’étage pour se doucher et se préparer. Restée seule,
j’allume la télévision, plus pour qu’un bruit de fond me tienne compagnie
que par véritable intérêt.
Je suis en train de débarrasser les restes du petit déjeuner lorsque l’un
des gros titres annoncés par la chaîne d’informations attire mon attention.
– … véritable séisme qui s’abat sur Hollywood depuis deux jours.
Je me tourne en direction de la télé.
– En effet, sur Twitter, le hashtag #MeToo prend de plus en plus
d’ampleur. Ce sont déjà plusieurs milliers de témoignages de femmes à
travers le monde qui décrivent les agressions sexuelles et les viols dont elles
ont été victimes.
M’emparant de la télécommande, je monte le son.
– Le phénomène ne concerne pas que des anonymes. Des personnalités
sont elles aussi sorties de leur silence. Le célèbre producteur Howard
Hamilton est cité dans un nombre accablant de leurs récits. Actrices,
réalisatrices, assistantes de production, elles sont très nombreuses à
l’accuser d’agressions sexuelles, relatant un mode opératoire similaire.
D’après nos sources, trois plaintes ont été déposées hier à son encontre.
Contacté par nos équipes, monsieur Hamilton s’est refusé à tout
commentaire. La situation semble pourtant critique pour le producteur.
L’affaire Hamilton ne fait que commencer, et le mouvement #MeToo est en
marche.
Mon cœur bat la chamade lorsque le reportage se termine. Plaquant une
main sur ma bouche, je retiens un sanglot.
Enfin.
Ne voulant pas prendre le risque de craquer alors que Sawyer peut
redescendre à tout moment, je m’empresse de me rendre dans ma chambre.
À part Oscar, aucun de mes enfants n’est au courant de ce que m’a fait subir
Howard, et je tiens à ce que cela reste ainsi pour toujours.
Ce n’est qu’une fois seule que je m’autorise à verser des larmes de
soulagement.
Enfin, le monstre est démasqué.
Quelque part, je ne peux m’empêcher de ressentir de la culpabilité
envers ces femmes qui ont subi la même chose que moi. Je m’en veux de ne
pas avoir eu le courage de parler il y a vingt ans. Mais je sais que personne
ne m’aurait écoutée alors. Aujourd’hui, c’est différent. Elles sont
nombreuses et unies. Elles parviendront à lui faire payer ce qu’il a osé nous
faire. Ensemble, les femmes sont inarrêtables, pour peu qu’elles se serrent
les coudes.
Il me faut plusieurs minutes pour parvenir à me remettre de mes
émotions. Je n’avais pas conscience que j’avais besoin de refermer ce
sombre chapitre de ma vie, mais d’un coup, je sens enfin le poids de ces
années de solitude quitter mes épaules.
– Maman ?
Le petit coup de Sawyer contre la porte me fait sursauter. Je m’éclaircis
la gorge avant de lui répondre :
– Oui ?
– Est-ce que tu es prête ?
– Bientôt, mon chéri. J’arrive tout de suite.
– Je t’attends dans le hall.
Essuyant mes dernières larmes, je me rends dans la salle de bains pour
me donner bonne mine et me changer. Cela fait, je retrouve mon fils en bas
et, impulsivement, en le voyant, je le serre dans mes bras.
– Tout va bien ? me demande-t-il.
– Oui, tout est parfait maintenant.
Je quitte son étreinte pour prendre son visage en coupe. J’ai toujours
aimé le vert si particulier de ses yeux – le même que celui de Lennon et
Cruz.
– Je t’aime, dis-je. Tes frères, ta sœur, ton père et toi, vous êtes ce que
j’ai de plus précieux au monde. J’espère que vous le savez.
– Nous aussi, on t’aime, maman. Tu es sûre que ça va ?
– Mais oui, ne t’inquiète pas. Bon, allons-y, ils doivent nous attendre.
Sawyer et moi nous dirigeons vers l’une des voitures garées devant le
manoir en nous abritant de la pluie torrentielle. En prenant place sur le siège
passager et en bouclant ma ceinture tandis que mon fils démarre, je ressens
une véritable paix intérieure, comme jamais jusqu’à présent. À cet instant,
j’ai la conviction que ma vie est véritablement parfaite. Savoir que la justice
est en marche et que bientôt plus aucun fantôme de mon passé ne me
hantera a libéré la Ellen meurtrie qui se dissimulait encore en moi : elle n’a
désormais plus aucune raison d’exister.
Tandis que la route défile devant nous, je prends la main de Sawyer
dans la mienne et je la serre doucement en souriant. Je n’avais pas imaginé
que je pourrais faire le bilan de ma vie si jeune, mais pour une raison que
j’ignore, cela me semble être le bon moment.
Je me revois, enfant, arpenter les rues de Cape Cod avec mes grands-
parents. Puis mon arrivée à Hollywood, le succès qui me prend de court, les
flashs des appareils photo, les lumières braquées sur moi. Je revis la perte
de mes grands-parents, la solitude qui s’empare de moi, l’impression, au fil
des ans, de ne plus me sentir à ma place. Howard, ce monstre qui a eu tant
d’emprise sur moi jusqu’à ce que je m’en libère pour de bon.
Toutes ces étapes de mon existence défilent. Mais ce sur quoi je
m’attarde, c’est Oscar. Son visage, son sourire, sa douceur, son amour. Mes
enfants, mes bébés devenus grands, le bonheur incommensurable qu’ils
m’ont apporté.
J’ai eu tant de chance… J’ai vécu des aventures que beaucoup ne
connaîtront jamais. J’ai réalisé mes rêves et, par-dessus tout, j’ai été aimée.
Quand je pense à tous ces êtres humains qui passent une vie entière sans
connaître ce sentiment, je me sens triste pour eux. Moi, j’ai eu le droit d’y
goûter et de l’apprécier durant des années.
Mieux encore, j’ai pu vivre plusieurs vies en une. Et la véritable a
commencé lorsque Oscar est entré dans mon univers.
Il est le sauveur que je n’attendais pas.
Il m’a offert un nouveau départ.
Et il m’a donné la plus belle vie dont j’aurais jamais pu rêver.
Alors, si tout devait s’arrêter maintenant, je ne m’apitoierais pas sur
mon sort.
Parce que, grâce à Oscar et à mes enfants, mon cœur est rempli d’amour
pour l’éternité.
FIN
DE NOS JOURS
LENNON & DOVIE
1
Dovie
Dovie
– Prête ?
– Évidemment !
Bras dessus bras dessous, Billie et moi nous rendons au rez-de-
chaussée. Nous y trouvons Jaxon et Lennon autour de la table du salon, en
train d’observer ce qui, de loin, ressemble à un plan. En entendant nos pas
sur le carrelage, ils se retournent et nous détaillent de la tête aux pieds.
– Qu’est-ce que c’est ? je demande en les rejoignant.
– J’ai prévu quelques travaux d’agrandissement à l’institut, me répond
Lennon, alors on étudie les propositions de l’architecte.
Il me détaille, les yeux pétillants, avant d’ajouter :
– Tu es belle.
– Merci. Billie et moi, on va rejoindre Scarlett pour lui donner un coup
de main. Ce soir, son bar est plein à craquer.
– Une de ses serveuses est malade, et celle qui devait la remplacer lui a
fait faux bond, précise Billie. Elle nous a envoyé un message pour nous
demander si on pouvait passer quelques heures pour leur prêter main-forte,
à Mary et elle, et on a accepté.
Jaxon et Lennon nous scrutent en silence.
– Vous allez bosser dans un bar, toutes les deux, finit par relever mon
petit ami.
– Oui, je confirme. Promis, je ne rentrerai pas trop tard, pour qu’on
puisse profiter d’une partie de la soirée ensemble.
Je l’embrasse, puis Billie et moi nous dirigeons vers la porte d’entrée.
– Attendez, lance Lennon.
Je jette un coup d’œil en coin à ma belle-sœur en espérant qu’elle
comprenne mon « j’en étais sûre » muet.
– On pourrait peut-être vous accompagner ? propose Jax.
Billie s’esclaffe en pivotant dans sa direction.
– Pour faire quoi, au juste ? s’enquiert-elle.
– Aider, prétend Lennon.
Billie et moi ricanons discrètement. En secouant la tête, j’affirme :
– Ne vous inquiétez pas. Oui, on va être au contact d’autres hommes, et
oui, l’alcool va couler à flots. Mais je suis sûre que vous allez pouvoir
survivre quelques heures. N’est-ce pas ?
– Nous sommes des grandes filles, m’appuie Billie. Tout ira bien.
Elle souffle un baiser à Jaxon, et nous quittons enfin le manoir.
– Tu crois qu’ils arriveront un jour à se détendre à l’idée qu’on sorte
sans eux ? me demande-t-elle ensuite, lorsque nous grimpons dans sa
voiture.
– Espérons-le.
Nous gagnons rapidement le centre-ville. Après avoir réussi à trouver
une place libre pour nous garer, nous couvrons à pied le reste de la distance
qui nous sépare du bar… devant lequel patiente une file de gens qui nous
paraît interminable.
– Scarlett propose une sélection d’alcools impressionnante, m’explique
Billie en constatant mon air surpris. Et l’ambiance ici est vraiment chouette.
Tu verras, ça va devenir notre nouveau QG.
Je souris, ravie. Savoir que, bientôt, je ne louperai plus rien de la vie à
Cape Cod me réjouit.
La chaleur, la musique, le bruit des conversations et des verres qui
tintent nous accueillent dès que nous pénétrons à l’intérieur de
l’établissement. Sans attendre, Billie et moi nous dirigeons vers le comptoir.
Derrière se trouvent Scarlett ainsi que Mary, la seconde barmaid : toutes les
deux s’affairent à servir les clients. Dès que notre belle-sœur nous aperçoit,
elle pousse un profond soupir de soulagement.
– Ah, enfin, vous voilà. Vous me sauvez la vie, fait-elle en nous enlaçant
avant de nous attirer derrière le bar.
Sur ce, elle nous tend un dépliant cartonné sur lequel sont inscrites
toutes les boissons disponibles… et, bon sang, il y en a un sacré paquet.
Près de la moitié des cocktails sont des créations de Scarlett. Aucun doute
que cela contribue au succès de son bar.
– On a vraiment beaucoup de monde ce soir, nous explique-t-elle.
Je sais que ce n’est pas votre job, alors faites ce que vous pouvez, vous me
rendrez déjà un grand service. Tous les alcools sont disposés sur les
étagères derrière vous. Les sirops, jus de fruits et sodas sont en bas. En ce
qui concerne les fruits, les gelées et les coulis, ils sont stockés dans…
Pendant une poignée de minutes, Scarlett passe en revue tout ce qui se
trouve derrière le comptoir, avec rapidité et précision. Je dois dire que je
suis admirative du travail qu’elle a fourni afin d’aménager cet endroit.
Une fois que nous avons tout intégré, elle retourne à son poste. Billie se
met directement au travail ; pour ma part, je prends deux minutes pour
étudier le dépliant et assimiler les noms des boissons, leur composition ainsi
que leur prix, avant d’entrer moi aussi dans la danse. Au départ, je marche
sur des œufs : j’ai l’habitude de me retrouver face à des amphithéâtres
remplis d’élèves, mais les clients pressés, voire impatients, ce n’est pas mon
domaine. Il me faut cinq commandes pour m’imprégner de l’atmosphère et
trouver mes repères, après quoi les choses deviennent bien plus faciles.
– Deux Manhattan, un Blue Hawaï et un Sawyer.
– Quarante-neuf dollars, s’il vous plaît.
En m’éloignant pour préparer les boissons, je lance à Scarlett :
– Tu as donné le nom de ton mec à un cocktail ?
– Évidemment, répond-elle sans cesser de jongler habilement avec les
bouteilles. J’y ai mis tout ce que j’aime. Et bientôt, chacun de vous aura son
cocktail attitré.
Billie et moi échangeons un sourire enthousiaste.
Au fil de la soirée, je deviens la calculette des filles qui, face à l’afflux
de clients, se reposent de plus en plus sur moi pour les additions, au lieu de
perdre du temps à taper chaque chiffre sur la caisse enregistreuse.
L’avantage d’une mémoire comme la mienne, c’est qu’il ne m’a fallu que
quelques instants pour mémoriser l’intégralité du dépliant. Depuis, je n’ai
plus eu besoin de m’y référer une seule fois.
Cela fait désormais plus d’une heure que nous travaillons d’arrache-
pied, et le bar ne semble pas désemplir.
– Hé ! Ça fait vingt minutes que j’attends, s’écrie soudain une femme
devant moi.
– Vous n’étiez pas dans ma file il y a cinq minutes, je réplique en
servant les deux clients qui se trouvent avant elle.
– Bien sûr que si.
– Non, c’est faux.
Elle me dévisage, furieuse.
– Vous êtes en train de me traiter de menteuse ?
– Oui, je lui réponds en toute honnêteté.
Une honnêteté qui surprend, parfois. Mais je n’y peux rien, je suis ainsi.
– Madame, venez vers moi, la hèle Mary.
La cliente hargneuse se calme un peu. Au moment où elle se déplace, je
repère quelque chose au fond du bar. Ou plutôt, quelqu’un.
– Non mais je rêve… je soupire en posant mes poings sur mes hanches.
– Quoi ? s’écrie Billie.
– Regarde qui est là.
Elle lève la tête… et se met à pester à son tour. Mon regard croise les
prunelles émeraude qui me sont familières et, comprenant que leur
couverture de simples clients ne tient plus, deux silhouettes s’approchent du
comptoir.
