Jean-Louis Gaillard - Somalie - Le Peuple de Pount.
Jean-Louis Gaillard - Somalie - Le Peuple de Pount.
Jean-Louis Gaillard - Somalie - Le Peuple de Pount.
LE PEUPLE DE POUNT
Photo de couverture : Emmanuelle BARBARAS
© L'Harmattan, 1988
ISBN : 2-7384-0024-8
PREMIÈRE
PARTIE
Jean-Louis GAILLARD
SOMALIE
LE PEUPLE DE
POUNT
Bilan de dix-huit années de révolution
en république démocratique de Somalie
Editions L'Harmattan
5-7, rue de l'Ecole-Polytechnique
75005 Paris
R.A. YEMEN,,: R.D.P.
•••••YEME
Aden CAP
GOLFE D'ADEN GUARDAFUI
Djibouti
2200
Berbera 2408 Al■
1001 !
GALBEED
OUEST r• SANAAG GARI
Dire Dawa t_
Harar ..,Hargeeià \
••••!„...
•• TOGDEER
Garoe
NUGAL
OGADEN
ETHIOPIE MUDUG
01,42,/
4. 44.
arsheek
Mogadiscio o
SOMALIE
300 km
— Limite -- Route
de region goudronnée
•••••Voie ferrée ..— Route en
construction
c)e
1.
Une histoire liée
à la colonisation étrangère
Le pays de Dieu
7
sémitique : les Habasha (cultivateurs d'encens) qui fondè-
rent par la suite l'empire éthiopien d'Axoum. Cela prouve-
rait que la Corne de l'Afrique aurait été déjà habitée à
cette date.
Au ii. siècle avant J.-C. fut peinte une fresque dans le
temple thébain de Deir-el-Bahari, qui met en scène la
rencontre de la reine d'Egypte, Hatshepsout, et d'un
couple royal à peau noire et d'allure cambrée : le prince et
la princesse Habasha (Abyssins ?), dont le royaume se
serait étendu du haut Nil jusqu'au-delà de l'actuelle
province du Harar (Ethiopie). C'est d'ailleurs pendant
cette période que les anciens Egyptiens venaient échanger
en longeant les côtes de la mer Rouge divers produits : riz,
sucre, cotonnades et khât, contre de l'encens ou la myrrhe
dont ils avaient besoin pour leurs dévotions et leur
médecine. La côte septentrionale de la Corne s'appelait
alors Pount (le pays de Dieu), et ses habitants le peuple de
Pount.
Les Romains affirment dans une oeuvre anonyme, le
Périple de la mer Erythrée, datant du ir siècle avant J.-C.,
avoir fait du troc dans les baies calmes du « pays des
Aromates ». Il s'agit vraisemblablement — selon les ex-
perts — de l'actuelle Somalie, qui connut plus tard les
assauts de nombreux navigateurs.
8
A l'époque des grandes découvertes, les Portugais,
maîtres des océans, établirent leurs comptoirs sur la côte
orientale : Malindi en 1498, Zanzibar en 1503, Mombasa
en 1505, Lamu en 1506, puis laissèrent une trace de leur
passage en remontant par Brava, Merca, Gandershe (El
Torre), et Mogadiscio sur la route de l'Asie. Dès lors,
l'activité économique de la région se concentra dans les
ports : les Portugais troquant et commerçant avec les
musulmans, qui pour leur part organisèrent rapidement
« l'exportation » d'esclaves capturés parmi les tribus ban-
toues (qui occupent la partie sud de l'actuelle Somalie)
par les vaillants Somalis, à destination de la péninsule
Arabique, alors friande de ce commerce.
9
A l'intérieur des terres, les peuples galla et somali
repoussèrent peu à peu les tribus barbares vers le sud.
Elles se stabilisèrent dans l'actuel Kenya et n'en bougè-
rent plus.
La période moderne
10
trouva son achèvement en 1941 avec la prise d'Addis-
Ababa par les Italiens. Or, après la défaite fasciste en
Europe et la fin des hostilités, le plan « Bernin-Sforza »,
concocté par l'O.N.U., concéda à l'Italie déchue que : « la
Somalia reste placée sous contrôle italien, puis devienne
indépendante ».
L'indépendance et la révolution
11
L'idylle
12
rienne éthiopienne de F 5 (avions
de construction américaine).
26 juillet 1977 : Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne
annoncent qu'ils livreront des ar-
mes à la Somalie. La France s'ali-
gne sur cette position.
Fin août 1977 : Siyad Barre se rend à Moscou
pour prier les Soviétiques de révi-
ser leur politique de soutien à
Mengistu. A son retour, Siyad fait
un détour par Le Caire et rencon-
tre le président Sadate.
3 septembre 1977 : A la suite d'une intervention de
l'O.U.A., les trois pays concernés
reviennent sur leur décision.
4 septembre 1977 : La Somalie demande leur appui et
des armes aux pays membres de la
Ligue arabe.
7 septembre 1977 : Addis rompt ses relations diplo-
matiques avec Mogadiscio.
13 septembre 1977 : Siyad se rend à Riyad, et Moscou
stoppe toute livraison d'armes à la
Somalie.
21 oct./1" nov. : Siyad adresse une mise en garde à
l'Union soviétique, tandis que les
premiers conseillers quittent le sol
somalien.
13 novembre 1977 : Mogadiscio annonce l'expulsion de
tous les conseillers soviétiques
présents sur son sol.
13
culier. Ainsi les services de sécurité somaliens (N.S.S.)
étaient directement inspirés du K.G.B., et ses cadres
avaient été formés en U.R.S.S., tel Axmed Suleiman Dafle
(gendre du président et responsable du N.S.S.), Moham-
med Jibril (autre figure importante de la Sécurité) ou tant
d'autres dans l'administration : Postes, Santé, Finances,
etc.
C'est donc pendant ces années que l'armée et la police
somaliennes héritèrent de tout un matériel qui n'était pas
toujours de première fraîcheur, mais qui a le mérite d'être
parfois en service, aujourd'hui encore : chars T 34, T 54,
MIG 15, 17, 19 et 21, Antonov 24 et 26, camions et voitures
UAZ, sans oublier les célèbres AK 47 Kalachnikov.
Ces huit années de présence soviétique furent très mal
ressenties par la population, qui avait le sentiment que ces
gens ne leur fournissaient pas des biens de première
qualité : semences, outils, matériel militaire, etc., mais leur
imposaient en revanche une politique souvent à mille
lieues de leurs préoccupations.
Certains voient les raisons de cet échec dans le choc
des cultures : l'affrontement d'une société très pieuse
(musulmane) et d'une autre, rationnelle, matérialiste et
athée. Et le président Barre de déclarer à propos de
l'expulsion des Soviétiques : « Les aspirations nationales
pèsent pour nous plus lourd que les considérations idéolo-
giques. »
2.
Mogadiscio
15
constitués de blocs de corail mort taillés dans la falaise
qui cerne Xamarweyne, la médina construite le dos à
l'océan Indien. Ici, l'air est frais et humide, et mes
premiers souvenirs de cette ville se situent dans ce
quartier aux senteurs indéterminées et totalement nouvel-
les pour moi.
16
pas des échoppes, et le commerce peut continuer dans le
noir. Cette obscurité rassure. Une sensation de se fondre
dans la masse qui coule lentement sur les trottoirs ou
dans les ruelles ensablées envahit le promeneur.
Ce sentiment de sécurité et de bien-être peut provo-
quer l'envie de rencontrer ces gens, d'appréhender la
sensibilité et le charme somaliens, comme le ferait tout
étranger fraîchement débarqué sur ce sol. La tête pleine
d'images et de préjugés concernant l'Afrique, la négritude,
on s'installe avec eux devant les bars, cultivant l'art de la
parlote, un verre de thé à la main. Les qualités de contact
des voisins facilitent les échanges, et l'on se sépare
habituellement sur des promesses de rencontre.
Il est en fait très difficile de fixer des rendez-vous à
domicile, car une loi votée lors de la présence soviétique
interdit aujourd'hui encore aux Somaliens de pénétrer
chez les étrangers (et inversement) sans autorisation de la
police. De plus, même si les femmes peuvent sembler
libres (en comparaison avec le reste du monde islamique)
de fréquenter des étrangers, elles s'exposent de toute
façon à des insultes (sharmuta : putain) et aux rafles
nocturnes de la milice, de la N.S.S., et par la suite aux
tracasseries policières : enquêtes, menaces, chantages,
violences et mesures de rétorsion (confiscation du passe-
port ou camp de rééducation).
17
appelant les fidèles à se rassembler pour prier, le passage
des troupeaux poussés aux cris aigus de leur berger
étonné de me voir, moi, Blanc, assis ici ; tout confirme en
moi l'impression de ne pas faire partie du décor. J'ai
réellement le sentiment d'être un intrus au milieu d'eux,
et que ce mouvement de répulsion est provoqué par eux.
C'est au hasard de déambulations pédestres dans les
ruelles sableuses que j'ai peut-être saisi le sens de ma
présence sur le sol somalien. Au cours de conversations
inopinées, on m'a souvent demandé mon nom, mon âge,
ma nationalité, si j'étais marié, si j'avais des enfants, mais
on n'a jamais omis de me faire préciser la raison de ma
présence ici, dans ce quartier, comme si... « on ne vient pas
ici pour son plaisir, il n'y a rien ici pour toi.. », c'est la
réflexion que l'on m'a faite un soir, dans un quartier
retiré, convaincu que j'étais une espèce d'espion, et sou-
haitant résolument que je m'éloigne.
A Mogadiscio peut-être encore plus qu'ailleurs les
populations se montrent réservées et parfois même aga-
cées par ma seule présence. Cela, je le précise, ne se
produit pas dans tous les quartiers, mais il est certaines
gens qui, comme le peuple nomade somali en général,
croyant préserver leurs traditions, ne tentent rien pour
combler le fossé qui existe entre leur culture et une autre.
Les concepts de pur et impur puisés dans la religion
islamique ont été intégrés d'une façon étrange par les
Somaliens les plus « traditionnels » et sont souvent utilisés
pour justifier la différence entre nos deux civilisations.
La conscience d'appartenir à une race et le passage
des Soviétiques qui ont insufflé la méfiance à l'égard de
l'étranger constituent les principales raisons du rejet de
celui-ci et réalisent une certaine unité dans la société
somalienne.
18
Une unité religieuse
19
cités dans le Coran comme les « gens du Livre » (Ars-a l-
Kitab). Les autres religions ne sont qu'« idolâtries », et
fortement condamnées. Quant à l'athéisme, il revêt ici un
caractère diabolique et malsain.
20
plus fervente du culte des saints (santoni). Dans un petit
village de la côte, Jasira, la tombe du saint est, elle, située
sur un îlot rocheux à quatre cents mètres de la plage, et
les Somaliens m'ont affirmé que, lors du pèlerinage qui
lui est dédié, les eaux se retiraient pour permettre aux
fidèles de rejoindre la tombe à pied sec : mieux que dans
la Bible, où les juifs quittent l'Egypte sans se mouiller.
Présent fortuitement sur le site quelques jours avant cette
manifestation, j'ai pu constater effectivement que la mer
se retirait et permettait de se rendre sur l'îlot sans se
mouiller les pieds, à marée basse. Ayant consulté le
calendrier, il s'avère aussi que cette période est proche de
l'équinoxe, c'est-à-dire des grandes marées.