– Vous êtes impossibles, je leur reproche.
– Quoi ? s’offusque Lennon. Jaxon et moi, on a eu envie de sortir
prendre un verre.
– Ici, comme par hasard, relève Scarlett, amusée.
Ils haussent tous les deux les épaules, pas vraiment pris de remords, et
s’installent au comptoir.
– Non, mais vous vous croyez où ? leur lance alors un client. Faites la
queue, comme tout le monde.
– Relax, rétorque Jaxon, on a déjà été servis. On vient juste tenir
compagnie à ces jolies demoiselles.
– C’est vrai que la vue vaut le détour, se hasarde son interlocuteur.
Je lève les yeux au ciel pour apaiser Lennon, dont les épaules se tendent
déjà.
– Bon, qu’est-ce que vous désirez boire ? je demande au client.
Ne me sors pas une réplique d’abruti, pitié…
– Vous savez quoi ? répond-il. Faites-vous plaisir et vous me ferez
plaisir.
Mon petit ami ricane de façon menaçante en se redressant, prêt à en
découdre. Je choisis d’intervenir avant qu’il ne décide de physiquement se
mêler de la situation.
– Écoutez, dis-je en me penchant vers l’homme. Je ne suis pas ici pour
me faire draguer, juste pour bosser. Alors soit vous me dites ce que vous
voulez boire, soit vous partez.
Comme je le vois sur le point d’ajouter quelque chose, je lui coupe
l’herbe sous le pied en annonçant :
– En plus, je suis déjà en couple.
J’attrape la main de Billie qui se tourne vers moi, surprise, et déclare :
– C’est ma copine.
Même si elle n’a pas tous les détails de notre conversation, mon amie
joue le jeu et passe son bras autour de ma taille en souriant à mon client, qui
décide d’abandonner la partie et de commander son verre auprès d’une
autre serveuse. Dès qu’il s’est éloigné, Billie et moi éclatons de rire ; quant
à Lennon, il m’observe avec intensité.
– Donc, tu es en couple avec Billie, constate-t-il.
– Ce soir, oui.
– Pourquoi est-ce que tu n’as pas dit à ce connard que ton petit ami était
juste là, plutôt ?
– Parce que mon petit ami n’a pas pu s’empêcher de me fliquer ce soir,
alors pour me venger, j’ai décidé de mettre le grappin sur sa sœur.
– Ça me semble équitable, intervient Jaxon.
– Je ne ferais pas le malin, si j’étais toi, lui renvoie Billie. Dovie vient
de vous prouver qu’on pouvait se défendre toutes seules, donc nous n’avons
pas besoin de gardes du corps.
– On est ici en tant qu’hommes de votre vie, pas en tant que
bodyguards, argue Jax.
Billie et moi secouons la tête, mais même si elle fait tout pour ne pas le
montrer, ma belle-sœur est charmée par la réplique de Jaxon.
Tandis que je prépare un verre pour Lennon, l’ombre de sa stature
s’élargit soudain sur le comptoir lorsqu’il se penche en avant. Sa main
englobe délicatement mon visage, soulevant mon menton pour que je lui
accorde mon attention.
– Je suis désolé que tu sois tombé amoureuse d’un homme de Cro-
Magnon, me dit-il.
Sur ce, il attire mon visage près du sien et dépose un tendre baiser sur
mes lèvres. L’agacement que j’ai ressenti en le découvrant dans le bar
s’évapore presque instantanément.
Le problème des Westwood, c’est qu’ils arrivent facilement à se faire
pardonner.
Trop facilement, d’ailleurs.
Lorsque je me redresse, je repère le client lourdingue en train de
rejoindre son groupe d’amis. Il me dévisage, sourcils froncés, et je lève le
verre que je tiens en main dans sa direction.
3
Lennon
Lennon
– J’ai déjà tellement d’idées ! Votre mariage va être le plus beau que
Cape Cod ait connu depuis des siècles.
Je souris en entendant Billie pépier alors que nous rejoignons l’endroit
où sont garées nos voitures. L’excitation retombée, Dovie, elle, observe les
deux nouvelles bagues à ses doigts d’un air rêveur, un immense sourire aux
lèvres.
Alors que ma sœur s’apprête à grimper dans son véhicule, je la
préviens :
– On va faire un détour avant de revenir au manoir. On a quelque chose
à faire.
– OK, mais dépêchez-vous ! J’ai beaucoup trop hâte de voir la réaction
des autres lorsqu’ils apprendront que tu as demandé Dovie en mariage.
Billie monte dans sa voiture, et j’ouvre la portière de mon SUV côté
conducteur.
– Après toi, dis-je à ma fiancée en l’incitant à prendre place derrière le
volant.
Elle me dévisage un instant.
– Je veux t’emmener conduire avant ton examen, j’explique en croisant
les bras.
– Lennon, franchement… Je t’assure que je m’en sors très bien,
proteste-t-elle.
– Alors montre-moi. Il fait gris, et le brouillard commence à se lever le
long de la côte. C’est un exercice parfait.
– Mais avec Jaxon, on s’entraîne sur le Range Rover depuis le départ !
– Il faut aussi que tu t’habitues à d’autres véhicules.
Les yeux légèrement plissés, Dovie croise les bras à son tour.
– Tu ne vas pas lâcher l’affaire, n’est-ce pas ?
– Tu sais bien que non…
Elle secoue la tête mais grimpe dans la voiture malgré tout. Pour ma
part, je m’installe côté passager.
Il lui faut quelques minutes pour appréhender le fonctionnement de ma
berline.
– Tu dois…
– Non, me coupe-t-elle avant que j’aie pu l’aiguiller. Je vais me
débrouiller toute seule.
Je lève les mains en l’air en signe de reddition. Il me faut toute la
volonté du monde pour ne pas sourire devant les trésors de concentration
que Dovie déploie pour simplement régler son siège.
– … pas normal d’avoir d’aussi grandes jambes, bougonne-t-elle.
Enfin, elle démarre. Le moteur ronronne agréablement sous le capot.
Doucement, Dovie s’engage sur la route. Je lui indique la direction d’un
endroit que j’apprécie particulièrement, où nos parents nous emmenaient
souvent nous balader quand nous étions enfants : la colline aux fleurs. Ses
mains sont nonchalamment posées sur le volant, elle a le regard rivé sur la
route, et cela la rend encore plus sexy à mes yeux.
– Arrête de me regarder comme ça ou je vais nous envoyer dans le
décor, grommelle-t-elle.
– Parce que je te déconcentre ? je l’interroge, mutin.
– À ton avis ? Je ne te vois pas, mais je te sens, et c’est presque pire.
Alors veux-tu bien regarder le paysage, s’il te plaît ? Parce que quelque
chose me dit que tu n’apprécierais pas s’il ne restait plus de ton bolide
qu’une carrosserie endommagée.
Je ricane en secouant la tête.
– Dovie, tu peux bien envoyer toutes mes voitures à la casse, la seule
chose qui m’importe, c’est que tu me reviennes sans une égratignure.
Elle bougonne des paroles inintelligibles, puis elle attrape une de mes
mains et la porte à ses lèvres pour y déposer des baisers.
– Je n’arrive pas à réaliser qu’on va se marier, dit-elle en quittant la
route principale pour emprunter, à ma demande, un chemin peu fréquenté.
– Moi si. Ça me semble plutôt naturel, en fait.
– J’ai hâte de voir la réaction des autres quand on leur annoncera la
grande nouvelle. Je suis certaine que Cruz trouvera une blague bien s…
– Pneu crevé !
Mon alerte soudaine la fait sursauter. Immédiatement, elle cherche sur
la console le voyant en question, mais rien n’apparaît.
– Pneu crevé, je répète pourtant.
Hébétée, Dovie se gare sur le bas-côté. Je quitte la voiture, et elle me
suit lorsque je me place devant le capot.
– Mais il n’y a pas de… commence-t-elle.
– Début de la mise en situation, j’annonce. Tu es seule sur une route peu
fréquentée et tu crèves soudainement. Qu’est-ce que tu fais ?
– Hein ?
– Qu’est-ce que tu fais, Dovie ? j’insiste.
– Eh bien, je… j’essaye de remplacer la roue.
Je croise les bras en levant un sourcil, sceptique.
– Quoi ? réplique-t-elle en imitant ma position. Tu crois que parce que
je suis une femme, je suis incapable de changer un pneu, c’est ça ?
– Non, simplement parce que tu ne l’as jamais fait. Je me trompe ?
Son silence me donne raison.
– Très bien, reprend-elle. Dans ce cas, j’appelle un dépanneur.
– Mauvaise réponse.
– Quoi ? Je ne sais pas non plus me servir d’un téléphone, selon toi ?
Je ricane et la corrige :
– Tu m’appelles, moi. Plusieurs fois, si je ne réponds pas
immédiatement. Si c’est toujours silence radio, tu te tournes vers mes
frères. Et dans le cas très improbable où aucun d’entre nous ne serait
joignable, alors tu contactes Billie ou Scarlett.
– Et pas Eve ?
– Eh bien… même si je l’apprécie beaucoup, je ne pense pas qu’elle te
serait d’une grande aide face à un pneu crevé. Contrairement à Billie et
Scarlett, qui ont de bonnes notions de mécanique.
– Enfin, Lennon, c’est ridicule. Je ne vais pas remuer la Terre entière
alors que je pourrais simplement faire appel à quelqu’un dont c’est le
métier !
– Sauf que tu ne sais pas sur qui tu pourrais tomber. On parle d’un mec
qui verrait une jolie fille seule, en panne sur le bord de la route, dans une
voiture de luxe.
– Ton travail te fait vraiment voir le monde en noir…
– Peut-être, mais je préfère être prévoyant et en faire trop plutôt qu’il
t’arrive un jour quelque chose.
Je prends ses mains dans les miennes et l’attire contre moi avant
d’ajouter :
– Je suis tombé amoureux de toi pendant que je te protégeais d’un type
qui te voulait du mal. Chaque jour, je dois combattre mon instinct qui me
pousse à trouver une raison de redevenir ton bodyguard, juste pour t’avoir
constamment dans mon champ de vision et m’assurer que tu ne cours aucun
danger.
– Lennon…
– J’ai besoin de protéger les gens que j’aime, Dovie. C’est peut-être
maladroit ou étouffant, mais je dois te savoir en sécurité pour me sentir
apaisé. Je ne veux pas risquer qu’un jour tu te retrouves livrée à toi-même,
ou pire, que tu doives faire face à une situation dangereuse avec le bébé et
que je ne puisse pas…
– Wow, attends, quoi ? Quel bébé ?
Merde !
Face au regard perdu de Dovie, je ne sais quoi dire. Je voulais attendre
qu’elle se sente prête à évoquer le test de grossesse – si c’est toutefois bien
elle qui l’a fait –, mais les mots m’ont échappé. Impossible de faire machine
arrière, désormais.
– Lennon, de quoi est-ce que tu parles ? insiste-t-elle.
– De rien…
Elle hausse un sourcil.
– Bon, écoute, je soupire, je me suis simplement emballé, rien de plus.
– Non, c’est faux. Tu n’as pas parlé d’un bébé, tu as dit « le bébé ».
Et j’aimerais bien savoir ce que tu as en tête, alors explique-moi ce qui se
passe.
Je m’adosse à la carrosserie et prends quelques secondes pour
rassembler mes esprits avant d’expliquer :
– Tout à l’heure, au manoir, on a trouvé un test de grossesse…
Dovie reste stoïque.
– Il est positif, j’ajoute pour la faire réagir.
– D’accord. Et donc ?
– Est-ce que c’est toi qui as fait ce test ?
Sa bouche s’entrouvre. Ses yeux se perdent dans le vague, et j’ai
conscience que l’instant est critique. L’esprit de Dovie est vif, bien trop
pour que j’arrive à le suivre, et je ne sais jamais à l’avance où il
l’emmènera.
Lorsque je vois son visage perdre de ses couleurs, je comprends qu’elle
est certainement parvenue à une conclusion erronée.
– Dovie ? je lui souffle tout bas.
– C’est pour ça que tu m’as fait ta demande ? suppose-t-elle. Parce que
tu crois que je suis enceinte ?
Mon cœur se serre brusquement. J’ignore ce qui est le pire : qu’elle
pense que j’en serais capable, que ce soit la première pensée qui lui
vienne… ou bien qu’elle puisse douter de l’amour que je lui porte.
– Quoi ? Pas du tout, je lui assure.
Mais elle continue de me fixer, visiblement blessée.
– Dovie, je reprends en l’attirant contre moi, je veux t’épouser parce
que je t’aime, rien d’autre.
– Avoue que le timing me pousse légitimement à me poser des
questions.
– Tu ne devrais pas. Enceinte ou pas, je veux que tu deviennes ma
femme.
J’écarte une mèche de cheveux qui lui barre le visage et plaide, la
regardant droit dans les yeux :
– Crois-moi, s’il te plaît.
Les émotions qui défilent dans ses prunelles me déstabilisent ; en
particulier dans son iris bleu. Pour une raison que je ne m’explique pas,
c’est toujours celui dans lequel la tempête semble faire rage lorsqu’elle est
contrariée.
– D’accord, lâche-t-elle enfin.
Cette réponse ne me convient pas, cependant. Je refuse de laisser la
moindre parcelle de doute naître en elle. Une idée me vient alors, qui, je
l’espère, saura la convaincre totalement. Je m’empare de mon téléphone
portable et sélectionne un contact. Une fois l’appel lancé, j’appuie sur le
haut-parleur et dépose mon smartphone sur le capot de la voiture.
– Lennon, qu’est-ce que tu fais ? me glisse Dovie.
– Monsieur Westwood, comment allez-vous ? me salue au même
moment une voix masculine à l’autre bout du fil.
– Dovie, je te présente monsieur Saint-James, le banquier qui gère à la
fois les comptes des entreprises Westwood et ceux de notre famille.
Monsieur Saint-James, vous êtes actuellement sur haut-parleur, et Dovie,
ma fiancée, peut vous entendre.
– Votre fiancée ? Félicitations ! Je suis ravi de faire votre connaissance,
mademoiselle, et j’espère que nous aurons l’occasion de nous rencontrer
très bientôt.
– Merci… Pareillement, répond mon petit génie.
Elle paraît complètement dépassée par la situation, ce qui me fait
sourire.
– C’est justement concernant nos fiançailles que je vous appelle, je
déclare. J’aimerais que vous retrouviez la date exacte à laquelle j’ai effectué
l’achat de la bague, s’il vous plaît. Je le lui dirais bien moi-même, mais
votre parole aura certainement plus de poids que la mienne.
– Lennon, non, ne…
– Très bien. Patientez une petite minute, le temps que j’accède à vos
relevés bancaires…
Le bruit de touches que l’on frappe résonne à travers le combiné.
Pendant ce temps, Dovie s’agrippe à mon bras et, gênée, tente de me faire
raccrocher. Je refuse en secouant la tête.
Enfin, le banquier reprend la parole :
– Vous l’avez achetée le 10 août, il y a quatre mois.
Je souris, satisfait.
– Merci, monsieur Saint-James.
– À votre service. Encore toutes mes félicitations.
Je coupe l’appel avant de me tourner vers Dovie et de lui assener :
– J’ai décidé que je voulais t’épouser il y a un moment déjà.
Je cherchais le moment parfait pour te faire ma demande, mais je me suis
rendu compte qu’en faisant ça, je perdais du temps. La vision de ce test de
grossesse a agi comme un électrochoc pour moi ce matin. D’un coup, je
n’ai plus eu envie d’attendre.
Dovie se serre contre moi et encadre doucement mon visage de ses
mains.
– J’avais dit « d’accord », me rappelle-t-elle. Quand tu m’as expliqué
que ce n’était pas l’idée que je sois enceinte qui t’avait décidé, j’ai répondu
« d’accord », ce qui signifiait que je te croyais.
– Je devais m’en assurer.
– Tu dois surtout arrêter de vouloir remuer ciel et terre constamment,
Lennon.
Je m’esclaffe en secouant la tête.
– Pour toi ? Jamais ! Si tu as besoin de moi, je suis là. Si tu as besoin de
preuves, je te les fournis. Si tu as envie de…
– Je t’aime, m’interrompt-elle.
Elle glisse ses mains dans mes cheveux et me dévisage de son regard
perçant avant d’ajouter :
– Je t’aime et je te fais confiance. Si tu avais été Clyde, j’aurais été ta
Bonnie, prête à prendre perpétuité pour que tu puisses vivre libre, mais on
ne se serait jamais fait arrêter parce qu’on est trop intelligents pour ça. Si tu
avais été Roméo, j’aurais été ta Juliette, et je me serais liguée contre toute
ma famille pour pouvoir vivre avec toi, mais on aurait été bien trop futés
pour se suicider par amour. Et si tu avais été Jack, j’aurais été ta Rose, et je
t’aurais fait une place sur cette fichue porte parce que Dieu sait que, même
si tu es immense, on aurait pu tenir à deux. Et même si ça n’avait pas été le
cas, jamais je ne t’aurais laissé couler à pic dans l’océan. Je t’aurais ramené
avec moi et j’aurais trouvé un moyen de conserver ton corps pour te faire
revenir à la vie quelques décennies plus tard, quitte à ce qu’on déménage au
fin fond de l’Antarctique, là où les températures sont si basses que tu
n’aurais pas eu besoin d’être cryogénisé…
– OK, Dovie, j’ai compris. Tu m’aimes et tu feras tout pour me garder.
– Coûte que coûte !
Elle se blottit tendrement contre mon torse, et je l’entoure de mes bras.
– Ce n’est pas moi qui ai fait ce test de grossesse, m’avoue-t-elle après
quelques minutes. Je ne suis pas enceinte.
Mon torse se soulève et s’abaisse lentement lorsque je pousse un long
soupir.
– Soulagé ? devine-t-elle.
– Un jour, je te ferai un enfant, Dovie Bennett. Mais pas tout de suite…
Est-ce que ça te convient si on prend notre temps ?
– Absolument.
Elle se redresse et déclare d’un air mutin :
– Avant ça, j’ai une carrière à construire et une vie de femme mariée à
expérimenter. Sans compter que Voldemort n’est pas encore prêt à devenir
grand frère.
– À qui le dis-tu. Son comportement de chien unique montre à quel
point il a besoin d’être au centre de l’attention.
Nous nous esclaffons. Pendant un long moment, il n’y a que nous, la
nature et la mer. Puis nous remontons en voiture, et elle nous reconduit
jusqu’au manoir.
– Qu’est-ce qui t’amuse ? me demande-t-elle lorsqu’elle me voit
sourire, tout en restant concentrée sur la route.
– Je repense au moment où mes frères et moi avons trouvé le test de
grossesse.
– J’aurais aimé voir vos têtes.
– Surtout celle de Cruz. J’ai bien cru qu’il allait régurgiter son déjeuner.
Et maintenant que je sais que tu n’es pas concernée, j’espère que c’est lui,
le futur père.
– Pourquoi ?
Je ricane avant d’expliquer :
– Parce que mon frère est l’archétype de la confiance en soi. Rien ne
l’ébranle jamais… Mais là, j’ai vu une vraie panique dans ses yeux à l’idée
de devenir papa. Alors j’ai hâte de voir comment il va gérer la situation.
CRUZ & EVE
5
Cruz
– FÉLICITATIONS !
Les exclamations de joie résonnent dans tout le salon. Dovie et Lennon
sont officiellement les premiers fiancés de la famille. Jaxon, Sawyer,
Scarlett – qui est arrivée au manoir il y a tout juste quelques minutes – et
Billie félicitent comme il se doit les amoureux. En ce qui me concerne, je
reste un peu en retrait, observant la scène avec un petit sourire en coin.
Je ménage mon effet.
Après les embrassades, mon frère et Dovie se tournent vers moi tandis
que le reste du groupe s’empresse de préparer des cocktails pour fêter la
bonne nouvelle. Dovie s’approche et me tend ses deux mains. À son
annulaire gauche brille sa bague de fiançailles, à son majeur droit, la
chevalière des Westwood.
– Il était temps ! je m’exclame en souriant.
– Elles me vont bien, tu ne trouves pas ?
– C’est vrai. Bienvenue dans la famille, Einstein.
Je l’attire contre moi et l’enlace, en profitant pour glisser à son oreille :
– Je suis quand même très blessé que tu m’aies préféré Jaxon comme
instructeur de conduite.
– Je ne l’ai pas préféré, se défend-elle. Pourquoi vous pensez tous ça ?
– Parce que je suis ton préféré, admets-le ! s’écrie Jax depuis la cuisine.
Dovie s’éloigne en secouant la tête. Je me tourne alors vers Lennon, et
nous échangeons une longue accolade.
– Félicitations, mon frère, dis-je.
– Merci.
La lueur d’émotion qui traverse ses iris identiques aux miens me rend
d’autant plus heureux pour lui. Lennon a sur les épaules une tonne de
responsabilités que je ne lui envie pas le moins du monde. Dovie est son
refuge, son oxygène. Il mérite ce bonheur auprès d’elle.
– Est-ce que tu serais intéressé par un poste de témoin ? me demande-t-
il.
– Si c’est moi le témoin principal, bien sûr. Hors de question de partager
les spotlights avec Sawyer.
Lennon ricane et secoue la tête avant d’abattre sa grande main sur mon
épaule.
– Vous serez sur un pied d’égalité tous les deux, mais j’ai quand même
hâte de vous voir vous battre pour moi.
Je grogne avant de faire mine de pivoter pour rejoindre le reste du
groupe, mais Lennon m’arrête :
– Cruz, attends.
Un grand sourire aux lèvres, il m’annonce à voix basse :
– Ce n’est pas Dovie.
Pendant une poignée de secondes, je ne vois pas de quoi il parle. Puis,
soudain, tout s’éclaire dans mon esprit.
– Je crois que ce sera bientôt à ton tour de recevoir des félicitations,
ajoute Lenny avant de s’éloigner en direction de la cuisine.
Mon corps refuse de m’obéir pour lui emboîter le pas. Mon estomac se
serre, et je sens mon cœur accélérer. Avec Dovie hors de l’équation, le
risque que je sois le futur père désigné par ce test de grossesse devient plus
réel que jamais.
Eve pourrait être enceinte.
Mon esprit tente d’accepter l’idée, échoue cependant. Eve et moi
n’avons encore jamais évoqué l’éventualité de devenir parents. Notre
histoire ne cesse de se consolider au fil des mois, et égoïstement, j’ai envie
que ce ne soit qu’elle et moi pour encore un moment. D’autant que, à titre
personnel, la perspective me terrifie. Avoir eu Oscar comme père a été une
véritable bénédiction, mais il a mis la barre tellement haut que l’égaler me
semble impossible.
– Eve !
Je sors de mes pensées à cette exclamation de Billie et redresse la tête.
Vêtue d’une combinaison cintrée immaculée, ma petite amie vient de
pénétrer dans la pièce de vie du manoir.
Je ne crois pas que quelqu’un d’autre sur cette planète puisse se vanter
d’avoir plus de classe qu’elle. Je suis persuadé que le mot « chic » a été
inventé rien que pour elle. Et lorsqu’elle sourit, mon cœur rate un
battement.
– Tu tombes à pic, lui lance Scarlett depuis la cuisine. Lennon et Dovie
viennent de nous annoncer quelque chose.
Le petit génie devance mon frère et s’écrie, surexcitée :
– On va se marier !
La bouche d’Eve forme un O parfait de surprise.
– Mon Dieu, c’est fabuleux !
Elle ouvre ses bras et se dirige vers le couple pour les enlacer tout en les
félicitant. La voir si proche de Lennon et de Dovie me comble de joie,
surtout quand on sait qu’Eve a été difficilement acceptée par ma famille au
départ. Je peux le comprendre : le jour de notre première rencontre, elle m’a
laissé pour mort dans une ruelle, après que le dealer avec lequel elle
essayait de passer un marché m’a eu poignardé pour avoir tenté de
m’interposer. Autant dire qu’à l’origine mes frères l’ont accueillie avec
beaucoup de froideur. Mais Eve a réussi à les charmer. Elle leur a montré
qui elle est vraiment : une femme forte, généreuse, douce et aimante.
Désormais, elle fait partie intégrante du clan Westwood. Tout comme moi,
ma famille a été incapable de lui résister.
Elle se dirige enfin dans ma direction après de dernières embrassades
aux futurs mariés. Je me rends compte que je n’ai toujours pas esquissé le
moindre mouvement depuis la bombe que Lennon a lâchée. Que je ne me
suis même pas approché pour saluer ma petite amie comme il se doit.
– Salut, murmure-t-elle.
– Salut.
Le fait que j’aie juste à me pencher pour capturer ses lèvres est si
agréable… Quand Scarlett, Billie et Dovie sont souvent obligées de se
hisser sur la pointe des pieds pour atteindre mes frères, Eve, avec sa stature
de mannequin, n’a pas besoin de faire cet effort. Surtout lorsqu’elle est,
comme aujourd’hui, juchée sur des talons avoisinant les douze centimètres.
Nos lèvres se frôlent, et je sens son souffle légèrement tremblant au
moment où elle m’embrasse.
– Comment c’était, cette journée ? je m’enquiers en dégageant quelques
mèches blondes de son visage.
– Bien, répond-elle.
Mais elle ne s’attarde pas sur le sujet. Au contraire, elle s’empresse de
quitter mes bras pour retourner dans la cuisine.
– Un cocktail, Eve ? lui propose Jaxon. Scarlett est en train de nous
préparer les nouveautés qui seront prochainement à la carte de son bar.
– Non, merci. Je n’ai qu’une envie, retirer ces chaussures et prendre une
douche. À tout à l’heure.
Sur ce, elle grimpe rapidement les marches de l’escalier et disparaît à
l’étage.
Je n’aime pas ça… Quelque chose la préoccupe, c’est évident.
– Cruz ?
Je tourne la tête, et c’est seulement à ce moment que je remarque Tony,
l’un des gardes du corps chargé de la protection d’Eve lorsque je suis
occupé.
– Bonsoir tout le monde, fait-il. Désolé d’interrompre votre réunion de
famille, mais j’ai besoin de vous voler Cruz quelques minutes.
– Surtout, si tu te sens de l’assumer, garde-le ! s’écrie Sawyer.
Je ne relève pas et emboîte le pas à Tony. Une fois dans l’entrée, je lui
demande :
– Comment s’est passé votre aller-retour à New York ? Pas de problème
à signaler ?
– Non, aucun, me rassure-t-il. Eve a enchaîné les rendez-vous, puis on
est rentrés. Si je voulais te voir, c’était pour te demander si, vu les
circonstances, tu étais d’accord pour que je me retire de la mission.
J’aimerais voir avec Lennon pour poser quelques congés.
Je fronce les sourcils.
– Quelles circonstances ? De quoi tu parles, Tony ?