21
tionnaire somalien un ministère de la Justice et des
Affaires religieuses), et des campagnes d'arabo-islamisa-
tion financées par l'Arabie saoudite, les religieux ne
contrôlent pas encore tout à fait les couches traditionnel-
les de la population, qui persistent à croire à une vie après
la mort (d'où le culte des saints), pratiquent des sacrifices
d'animaux et, conjointement, n'hésitent pas à vanter les
valeurs de l'islam.
Vers la radicalisation
22
Quelle unité ethnique ?
23
Bajuns — qui vivent dans le Sud côtier — et les Ouago-
shas — établis entre Shebelle et Jubba — qui seraient les
descendants des esclaves bantous et sont, à ce titre,
méprisés par les Somaliens qui les surnomment Adons
(esclaves) et se moquent ouvertement de leurs traits plus
« africains » : allure lourde, nez épaté, bouches lippues. Ce
sont d'ailleurs eux qui pratiquent l'agriculture tradition-
nelle et constituent la main-d'oeuvre pour la construction
à Mogadiscio.
Ce cloisonnement horizontal de la société somalienne
fonctionne selon deux directions ethniques : le tribalisme
et le clanisme qui — comme partout en Afrique —
perturbent le débat politique et nuisent à l'élaboration de
consensus sociaux. Ainsi donc, l'unité ethnique clamée si
fort par l'Etat et certains experts n'est qu'une vue de
l'esprit, ô combien fragile.
Le concept d'Etat
24
ment). Chaque communauté est elle-même divisée en
tribus qui se caractérisent par leur filiation, leur localisa-
tion géographique et leur activité traditionnelle aujour-
d'hui encore pratiquée.
25
en place des formes de pouvoir oligarchique dont il sera
difficile de se débarrasser. Ainsi en Somalie, où le groupe
tribal au pouvoir règne en maître absolu, celui-ci fait
profiter de ses largesses une partie de ses membres et
opprime les 90 % restants de la population. Rappelons tout
de même que le brigadier Siyad Barre, lorsqu'il prit le
pouvoir, déclara vouloir mener une double révolution :
contre le capital et le tribalisme. Or, il s'est avéré que l'un,
l'autre et une conjonction des deux lui permirent de
renforcer son pouvoir personnel.
Le Parti unique
26
peine de mise au ban. Les clans vivent centrés sur
eux-mêmes et sont fortement hiérarchisés entre eux.
En fait, les « différences » entre clans sont surtout
présentes en zone rurale, les citadins s'étant éloignés de
l'activité traditionnelle et pratiquant des professions
« modernes » : services, secrétariat, police, professions libé-
rales, etc. J'ai voulu questionner un jour une amie soma-
lienne à ce sujet : elle m'a affirmé que les bases du
clanisme se situent au plan de tabous qui auraient été
transgressés. Selon elle, tel groupe humain aurait, dans un
temps bien lointain, consommé de la viande humaine ou
provenant d'animaux morts afin de survivre en période
difficile. Pour le mettre à l'écart de la communauté et lui
faire expier sa faute, on l'aurait « invité » à prendre en
charge les activités serviles (la même légende est en
vigueur au Mali). Ces « légendes » autour du clanisme
existent un peu partout en Afrique et me semblent faire
partie d'une culture collective régionale. Il serait intéres-
sant de connaître l'origine de la disparition du clanisme
en France. Le brassage des populations, peut-être ? Tou-
jours est-il que les nomades somaliens et les couches les
plus traditionnelles de la population ont bien du mal à
intégrer le concept d'Etat.
TOUMAL Forgerons
27
L'opinion la plus répandue affirme : « C'est parce qu'ils
sont catholiques et impérialistes depuis des millénaires que
les Ethiopiens agressent continuellement les Somaliens. »
Or, cela provoque depuis la nuit des temps des troubles
constants en Afrique orientale.
Avant 1978, il existait dans cette région un mouvement
armé par Addis, le SOSAF (Somali Salvation Front), qui
s'opposait au F.L.S.O. — armé par Mogadiscio. Depuis 1978
sont nés le M.N.S. (Mouvement national somali) et le
F.D.S.S. (Front diplomatique du salut de la Somalie) qui
luttent aux côtés de l'armée éthiopienne de Mengistu. Au
plus fort des combats (1978, 1982), ceux-ci unirent leurs
efforts à ceux des éléments cubains, afin d'empêcher le
F.L.S.O. et l'armée somalienne de reprendre par la force
l'Ogaden qu'elle revendiquait : la Somalie Galbeed. En
fait, ces deux mouvements d'opposition (M.N.S. et F.D.S.S.)
à Siyad Barre étaient constitués presque exclusivement de
membres de la tribu medjerten, qui s'opposaient aux
Maherans du Sud-Ouest (Gédo), tribu du président.
Le 5 octobre 1982, Radio-Halgan, basée à Addis et
animée par le F.D.S.S., annonçait officiellement que
désormais M.N.S. et F.D.S.S. iraient unis dans leur lutte
contre le « tyran » Siyad Barre et les « colons de Mogadis-
cio ». Suite à des désaccords internes, un nouveau chef du
F.D.S.S. fut nommé en octobre 1985, et un accord de
conciliation, finalement élaboré, après force troubles et
contestations internes au mouvement.
Ce qui frappe l'étranger en Somalie, c'est l'omnipré-
sence du drapeau national. Il est partout : sur le pas des
échoppes, dans les maisons, sur les véhicules... Cette
oriflamme constituée d'une étoile blanche sur fond bleu
ciel est non seulement le symbole d'un nationalisme
exacerbé, mais aussi le sceau des tribus somalies irréden-
tistes dans la Corne de l'Afrique. Chaque branche de
l'étoile représente un territoire habité par des populations
de race somalie, à savoir : le N.F.D. (Northern Frontier
28
District) au Kenya (en fait : toute la bande nord), l'Ogaden
(hauts plateaux éthiopiens), la république de Djibouti,
l'ancienne Somalia, et enfin l'ancien Somaliland. Leur
union aurait dû former la « Grande Somalie », rêve sans
lendemain du gouvernement de Mogadiscio. Cette idée
forte, le régime l'a peu à peu passée sous silence, depuis
les derniers combats violents de 1982, au cours desquels le
F.D.S.S., assisté par des éléments éthiopiens, repoussa ses
adversaires au-delà de la route de Belet-Weyne. L'armée
somalienne eut fort à faire pour renvoyer les intrus à
l'endroit exact où ils campaient au début des conflits.
Depuis cette date, aucun combat d'envergure n'a été noté
dans cette zone qui jouxte l'Ogaden. L'existence tacite
d'un consensus entre Mogadiscio et Addis a laissé la place
aux actions sporadiques de guérilla et aux raids aériens de
l'aviation éthiopienne sur les villages du Nord somalien,
Borama entre autres...
Il est donc aisé de constater combien l'apparente unité
ethnique est artificielle, et qu'elle répond à la nécessité
coloniale de créer des frontières sans se soucier des
ethnies concernées. Ainsi, les hauts plateaux d'Ogaden,
occupés par la Grande-Bretagne au début du siècle,
auraient été cédés par erreur à l'Ethiopie lors de la
constitution de sa frontière en 1960. Mogadiscio convoitait
ces territoires (habités par des Somalis), d'où le conflit,
même si, dans sa charte révolutionnaire, elle stipulait
qu'elle souhaitait obtenir satisfaction « par des moyens
pacifiques et légaux », dans le but d'assouvir son besoin
d'unité nationale.
29
(souche kouchitique) et parlée depuis des siècles, elle ne
s'écrit que depuis 1972, et cela avec des caractères latins.
Depuis cette date, un dictionnaire est mis à jour par une
académie qui puise les mots nouveaux dans l'arabe,
l'anglais et l'italien. Ainsi, « brosse » se dit barach (brush
en anglais), « fromage » se dit farmaajo (formaggio en
italien), et « café » : buun (comme en arabe) ou cafté
(comme en italien).
Cette langue est langue officielle, mais pour la presse
et les actes administratifs sont aussi utilisés l'italien,
l'anglais, et récemment l'arabe. De plus, le somali parlé en
Ogaden (Ethiopie), le somali-abo, est reconnu par les
experts comme faisant partie de la culture somalie, et il
existe quelques rares ouvrages édités dans cette langue.
Quant au swahili, il n'est parlé que dans les ports du Sud
côtier, et un peu à Mogadiscio, par certains commerçants
de la médina... ainsi que par le président Siyad Barre.
30
Les constructions modernes, blanches pour la plupart,
dépassent rarement plus de trois étages, et les hauts murs
dont elles sont ceintes cachent des cours et de frais
jardins. Malgré la chaleur, la ville est très verte, grâce à la
présence de nombreux arbres, dont l'ombre adoucit les
couleurs vives et crues des murs des habitations. Le vert
étant la couleur de l'islam, de nombreuses maisons sont
peintes en vert. Et, lorsque le soleil glisse à l'horizon et
colore de rouge toutes les façades, c'est l'instant où la ville
va s'animer lentement, nous invitant à la mieux connaître.
31
puissants à ce spectacle, traînant la savate d'un couloir
désert à l'autre.
Dans le dédale des étages et des corridors règne une
ambiance calme et sereine qui repose sur l'absurdité du
système qui voudrait faire de tous ses citoyens des
révolutionnaires acquis à sa cause, alors que ceux-ci n'ont
pas été augmentés depuis quinze ans et gagnent aujour-
d'hui environ 200 FF par mois. Il est plus aisé de com-
prendre cette nonchalance, et cet absentéisme qui frappe
de plein fouet la machine administrative somalienne.
L'absence totale de prise de responsabilité est la règle
générale : tout est contrôlé par un chef de service qui doit
apposer sa griffe au bas de tout formulaire en cinq ou six
exemplaires, quelle que soit la demande. Vu que celui-ci
n'est jamais là, votre demande peut traîner dans un tiroir,
et y disparaître. Tout est à refaire.
D'une façon générale, il apparaît que le statut de
Blanc, dans ces cas-là, est un atout qui permet d'obtenir
des résultats relativement rapides. On s'occupera de vous,
en premier, on vous proposera un siège, et parfois on vous
offrira le thé. Si vous avez la courtoisie et la géniale idée
de distribuer des cigarettes autour de vous, tout ira encore
plus vite. Mais prévoyez quand même deux ou trois visites
avant d'entrevoir une lueur d'espoir pour votre requête,
car les coups de la fatalité perturbent aussi l'action des
fonctionnaires : pannes d'électricité, dossiers égarés, for-
mulaires ou bordereaux disparus, voire manquants, ab-
sence de stylos...
Gaadiidka Dadweynaha
32
dites, et distribuent l'eau potable aux quartiers les plus
éloignés.
Les taxis (Fiat 124) jaune et orange qui, en Europe,
auraient largement dépassé l'âge de la réforme, se faufi-
lent dans une circulation dense, composée de Vespa, de
minibus, de camions imprudents, de voitures particulières
de marque japonaise, et de taxis collectifs surchargés :
douze à quinze personnes dans un pick-up Toyota. Ces
engins, appelés Hagi Qamsin, sont en fait le transport
-
Michael Jackson
33
la recherche de produits introuvables ou prohibés, tels
l'ivoire, l'alcool, la marijuana...
L'activité des loisirs et plaisirs est ici concentrée le
jeudi soir. Les dancings s'animent jusqu'à une ou deux
heures du matin, refusant du monde, tels la Bamba ou le
Lido qui, lui, surplombe l'océan Indien. Son état de
délabrement est avancé : mobilier, peinture, piaf°. nds,
murs et sols, où d'énormes cancrelats font la course. Mais
l'ambiance nocturne y est incomparable. Au son d'un
orchestre reprenant les thèmes disco de Michael Jackson
ou ceux de la chanson somalienne, les couples se forment
et se déforment, la bière en boîte, chaude et insipide, coule
à torrents sous les néons fluorescents multicolores dernier
chic. Les embruns chargés d'odeurs nauséabondes par-
viennent eux aussi jusqu'aux tables, par les fenêtres qui
donnent sur la mer. Si vous avez l'occasion de vous
rendre un jour dans cet endroit, commandez un bonbelmo
(jus de pamplemousse) et buvez le spectacle qui s'offre à
vos yeux : celui des Blancs — célibataires d'un soir —
chassant dans le noir ; celui des jeunes filles en groupe,
qui rient aux éclats. Celles-ci ne font pas toujours le
commerce de leurs corps, mais sont aussi à la recherche
d'un mariage qui leur permettrait de quitter le pays.
Cependant, les prostituées prennent soin de ne pas trop se
montrer en compagnie des Blancs, sous peine d'arresta-
tions ou de rançonnements de la part de la police.
Cette boîte est essentiellement fréquentée par des
expatriés en quête de sensations fortes, de rares couples
somaliens, des amateurs d'alcool et des personnages
influents des divers services de police ou proches du
président. Tout ce mouvement est réglé par les allées et
venues des serveurs vêtus d'une veste d'une saleté repous-
sante, qui passent entre les tables et parfois expulsent en
catastrophe un client trop éméché qui voudrait en venir
aux mains Près de l'entrée, tels des rapaces, se tiennent
les chauffeurs de taxi, à l'occasion indicateurs ou
34
membres de la Sécurité nationale, qui attendent leurs
clients. Il est possible de rester assis pendant des heures
sans répondre aux avances des prostituées et de s'abreu-
ver de cette ambiance bon enfant qui ira s'évanouissant
jusqu'au départ soudain des musiciens et à l'extinction
des lumières. La ronde des taxis prélève un à un les
groupes et les couples, pour s'enfoncer dans la tiédeur
humide de la nuit et disparaître au bout du boulevard.
35
Djibouti, Ethiopie, Kenya, Soudan, Somalie, Tanzanie. Et
l'on peut retrouver dans les formes du guri (tukul dans le
nord) celles de la femme somalienne : les rondeurs du
ventre ou des hanches, qui donnent une impression de
chaleur et un sentiment de protection. En Somalie
d'ailleurs, ce sont les femmes qui se chargent de la
construction de la hutte.
L'habitation nomade est démontable et aisément
transportable à dos de chameau. L'habitat des sédentaires,
fixe, appelé mundul, est constitué d'une hutte ronde en
bois et boue couverte de paille ou de palmes. Il est
souvent cerné d'une enceinte et beaucoup plus haut que
le guri. Ces habitations abritent les familles qui viennent
s'agglutiner à la ville et parviennent à subsister bon gré,
mal gré, en revendant certains produits sur les marchés.
Le commerce de détail est à Mogadiscio une source de
revenus pour cette population démunie. La revente de
lessive en petits paquets de cinquante grammes, de sel en
sachet, de cigarettes à l'unité, de sucreries diverses, de
sacs plastique, de quelques fruits et légumes, permet de
réaliser de maigres bénéfices pour survivre. Ce petit
commerce s'effectue le long des rues, les marchandises
étant entassées dans une brouette ou un petit carton
aménagé en présentoir.
36
tôt ou tard promise à la désertification, tant la moindre
brindille se trouve convoitée. Les épineux, une fois dispa-
rus, laissent la place au sable rapidement apporté par les
vents. Sable qui s'accumule et gagne du terrain sur la
circonférence verte du bush (végétation arborescente
épineuse).
C'est aussi dans cette zone, mais accolés à l'océan, que
se trouvent les abattoirs de Mogadiscio. Ceux-ci sont une
véritable légende. Ils sont abondamment cités par les
journalistes, qui signalent que d'ici se dégage une odeur
pestilentielle et que, vers la mer, s'écoule un ruisseau de
sang qui provoque l'afflux de requins, mangeurs d'hom-
mes à l'occasion. Sanctuaire du journalisme occidental, ou
choc cinématographique dans Lettres d'amour en Somalie,
ces lieux tristes et sales constituent tout de même une
visite singulière pour qui a le coeur bien accroché. Mais
c'est à quelques centaines de mètres derrière les dunes
que se trouve le garde-manger des ibis, oiseaux royaux qui
se repaissent dans les charniers grouillants constitués ici
d'oreilles, là de queues, plus loin de quantités d'os sur
plusieurs mètres de haut. C'est en fait d'ici que se
dégagent ces relents nauséabonds qui envahissent la
capitale jusqu'au coeur des maisons, lorsque souffle le
vent du nord. Comme si les centaines de litres de sang qui
jaillissent de la gorge des vaches et des chameaux pou-
vaient contenter le correspondant de presse qui ne trouve
rien d'exaltant ni d'excitant à raconter à propos du mythe
sanguinaire des Somalis ! Il est certain qu'une fois enivré
par les odeurs de sang frais, et abruti par les cris des
animaux, on n'ose guère s'aventurer derrière, plus loin
encore, en longeant la côte, zigzaguant entre dunes et
carrières, évitant les camions fantômes surchargés qui
déboulent dans un nuage de poussière sur les entrelacs
des pistes qui montent vers le nord.
37
« Ici, c'est l'Afrique »
38
tive, et je m'engouffre avec quelques personnes intriguées
dans une gargote où l'on sert le traditionnel thé aux
épices (cannelle et cardamome). La cabane est littérale-
ment encerclée par les gosses, rabroués par des mili-
ciens — aisément reconnaissables à leur pantalon kaki,
leurs lunettes de soleil, leur foulard rouge et leur allure
martiale savamment cultivée. Eux aussi veulent savoir :
qui ? Comment ? Pourquoi ?
J'explique lentement, afin de rassurer, pensais-je, que
je travaille à Mogadiscio, que je suis français, ici en visite
amicale. Je sirote mon thé à l'eau saumâtre — les puits
étant à proximité de l'océan — et grignote quelques
sucreries. Les hommes présents dans le bar semblent me
prendre pour un martien. Ils me touchent, me précisent
qu'« ici, c'est l'Afrique », et veulent connaître ma situation
familiale et ma religion. Chaque fois que je m'arrêterai
dans un village, un groupe d'hommes me prendra « en
charge ». Parmi eux, il y aura toujours un religieux qui
posera de nombreuses questions et se fera traduire les
réponses. Ce besoin de savoir est très développé, et les
commentaires s'avèrent éloquents. On est totalement
analysé, disséqué. Chaque réaction donne lieu à interpré-
tation. Cela pourrait durer des heures... si je ne préférais
m'éclipser un peu afin de rencontrer d'autres gens que
des religieux ou des flics.
Sous la halle centrale en ciment, quelques femmes
forment le marché et proposent des produits essentiels :
spaghettis, huiles, farines, sucre. Je tente auprès d'elles
une approche, toujours suivi des gosses qui lancent sans
cesse des « Bakshish, Senior » et poussent leur refrain :
« gaalo, gaalo, gaalo ». J'ai bien du mal à me faire com-
prendre dans mon somali élémentaire et préfère donc
abandonner pour me rendre discrètement sur la plage,
en glissant dans les ruelles ensablées et exiguës. Quelques
femmes s'effacent dans l'encoignure des portes des mai-
39
sons basses, d'autres lancent des boutades incompréhen-
sibles qui les font beaucoup rire.
Immobilisme et fatalisme
40
Peu après que le soleil commence à rougir au loin, je
quitte le village. Les enfants me lancent des pierres. Je ne
connaîtrai jamais exactement la signification de ces jets
de cailloux... qui malheureusement ne seront pas si rares
que ça !
3.
Entre Shebelle et Jubba
Balcaad
43
kaki d'une solidité à toute épreuve. Située sur la « route
chinoise », Balcaad est bien desservie depuis la capitale, où
la production est écoulée vers les ateliers de confection.
Le ruban de goudron qui semble avoir subi une
attaque aérienne tant les trous y sont profonds vous
emmène au-delà de la ville, vers Giohar, gros bourg
agglutiné autour de l'usine sucrière à base de canne. Puis,
si vous réussissez à obtenir l'autorisation des services de
sécurité, et si votre véhicule fonctionne au gas-oil (l'es-
sence est introuvable car réquisitionnée pour l'armée),
vous serez escorté par des soldats jusqu'à Belet-Weyne, et
même au-delà. En effet, cette route longe la frontière
somalo-éthiopienne jusqu'à Garoe, et les autorités soma-
liennes, craignant les embuscades du F.D.S.S. le long de
celle-ci, forment des convois qui ne circulent que de jour.
La jonction jusqu'à Hargeysa n'était pas encore termi-
née en juin 1984, car les crédits alloués pour l'achèvement
des travaux avaient servi — selon une source bien infor-
mée — à régler une facture pétrolière en retard. En
empruntant cette route sur quelques centaines de mètres
afin de traverser Balcaad, on tombe, à gauche, sur l'em-
branchement de la piste qui avoisine le fleuve et conduit à
Afgoye (au sud).
44
désespérément vierges. La piste conduit vers des fermes
d'Etat qui sont littéralement envahies de carcasses d'acier
rouillées. Cet enchevêtrement abandonné dans des posi-
tions d'équilibre précaire est constitué principalement de
machines agricoles hors d'état, de tracteurs, auxquels il
manque des roues ou une autre pièce indispensable,
devenus hors d'usage. Ce matériel en nombre considéra-
ble, hérité de la période coloniale italienne, puis de la
présence soviétique, mais aussi de la coopération interna-
tionale, explique pourquoi, avec un manque total de
semences, les champs restent vierges. Certains des trac-
teurs Massey-Ferguson fournis par la France il y a
quelques années sont déjà inutilisables et constituent une
réserve rouillée de pièces détachées pour ceux qui restent
en service.
Les canaux d'irrigation qui coupent la piste, et qui ont
été aménagés pendant l'occupation italienne mais aussi
après celle-ci, sont vides : les pompes Fiat engorgées de
vase se meurent au bord de l'eau, attendant sans y croire
une pièce de rechange qui permettrait leur remise en
service, si toutefois l'approvisionnement en carburant
s'avérait constant.
Afgoye sur le Pô
45
Leur présence en Somalie, insolite certes, est une
conséquence de la colonisation (1905-1960). Cependant, ils
doivent être moins de 3 000 actuellement dans tout le
pays, où ils se sont d'ailleurs parfois « intégrés » en
épousant une Somalienne. Par conséquent, ils sont très
discrets et ne présentent pas trop de caractères colonia-
listes (comme les Français d'Afrique de l'Ouest). Les plus
hargneux et agressifs se rencontrent parmi les experts ou
les professeurs envoyés par le gouvernement italien à
Mogadiscio. Néanmoins, comme tout bon Latin, ils vivent
repliés autour du cercle familial indispensable à leur
épanouissement.
46
derrière les hangars et les ateliers où l'on emballe les
fruits.