– Du fait qu’Eve souhaite suspendre ses activités pour un temps, me
répond-il, étonné par ma réaction. Elle m’a dit qu’elle allait mettre le travail
de côté jusqu’à nouvel ordre, et fortement ralentir le rythme de ses
engagements… Tu n’étais pas au courant ?
Malgré ma confusion, je tente de rester impassible.
– Si, bien sûr. Cela dit, avant que tu ne te retires de la mission, je dois
discuter de quelques points avec elle. Mais ça ne devrait pas poser de
problème.
– Merci. Tu sais, je comprends qu’elle puisse ressentir le besoin de
lever le pied. Cette pauvre petite a une vie à cent à l’heure. Elle a été
malade pendant tout le trajet en jet. Quand ton travail commence à t’affecter
physiquement, il est temps de faire une pause.
Sur ces bonnes paroles, Tony me donne une tape amicale sur l’épaule et
quitte le manoir. Abasourdi, je tente d’assembler les pièces du puzzle. Plus
je récolte d’informations, plus l’hypothèse d’une grossesse se renforce.
Eve qui refuse un cocktail alcoolisé tout à l’heure, Eve qui décide de
prendre une pause professionnelle, Eve qui a été malade pendant son retour
à Cape Cod…
J’ai besoin de savoir ce qu’il se passe réellement. Sans attendre, je fonce
vers l’escalier et rejoins l’étage. Dès que je pénètre dans notre chambre,
j’entends le bruit de l’eau qui coule, provenant de ma salle de bains
personnelle. Aussitôt, malgré mon besoin pressant d’obtenir des réponses,
je suis bien trop tenté par la perspective d’un moment à deux pour pouvoir
y résister. Je me déleste de mes vêtements, puis je pénètre dans la pièce
attenante pleine de vapeur. La silhouette d’Eve se dessine à travers la
brume, et je laisse mon corps me guider jusqu’à elle. Je ne sais pas si elle
ressent ma présence ou si c’est le courant d’air provoqué par l’ouverture de
la porte qui l’a prévenue, toujours est-il qu’elle tourne la tête dans ma
direction au moment où je glisse mes bras autour de sa taille. J’enfouis mon
visage contre son cou et laisse l’eau chaude ruisseler sur nos corps enlacés,
sans prononcer un mot pendant un moment.
– Tu m’as manqué, je murmure enfin.
– Toi aussi.
Elle se retourne dans mes bras et blottit son visage au creux de mon
torse. Elle embrasse, comme toujours, la petite cicatrice que notre première
rencontre a laissée sur ma peau. Je sais qu’une part d’elle éprouvera
toujours des remords pour ce qui s’est produit ce jour-là, malgré le très
grand nombre de fois où je lui ai répété de laisser au passé ce qui lui
appartient.
– J’ai besoin que tu sois fort, chuchote-t-elle. J’ai besoin que tu sois
solide.
– Je le suis, Eve. Tu peux te reposer sur moi pour n’importe quoi, je suis
là.
Je pose un doigt sous son menton pour que nos regards se croisent,
avant d’ajouter :
– Tu en doutes ?
Elle secoue la tête.
– Jamais. Je ne faisais qu’énoncer ce que j’attendais de toi, là, tout de
suite. Tu es ce que j’ai de plus précieux, de plus stable dans ma vie, Cruz.
Tu es comme un bouclier qui me protège de ce qui me fait peur, de tout ce
qui pourrait me blesser. Je…
Elle soupire, secoue la tête et sourit tristement.
– Je ne sais même pas pourquoi je te dis tout ça. Excuse-moi, ça a été
une longue journée.
– C’est ce que j’ai cru comprendre. Tony m’a parlé de la décision que tu
as prise.
Eve baisse la tête en murmurant :
– On peut en parler dans quelques minutes ? J’aimerais profiter de ce
moment avec toi.
– Bien sûr.
Mes mains épousent tendrement l’ovale de son visage. Je me penche
vers elle, frôle doucement son nez du bout du mien, puis je plonge enfin sur
ses lèvres.
C’est comme ça que j’aurais dû l’accueillir.
Ses mains se posent sur mes hanches, s’agrippent à moi tout autant que
je m’agrippe à elle, et notre baiser s’éternise. Nos bouches se caressent, se
font l’amour comme si elles ne voulaient jamais plus être séparées…
Cependant, je finis par m’écarter malgré tout. J’incite alors Eve à faire face
à la colonne de douche et verse du shampooing dans la paume de ma main.
L’idée de départ était de lui laver moi-même les cheveux, mais le
moment se transforme en massage crânien. Les épaules de ma petite amie
se décontractent, et elle pousse un gémissement de satisfaction.
– Tu es vraiment doué… soupire-t-elle.
– Si c’est seulement maintenant que tu le réalises, alors ça signifie que
je n’ai pas bien fait mon devoir ces deux dernières années.
Je la fais pivoter face à moi tandis que je rince la mousse.
– Ne me dis pas que tu as besoin que je flatte ton ego ? me taquine-t-
elle, mutine.
– Non. En revanche, j’aurai toujours besoin de savoir que tu aimes ce
que je fais. Que tu m’aimes tout court, en fait.
Les cheveux débarrassés du shampooing, Eve se lave le corps si vite
que je suis un instant hypnotisé par le mouvement de ses mains. Ensuite,
elle coupe l’eau, pose les mains sur mon torse et chuchote :
– J’aime ce que tu dis, ce que tu fais, ce que tu me fais. J’aime
évidemment ton corps de dieu grec et ce sourire de mec à l’ego plus que
satisfait qui vient d’apparaître à l’instant. Bien sûr que je t’aime, Cruz.
Je la drape d’une serviette et m’empare d’une seconde pour lui sécher
les cheveux en lui renvoyant :
– C’est pas beau, ça, un couple comme le nôtre ? Qui s’aime comme on
s’aime, qui se fait confiance… Qui se dit tout !
Eve me prend la serviette des mains, enroule ses cheveux dedans et
soupire en quittant la douche. Évidemment, je lui emboîte le pas pour la
suivre dans la chambre.
– Eve, pourquoi est-ce que tu veux faire une pause dans ta carrière ?
– Parce que j’en ai envie.
– Ça t’est venu comme ça ? D’accord, quand Jo est allée jouer les
agents pour ta sœur et l’autre connard, tu avais déjà décidé de lever le pied.
Mais là, d’après ce que je comprends, tu parles d’une vraie pause. On dirait
presque que tu veux prendre ta retraite.
Elle attrape des vêtements et se tourne vers moi.
– C’est parce que… commence-t-elle.
Elle se fige, puis me lance :
– Cruz, s’il te plaît, habille-toi.
– Pourquoi ?
– Parce que je n’ai pas envie de parler de choses sérieuses avec toi alors
que tu es complètement nu.
– Mais je croyais que tu aimais mon corps de dieu grec, j’avance avec
un haussement de sourcils aguicheur.
Voyant qu’elle n’esquisse pas un sourire, je me résigne.
– Bon, très bien.
J’enfile un caleçon et me poste devant elle en croisant les bras.
– Je ne vais pas prendre ma retraite, annonce-t-elle en passant un
legging de sport ainsi qu’une brassière. Je veux juste mettre ma carrière de
côté pendant quelques mois… Un an, peut-être.
Neuf mois de grossesse, trois de post-partum… Ça se tient.
Mon estomac se serre.
La question me brûle les lèvres, mais je suis terrifié à l’idée de la lui
poser, alors j’essaye de la pousser à tout m’avouer d’elle-même :
– Eve, je ne me souviens pas d’un moment où tu aurais évoqué une
décision comme celle-là avec moi. Qu’on soit bien clairs : tu n’as pas
besoin de mon aval pour décider de l’orientation à donner à ta vie
professionnelle. Si tu fais ce choix parce qu’il te rend heureuse, alors je le
suis aussi. Mais tu ne peux pas me reprocher de trouver étrange que tu te
retrouves décidée à tout bazarder en moins de vingt-quatre heures.
Je prends ses mains dans les miennes en ajoutant :
– Tu as dit que j’étais ton roc. Tu peux te reposer sur moi et tout me
raconter.
Eve ferme les yeux, mais au moment où elle s’apprête à parler, son
portable sonne. Elle s’en empare en pestant, jette un bref regard à l’écran
puis lance le smartphone sur le lit sans décrocher.
– Qui est-ce ? je demande.
– Personne d’important.
Déçu qu’elle ne veuille pas s’ouvrir à moi, je m’écarte d’elle et me
dirige vers le dressing pour m’habiller.
– Cruz…
– C’est bon, Eve, je réplique, blessé. Je ne vais pas te forcer à te confier
à moi si tu n’en as pas envie.
La sonnerie du téléphone retentit de nouveau au moment où je
m’apprête à ouvrir la porte de la pièce attenante.
– C’est Andy, lâche Eve dans un soupir.
Mon poing se serre autour de la poignée.
– Andy ? je répète.
Je me retourne. Assise sur le lit, Eve arbore un air défait.
– Étant donné que nous sommes nombreux sur cette planète, je vais
laisser une place au doute et espérer que tu ne parles pas de l’Andy qui t’a
trompée avec ta propre sœur et qui est ensuite allé jouer les victimes dans
les médias. Celui à qui je rêve, encore aujourd’hui, d’éclater les rotules.
Dis-moi que ce n’est pas lui !
– Je ne connais qu’un seul Andy, Cruz, et tu sais bien que je parle de
lui.
Ma tension grimpe en flèche.
– Pourquoi est-ce qu’il t’appelle ? Est-ce que c’est pour le voir que tu
t’es rendue à New York ce matin ? Est-ce qu’il a quelque chose à voir avec
ta pause soudaine ?
Je jure que si elle répond « oui » à ces trois questions, je commets un
homicide.
– Oui, souffle-t-elle.
C’est décidé, je vais me le faire.
– Il va publier un livre et, dedans, il parle de notre intimité.
OK, j’ai juste besoin de passer à l’institut pour prendre quelques armes
supplémentaires.
– J’avais rendez-vous avec mes avocats et les siens aujourd’hui pour
essayer de faire annuler la sortie de ses mémoires, mais c’est impossible…
Il a pris soin de modifier mon prénom, mais aussi de ne pas dévoiler de
choses précises permettant de m’identifier. Sauf que tout le monde saura
qu’il parle de moi, étant donné le degré de médiatisation qui a entouré notre
rupture.
Barre de fer, matraque télescopique… Même une batte de base-ball,
pourquoi pas. Tant que ça peut briser du fémur, ça me va.
– Cruz ?
– Je t’écoute, dis-je en m’accroupissant devant Eve.
J’ai beau bouillir de rage, la détresse qu’elle ressent m’aide à me
focaliser sur elle et sur rien d’autre… pour l’instant.
– Quand as-tu appris ça ? je m’enquiers.
– Hier après-midi. Andy m’a appelée pour me parler de son projet et me
dire que le livre sortira dans quelques mois.
– Donc l’athlète raté se transforme en écrivain ?
– Sa télé-réalité avec Madeline n’a pas marché. Je suppose qu’il cherche
désespérément à rester dans la lumière.
– En utilisant ta notoriété, je gronde. C’est ce qu’il fait depuis le jour où
vous vous êtes rencontrés, Eve. Ce qu’ils font tous les deux. Personne ne se
souviendrait d’eux si tu n’avais pas partagé leur vie. Sans toi, ils ne sont
rien et ils le savent.
– En attendant, c’est ma vie intime qui va se retrouver étalée sur la
place publique. Andy parle de tout, et à son avantage, évidemment. Les
disputes, les sujets de désaccord, il décrit même nos…
Elle secoue la tête et se passe une main sur le visage.
Imaginer que cette ordure ait pu avoir le privilège de toucher Eve est
déjà bien assez dérangeant, mais qu’il ait en plus l’audace de l’exposer de la
sorte ? C’est révoltant.
– Promets-moi que tu ne liras pas ce torchon, me supplie-t-elle en
agrippant mes bras.
– Pourquoi est-ce que je ferais une chose pareille ? Je ne veux pas
savoir ce qui s’est passé quand vous étiez ensemble, et en plus, je m’en
fiche. Il peut bien raconter ce qu’il veut, je suis hermétique à tout ce qui
peut venir de lui.
Je dépose un baiser sur son front, puis j’ajoute :
– De manière générale, je suis hermétique aux connards. Alors, tu vois,
il ne m’atteindra jamais.
Eve s’esclaffe tristement. Je caresse tendrement son dos pour la
réconforter pendant un moment. Finalement, brisant le silence, elle me
souffle :
– Je n’ai pas envie de vivre ça de l’intérieur. Une fois que ce torchon
sera sorti, je sais qu’à chaque interview, chaque fois que je serai confrontée
aux paparazzis, on me posera une question concernant un passage du livre.
Un des pires, forcément. Et je refuse de subir ça. J’ai déjà assez donné.
– Je comprends. Viens par là.
Je l’attire contre moi pour la serrer fort.
Je suis perdu, désormais. L’histoire avec Andy explique sa décision,
mais je ne sais toujours pas si elle est enceinte ou non… Et comme elle est
bouleversée, je n’ai pas envie d’en rajouter une couche. Pas ce soir, en tout
cas.
– Est-ce que tu veux qu’on dîne seulement tous les deux ? je lui
propose.
– Non, je crois que, justement, un repas de famille me permettra de me
vider l’esprit.
– Très bien. Je descends. Rejoins-nous quand tu seras prête.
Je l’embrasse une dernière fois, puis je quitte la chambre. Lorsque je
suis suffisamment loin pour être certain qu’Eve ne pourra pas m’entendre,
je compose un numéro de téléphone, dont le propriétaire me répond
immédiatement.