Les tribus rahahouine, dighil et ouagosha constituent
l'essentiel des populations qui se sont sédentarisées ici et
subsistent relativement facilement, grâce aux nombreuses
cultures vivrières qui s'étendent dans et en bordure des
bananeraies bien irriguées car de statut privé. Ainsi
trouve-t-on facilement toutes sortes de légumes verts et de
fruits appétissants et parfumés sur tous les marchés
locaux de même que sur ceux de Mogadiscio. Les cultures
traditionnelles consistent en céréales (sorgho, maïs, sé-
same, féculents), haricots, fèves et autres produits d'ori-
gine coloniale : pamplemousses, oignons, tomates, canne à
sucre. Mais l'alimentation repose, elle, sur des produits
importés : spaghettis et riz, dont la culture vient, avec
succès, d'être tentée aux alentours de Balcaad ainsi que
dans la vallée du Jubba, avec l'assistance technique de la
Chine.
Le Bureau de la banane
47
raisons techniques liées à l'agriculture intensive, et
peut-être aussi au manque de motivation des agricul-
teurs-fonctionnaires. Quelques hectares ont réussi à être
plantés au bout de dix années d'efforts et de présence
européenne, mais, l'irrigation ayant fait remonter à la
surface du sol le sel que celui-ci renfermait (la mer n'est
qu'à quarante kilomètres), le personnel de la ferme n'étant
ni moralement ni techniquement prêt à travailler, et les
responsables somaliens s'avérant plus enclins à la repré-
sentation et aux combinaisons douteuses qu'à leur pré-
sence sur place, tout a avorté.
Accuser uniquement la Somalie me paraît simpliste. Il
faut chercher les causes du gâchis dans « l'industrie du
développement » qui, élaborée par des experts technocra-
tes, ne prend en compte ni les intérêts du pays, ni les
réalités sociologiques, et développe une idéologie importée
de l'Occident : agriculture intensive destinée à l'exporta-
tion. Par ailleurs, l'on a trop souvent tendance à considé-
rer que seul l'argent résoudra les problèmes.
48
Un tel discours — voulant inciter la population à
participer au développement autocentré — tenu par les
autorités somaliennes porte à sourire quand on sait que,
depuis fort longtemps déjà, la corruption gangrène la
révolution du peuple somalien. Ce décalage entre la réalité
et la politique n'est pas l'apanage des dictatures, mais
démontre une fois encore que le peuple a été oublié.
49
l'islam : comment ces enfants joueurs, gais et sauvage-
ment fous de la rue sont-ils devenus ici si ternes et
éteints ?
Pourtant, à Afgoye aussi, on s'amuse : Istunka, la fête
où les paysans viennent accomplir une danse mimée au
cours de laquelle on se donne des coups de bâton. Puis le
« sang-gage-de-fertilité » ayant coulé, on ramasse les bles-
sés pour l'année suivante. Puis aussi le Neirous, nouvel an
païen d'origine perse, dont je me demande comment il est
arrivé jusque-là. Et puis les mariages, les enterrements, les
naissances sont autant d'occasions pour réunir toute la
famille autour d'un mouton grillé et de riz. Mais en fait, et
comme je le constate souvent, ces manifestations de foi se
déroulent dans le calme, et, le soir tombant, chacun s'en
retourne rapidement chez soi. Où est donc passée l'Afri-
que ?...
50
présents sur les marchés parfumés, dans les ruelles
étroites remplies d'enfants et le long des pistes où circu-
lent des femmes lourdement chargées.
En Somalie, tout citadin rêve de finir ses jours dans
cette région verdoyante qui contraste avec le reste du
pays gris, sec, chaud et désolé. C'est ce spectacle qui
s'offre sur la route rectiligne qui conduit vers le sud
jusqu'à Brava.
4.
La plus belle ville d'Afrique de l'Est
53
La trace portugaise
54
dos à la mer, s'inspirent d'un curieux mélange de styles
yéménite et portugais. Ce cachet particulier est celui de
tous les ports d'Afrique de l'Est et de la péninsule
Arabique. De l'époque portugaise reste la vieille tour-
phare au large, qui semble veiller sur la ville, tout comme
les piliers rongés de sel de l'ancienne jetée qui servait à
l'exportation des bananes à l'époque de la colonisation
italienne.
55
raisons ne manquent pas : les nomades sédentarisés et
instruits de force près des côtes lors des projets de
reconversion ne pêchent pas : rebelles à cette activité.
Vingt mille nomades ont été installés près des côtes. On
leur a appris à nager et à réparer les filets, afin de les
inciter à monter dans des barques et foncer sur l'océan.
Après cette formation, beaucoup d'entre eux ont préféré
regagner le bush et y pratiquer leur activité tradition-
nelle : l'élevage. De plus, selon certains Somalis, le poisson
ne peut être consommé et égorgé selon les rites de la loi
islamique, puisqu'il ne saigne pas.
Les Portugais
56
constituée autour des grands responsables administratifs
et militaires installés par le pouvoir une autre forme de
bourgeoisie qui, elle, est entièrement tournée vers l'Occi-
dent et copie dans les moindres détails ses modes de vie.
Cette caste n'anime pas pour autant la vie politique ou
intellectuelle et se comporte en consommateurs, aliénés
comme ailleurs au profit. Une culture où islam et capital
font, bien entendu, bon ménage.
Les gens de cette ville écoutent beaucoup, et semblent
moins empreints de cette fierté, ou supériorité, propre aux
nomades somalis. Imprégnés de culture islamique appor-
tée par les Yéménites, puis par les sultans de Zanzibar, ils
sont très cultivés, férus de religion, sages, et pratiquent —
ici, plus encore — le culte de la famille. Et les anciens me
hèlent en swahili : « Misungu » (Blanc), afin que je
converse avec eux, sur le banc devant leurs maisons. On
les sent curieux et avides de parler de problèmes qui
tournent autour du thème favori des Somaliens : la
religion. Et puis, de quoi parler d'autre ?
Il est vraiment frustrant de constater que les contacts
avec la population se limitent à des opérations mercanti-
les ou, plus rarement, à l'échange de préjugés ou de
clichés bien sentis sur tel ou tel comportement humain.
Rares sont les occasions où l'on peut se faire quelques
confidences et parler de soi sans avoir à dissimuler quoi
que ce soit. Cependant, le charme du Somalien est si
puissant que l'on reste et que l'on pose d'autres questions,
en croyant naïvement que l'on pourra percer cette cara-
pace dont ils se protègent toujours vis-à-vis des étrangers.
Le souffle de l'homme
57
Merca, petite soeur de Brava, par Gandershe : village
côtier noyé sous une palmeraie, ancien comptoir portu-
gais dont les ruines veillent sur la mer, j'emprunte les
plages rectilignes et désertes sur des kilomètres. Par
hasard, je tombe sur un groupe de pêcheurs ayant capturé
une énorme tortue de mer. Elle est là, imposante, retour-
née sur le sable blanc, en train de mourir, poussant une
plainte vaine. J'ai cru entendre le souffle d'un homme à
l'agonie.
La gigantesque carapace de l'animal, sur laquelle on
aura fixé celle, vernie, d'une langouste, agrémentée de
pastilles aux couleurs vives, finira comme souvenir sur les
murs de la villa d'un riche fonctionnaire ou de celle d'un
coopérant en mal d'exotisme. La chair sera vendue au
marché voisin à un bon prix car, selon la rumeur, elle
augmenterait la puissance sexuelle des messieurs. Com-
ment justifier un tel carnage ?
5.
Hargeysa
59
stration aérienne pour l'anniversaire de la révolution en
octobre 1983, parmi eux l'unique avion-école de l'aviation
somalienne), protégés d'une bâche et au nombre de six. Ils
me rappellent que je suis dans un pays en guerre, mais je
me demande s'ils peuvent prendre l'air et riposter à
l'ennemi : deux ou trois d'entre eux ont les roues dégon-
flées.
60
modérée, je n'ai pas cette impression d'être constamment
mouillé lorsque je sors d'un endroit frais. La végétation
est essentiellement épineuse et assez verdoyante. Les rues
sont parfois bordées d'arbres.
Les maisons basses, blanches, et les cabanes au toit de
tôle adoptent la même disposition qu'à Mogadiscio, et
abritent une vingtaine de milliers de personnes. L'hôtel
que je déniche possède un beau ventilateur dans la
chambre. Inutile en cette saison, il fait néanmoins grim-
per le prix de la chambre qui — comme dans tous les
hôtels somaliens — est par ailleurs complètement délabrée
mais presque impeccable sur le plan propreté. Après
quelques instants de calme, je me précipite dans les rues
pour découvrir la ville. Les échoppes proposent des
produits introuvables dans le reste du pays : cigarettes
étrangères hors de prix (Gitane ou Marlboro), mais aussi
du petit matériel électro-ménager. Ces produits provien-
nent de Djibouti, où les femmes de la région vont vendre
des productions artisanales (tabourets, couteaux) et sur-
tout de l'encens.
61
indispensables pour le « Peuple de Pount », comme on le
nommait alors.
La Somalie est l'un des plus grands exportateurs
d'encens : essentiellement à destination des pays du Golfe
et de la France pour son industrie de parfums. Il existe
deux sortes d'encens : l'encens femelle (mahaddi), qui a
une senteur douce et raffinée, et qui est récolté sur l'arbre
Boswellia Frereana (dgeggar en somali), qui s'accroche
aux rochers non par une racine mais par une semelle ; et
l'encens mâle (beiho), qui dégage une odeur forte et
puissante et qui provient de l'arbre Boswellia Chan
Dajiana (mohorr en somali). Quant à la myrrhe (malmal),
utilisée principalement en cosmétique et pharmacie, on la
récolte sur l'arbre Commiphora Playfair (didin).
62
Somalie : celui des pratiques païennes, celui des mystères
et des peurs collectives de l'homme.
63
« Oh HiicZ
Tout puissant
Suivant des sentiers tortueux,
Possesseur de chameaux,
Démon endormi
Sous l'arbre Meygaag
Porteur de guenilles,
Et de peaux de chèvres,
Va-t'en ! » (du corps de la malade)
Cela dure des heures et, pendant quelques instants,
intenses, l'hystérie collective est à son paroxysme : les
invités chantent, sautent sur place en tendant les bras vers
le ciel. La malade souffre, transpire. Si tout va bien, si le
guru s'y est bien pris, le Mingis doit déserter son corps.
Mais bien souvent, le Malin trouve alors asile dans un
autre corps, celui d'un être fragile, un enfant par exemple,
qui sera lui aussi « traité » par la suite. Et l'on voit
fréquemment des enfants porter autour du cou un collier
contenant — enfermés dans une petite bourse de cuir
cousu — quelques versets du Coran écrits sur un bout de
papier. La vertu thérapeutique de ce procédé est indénia-
ble, et de fait un traitement similaire est appliqué aux
moutons et aux chameaux souffrants.
Ainsi donc, en ville, les pratiques magiques côtoient la
médecine traditionnelle, rudimentaire, concurrencées tou-
tes deux depuis quelques années par la chimiothérapie et
la chirurgie — pratiquées avec peu de souci d'aseptie dans
les hôpitaux. A la campagne, en revanche, on utilise le
plus souvent des remèdes traditionnels, dont certains
laissent songeur : ablation de la luette ou coupe de
cheveux étudiée pour combattre les fièvres. Les pointes de
feu constituent la panacée, et sont administrées contre la
diarrhée, la tuberculose, ou toute autre infection. Il
semble qu'une fois que la médecine traditionnelle a
échoué pour guérir le (ou la) malade, le Somalien a
recours au médecin pour tenter d'enrayer le mal... souvent
64
bien avancé. Ainsi, étant donné le manque cruel de
médicaments et leur prix, il s'avère difficile pour les
patients de suivre le traitement prescrit, d'autant plus que
la notion de régularité échappe totalement aux nomades,
d'où l'impossibilité d'imposer des prises médicamenteuses
régulières. De plus, les installations médicales sont généra-
lement dans un état de délabrement avancé : matériel
radio en panne, absence d'oxygène ou de certains produits
essentiels, chambres aux rideaux sales et poussiéreux.