– Dimitri ? Tu saurais pirater une webcam ? Parfait… J’ai besoin que tu
me rendes un service.
6
Eve
Eve(sansAdam)
Ça vous dit une virée à New York prochainement ?
– Je ne sais pas si Lennon pourra répondre tout de suite. Il m’a dit qu’il
avait du travail, alors…
Dovie est coupée dans son élan par l’arrivée d’un message.
Lennon(Johnqui ?)
Pourquoi donc ?
DovieBennett(astrophysicienneauGISSdeNewYork)
On veut faire du shopping.
Jaxon(lenumber5)
Il y a des boutiques à Cape Cod pour ça.
Scarlett(maispasJohansson)
C’est un shopping spécial…
Billie(thebestkid)
On va dénicher la robe de mariée parfaite pour Dovie.
DovieBennett(astrophysicienneauGISSdeNewYork)
a modifié son nom pour DovieBennett (professeureauMITetfiancée).
Jaxon(lenumber5)
Tu n’as toujours pas compris le concept du pseudo, Dovie…
Sawyer(maispasTomnonplus)
Tu rentres bientôt, Letty ?
Cruz(maispasTom)
Suis au tel. Peux pas lire vos conneries.
Eve(sansAdam)
NOS conneries ?
Cruz(maispasTom)
Sawyer = conneries.
Sawyer(maispasTomnonplus)
La ferme ! Scarlett ? Tu sais quand tu vas rentrer ?
Scarlett(maispasJohansson)
Il nous reste encore du cappuccino et des potins à passer en revue, donc dans une heure, je
dirais.
DovieBennett(professeureauMITetfiancée)
Bon, Eve vous a proposé de venir parce qu’elle est polie, mais si vous ronchonnez, on se fera
un week-end entre filles.
Eve(sansAdam)
On emmènera Voldi avec nous.
Scarlett(maispasJohansson)
On retournera peut-être au Lola’s Place.
Billie(thebestkid)
On profitera des illuminations de la ville et des décorations de Noël sans vous… Finalement,
c’est une bonne idée, cette petite escapade sans testostérone, en célibataires.
Sawyer(maispasTomnonplus)
Ne me laissez pas en « vu » ! Répondez-moi !
Sawyer(maispasTomnonplus)
Vous êtes en train d’en discuter de vive voix tous ensemble, c’est ça ?
Cruz(maispasTom)
T’avais qu’à pas déménager, ducon !
– Bon, je dois finir mon coup de fil, lâche Cruz. Moi, j’en suis !
Sur ce, il regagne l’intérieur du manoir. Nous nous tournons toutes les
quatre vers Jaxon et Lennon, qui finissent par se laisser convaincre.
– Je me charge de Sawyer, ne vous inquiétez pas, annonce Scarlett.
– Parfait ! New York, nous voilà ! exulte Billie.
Lennon se penche à l’oreille de Dovie, lui murmure quelque chose, et
elle acquiesce en rougissant légèrement avant que son fiancé ne quitte la
terrasse. Ne reste plus que Jax, qui fixe Billie droit dans les yeux, en
silence. L’attirance qu’ils ressentent l’un pour l’autre est si forte qu’elle
paraît crépiter dans l’air. Ma belle-sœur a perdu son air mutin, ses joues
prennent une teinte rosée et elle semble soudain fébrile. Puis, sans rien dire,
elle accepte la main que lui tend Jaxon, et ils retournent au manoir
ensemble.
Une fois seules toutes les trois, Dovie, Scarlett et moi continuons à
imaginer le week-end féerique qui aura bientôt lieu. Une vingtaine de
minutes supplémentaires se passent ainsi, avant que notre petit génie
n’annonce :
– Bon, je vais retrouver mon futur mari.
Elle glousse en prononçant ces quelques mots, ce qui nous fait sourire.
Voldemort profite de ce qu’elle déserte le transat pour se rouler en boule sur
le plaid et reprendre sa nuit.
Avant de rentrer dans le salon, Dovie se retourne cependant et nous
lance :
– Au fait, ils ont trouvé le test de grossesse.
Elle nous dévisage tour à tour en plissant les lèvres, puis ajoute :
– J’ai dit à Lennon que ce n’était pas le mien.
Sur ce, elle nous envoie un baiser et quitte la terrasse. Pendant un
instant, Scarlett et moi gardons le silence. Elle finit par me prendre la main
et la serrer très fort. Nous nous regardons, et elle murmure :
– Ça va aller.
Elle dépose ensuite un baiser sur ma joue, se lève puis quitte la terrasse
à son tour. Je me retrouve seule. Enfin, presque… Les ronflements de Voldi
m’accompagnent, et je commence à le caresser distraitement tout en
réfléchissant à ce que Dovie vient de nous annoncer.
Ils savent. Tous.
Cruz aussi.
Pourquoi ne m’a-t-il pas parlé de ce test ? Est-ce qu’il attend que
j’aborde moi-même le sujet ? Est-ce qu’il a peur de m’interroger ?
Je sors de mes pensées lorsque le froid commence à me geler le bout
des doigts. J’emmitoufle alors Voldemort dans son plaid, le transporte à
l’intérieur et le dépose sur le canapé avant de rejoindre ma chambre. Tout
en montant l’escalier, je sors mon téléphone, et malgré l’heure tardive,
j’appelle mon agent.
– Stuart, désolée de te déranger si tard, mais j’ai un service à te
demander. J’aimerais que tu me mettes en contact avec une organisatrice
d’événementiel du nom de Zoe Reynolds, s’il te plaît. C’est urgent !
7
Eve
Cruz
– À Dovie !
– À moi !
Nous levons tous bien haut nos boissons. Dovie prend une grande
gorgée de Margarita avant de reposer son verre sur la tablette devant elle,
tout sourire.
– Vous trinquez au jus de fruits ? je demande à Eve et Billie, déçu de
n’obtenir aucune information sur l’identité de la femme enceinte parmi elles
de cette manière.
– Boire de l’alcool en avion est une très mauvaise idée, me lance ma
sœur. Tu ne sais pas ça ?
– Ça déshydrate, l’appuie Eve, blottie contre moi.
– Et pourquoi Dovie s’autorise cet écart, alors ?
– Parce que je suis la reine de la fête aujourd’hui, répond le petit génie.
J’ai eu mon permis de conduire.
– Ça fait bientôt une semaine, et tu trouves tous les jours une bonne
raison de célébrer ça, ricane Lennon.
– Je le mérite, je suis libre comme l’air désormais. Je ne dépendrai plus
jamais de personne pour me déplacer. Même si nos balades quotidiennes me
manqueront, Jax.
Elle tend à l’intéressé son verre, contre lequel il vient cogner le sien.
Dans le couloir du jet privé, Voldemort se lance dans une séance de
toilettage intense. Ce chien n’a vraiment aucune pudeur.
– Bon, on récapitule le programme ? propose Scarlett.
– En arrivant, on va faire un peu de shopping, commence Dovie.
– Pendant que je m’assure que la petite surprise que je vous réserve est
prête, ajoute Eve.
– Et ensuite… fiesta westwoodienne pour tout le monde ! déclare Billie,
tout excitée. Oh, mais je me demandais, Dovie et Lennon… est-ce que
Voldemort sera chien d’honneur à votre mariage ?
Sa question nous fait éclater de rire, mes frères et moi, mais semble
émouvoir les filles.
– Je n’y avais pas pensé, admet ma belle-sœur, une lueur d’intérêt
naissant dans son œil vert.
Elle agrippe soudain le bras de Lenny et poursuit :
– C’est une merveilleuse idée. Il pourrait se tenir près de nous pendant
la cérémonie, et on pourrait même lui faire apporter les alliances…
– Et il finira soit par se nettoyer le matos devant l’assemblée, soit par
foncer tête baissée dans la pièce montée, j’avance.
Dovie plisse les yeux. Elle sait que ma relation avec Voldemort connaît
ses hauts et ses bas. La plupart du temps, nous nous apprécions. Mais je
crois qu’au fond ce bouledogue est lunatique. Le matin, il est du genre à
m’accueillir en remuant la queue lorsque je descends l’escalier, et le soir, il
a tendance à se planquer dans des endroits impossibles et à surgir en
aboyant dès qu’il m’aperçoit, manquant chaque fois de me provoquer un
infarctus. Parfois, même, je ne vois que ses deux yeux luisant dans la nuit.
À ce moment-là, je sais que le Belzébuth en lui est prêt à sortir à tout
moment.
En fait, je crois que ce chien et moi entretenons une relation
passionnellement toxique.
– Hé, attends une seconde, intervient Lennon. Tu sais que j’aime Voldi,
mais on ne va pas lui imposer d’assister à un mariage ? Ce sera bien trop
long pour lui, tu sais comme moi que sa patience est limitée.
– Mais ça n’aura rien d’une contrainte. Comme nous serons à
l’extérieur, il sera libre de vagabonder. Et puis imagine-le un peu, avec un
petit coussin avec nos alliances dans sa gueule… Il faudra juste faire
attention à ce que ses pattes soient bien propres pour qu’il ne salisse pas le
tapis blanc qui mènera à l’autel, et aussi à ce qu’il ne se livre pas à sa
passion pour l’exhibitionnisme. À part ça, je suis sûr qu’il saura très bien se
tenir.
– Je vois que tu as déjà une idée bien précise de ce que tu veux,
commente Jaxon.
– J’y ai réfléchi une minute ou deux, oui, avoue Dovie en faisant mine
de s’intéresser à un fil qui dépasse de son pull.
Un peu plus qu’une minute ou deux, à mon avis. Mais vu le regard que
Lenny pose sur elle, peu importe ce qu’elle désire, il le lui offrira.
Le vibreur de mon portable s’anime dans la poche de mon pantalon, et
je me redresse d’un seul mouvement. Ce coup de fil, je l’attends avec
impatience, alors je m’excuse auprès des autres et me dirige tranquillement
vers la chambre située au fond du jet. Les sonneries s’épuisent avant que
j’aie pu décrocher, mais je rappelle dès que j’ai refermé la porte derrière
moi, pour plus d’intimité.
– Dimitri, qu’est-ce que tu as pour moi ? je lance sans préambule.
Officiellement, mon collègue est préposé à la gestion administrative des
entreprises Westwood. Officieusement, il peut hacker presque n’importe
quoi et met son talent au service de nos clients qui sont le plus en danger.
Parfois, nous avons besoin de renseignements impossibles à obtenir en
passant par des voies légales, et dans ces cas-là, Dimitri est notre homme.
– J’ai pu me connecter à la webcam de l’ordinateur d’Andy, m’informe-
t-il. Je surveille ses allées et venues, tous ses faits et gestes. Pour l’instant, il
n’y a rien d’exploitable, mais je suis sûr qu’il nous offrira bientôt quelque
chose de croustillant dont nous pourrons nous servir pour le faire chanter.
– Est-ce que tu l’as entendu évoquer Eve lors de ses conversations ?
Le silence de Dimitri n’est pas très long, mais venant de lui, il l’est
assez pour me préoccuper.
– Une fois ou deux, finit-il par admettre.
– Et ? Qu’est-ce qu’il a dit ?
– Franchement, je ne crois pas que ce soit une bonne idée que je te le
répète.
Je me pince l’arête du nez. Peut-être que je me fais du mal pour rien,
mais c’est plus fort que moi, il faut que je sache.
– Dimitri ! j’insiste d’une voix rauque.
Notre hacker soupire, puis il me raconte :
– Il a eu une conversation avec son éditeur hier après-midi. Il cherchait
un moyen d’en dévoiler encore plus, d’aiguiller les gens sur la piste d’Eve
tout en restant à l’abri de possibles poursuites.
– En dévoiler plus ? je m’écrie.
Comment est-ce que ça pourrait être possible alors qu’il s’apprête déjà à
traiter de leur vie intime ? Quel enfoiré… J’ai hâte de me retrouver face à
lui et de lui faire regretter son comportement.
– Dim, il faut vraiment que tu me trouves du lourd sur Andy. Il doit
payer pour ce qu’il est en train de manigancer, s’il te plaît…
La porte claque brusquement. Je me retourne et trouve Eve sur le seuil
de la chambre, les bras croisés, en train de me dévisager d’un regard
perçant.
– Je te rappelle, dis-je à mon collègue avant de raccrocher.
Je sens de la colère émaner de ma petite amie, et pour être honnête, je
ne comprends pas pourquoi elle m’est destinée.
– Ma chérie…
– Dis-moi que j’ai mal entendu.
– Il n’a pas le droit de se servir de toi de cette manière.
– Bon sang, j’en étais sûre, soupire-t-elle en se passant une main dans
les cheveux. J’espérais que tu ne te mêlerais pas de cette histoire, mais tu
n’as pas pu t’en empêcher, comme avec Derek.
– Je ne m’excuserai pas d’être allé mettre une raclée à ce dealer minable
qui te faisait chanter. Ni pour ce que je m’apprête à faire à Andy. Il veut
t’humilier ? Il va devoir faire face à son karma.
– Non !
Je hausse les sourcils. Je sais qu’Eve ne ressent plus rien pour son ex,
surtout avec tout ce qu’il lui a fait endurer depuis leur rupture. Mais qu’elle
le défende attise mon instinct de possessivité.
– Pourquoi est-ce que tu tiens à protéger cette ordure ? dis-je en croisant
les bras sur mon torse.
Eve me connaît si bien qu’elle comprend immédiatement mon
changement d’humeur.
– Oh, descends de tes grands chevaux jaloux, Westwood ! Tu ne
comprends pas que c’est toi que je veux protéger ?