L'hôpital de la police, lui, s'avère en parfait état, et le
meilleur matériel lui est réservé.
Désirant rendre visite à une fillette accidentée, je
constate que les chambres, même si elles sont vastes et
claires, sont infestées de mouches qui viennent souiller les
plaies des malades. Les groupes de médecins que je croise
dans le couloir ne pourront trouver les antibiotiques dont
la petite fille aurait besoin pour prévenir l'infection de sa
sérieuse blessure à la tête. C'est un médecin belge qui
fournira les médicaments.
Depuis une quarantaine d'années, la coopération in-
ternationale a plus ou moins pris la médecine en main, du
moins dans la capitale. Et que ce soit grâce aux religieuses
italiennes, à la maternité ou aux médecins français de la
Caisse centrale des travailleurs, les progrès accomplis sont
à la mesure de la lenteur de ce pays et de ses moyens. La
mortalité infantile (accidents de naissance, coqueluches,
tuberculoses, infections diverses), les parasitoses attei-
gnent encore 50 % de la population nomade et affectent
toutes les populations des zones fluviales. La tuberculose
cause de gros dégâts un peu partout. De temps en temps,
le choléra montre le bout de son nez. Je ne veux pas
énumérer ici un à un les maux dont souffre la population,
car ils ne sont pas propres à la civilisation somalie, mais
se présentent bien souvent là où il y a situation de crise,
provoquée ici par la guerre et, plus simplement, par la
pauvreté.
65
La Somalie galbeed
66
teurs de Siyad Barre — où il semble avoir trente ans...
alors qu'il a dépassé les soixante-dix ! — et ceux où sont
peints naïvement des combats imaginaires contre l'en-
nemi, disposés dans les grandes villes par le F.L.S.O., qui
lutte aux côtés de Mogadiscio. Le Front de libération de la
Somalie occidentale (F.L.S.O.) revendique, lui aussi, des
attentats guerriers le long du front somalo-éthiopien.
Constituée d'éléments appartenant à l'armée ou y ayant
appartenu, cette organisation regroupe en fait une partie
des tribus qui occupaient jadis la Somalie galbeed, et qui
sont toujours fidèles au président Siyad Barre.
Les deux jeunes gens de dix-huit ans que je rencontre
fortuitement dans le hall d'un hôtel sont des soldats du
F.L.S.O. Après m'être présenté en tant que Français
travaillant à Mogadiscio, le contact a pu s'établir dans un
anglais sommaire. Avant que nous puissions échanger
quoi que ce soit, un plus ancien, surgi on ne sait d'où,
uniforme kaki et médailles sur le poitrail, est venu me les
enlever. Cette organisation, dont le siège est situé à côté
de l'hôtel Jubba dans la capitale, est très active dans le
domaine de la propagande anti-éthiopienne et dénonce
« les crimes » (actions de guérilla) commis contre les
populations du Nord-Ouest. Leur Q.G. est une grande et
belle villa ombragée, où entrent et sortent continuelle-
ment des hommes exclusivement. Ce mouvement est
encore un des outils du pouvoir qui concrétise ainsi la
« lutte populaire » contre l'ennemi héréditaire (l'Ethiopie)
auquel il s'oppose depuis de nombreuses années sans
succès éclatants.
Malgré ce qu'en dit le Somalien de la rue et le
black-out total des autorités à ce sujet, il existe une
opposition au régime du général Siyad Barre : composée,
comme nous l'avons vu, d'éléments armés par Addis, elle
constitue une opposition tribale à laquelle se trouve
confronté le pouvoir somalien. Mais c'est aussi un
67
mouvement de fond qui, exilé à l'étranger ou en résidence
surveillée quelque part sur le sol somalien, s'articule
autour des dirigeants d'hier, déchus par la révolution, et
de quelques intellectuels.
68
S.S.D.F. et le S.N.M. Les deux parties ont dénoncé de
concert l'impérialisme américain, et soutenu la « cause
juste et héroïque des peuples qui continuent à souffrir du
colonialisme et de ses organisations : A.N.C., SWAPO,
O.L.P., POLISARIO, F.M.N.L.F. (Philippines), etc., ainsi que
les révolutions populaires en lutte contre les machinations
et les agressions continuelles de l'impérialisme : Angola,
Mozambique, Libye, Afghanistan, Liban, Syrie, Kampu-
chea, Cuba et Nicaragua ».
Un coup sérieux a été porté en mai 1974 au régime
militaire de Siyad Barre par la défection du deuxième
secrétaire de l'ambassade de Somalie à Stockholm, lequel
a rejoint les rangs des opposants, organisés en Suède sous
l'égide de l'organisation HIMILO. Dans une lettre ouverte
publiée dans une revue d'opposition, Hassan Sheck Ali
Elmi a accusé et dénoncé les excès du général Siyad Barre
et des siens :
« Cent trente des deux cent dix employés des trente-
neuf ambassades somaliennes à travers le monde
appartiennent à la tribu de Siyad. Les membres de la
famille Siyad Barre et ses proches ont acheté vingt-
deux villas en Europe de l'Ouest et aux Etats-Unis. Les
huit villas de Washington ont coûté, chacune, deux
millions de dollars. L'ambassade de Somalie en Suède
est l'une des ambassades engagée activement dans
l'infiltration et les activités d'espionnage des mouve-
ments d'opposition somalis dans les pays scandina-
ves. »
S'il est certain que ces affirmations sont à prendre
avec un minimum de précautions, il est sûr aussi que le
dictateur utilise ses services secrets pour des missions
extérieures. Il faut en effet savoir que les équipages du
Boeing 727 des Somali-Airlines qui se rend à Francfort via
Le Caire sont eux-mêmes surveillés par des membres des
services de sécurité (N.S.S.), barbouzes qui font le voyage
dans l'appareil et à qui hôtesses, stewards et pilotes
69
demandent l'autorisation de quitter l'hôtel qui les héberge
entre le vol aller et le vol retour.
De plus, dans le même ordre d'idées, à leur retour
dans la mère patrie, les fonctionnaires somaliens ou
étudiants boursiers qui ont fait un long séjour à l'étran-
ger doivent subir une période de trois mois de réendoc-
trinement politique dans un camp militaire, cela afin
de reprogrammer socialement les déviants éventuels
qui auraient pu acquérir, à l'étranger, de mauvaises
habitudes.
« Tout contrôler » semble être la devise d'un pouvoir
qui, vis-à-vis de la religion, se trouve contraint d'agir avec
circonspection et pour qui islam et socialisme scientifique
ne sont pas forcément antinomiques. Cependant une mise
en garde contre toute tentative de sédition est adressée de
temps à autre aux religieux trop vindicatifs ou extrémis-
tes.
70
Cependant, inquiet de tout ce qui pourrait le déstabili-
ser, le gouvernement surveille de près ces trublions qui
s'opposent au matérialisme scientifique et qui prônent
tout de même un retour à des pratiques religieuses plus
orthodoxes : port du voile pour les femmes, séparation des
sexes à l'école, prohibition stricte de l'alcool... Ces thèmes
recueillent une audience remarquable auprès de certains
jeunes garçons qui, comme tout écolier somalien, fré-
quentent l'école coranique parallèlement à l'école publi-
que. Et c'est surtout dans les couches les plus populaires
que l'on accueille le plus favorablement ce genre de
thèses : crédulité, regain de mysticisme, ferveur religieuse
et traditionnelle, tout cela arrange bien les maîtres à
penser de l'islam somalien. Ainsi, peu avant le jeûne
purificateur du ramadan, la rumeur populaire a annoncé
la naissance, dans la capitale, d'une bête-monstre extraor-
dinaire car s'exprimant en somali, laquelle se mit à
annoncer la fin du monde imminente, sous un déluge de
pierres. Il est certain que, cette année-là, le jeûne a été
suivi avec une ferveur inhabituelle !
La résistance religieuse intérieure est le fait des
ulémas somaliens (Waddads), dont la plupart brillent plus
par leur ignorance en matière religieuse et leur vénalité,
que par leur érudition. Certains d'entre eux ont été
fonctionnarisés de fait, car de nombreuses mosquées sont
devenues la propriété de l'Etat somalien après la révolu-
tion. Ils n'ont pas pour autant adopté les thèses marxistes,
mais sont consultés de temps à autre pour certaines
décisions afin d'éviter toute rébellion populaire provoquée
par une mise à l'écart brutale de l'islam. De même, afin de
ménager les sensibilités, ou par souci de plaire et d'être
respectés, Siyad Barre et sa famille (principalement ses
frères) effectuent annuellement leur pèlerinage à La
Mecque.
Cependant, il y eut un incident grave lorsqu'en 1975,
dix Waddads (religieux) furent passés par les armes, et
71
vingt-cinq autres comparurent devant la Cour de sûreté
de l'Etat, pour avoir distribué des tracts et exhorté les
fidèles (lors de la prière du vendredi) à s'opposer à la
nouvelle « loi de la famille » qui remettait en cause la
tradition écrite islamique (Sunna) sur certains points :
héritages à parts égales entre femmes et hommes, répu-
diations soumises à un tribunal civil, interdiction de la
polygamie, etc.
Mais en fait, l'islam, tel qu'il est pratiqué en Somalie,
est beaucoup plus paisible et moins rigoriste que celui
pratiqué dans de nombreux autres pays : Maghreb,
Egypte, péninsule Arabique notamment. Et il est vrai
aussi que les enfants de la révolution sont beaucoup
moins sensibles que leurs aînés ou leurs cadets aux
révélations faites au Prophète et à tout ce que les hommes
ont jugé bon d'interpréter. En aucun cas donc un
mouvement religieux ne saurait constituer une force
politique suffisamment pressante pour renverser l'actuel
président et jeter Marx et Lénine aux oubliettes.
Un centre d'agitation
72
Moi : « Voudrais-tu que cela change, qu'il y ait un
autre président ? »
Lui : « Non, pourquoi ? Ce serait pareil avec le nou-
veau. »
Moi : « Mais s'il y avait une démocratie ? Une façon de
gouverner choisie par tout le monde ? »
Lui : « ??? »
Moi : « Mais les élections, quand même ? »
Lui : « On ne peut pas pour l'instant. »
Moi : « Pourquoi ? »
Lui : « Ce n'est pas facile ! »
En effet, ce n'est pas facile d'imaginer un pays où l'on
ne peut même pas dire à son voisin que le président est
un salaud sans craindre de voir la milice en armes
encercler le quartier.
Défoncés à la colle
73
Et même si chacun s'accorde à prédire, voire souhai-
ter la chute du régime, la pression sociale est si forte
qu'elle efface toute velléité de lutte. Chacun a réellement
peur de finir en prison pour s'être opposé à une politique
qui lui échappe.
6.
La canonnière
75
vaque à des occupations plus discrètes...) et travaille donc
à Mogadiscio, et moi.
Une hôtesse s'occupe de nous et, devant moi, dans le
poste de pilotage, les deux pilotes et le mécanicien
s'affairent. J'observe l'équipage et m'inquiète des allées et
venues du mécanicien entre l'avant et l'arrière. Dans la
soute, il enlève des valises, remue des cartons, et repasse
devant moi en cachant maladroitement une énorme botte
de khât, elle-même dissimulée dans une non moins
énorme enveloppe portant l'en-tête des Somali-Airlines.
Je comprends : ce khât provient de Djibouti, tout
comme l'avion qui assure la liaison hebdomadaire entre
les deux capitales. J'imagine que mes pilotes sont en train
de mâcher tranquillement l'herbe, et qu'ils feront le
ménage avant de se poser à Mogadiscio. J'imagine aussi
qu'ils revendront deux à trois mille shillings pièce (en
1983, la même qualité aurait coûté quatre-vingts shillings)
les bottes qu'ils ont cachées dans leurs bagages. Ils ne
seront pas fouillés car le vol est un vol national, donc pas
de contrôle douanier.
Un fait de société
76
capitale, il était courant de croiser des zombies aux yeux
écarquillés, la joue gauche bosselée, et la main droite
pleine de feuilles vertes, feuilles qui, pour , la plupart,
provenaient du Nord-Kenya et de l'Est éthiopien par
Toyota entières. C'est ce phénomène (source de fuite de
devises) qui aurait incité le gouvernement à légiférer et à
mettre définitivement au ban la consommation du khât.
Il faut néanmoins préciser que, parmi la population
citadine, cette plante faisait des ravages. Non qu'elle soit
néfaste, mais elle engendre une apathie générale qui se
développe après que l'effet de veille s'est dissipé. De plus,
l'habitude de mâcher se pratiquant de nuit, une bonne
partie des consommateurs se sentent peu prêts, le lende-
main, à regagner leur bureau dans l'enthousiasme. Par
conséquent, l'absentéisme dans l'administration et les
services publics croissait, pour cause de khât. Depuis sa
mise au ban, il est certain que l'absentéisme a diminué
dans les services, mais il est toujours inutile d'entrepren-
dre une démarche avant 9 h 30 ou après 11 h 30.
Dans les pays voisins, la consommation du khât est
tolérée : Kenya, Ethiopie, Djibouti, république arabe du
Yémen. A Djibouti, où rien de vert ne pousse, c'est un
avion quotidien (Boeing 737 d'Air-Djibouti) qui apporte
spécialement ce khât d'Ethiopie (plusieurs tonnes par
jour). Par ailleurs, une rumeur circule à Mogadiscio,
affirmant que certains commerçants proches de Siyad
auraient obtenu une licence d'importation de ce produit.
Hassan
77
boue chargés de détritus divers qui dévalent les artères à
la grande joie des enfants qui s'y vautrent avec délecta-
tion. Faute d'égouts, tout endroit creux se transforme
rapidement en marigot où ce mélange nauséabond
macère pendant des semaines.
78
ses guerres outre-mer. A ce titre, Hassan a été incorporé
comme chauffeur sur une canonnière qui naviguait sur
un fleuve en Indochine, actuel Viêt-nam. Tous les marins
de soute, m'a-t-on dit, étaient somalis ; les officiers et les
soldats, français. Le navire portait donc le nom de La
Somalienne, et écumait le fleuve pendant les troubles.
Tous ces gens ont été démobilisés en France après la
défaite de Dien Bien Phu en 1954, mais les chauffeurs ont
alors acquis la nationalité française, à titre de remercie-
ments. Hassan a même eu droit à une maigre pension, et
subsiste aujourd'hui grâce à une affaire qui lui assure le
minimum.
79
Le 24 mars 1975, Jean Gueury, ambassadeur de
France en Somalie, était enlevé à la sortie de la messe à
Mogadiscio par le F.L.C.S. qui réclamait, en échange, la
liberté pour deux prisonniers politiques emprisonnés en
France (pour activités illégales dans le T.F.A.I.) et cent
mille francs en or déposés à Aden (Yémen démocratique).
Le diplomate fut libéré plus tard, après force négociations,
et la Somalie accusée de complicité.
Une certaine collusion entre F.L.C.S. et république de
Somalie a pu être établie lors de l'incident de Layoda le
3 février 1976, au cours duquel un commando de l'organi-
sation prenait en otage un car d'enfants de militaires
français en plein Djibouti. L'autobus gagnait peu après la
frontière somalienne et stoppait à quelques mètres du
poste de police somalien. Vers quinze heures, le génie
stratégique français passait à l'attaque, capitaine Barril en
tête, assisté de commandos de la légion étrangère et de
l'infanterie de marine, stationnés dans la région. Les
voleurs d'enfants se réfugiaient alors derrière le poste de
police où, avec l'aide d'éléments somaliens, ils ripostaient
aux tirs. Le bilan fut lourd : un enfant tué et plusieurs
autres blessés (par balles somaliennes, selon l'enquête
administrative française) ; six policiers somaliens ainsi
que les quatre membres du commando tués également ;
un officier français blessé et un jeune garçon gardé
comme otage et dirigé vers Hargeysa. Les revendications
du commando étaient claires : annulation du référendum
pour l'autodétermination du territoire français des Afars
et des Issas, libération des prisonniers politiques, indépen-
dance immédiate du territoire.
Il est, je crois, nécessaire de situer l'événement dans la
réalité djiboutienne du moment, où les populations soma-
lies étaient l'objet de mesures discriminatoires :
— reconnaissance d'un seul mouvement de libération
légal, avec à sa tête Hassan Gouled Aptidon (l'actuel
président) ;
80
— mise en place par Paris d'un personnage fantoche
pour organiser l'accession à l'indépendance : Ali
Aref (contre qui une tentative d'attentat échoua le
lendemain de l'affaire de Layoda) ;
— refoulements quotidiens en Somalie (à Layoda,
justement) des Somalis sans papiers présents à
Djibouti ;
— expulsion de deux mille dockers somalis de l'en-
ceinte portuaire ;
— opérations nocturnes de la police et de l'armée dans
les quartiers populaires de Djibouti ;
81
caines, rien ne permit d'affirmer que Mitterrand eut cédé
sur le plan de l'aide militaire. Les premiers contacts entre
gouvernements français et somalien avaient eu lieu en
1981 avec la visite de Guy Penne, conseiller du président
pour les Affaires africaines, qui s'était rendu à Mogadiscio
au moment où Frédéric Mitterrand bouclait le tournage
de son film : Lettres d'amour en Somalie.
Depuis, les contacts se sont maintenus par les voyages
de routine d'attachés militaires en provenance de Djibouti,
mais aussi par la visite annuelle d'un navire de guerre
français dans le port de Mogadiscio.
La politique extérieure somalienne, confiée à un
proche du président : son demi-frère très exactement
(Abdirahman Jama Barre), semble désormais consister
essentiellement en la recherche d'armes ou de crédits
militaires, et d'abord auprès de l'ennemi d'hier : l'Italie.
82
Dons italiens
ANNÉE MONTANT
(en millions de dollars US)
1981 271
1982 145
1983 124
1984 70
1985 (six premiers mois) 33
83
président somalien va quérir ailleurs ce que l'Occident ne
peut lui fournir. C'est ainsi que des rapprochements très
inattendus se sont opérés en 1984 et 1985.
84
Afin de maintenir un approvisionnement en matériel
militaire, Mogadiscio s'adresse aux pays susceptibles de
posséder ou de construire du matériel soviétique : Libye,
Egypte, Inde, Yémen... pays que l'on peut considérer
comme non alignés et non communistes.
Les liens récents avec Pretoria permettront, eux, de
recueillir un jour (si ce n'est pas déjà fait) des fonds en
échange d'un transit par le port de Mogadiscio de biens et
de matériels dont a besoin l'apartheid pour survivre, mais
qui ne peuvent être achetés par les Sud-Africains en
raison du boycott économique imposé par certaines
nations européennes. Rappelons-nous en effet le mysté-
rieux détour des armes de construction soviétique desti-
nées à la guérilla soutenue par Pretoria en lutte contre le
régime mozambicain (armes achetées en Bulgarie depuis
la France par un intermédiaire pour l'Afrique du Sud) : le
navire effectua un grand nombre d'escales étranges, pour
finalement débarquer les armes dans le port de Durban,
alors qu'elles auraient dû être livrées ailleurs.
Les nations occidentales ayant lâché les racistes sur le
plan économique, elles pourront néanmoins continuer à
leur fournir, grâce à ce procédé, biens ou matériels qui,
d'une façon ou d'une autre, sont destinés à opprimer la
population noire.
Non contente d'opprimer ses citoyens, la Somalie
consent à s'allier, par intérêt financier, à un régime dont
les moyens d'existence reposent sur la discrimination
raciale. A ce jour, seuls deux pays africains ont accepté un
tel marché : la Somalie et le Cap-Vert, qui sert d'escale
aux avions de ligne sud-africains en provenance d'Europe.
Cette démarche innommable reflète un des aspects de
l'insaisissable volonté politique de ce régime.
85
Les relations avec le monde arabe
86
privilégiés des Somaliens. Depuis les conflits dans le golfe
Persique, les contacts entre les deux pays tendent à
s'estomper, l'Irak s'avérant confronté à d'énormes pro-
blèmes intérieurs. Cependant, l'Etat somalien conserve
avec les pays de la péninsule Arabique d'excellentes
relations. N'oublions pas que le royaume wahabite est un
important bailleur de fonds, que ce soit directement ou
par l'intermédiaire des organismes financiers dits islami-
ques : Banque islamique de développement, etc. D'ailleurs,
les lignes aériennes somaliennes se rendent à Djeddah, à
Abu Dhabi, à La Mecque aussi, en période de pèlerinage.
A Mogadiscio, les Saoudiens entretiennent une im-
mense ambassade, quotidiennement prise d'assaut par les
candidats à l'émigration vers le Golfe. Une foule de
personnes fait la queue en tâchant d'esquiver les coups de
fouet des policiers plutôt submergés qui encadrent le
quartier. L'obtention d'un visa est complexe, car il faut
posséder une lettre d'accréditation. Cependant, moyen-
nant trois mille shillings (trois mois de salaire d'un
fonctionnaire), il est possible d'en acquérir un au marché
noir. Généralement, ceux-ci sont délivrés pour une durée
très brève, afin d'éviter une trop forte immigration (deux
semaines). Il faut en effet considérer, avec le marché noir
du shilling, que le salaire d'un employé de maison en
Arabie est près de dix fois supérieur à celui d'un emploi
similaire en Somalie, d'où l'attrait que ces gains sont
susceptibles de provoquer.
Malheureusement, la délégation saoudienne jouit
d'une influence indéniable et en use (et en abuse) afin
d'en tirer certains privilèges. Ainsi, certains Saoudiens
ont-il obtenu le droit de chasser, alors que cette pratique
est totalement prohibée dans tout le pays. Sont invités à
ces parties de chasse Allemands, Français et Italiens,
diplomates ou non !
87
La recherche d'une identité
88
par rapport à son appartenance à une ethnie et à une
culture qui, selon lui, prennent le pas sur les autres. De
plus, les dirigeants somaliens sont confrontés à un isole-
ment linguistique dans l'Afrique qui utilise le plus sou-
vent l'anglais ou le français. Ainsi, lors des différentes
conférences africaines, les Somaliens — qui, pour la
plupart, parlent anglais — ont bien du mal à comprendre
lorsqu'on y parle français. Lorsque Léopold Senghor vint
en Somalie en 1983 et 1984 pour diverses conférences
devant l'Assemblée populaire, le ministre des Affaires
étrangères somalien eut grand-peine à trouver un inter-
prète suffisamment compétent. Les étudiants de la section
française de l'Université nationale, ouverte en 1980, ne
sont pas encore en mesure de saisir les subtilités de
langue d'un agrégé de français, ni d'exprimer celles de la
langue somalienne.