J’ouvre immédiatement mes bras lorsqu’elle s’avance dans ma
direction. Son corps se blottit contre le mien, et je la serre en enfouissant
mon visage dans ses cheveux.
– Si tu continues à vouloir me rendre justice de cette manière, j’ai peur
qu’un jour tu ne fasses quelque chose qui te plonge toi-même dans les
ennuis, plaide-t-elle. Si quelqu’un t’avait vu t’en prendre à Derek, tu aurais
risqué gros.
– Mais ce n’est pas arrivé. Et je te rappelle encore une fois que ce petit
dealer merdique te faisait chanter, alors il méritait de se faire remettre à sa
place.
– Peu importe. Si tu cherches une façon illégale d’atteindre Andy, il
trouvera un moyen de te rendre la pareille. Je le connais, Cruz. Il est vicieux
et il peut causer de gros problèmes s’il le souhaite.
– Il ne sait pas de quoi je suis capable, et c’est justement pour ça que je
veux le lui montrer.
Eve se recule pour me regarder droit dans les yeux.
– Je te le demande : s’il te plaît, n’essaie pas de te venger. Il n’en vaut
pas la peine. Il cherche à attirer l’attention et il serait trop heureux d’avoir la
tienne. Cela lui prouverait qu’il a réussi à t’atteindre.
Elle appuie son front contre le mien et murmure :
– Promets-moi que tu ne feras rien.
Je prends le temps de réfléchir. Pour moi, les promesses, c’est du
sérieux. Et lorsque j’en formule une, je fais tout pour la tenir.
– D’accord, dis-je finalement. Je vais prévenir Dimitri qu’on arrête tout.
– Merci.
Je dépose tendrement mes lèvres sur celles d’Eve avant de reprendre :
– Il faut que tu comprennes que jamais tu ne m’empêcheras de défendre
ceux que j’aime. Toi, mes frères, ma famille… Notre famille.
Je pose une main sur son ventre. Cette fois, il n’est plus temps d’avoir
peur. Je dois savoir. Eve me sourit tendrement.
– Il y a quelque chose dont tu veux me parler ? s’enquiert-elle.
– C’est plutôt à moi de poser cette question. Je ne sais pas si Dovie a
évoqué le sujet, mais avec mes frères, on a trouvé…
– Un test de grossesse positif, termine-t-elle à ma place.
La tension monte. Nos regards s’accrochent.
– Est-ce que tu as peur ? me demande-t-elle.
– À ton avis ?
– Tu as envie de prendre la fuite ?
Elle le dit de manière désinvolte, mais je vois qu’au fond d’elle cela
l’inquiète vraiment. Je ne me pardonnerai jamais d’avoir pris mes jambes à
mon cou il y a deux ans, lorsqu’elle m’a avoué être amoureuse de moi.
Ce jour-là, j’ai ouvert une blessure en elle qui se ravivera, j’en ai peur,
chaque fois que nous nous apprêterons à entamer une étape importante de
notre vie.
– Je ne vais nulle part, Eve, j’affirme. Je resterai avec toi pour toujours
et j’affronterai tout à tes côtés.
Elle ferme les yeux en inspirant profondément puis déclare :
– Ce n’est pas moi. Je ne suis pas enceinte.
J’aurais aimé me retenir mais je ne peux m’empêcher de soupirer de
soulagement, ce qui la fait sourire.
– Tu m’as torturé ! je l’accuse en la serrant pourtant contre moi.
– J’avais besoin de savoir comment tu réagirais si le test avait été à moi.
Maintenant, je sais…
Je laisse passer quelques secondes avant d’avouer :
– Je ne sais pas si j’ai envie de devenir père. Ça m’angoisse.
– Pareil. J’ai eu un modèle de mère tellement merdique que j’aurais
peur de ne pas être à la hauteur pour un enfant.
– Et moi, j’ai eu des parents tellement exceptionnels que j’ai la même
crainte.
Nous nous esclaffons en nous enlaçant encore plus étroitement.
– Rien ne presse, je murmure. On a du temps pour y réfléchir. Profitons
d’abord l’un de l’autre, vivons ce que nous avons à vivre, juste toi et moi.
Et si un jour nous nous sentons prêts, je serai heureux de me consacrer à la
fabrication d’un petit bébé.
– Avec plaisir.
– Oh oui, un très grand plaisir, même.
Je hausse les sourcils. Eve m’embrasse en riant, et nous profitons de
quelques minutes supplémentaires en tête à tête avant que la voix de
Sawyer ne nous parvienne depuis le couloir.
– On va bientôt atterrir. Arrêtez ce que vous faites et revenez à vos
places.
Main dans la main, nous quittons la chambre. Eve retourne à son siège,
mais alors que je m’apprête à regagner le mien, Sawyer me barre la route.
– Écoute, je commence, je sais que je suis irrésistible, mais je te
rappelle qu’on est de la même famille, mon grand. Alors il est hors de
question que je m’enferme dans cette chambre avec toi.
– La ferme ! Dis-moi.
Le sourire en coin de Sawyer m’aiguille sur ce qu’il semble attendre de
moi. Je prends un air concerné, puis je soupire.
– Eh bien, ça n’a pas été facile à entendre, mais Eve m’a enfin avoué…
Les yeux de mon frère pétillent d’impatience.
– … que ce n’est pas moi le futur père. Désolé de te décevoir !
– Et merde. J’aurais aimé te voir te noyer sous les couches.
– Un jour, peut-être… Ou pas.
Je croise les bras sur mon torse et m’adosse au chambranle de la porte,
avant de reprendre :
– Si ce n’est ni Lennon, ni moi, alors…
– Ne le dis pas, grogne Sawyer. Notre petite sœur ne peut pas être
enceinte. Pas encore, elle est trop jeune.
Je lève les yeux au ciel.
– Je vais regretter de prononcer ces mots mais… ce n’est plus notre
petite Billie. Elle est adulte, et si elle est prête à devenir mère, on n’a rien à
dire.
– Attends que j’annonce ça à Lennon.
Je m’esclaffe.
– Allez, dis-je en bousculant doucement Sawyer, va t’asseoir et boucle
ta ceinture. Une chute dans un jet est si vite arrivée…
Il part en me faisant un doigt d’honneur qui me met étrangement en
joie.
SAWYER & SCARLETT
9
Sawyer
– Tu crois que nos comptes sont à sec ? me demande Lenny tandis que
nous arpentons les rues de Manhattan.
Je hausse les épaules et réplique :
– Tant que Saint-James ne t’a pas appelé pour annoncer que la fortune
familiale a été dilapidée, on a de la marge.
Mon frère ricane. Devant nous, Billie, Dovie et Letty ont les bras chargés
de sacs. Au départ, il n’était question que de repérages pendant que Cruz et
Eve peaufinaient notre arrivée dans l’appartement de cette dernière. Mais
très vite, les filles ont transformé l’essai en virée shopping improvisée.
– Je me demandais… ça te dirait de faire partie de mes témoins ? lâche
soudain Lennon.
Je me tourne vers lui.
– Tu es sérieux ?
– À ton avis ?
Je reporte mon attention sur l’effervescence de la rue dans laquelle nous
nous trouvons.
– J’en serais honoré, je réponds, me trouvant un peu bête de me sentir
ému.
Lenny pose une main sur mon épaule et la serre.
– Tu croyais vraiment que j’aurais pu demander ça à d’autres personnes
qu’à mes frères ?
– J’en conclus que Cruz a déjà accepté ?
– Oui, et comme je lui ai dit : j’ai hâte de vous voir vous battre pour mes
faveurs.
– Tu peux toujours rêver.
Lennon s’esclaffe.
– Au fait, en parlant de Cruz, tu es au courant ? je lui glisse tout en
gardant un œil sur nos flambeuses professionnelles.
– De quoi ?
– Ce n’est pas lui le futur père.
Lennon hausse les sourcils, et je perçois dans ses yeux la même
déception que j’ai ressentie. Je crois que nous aurions tous apprécié de voir
Cruz mis face à une telle responsabilité, lui qui n’a pas souvent eu l’occasion
d’être confronté aux difficultés de la vie. Pendant longtemps, je lui en ai un
peu voulu de cette désinvolture, de cet excès de confiance en lui qui le
rendait inébranlable. Et puis j’ai compris que je n’avais pas le droit de les lui
reprocher. De nous quatre, Cruz est sûrement celui que le destin a le plus
épargné. Lennon a toujours été le successeur naturel de notre père. Grâce à
son sens inné du leadership, on a tendance à penser que cela a été facile pour
lui de s’asseoir à la place d’Oscar Westwood, mais il n’en est rien. C’est sa
ténacité qui l’a mené là où il est aujourd’hui. En ce qui concerne Jaxon, les
déboires qu’il a connus avec sa famille l’ont contraint à prendre conscience
très tôt de la fragilité de la vie. Et de mon côté, j’aurai toujours sur le cœur
ce jour maudit de l’accident de ma mère. Cela m’a à la fois détruit et
reconstruit en un tout autre homme. Un homme qui a longtemps traîné sa
peine et qui a réussi à s’en libérer, mais qui ne l’oubliera jamais. Reste
Cruz… qui, avant la mort de nos parents, n’avait jamais connu de véritable
épreuve.
Il faudra me passer sur le corps avant que je l’admette à voix haute, mais
durant ces années de galère, il a été le rayon de soleil de cette famille.
Et même s’il est notre aîné – de quelques secondes seulement – à Lennon et
moi, il restera toujours notre petit frère.
– Tu sais ce que ça signifie, je déclare. Si ce n’est ni Dovie, ni Eve…
– Ne t’avise pas de…
– C’est Billie.
Lennon grimace. Je n’ai aucun mal à savoir exactement ce qu’il pense.
Au-delà du fait qu’imaginer notre petite sœur devenir mère semble irréel, la
nouvelle l’oblige à imaginer la façon dont les choses se sont déroulées pour
en arriver là.
– J’ai envie d’en coller une à Jaxon, grogne-t-il.
– Tu as déjà eu ton tour, je lui rappelle.
– C’est mon meilleur ami, mais en le voyant avec elle, j’ai encore des
pulsions meurtrières, parfois.
Je pose ma main sur son épaule, compréhensif. Sans nous concerter,
nous commençons à détailler Billie, qui parle à Scarlett avec énergie devant
une vitrine.
– En même temps… Jax est un type bien, j’admets.
– C’est vrai ! grommelle Lennon. Du coup, c’est presque pire. Comment
lui en vouloir quand il est un enfoiré de mec parfait pour notre sœur ?
– De quoi vous parlez ?
Jaxon rejoint notre groupe avec entre les mains des cafés pour tout le
monde. Nous le remercions après nous être servis, puis nous prenons chacun
une gorgée de boisson bien chaude. L’hiver s’installe à New York, c’est
certain.
Alors que les filles reprennent leur mission commando, Jax commente :
– Je crois qu’on devrait commencer à avoir peur. Ce mariage va causer
notre perte à tous, je suis prêt à le parier.
– Et moi donc ! réagit Lennon.
– Je me suis juré que, peu importe ce qu’elles décident, je ne porterai pas
de queue-de-pie, j’affirme.
– Ah ! Parce que c’est prévu ? questionne Jax.
– Je crois avoir vaguement entendu ça tout à l’heure.
Je jette un coup d’œil à Lennon, qui ne peut s’empêcher de sourire
comme un idiot en regardant sa Dovie se débattre avec ses sacs. Le petit
génie tient dans sa main la laisse de Voldemort, qui s’impatiente sur le
trottoir, emmitouflé dans un manteau rouge spécialement conçu pour les
canidés.
Quelle équipe nous formons, franchement…
Mon frère finit par la rejoindre pour l’aider. Resté seul avec Jax, je
m’apprête à lui annoncer la non-nouvelle concernant Cruz, lorsqu’il me
murmure :
– Je crois qu’on a un petit problème.
– Qu’est-ce qui se passe ?
Il sort son téléphone portable. Sur l’écran s’affiche un long mail
provenant de Dimitri. Je le parcours, puis je rends son smartphone à Jaxon et
annonce :
– J’en suis.
Sawyer
Scarlett
– Je ne sais pas trop, j’ai l’impression que le style princesse est plus
adapté à ma morphologie, dit Billie.
– Mais avec un bustier, alors, la conseille Eve. Tu as un très beau port
de tête, il faut le mettre en valeur.
– Je suis d’accord, j’approuve. Moi, je pense au contraire que je devrais
cacher un peu ma poitrine, parce que dans un bustier, elle sera trop
imposante.
Je repose une robe sur un portant. En attendant Dovie, qui essaye sa
cinquième robe, Eve, Billie et moi avons décidé de passer en revue celles
qui sont proposées en boutique, au départ pour aider notre belle-sœur à faire
un choix. Cependant, cela s’est finalement transformé en une séance de
shopping un peu plus personnelle.
Je me retourne lorsque le silence se fait derrière moi. Les filles me
dévisagent comme si quelque chose était en train de me pousser au milieu
du front.
– Quoi ? je lâche.
– Tu ne cacheras pas cette poitrine, m’ordonne Eve.
– Sawyer serait capable de pleurer si tu faisais ça, et comme tu le sais, il
ne craque pas facilement, ajoute ma belle-sœur.
– Ne bouge pas, m’intime Eve, avant de disparaître au fond de la
boutique.
Billie et moi continuons à examiner les robes de mariée toutes plus
belles les unes que les autres. Je dois admettre que le lieu qu’a réquisitionné
Eve pour un essayage privé est sublime. Nous sommes seules dans la
boutique. Sur une table côté salon, un plateau avec des coupes de
champagne et des macarons nous a été apporté, mais nous sommes pour
l’instant trop occupées à trouver la robe parfaite pour Dovie pour grignoter.