89
Les tractations habituelles dans ce type d'affaire
commencèrent et, au cours de la nuit, un commando
antiterroriste ouest-allemand (le GSG9) se posa discrète-
ment de l'autre côté de la piste. L'assaut fut donné le
18 octobre à 23 h 12, avec l'accord et le soutien des
autorités somaliennes, puis, on releva les morts chez les
passagers et les pirates. La photographie de la survivante
du commando formant le V de la victoire, la main
ensanglantée, est restée dans nos mémoires. C'est au
cours de la même nuit que, dans les quartiers de haute
sécurité de la prison de Stammheim, les détenus Baader,
Ensslin et Raspe (membres de la R.A.F.) furent retrouvés
morts : suicidés. Par qui ?
Même si la Somalie accueille sur son sol et finance des
mouvements de libération en lutte contre l'impéria-
lisme — F.L.E. et O.L.P. — on comprend mal comment
Mogadiscio mène, à sa manière, la lutte anti-impérialiste :
en permettant à la police allemande d'opérer sur son
territoire ou, mieux encore, en lui confiant, par la suite,
l'encadrement de sa propre police ?
90
n'y croient plus guère et ne restent que pour affirmer leur
présence face au socialisme éthiopien et pour garder un
oeil sur la mer Rouge. Quant au monde arabe, seule
l'Arabie saoudite reste un interlocuteur privilégié des
Somaliens. Finances obligent... Jusqu'à quand ?
DEUXIÈME
PARTIE
95
donc lutter contre la tentative de déstabilisation (intégra-
tion à un bloc arabo-africain socialiste) de la Somalie
provoquée par les Soviétiques « parce qu'ils veulent instal-
ler à Mogadiscio un régime à leur dévotion, comme celui
de Mengistu à Addis-Ababa, et fédérer l'ensemble de
l'Afrique orientale sous leur égide ». En effet, l'U.R.S.S.
proposait en 1977 à l'Ethiopie, à la Somalie et au Yémen,
de fonder une Fédération de l'Est africain.
Au lendemain de l'expulsion des Soviétiques en no-
vembre 1977, l'état d'urgence fut proclamé, le Conseil
suprême de la Révolution rétabli (après sa dissolution en
1976), et la prééminence de l'armée réaffirmée. Forts de
leur armée (la plus importante de la région, à l'époque),
les Somaliens se lancèrent dans une guerre qui, au début
de 1978, s'acheva par une défaite, infligée par l'armée
éthiopienne assistée de milliers d'éléments cubains et de
quelques conseillers soviétiques.
96
les autorités somaliennes alors démunies. Il faut préciser
que ces populations n'avaient pas ou peu de sentiment
nationaliste, et qu'elles avaient toujours historiquement
occupé cette région pastorale, traversant les limites admi-
nistratives des deux Etats dans tous les sens, au gré des
saisons. Il semble aussi certain qu'elles avaient choisi de
venir en Somalie car les Soviétiques venaient d'en être
expulsés, et que les nomades redoutaient la naissance
d'un stalinisme pur et dur en Ethiopie.
97
la farine, du sucre, de l'huile estampillés « Donné par... »
ou « Ne peut être vendu ». Mais si l'on sait qu'un fonction-
naire gagne environ 1 000 shillings et en dépense pour
nourrir sa famille, nombreuse certes, environ 150 par jour
(80 FF au taux officiel), on comprend qu'il lui faut cher-
cher ailleurs d'autres sources de revenus, ne serait-ce que
pour s'alimenter quotidiennement.
98
population présente dans les camps somaliens meurt de
faim. En fait l'amalgame avec la situation éthiopienne
conduit souvent à ces erreurs. Ces gens, nomades à 90 %,
sont en fait privés de leur liberté et de certains de leurs
droits : une nationalité ; bien qu'ils n'en revendiquent pas.
Mais surtout ils souffrent des privations et de la misère
infligées par cette guerre. La malnutrition cause des
dégâts tandis que les dons de nourriture arrivent et sont
en partie distribués, en partie revendus sur les marchés
du camp. La situation sanitaire est, elle, précaire, comme
elle l'est dans des lieux qui connaissent un afflux soudain
et massif de populations en fuite. Le gros problème
semble être celui de l'eau qui en zone semi-désertique
maintient la vie, or le long du fleuve Jubba, elle engendre
aussi parasitoses, paludisme, et dysenteries d'une façon
chronique.
Le soir, ces camps, où brillent mille minuscules feux
discrets, s'apaisent, et les bruits d'animaux montés du
bush voisin courent dans les toiles. C'est aussi à cette
heure que l'armée rafle à l'aide de la milice, parmi les
jeunes qui courent moins vite que leurs Toyota. Tout cela
au vu et au su des Occidentaux présents et qui jusque-là
se sont tus. Cette tyrannie s'ajoute au poids des souffran-
ces, et au poids des difficultés engendrées par la corrup-
tion de l'administration et le silence des organismes d'aide
internationale, accrochés à leur moyen d'existence : le
marché de la misère. Ce n'est certes pas toujours le cas,
mais le cacher constituerait une imposture de plus.
99
les diplomates étrangers et les Somaliens les plus fortu-
nés, envahissent les plages situées au sud de la ville, tandis
que les simples citadins se baignent au Lido: requins et
ordures garantis. Le vendredi, des nuées de véhicules
tout-terrain (fournis par les organismes et estampillés
U.N.H.C.R.) sillonnent les dunes et viennent se planter au
ras de l'océan. On assiste alors à une débauche de luxe : de
mini-campements sont installés pour la journée, les
barbecues sont allumés et les caisses de bière rapidement
vidées sous l'oeil goguenard d'un nomade qui, sorti des
dunes, n'en croit pas ses yeux. Une fois tout le monde
parti, l'homme se constituera un trésor de boîtes de bière
vides, glanera les restes des repas, puis disparaîtra dans le
soleil rouge.
Un ancien ambassadeur de France en poste à Moga-
discio écrit : « Le pullulement des experts de toutes discipli-
nes et de toutes nationalités ainsi que la durée de leurs
travaux tendraient à laisser supposer que l'assistance est
devenue une fin en soi pour la plus grande prospérité des
experts qui la distribuent. »
100
Croix-Rouge, ou le Croissant-Rouge, ne sont pas là uni-
quement pour trouver une issue rapide au problème
somalien, mais aussi pour faire du prosélytisme religieux
(baptistes, adventistes, mormons, protestants et catholi-
ques) ou bien pour réaliser de substantiels bénéfices en
omettant de redistribuer les subventions allouées.
101
fallait se défaire selon le même journaliste car elle est le
fruit d'une insidieuse propagande savamment orchestrée
par Moscou. Quant à la question d'aider ou de ne pas
aider, elle restera sans réponse, même si M.S.F. sait,
lorsqu'il le veut, vanter l'action de mouvements de gué-
rilla, tels que ceux d'Afghanistan. Ce qu'il omet de dire,
c'est que ces mouvements sont le vecteur d'un islam
dur — ce qui est le moins important — mais défendent des
valeurs inacceptables : un système de répartition des
terres d'inspiration féodale, une oligarchie religieuse, aux
pouvoirs immenses, et la mise en esclavage absolu de
toute la population féminine.
Concernant d'autres faits étranges en Somalie, rele-
vons la mort d'un ethnologue de l'U.S.A.I.D. en 1983 près
de Giohar, une balle entre les omoplates. La tragique
coïncidence veut qu'il ait été en même temps qu'ethnolo-
gue, sergent de l'U.S. Army.
De plus, Caritas, organisme catholique, ne regarde pas
à la dépense, et alloue à son chef de mission en Somalie
un véhicule tout-terrain de marque allemande dont le prix
dépasse 20 000 US $, soit près de 200 000 de nos francs. La
charité n'a pas de prix... Amen. Les responsables de tous
ces organismes qui veulent travailler en Somalie ne
pourront jamais justifier leur faiblesse face au rançonne-
ment imposé par les autorités locales et centrales soma-
liennes : en 1983, le C.E.A.R. versait 30 000 shillings afin de
travailler tranquillement. Certains cadres des ministères
de la Santé, de l'Agriculture, ou du N.R.C. — organisme
étatique de gestion des personnels et de l'aide aux réfu-
giés, très lié au N.S.S. et passablement corrompu —, du
N.S.S. ou de l'armée touchent des subsides en argent ou
en nature : véhicules, carburant, etc., afin de faciliter
l'installation et la tâche des organisations les moins
tatillonnes et les plus motivées. C'est donc au prix de
bakchichs que 1'« industrie du sous-développement » peut
impunément sévir, ici ou ailleurs.
102
L'état de dépendance
103
Les entreprises qui construiront ce barrage importe-
ront toutes les matières premières : ciment, métal, bois,
une bonne partie de la main-d'oeuvre qualifiée, et s'empli-
ront les poches en décrochant le contrat, laissant aux
Somaliens un rôle passif de spectateurs, de grapilleurs
dans le meilleur des cas. L'état de dépendance, c'est dans
ce cas contraindre la population locale à utiliser une
technique qu'elle ne maîtrise pas (ce type d'irrigation)
pour une activité qu'elle ne pratique pas traditionnelle-
ment (l'agriculture). Il serait certainement plus judicieux
de financer des projets de développement de cultures
vivrières irriguées en zone humide, et d'organiser im petit
élevage et une éducation sanitaire et nutritionnelle en
zone sèche.
Rembourser la dette
104
gonflable, il sera peut-être utilisé pour le ski nautique
dans une oasis en crue !
105
Le N.S.S.
106
prendre des photos, de me rendre discrètement là où je
veux, et expose au danger les Somaliens que j'invite à
mon domicile, vu mon statut de suspect.
Ainsi, un jour, une étudiante a-t-elle été enlevée sous
mes yeux par une équipe de jeunes munis de gourdins et
armés, et cela parce que nous tentions de rejoindre avec
d'autres amis mon domicile après avoir dîné au restau-
rant. Selon moi, rien n'aurait dû se passer si quelqu'un ne
nous avait dénoncés au restaurant. Cette fâcheuse habi-
tude ne sera malheureusement pas un fait isolé.
107
Farah Musa Mata, tous arrêtés le 9 juin 1982 et accusés de
mettre en danger la sécurité de l'Etat. Suleiman Nuh Ali,
arrêté le 12 septembre 1982 pour activités contre-révolu-
tionnaires, Abdi Ismail Yuin, arrêté en mars 1982 à
Hargeysa en compagnie de vingt autres personnes, puis,
en septembre 1985, Abdullahi Bogor Moisse, juge, Yasuh
Haji Wasane, médecin, Arab Isse, commerçant, et bien
d'autres encore, depuis seize ans...
108
« pionniers » (jeunes garçons), les « fleurs de la révolution »
(jeunes filles), mais surtout la milice, pour diffuser sa
politique et opprimer plus encore. C'est d'ailleurs toujours
la milice que l'on trouve en tête des défilés lors des
manifestations dites populaires et spontanées, la milice
qui encadre des femmes, pour la plupart, et les invite à
scander des slogans défendant telle ou telle action gou-
vernementale. Ainsi, lors de la proclamation de la loi
interdisant l'usage du khât, des milliers de femmes, de
lycéens et d'étudiants, ont défilé « spontanément » pour
soutenir la décision du gouvernement. Les vraies manifes-
tations sont sauvagement réprimées, et ces lycéens qui
protestaient contre les mauvaises conditions d'études
(manque de professeurs et de matériel) ont été pour la
plupart (quelques centaines) arrêtés, contraints de procé-
der aux réparations, puis expédiés dans un camp de
rééducation.