Les talons d’Eve résonnent sur le sol tandis qu’elle revient, une housse
imposante dans les mains.
– Essaye celle-ci, déclare-t-elle en me tendant la robe. Je suis sûre
qu’elle sera parfaite pour toi.
– Je ne vais pas faire ça, ce n’est pas moi qui suis fiancée !
– Et alors ? lâche Billie. Dovie est la reine du jour, mais on a aussi le
droit de profiter de notre visite ici.
– Tu crois ?
– Bien sûr ! D’ailleurs, il y a une robe qui m’a tapé dans l’œil. Si tu
veux, on les essaye ensemble.
– Je vous suis, annonce Eve.
J’accepte, me disant que Dovie en a encore certainement pour un petit
moment. Pour l’aider à se projeter, une des employées lui a proposé une
mise en beauté dans l’idée de celle qu’elle aura le jour de son mariage. Cela
fait déjà trente minutes qu’elle a disparu dans une annexe de la boutique,
alors nous tuons le temps à notre façon.
Nous faisons appel aux vendeuses pour nous assister. J’avoue que
lorsque Ellie, une jeune femme adorable, me fait pénétrer dans une cabine,
un frisson d’excitation me parcourt. Professionnelle et efficace, elle m’aide
à enfiler la robe qu’Eve a choisie pour moi et qui est, je dois l’admettre,
absolument sublime. Je reconnais son œil sûr de mannequin, qui a appris à
observer les corps pour les mettre parfaitement en valeur. D’un blanc
immaculé, la robe possède un col en V, est cintrée à la taille, fluide, légère,
et s’ouvre sur le devant lorsque je marche, mettant mes jambes en valeur.
Je me sens comme une princesse avant même de m’être regardée dans le
miroir, et l’émotion ne manque pas de me serrer la gorge.
– Vous êtes prêtes ? nous demande Eve depuis sa cabine.
– Presque, répond Billie.
Après quelques minutes supplémentaires, elle nous donne son feu vert.
Dès que l’épais rideau en velours couleur crème de ma cabine s’ouvre, je
suis immédiatement confrontée à mon reflet dans un miroir placé face à
l’estrade du salon privé. Je n’ai pas le temps d’appréhender ce que je
ressens : Billie et Eve apparaissent à leur tour, et nous nous détaillons toutes
les trois.
Elles sont tout simplement…
– Superbes, dis-je.
– Vous êtes… commence Billie.
– … si belles, termine Eve.
Nos yeux deviennent de plus en plus humides. Ce qui n’était au départ
qu’un essayage amusant remue plus de choses en chacune d’entre nous que
nous n’aurions pu l’imaginer.
– Les filles ? s’écrie Dovie. J’arrive !
Encore dans nos robes, nous nous empressons de rejoindre les fauteuils.
Billie, dont la traîne est plus longue, peine à s’installer. J’ai un instant
d’angoisse, craignant que Dovie ne nous en veuille de nous voir affublées
nous aussi de robes de mariée. Après tout, c’est elle la fiancée parmi nous
quatre…
Elle apparaît devant nous, accompagnée de sa vendeuse attitrée.
Lorsqu’elle grimpe sur l’estrade, elle est déjà en pleurs, mais elle ne semble
pas se soucier de ruiner sa mise en beauté. Ses cheveux roux ont été
remontés en un chignon bas très chic, une couronne de fleurs a été
entremêlée dans ses mèches et son maquillage discret lui correspond en tout
point. Quant à la robe… Blanche évidemment. Son bustier est recouvert de
fines fleurs brodées, puis le tissu devient fluide et vaporeux et retombe
comme un nuage à ses pieds. Ses épaules sont dénudées, mais des manches
prennent naissance à la pliure de son coude pour se terminer à ses poignets.
Raffinée, originale et dans un style bucolique, cette robe est parfaite
pour elle.
– C’est la bonne, affirme-t-elle d’ailleurs, la voix rendue rauque par
l’émotion.
– Exactement, je confirme, suivie par les filles.
Cette fois, nous ne pouvons pas nous empêcher de laisser échapper des
larmes. Nous nous levons et suivons le mouvement de Dovie lorsqu’elle
pivote face au grand miroir, pour continuer de l’admirer. Soudain, son
regard quitte son reflet et se pose sur nous. Son expression se fige
lorsqu’elle nous détaille véritablement.
– C’est juste pour s’amuser, la prévient immédiatement Billie, qui
semble être parvenue aux mêmes conclusions que moi plus tôt.
– Vous êtes sublimes, s’exclame alors Dovie.
Nous nous précipitons toutes les trois vers elle, puis nous la prenons
dans nos bras, comme les sœurs que nous sommes devenues. Elle redresse
la tête en riant… mais soudain, elle se tend.
– Oh, bon sang. Oh non !
– Qu’est-ce que… je commence.
– LENNON ! hurle-t-elle alors en se baissant précipitamment.
Nous pivotons d’un bloc pour nous placer devant le petit génie et la
protéger des yeux de son fiancé. Seulement, il n’y a pas que lui qui pénètre
dans la boutique à cet instant : il y a aussi les trois autres garçons.
Et alors, le temps s’arrête lorsqu’ils nous découvrent. Eve, Billie et moi
formons toutes les trois un barrage de mariées devant Dovie, alignées
comme si nous attendions qu’ils se jettent à l’eau et nous fassent leur
demande. Ce qu’il y a de plus drôle, c’est que même Voldemort, d’ordinaire
si enclin à se faire remarquer, reste figé aux pieds de Lennon.
– Euh… commence Jaxon.
– Est-ce qu’on est tous tombés dans une faille spatio-temporelle ?
souffle Cruz.
Sawyer est le seul à garder le silence. Je le vois tout de même déglutir,
sans détacher son regard du mien.
– Non mais sans rire, reprend Cruz. Est-ce que Lenny vous a toutes
demandées en mariage en même temps ou…
– Lennon, ne t’approche pas, panique Dovie, accroupie derrière nous.
– Je t’assure que même si je le voulais, je serais incapable d’arriver
jusqu’à toi, la rassure le colosse.
Ses yeux à lui sont rivés sur Billie. Je n’ose imaginer ce qu’il doit
ressentir de voir sa petite sœur dans une robe de mariée… Et ce n’est rien
en comparaison de ce qu’il éprouvera en voyant la femme de sa vie
s’avancer vers l’autel.
– On pensait que l’essayage de Dovie était bientôt terminé, déclare
Jaxon pour expliquer leur arrivée inopinée.
– C’est juste pour s’amuser, dis-je, reprenant mot pour mot les paroles
de Billie.
Je ressens le besoin de me justifier, parce que je n’arrive pas à savoir ce
que pense Sawyer. Je ne voudrais pas qu’il s’imagine mis au pied du mur et
qu’il se sente obligé de faire sa demande, si tant est qu’il ait un jour prévu
de la faire.
– Bon, on va aller les retirer, décrète Eve, les joues rosies face au regard
plus qu’appuyé de Cruz.
Apparemment, passé le choc, voir la mannequin dans cette tenue a l’air
de beaucoup lui plaire.
– Vous pouvez sortir, s’il vous plaît ? ajoute-t-elle. La future mariée a
besoin d’intimité.
Sans un mot, Jaxon, Lennon, Cruz et Voldi quittent la boutique. Sawyer,
lui, s’attarde un peu. Mon estomac se serre à mesure que le silence
s’éternise entre nous.
– On voulait juste s’amuser… je répète, la vue brouillée par les larmes.
Je suis incapable de comprendre ce qui me bouleverse tant. Les
prunelles émeraude de l’homme que j’aime ancrées aux miennes ?
La symbolique de ma tenue ? Les étincelles que je sens crépiter entre nous ?
Ou tout ça en même temps ? Le fait est que mes émotions me paraissent sur
le point de déborder.
– Mesdemoiselles, vous voulez bien venir avec moi ? propose une
vendeuse. Nous allons retirer les robes.
Je pivote pour emboîter le pas aux filles, mais la main de Sawyer se
referme soudain autour de la mienne. Il attend que nous soyons
complètement seuls pour m’attirer contre lui et essuyer de la pulpe de son
pouce les larmes qui perlent au coin de mes yeux. Et puis, lentement, il se
baisse, jusqu’à poser un genou à terre.
– Oh mon Dieu, je souffle, le cœur battant soudain plus fort.
– Letty ?
– Hm ?
– Est-ce que tu veux m’épouser ?
Cette question me paralyse de la plus belle et terrifiante des manières.
– Est-ce que tu veux m’épouser ? répète-t-il alors que je me mets à
trembler, l’air aussi ému que je le suis.
– Est-ce que je rêve ? je demande.
– Non, s’esclaffe-t-il. C’est la réalité, notre réalité.
Je vois dans son regard qu’il attend une réaction de ma part, mais tout
mon corps est envahi par les émotions… et par autre chose, aussi.
Les hormones.
– Letty ?
– Je… Sawyer… Il faut que je te dise quelque chose…
Mon cœur bat à tout rompre. J’inspire profondément, puis enfin, je lui
annonce :
– Je suis enceinte.
12
Scarlett
Billie
– ON VA SE MARIER !
Des exclamations de joie résonnent un peu partout dans le manoir,
tandis que Sawyer et Scarlett se tiennent collés l’un à l’autre devant nous, le
visage radieux. Je me précipite vers mon frère, qui m’ouvre grand les bras
et me serre contre lui.
– Je suis si contente pour toi, je lui glisse. Pour vous deux.
– Merci, Billie, murmure-t-il en déposant un baiser sur mon front.
Il sourit en voyant mes yeux humides, avant d’ajouter :
– Garde tes larmes pour la suite, tu vas sûrement en avoir besoin.
Je hausse les sourcils tandis qu’il reprend la main de Scarlett dans la
sienne et qu’il attend que les embrassades se terminent. C’est alors qu’elle
déclare, la voix tremblante :
– Il n’y a pas que nos fiançailles qu’on souhaitait vous annoncer.
Sawyer et elle échangent un coup d’œil, et comme elle semble
submergée par l’émotion, c’est finalement mon frère qui nous révèle
sobrement :
– On va devenir parents.
Le choc est tel que, pendant un moment, personne ne bouge ni ne parle.
Mais ce n’est pas la seule bombe que Sawyer avait en réserve.
– Je profite du fait que vous soyez bouche bée pour vous préciser que,
selon les premiers examens, il y a une forte probabilité pour que Scarlett
soit enceinte de triplés.
Une seconde onde de choc se répercute dans le groupe.
Et soudain, c’est l’explosion. Des félicitations fusent de partout, des cris
de joie, les aboiements enjoués de Voldi, et je crois que je suis la première à
fondre en larmes. Sans nous concerter, Eve, Dovie et moi fonçons sur
Scarlett.
– Oh mon Dieu, je vais devenir tante Billie ! je m’écrie en serrant ma
belle-sœur dans mes bras.
– Les gènes Westwood sont les plus forts ! éructe Cruz.
Je tourne la tête juste à temps pour le voir sauter sur Sawyer, qui le
réceptionne tant bien que mal.
– C’est magnifique, c’est merveilleux, sanglote Dovie.
– Tu vas avoir une baby shower royale, Scarlett, royale ! pépie Eve.
Une main s’enroule autour de mon bras, et avant que j’aie compris ce
qui m’arrive, je me retrouve face à Lennon, qui agrippe mon visage et me
souffle :
– Je t’aime et je serai heureux pour toi si un jour tu t’apprêtes à devenir
maman… mais je suis content que ce ne soit pas maintenant.
– Euh, OK.
Il embrasse mon front avant de rejoindre les garçons. Pour ma part, je
ne sais pas comment je parviens à entendre mon téléphone sonner dans tout
ce boucan, mais je décroche en voyant s’afficher le prénom de Carmen, la
directrice de l’orphelinat où je me rends plusieurs fois par semaine pour y
travailler avec les enfants.
– Salut, Carmen. Tout va bien ?
– Oui, très bien, me répond-elle tandis que je quitte la pièce de vie
bruyante pour m’isoler sur la terrasse. Je t’appelle juste pour te prévenir que
le couple qui est venu rendre visite à Teddy il y a quelques jours a fait une
seconde demande. Ils viennent à l’orphelinat vendredi pour passer toute la
journée avec lui. Si tout se déroule bien…
– … alors après, il ira passer quelques jours chez eux pour commencer
l’adaptation avant la décision finale.
– Exactement.
Je pose une main sur ma poitrine, où je sens mon cœur accélérer.
– Je préférais te prévenir, reprend Carmen, comme je sais que tu as une
relation particulière avec ce petit.
C’est peu de le dire. Teddy est le tout premier enfant que j’ai vu en
franchissant les portes de l’orphelinat. Ce jour-là, j’y allais pour proposer
mon aide en tant que bénévole. Depuis que j’ai appris que c’était là que mes
parents étaient venus m’adopter, je m’étais toujours dit que je trouverais le
moyen de garder un lien avec cet endroit qui signifie tant pour mon histoire
personnelle. J’avais vingt ans ; je me souviens que Teddy était installé sur
les marches du perron à jouer avec des camions lorsque je suis arrivée.
Sa bouille et son sourire m’ont tout de suite conquise.
Cela fait plus de quatre ans qu’il vit à l’orphelinat et qu’il essuie des
déconvenues avec des parents qui finissent par abandonner l’idée de
l’adopter lorsqu’ils en apprennent plus à son sujet. C’est un enfant adorable
mais qui fuit les contacts physiques. Et personne ne peut l’en blâmer quand
on sait qu’il a servi de défouloir à sa mère au cours des trois premières
années de sa vie. Carmen a fait des pieds et des mains pour obtenir un
agrément afin qu’il puisse rester dans son établissement et non pas intégrer
le système des services sociaux du pays. Pour toutes ces raisons, savoir
qu’une famille est enfin sérieusement intéressée par lui devrait me réjouir…
Mais à la place, je ressens une désagréable douleur dans la poitrine et je
m’en veux beaucoup pour cela.
– C’est super, Carmen, dis-je, la gorge serrée.
Je ne conçois pas de ne plus voir Teddy. Cet enfant fait partie de ma vie
depuis plus de quatre ans, et aujourd’hui, son départ se précise.
– Si tu veux, tu pourras être présente vendredi pour rencontrer les
parents.
– J’aimerais beaucoup, oui.
– Très bien. Bon, je ne te dérange pas plus longtemps. Passe une bonne
soirée.
– Toi aussi, Carmen.
Elle coupe la communication, et je range mon téléphone dans la poche
de ma veste. Mais je ne rentre pas tout de suite. J’entends encore les
exclamations de joie qui résonnent un peu partout dans le manoir, et ce ne
serait pas juste de retourner faire la fête avec le reste de ma famille alors
que soudain mon cœur n’y est plus.
Une porte coulissante s’ouvre et se ferme.
Je sais déjà qui approche sans même avoir besoin de jeter un coup d’œil
derrière moi. Les bras de Jaxon se glissent autour de ma taille, et son corps
vient épouser le mien lorsqu’il se colle contre moi.
– Tu ne te joins pas à nous ? susurre-t-il à mon oreille.
Je frissonne. C’est plus fort que moi : Jaxon agit sur mon organisme
comme personne.
– Je reviens dans quelques minutes, je lui assure.
– Est-ce que tout va bien ? demande-t-il en quittant sa position pour se
mettre face à moi.
– Oui, bien sûr. Lennon et Dovie vont se marier, Sawyer et Scarlett
aussi, et en plus ils vont avoir des triplés… Ce sont des nouvelles
incroyables. Je suis tellement heureuse pour eux…
Jaxon me dévisage un instant, puis il croise les bras et lâche :
– OK, Westwood, dis-moi ce qui se passe vraiment.
– Rien, je t’assure que…
– Ne m’insulte pas. Tu sais que je te connais par cœur. Alors viens-en
au fait, parce que sinon, je serai obligé de trouver tout seul, et ça ne
m’amuse pas.
Je soupire avant de me forcer à sourire en annonçant :
– Je crois que Teddy a enfin trouvé une famille. Pour de bon, cette fois.
– Oh.
Jaxon prend quelques secondes pour analyser l’information, puis
ajoute :
– C’est génial.
– Tu aimes bien Teddy, n’est-ce pas ?
– Évidemment. Bon, c’est vrai qu’au début, il me foutait un peu la
trouille, parce que c’est un enfant et que les enfants sont terrifiants de
manière générale. Mais à force de le côtoyer, je me suis rendu compte que
c’était un sacré petit gars.
Je m’esclaffe en secouant la tête.
– Les enfants sont terrifiants ? Comment tu vas faire avec ceux de
Sawyer et Scarlett ?
– Je ne sais pas encore. J’espère qu’ils ne me demanderont pas de les
promener très souvent, tous les trois en plus.
– Les promener ? je répète, cette fois en éclatant franchement de rire.
On ne parle pas de Voldemort, là, mais de bébés.
Jaxon joint son hilarité à la mienne tout en me prenant dans ses bras.
– Je préfère te voir sourire, me chuchote-t-il. Je n’aime pas quand tu es
triste.
– Je ne le suis jamais quand je suis avec toi.
Je dépose mes lèvres sur les siennes dans un tendre baiser, puis je
l’informe :
– Carmen m’a proposé d’être présente vendredi pour rencontrer les
potentiels futurs parents. Est-ce que tu crois que tu pourrais être là toi
aussi ?
Il replace une mèche de cheveux derrière mon oreille avant de déclarer :
– Si tu as besoin de moi, alors je viendrai.
14
Billie
Jaxon
– Vous êtes prêts ? Très bien… Non, ne dites rien à Billie, soyez juste
naturels. OK, à tout à l’heure, Lenny.
Je raccroche et range mon téléphone dans ma poche.
On dit souvent « ce que femme veut, Dieu le veut ». Eh bien, je ne
pourrais pas être plus d’accord qu’à cet instant.
Pour être tout à fait honnête, l’annonce de Billie concernant son désir de
devenir famille d’accueil pour Teddy m’a pris de court. En réalité, j’aurais
dû le voir venir. Lorsqu’elle n’est pas à son cabinet en train de donner des
consultations, elle est soit dans mes bras, soit à l’orphelinat.
Je respecte son grand cœur et son besoin d’aider. Surtout, j’ai envie de la
rendre heureuse… et de voir si son idée pourrait fonctionner. Mais je ne dois
en aucun cas me précipiter. Je ne dois pas faire naître de faux espoirs chez
Teddy, ni brûler les étapes me concernant.
– Jaxon, je suis heureuse de te voir, m’accueille Carmen.
– Moi aussi.
La tête de Teddy apparaît sur le côté.
– Salut, Jaxon, me lance-t-il. Je suis prêt.
Il tire derrière lui deux petites valises et pose un dernier sac à ses pieds.
– J’ai tout ce qu’il faut. Mes camions de pompiers, ma grue, et cette fois,
j’ai pas mangé mon goûter.
– Tu n’as pas faim ?
– Si, mais c’est un cake à la banane.
– Je vois.
Je souris en récupérant ses bagages puis je me tourne vers Carmen.
– Billie et toi avez mon numéro en cas de besoin, déclare-t-elle. Les
premiers instants peuvent être un peu maladroits, mais je suis sûre que tout
ira bien.
Elle pose une main sur mon avant-bras avant d’ajouter :
– Encore merci.
Elle se penche ensuite vers Teddy, émue, et l’embrasse avant de rentrer à
l’intérieur de l’orphelinat. L’enfant et moi nous éloignons en silence, jusqu’à
ce que nous rejoignions ma voiture, face à laquelle il lève la tête et
s’exclame :
– Elle est immense !
Étant persuadé que j’aurais beaucoup de choses à transporter – dont un
gamin de presque huit ans –, j’ai emprunté le Range Rover. Ce monstre est
impressionnant, mais j’adore le conduire.
De lui-même, Teddy prend ma main pour grimper sur la banquette
arrière. Il s’installe dans le siège qui lui est réservé, je l’attache et fais le tour
du véhicule pour m’installer au volant.
– Prêt ? je lui lance.
– Prêt, répond-il, le visage irradiant de bonheur.
– Alors direction le manoir.
Jaxon
Lennon
– À EVE ET CRUZ !
– À NOUS !
Nous trinquons tous ensemble dans un tintement de verres joyeux. Les
amoureux s’embrassent, déclenchant une salve d’applaudissements.
C’est officiel, ces deux-là vont pouvoir planifier leur mariage. Cruz a
fait sa demande il y a quelques jours et, fidèle à lui-même, il a sorti le grand
jeu. Feu d’artifice, chandelles, plage, champagne à flots… Les fiançailles
ont été grandioses ; les noces s’annoncent dantesques.
– Vous avez tous bien pris vos médicaments contre le mal de mer ?
demande Billie en nous dévisageant, Sawyer, Cruz et moi.
– Oui, maman, lui répondons-nous d’une même voix.
Elle hausse les épaules et se met aux commandes du voilier. Le Ellen va
fendre l’océan aujourd’hui, et je suis heureux de voir ce bateau de sortie.
Les fiançailles officielles de mon frère et d’Eve devaient se fêter en grande
pompe.
– Sawyer, est-ce que tu pourrais aller voir ce qui se passe entre Maisie
et Vicky, s’il te plaît ? lance Scarlett. Je dois aller changer la couche
d’Elena.
– C’est comme si c’était fait.
Mon grand gaillard de frère se précipite vers les deux petites installées
sur un tapis de jeu, qui se chamaillent pour un cube. Les triplées ont déjà un
an et demi, et elles sont en plein dans la période « morsures ». Pour avoir
expérimenté l’attaque de leurs dents de lait il y a quelques semaines, plus
jamais je n’approcherai mon doigt de la bouche d’un enfant.
Maisie et Vicky sont des jumelles monozygotes. Elena, elle, a grandi
dans une poche à part. Mais elles sont tout de même des triplées
indissociables, et terriblement mignonnes avec ça. Sawyer et Scarlett se
sont mariés quelques mois après leur naissance. Depuis, mon frère est
métamorphosé. Il est toujours grognon, ça, c’est certain, mais il respire le
bonheur, et qu’est-ce que c’est bon de le voir comme ça !
– Billie, essaye de longer la côte pour qu’on puisse vous montrer
l’avancée des travaux, demande Cruz.
Eve et lui ont longtemps cherché leur nid d’amour parfait. Finalement,
ils ont compris que le seul moyen d’avoir tout ce qu’ils désiraient, c’était de
le faire construire. Ils ont donc acheté un terrain à Cape Cod, au bord de la
mer, pour y ériger… un nouveau manoir. En ce qui les concerne, ils n’ont
aucun projet d’enfant pour l’instant. Ils se concentrent sur leur couple, et ils
décideront de sauter le pas si et quand ils le voudront. Il faut dire qu’avec la
flopée de neveux et nièces qu’ils fréquentent presque quotidiennement, ils
ont de quoi s’occuper. Surtout depuis que Sawyer a proposé à Cruz un rôle
qu’il prend très au sérieux : être le parrain des filles.
– Papa, tu peux venir, s’il te plaît ? lance Teddy.
Je dévisage Jaxon. Cela fait quelques mois que Theodore a commencé à
les appeler « maman » et « papa », Billie et lui. Chaque fois, le cœur de Jax
s’emballe ; je peux le voir d’ici alors qu’il rejoint son fils sans se faire prier.
Il y a un an, ma sœur et mon meilleur ami se sont dit oui, et je me
souviendrai toujours de la fierté que j’ai vue dans les yeux de Jaxon
lorsqu’il a pris notre nom de famille. Il a toujours été un Westwood dans le
cœur, alors il méritait plus que quiconque de le devenir officiellement ; et
depuis son adoption officielle, Teddy en est un lui aussi.
Je passe en revue toute notre troupe et repère enfin une chevelure rousse
qui flotte au vent. Ma Dovie… Dans ses bras se tient Voldemort, qui
regarde l’horizon. Je me place derrière mon épouse et enfouis ma tête dans
son cou pour respirer son parfum.
– C’est là que tu te cachais, je lui souffle.
– Je ne me cachais pas du tout, répond-elle.
Mes mains caressent ses hanches, mais elle m’arrête bien vite.
– Hm, hm, pas question.
– De faire quoi ?
– Ça ! Pas question de me toucher de cette façon. Ni de me regarder
avec ces yeux. Ni de coller ton corps de bodybuilder contre moi. Et surtout,
pas question de libérer tes beaux cheveux de ce chignon.
– Tu ne veux pas que je te séduise ? je demande, amusé. Pourquoi ça ?
– Parce que la dernière fois que tu as usé de tes charmes, ça a donné ça !
fait-elle en pointant son ventre arrondi du doigt.
J’étends mes mains sur sa bedaine en espérant sentir un coup de pied de
mon fils, mais il paraît endormi.
– Je sais que cette fin de grossesse est longue, mais ce sera bientôt
terminé, j’assure à Dovie en embrassant sa tempe.
Elle se laisse aller dans mes bras en soupirant.
– À notre dernier rendez-vous, la gynécologue a dit qu’il allait être un
grand bébé… Évidemment, quand on a un géant pour père, ça ne peut pas
être autrement.
Je souris contre ses cheveux. Dans un mois, nous accueillerons notre
premier enfant, et chaque jour, nous oscillons entre impatience, excitation et
inquiétude. Une attitude normale de la part de futurs parents, en somme.
– Bon, tout le monde ! s’écrie Billie. J’aimerais qu’on se réunisse pour
une photo de famille, s’il vous plaît !
Adultes et enfants sont dirigés à l’avant du bateau, là où le prénom
« Ellen » est bien visible. À l’aide d’un drone piloté par Jaxon, nous
parvenons à prendre une photo parfaite.
Plus tard, alors que les petits se reposent et que Dovie est blottie au
creux de mes bras, je détaille nos visages souriants, mais aussi la chevalière
que chaque adulte porte désormais au doigt, signant notre appartenance à la
famille Westwood. La taille de notre clan me frappe alors.
Nous sommes nombreux. Nous sommes unis. Une véritable famille.
Malgré tout, je ne peux m’empêcher de penser qu’il manque quelques
personnes sur cette image. Sans eux, nous n’en serions pas là aujourd’hui.
Mes parents me manquent tous les jours ; ils nous manquent
profondément à tous. Mais j’aime me dire que peu importe où ils se
trouvent, ils sont ensemble, et c’est tout ce qu’ils ont toujours voulu.
J’aimerais juste qu’ils puissent nous observer. Voir leurs petits-enfants, et à
quel point nos vies sont belles grâce à leurs sacrifices.
Au fond de moi, j’espère que Victoria est près d’eux et qu’elle est en
paix, elle aussi.
Plus que tous, j’espère qu’ils savent à quel point ils sont aimés. À quel
point nous leur sommes reconnaissants. Qu’ils voient que, malgré
l’adversité, ensemble nous sommes restés.
Et que nous le resterons encore.
Pour toujours.
FIN