Ces méthodes coercitives prennent parfois des formes
beaucoup plus violentes et, lors d'un différend entre
tribus dans le nord du pays en février 1985, où l'armée
avait été envoyée pour calmer les esprits, tout se termina
par une fusillade, les tribus s'unissant soudain face aux
tirs des soldats. Bilan • cent vingt tués, côté militaire ; de
l'autre, aucune information. En 1987, l'armée tira à
nouveau sur la population d'Hargeysa en émeute ; l'état
de siège fut immédiatement proclamé dans la région et
des renforts dépêchés sur place. Quelques jours plus tard,
une équipe soignante de Médecins Sans Frontières fut
enlevée au camp voisin de Tug Wajale. Acte de représail-
les de la part d'une opposition (S.N.M.) qui entendait ne
pas rester les bras croisés ? Ou, comme on l'a dit à
l'époque, nécessité de se faire connaître ?
2.
La femme somalienne
Canaab
111
voudrais d'abord montrer comment elle sert de support à
toute l'activité économique, avant d'exposer les types de
brimades dont elle est l'objet.
Même si la loi islamique qui est pratiquée en Somalie
(sunna, inspirée de la vie du Prophète) a établi une société
de type patriarcal, avec la soumission constante de tous
les membres de la famille à l'autorité paternelle, ce sont
en fait les femmes qui, en Somalie, sont le moteur et le
carburant de l'économie traditionnelle. En effet, si nous
retraçons l'existence, depuis sa naissance, d'une femme
issue d'un milieu type -. nomade, par exemple —, on
constate que, dès que la petite fille a atteint trois ou
quatre ans, sa mère ou ses grandes sœurs lui confient des
tâches ménagères faciles : surveillance du dernier-né,
entretien intérieur du guri, vaisselle, etc. C'est lorsque
cette fillette aura atteint une huitaine d'années, c'est-à-dire
l'âge où elle subit les mutilations sexuelles les plus
horribles — excision et infibulation — qu'elle se verra
confier des activités où sa force et sa résistance physiques
seront mises à l'épreuve : aller chercher de l'eau et du bois
(souvent vingt kilomètres, parfois même plus, par jour),
préparer les repas, s'occuper des plus petits, garder les
troupeaux non nobles (chèvres et moutons, principale-
ment).
On rencontre partout le long des pistes des fillettes
portant sur leurs épaules des cruches d'eau, ou croulant
sous des chargements divers. Celles-ci ont toujours le
sourire au bord des lèvres, malgré le peu de temps qui
leur est imparti pour les jeux, et sont fortement éveillées
et indépendantes. Entreprendre une petite conversation
avec elles est aisé, car elles ne sont pas farouches, s'il n'y
a pas d'adultes — d'hommes surtout — à l'horizon. Celle
que je rencontre s'appelle Canaab (« raisin » en arabe). Elle
a dix ans et habite quelque part dans le bush épineux. A
l'instant même, ses parents nomades doivent être occupés
à d'autres tâches, et elle est partie, avec ses soeurs,
chercher l'eau au puits éloigné de deux heures de marche
112
sur une piste ensablée qui serpente entre les arbres.
Jusqu'à quatorze ou quinze ans, c'est-à-dire jusqu'au
moment où son père lui choisira un mari parmi ses
proches, Canaab n'aura d'autre choix que d'aller et venir
continuellement sur le sable brûlant des pistes, songeant
peut-être à d'autres jeux pleins de gaieté et de liberté.
La loi de la famille
113
l'approvisionnement en eau et en nourriture, de la vente
sur les marchés locaux du lait des chèvres ou des
chamelles, de l'éducation des enfants, de la préparation
des repas, etc.
Pour la remercier de son dévouement, l'époux qui se
charge d'entretenir et de surveiller le troupeau noble — les
chameaux — organise, à chaque naissance d'un enfant
mâle, une fête au cours de laquelle les femmes de la
famille prépareront des mets pendant toute une journée,
serviront les hommes, puis se contenteront de manger ce
qu'ils auront bien voulu leur laisser.
Voilà donc comment la femme constitue le support
économique de sa famille èt de sa belle-famille, en
apportant sa dot, en mettant au monde des enfants qui
représentent, eux aussi, une force de travail non négligea-
ble, et en fournissant, du lever au coucher du soleil, un
travail diversifié et considérable — méprisé par les hom-
mes, bien sûr —, de surcroît non rémunéré.
La femme et le Coran
114
— le divorce se pratique à la demande du mari, mais
une femme peut l'obtenir de son chef en cas
d'impuissance de l'époux ou de mauvais traite-
ments subis ;
— la femme hérite entre 1/8e et 1/16e de la propriété de
son mari, au décès de celui-ci ; le reste est partagé
entre les enfants mâles ;
— en cas de décès, il est conseillé de marier la veuve à
l'un de ses beaux-frères ou à l'un des oncles de son
défunt mari ;
— l'homme musulman peut épouser des femmes de
religion musulmane, mais aussi celles de religion
judaïque ou chrétienne ; une femme musulmane ne
peut convoler qu'avec un musulman.
Ces préceptes sacrés, car inspirés de la vie du Pro-
phète, conduisent en fait à tous les abus : la femme est
reléguée au rang d'être inférieur dans la bourgeoisie, et au
rang d'esclave dans les milieux défavorisés. Ainsi, en
Arabie saoudite, la peine encourue pour le meurtre d'une
femme est moitié moindre que celle encourue pour le
meurtre d'un homme (ici, la notion de sexe tend à
disparaître). A Mogadiscio, en février 1986, une femme a
été fusillée pour avoir assassiné son mari qu'elle avait
surpris en train de commettre un adultère
Il y a en Somalie ce que j'appelle une tentative de
libération de la femme, mise en place officiellement par le
législateur, avec la promulgation, en 1975, de la « loi de la
famille », où la coutume est parfois sérieusement bouscu-
lée (provoquant des réactions parmi les intégristes), ainsi
l'article 58 :
« Hommes et femmes héritent en proportions égales.
La polygamie est interdite (bien que pratiquée), la
répudiation de l'épouse par son mari est soumise à
l'accord d'un tribunal civil (avan4 il fallait l'accord
unique des religieux) et l'avortement légalisé dans
certains cas. »
115
Au lendemain de la révolution, on entendait même les
choses suivantes : « Nos hommes et nos femmes sont égaux
(...), le foyer doit être libéré, les femmes doivent être
émancipées, les enfants affranchis (...). » (Discours de Siyad
Barre lors du troisième anniversaire de la révolution.)
En fait, dans la pratique quotidienne des villes et des
campagnes, c'est la tradition islamique qui prévaut dans
tous les cas. Certes, il est possible d'observer de notables
progrès dans la capitale où les femmes conduisent des
véhicules, sortent seules, ont accès à l'université, peuvent
« profiter » de la mixité dans les lieux publics (cinémas,
théâtres, réunions, etc.) et sont quelquefois à la tête
d'entreprises privées ou d'organismes d'Etat. Mais cette
loi vient buter contre les mentalités des couches populai-
res et des musulmans bon teint, qui se réfugient derrière
leurs interprétations diverses des Livres saints.
116
buées, on assiste à des complications, telles qu'hémorra-
gies, rétention d'urine, abcès, infections diverses, blessu-
res, tétanos, sans parler du choc psychologique....
117
(période pendant laquelle la femme est considérée comme
impure). Les femmes les plus « modernes » font exciser
leurs filles à l'hôpital, ou par une amie infirmière, ou — ce
qui s'avère rare mais encore possible — les en dispensent.
Mais alors, le poids de la famille qui veut perpétuer la
tradition est si fort qu'elles devront s'y résoudre tôt ou
tard, à moins de ne jamais laisser la fillette seule avec une
matrone obéissant aux ordres de la grand-mère !
Il est à présent plus aisé de saisir comment les
hommes, voulant affirmer leur virilité et imposer la
soumission à leur volonté, ont imposé aux femmes ce
genre de mutilations, auxquelles les femmes elles-mêmes
n'ont pas le loisir d'opposer de résistance. Il existe cepen-
dant à Mogadiscio une section féminine du Conseil
supérieur de la Révolution, ainsi qu'un secrétariat d'Etat à
la Condition féminine, où ces pratiques sont dénoncées.
Avant que l'excision et l'infibulation ne soient totale-
ment éradiquées, peut-être faudra-t-il que les femmes
somaliennes organisent des campagnes d'information sur
les mutilations, leurs dangers et l'idéologie masculine et
virile qu'elles masquent. En clamant haut et fort leur
volonté d'établir une législation, les femmes pourront
imposer la condamnation totale de ces pratiques, et
peuvent dès maintenant trouver un consensus dans lequel
il est clairement établi que tout être humain est libre de
disposer de son propre corps.
Mais le travail doit aussi s'orienter vers les religieux
qui, eux, savent que ces pratiques ne sont pas islamiques
mais n'ont jamais formulé la moindre condamnation à
leur sujet. Il ne faut pourtant pas oublier que ce sont,
avant tout, des hommes... Grâce à leur pouvoir énorme
sur la population, ils pourraient, en dénonçant les mutila-
tions sexuelles, les faire disparaître à jamais.
«Nous, femmes des pays arabes, nous savons que
nous subissons encore l'esclavage, mais nous savons
aussi
118
que celui-ci n'est pas lié au fait que nous soyons
orientales ou arabes, ou que nous fassions partie des
sociétés islamiques, mais d'un système patriarcal. La
seule façon de nous libérer, c'est de nous débarrasser
de ce système. Les femmes n'accéderont jamais à
l'émancipation si elles ne parviennent pas à s'organi-
ser en un front politique assez puissant conscient et
dynamique, pour réellement représenter la moitié de
la société. Elles n'ont pas su constituer ce front pour
imposer leurs droits, et c'est à mon avis la véritable
raison pour laquelle les femmes n'ont pas su s'éman-
ciper totalemeni même dans les pays socialistes. »
Naoual el Saadaoui,
médecin-psychiatre,
Le Caire, 1977.
119
lycéennes vêtues d'un uniforme — d'un pantalon kaki et
d'une chemise blanche, on pourrait penser un instant
qu'elles ont pu se libérer du joug des hommes...
Beaucoup de jeunes filles m'ont affirmé qu'elles
avaient un petit ami, mais qu'en aucun cas la famille ne
devait apprendre cette liaison secrète, sous peine de
sanctions et de punitions. Pour envisager un mariage,
seule issue affective possible, il faut d'abord obtenir
l'assentiment parental, en prenant soin de ne pas choquer
par une conduite trop libre. Le père reste le censeur des
moeurs de ses filles et peut, s'il le désire, décider de leur
union avec tel ou tel.
La thèse officielle
120
dans certains thèmes des milieux conservateurs en Eu-
rope ou en France, considérant que la femme est un être
faible qui ne peut accéder à l'autonomie que par la
famille, et développer son intelligence qu'à travers les
sentiments maternels. Et l'hypocrisie intellectuelle conti-
nuera donc, au nom de l'islam, à soumettre les femmes à
leur mari et à leur famille. D'ailleurs, les hommes ont tout
intérêt à maintenir leurs épouses, mères, soeurs et filles
dans un état de dépendance totale et de soumission à leur
volonté, car ils s'offrent ainsi une main-d'oeuvre gratuite
qui n'aura jamais le droit ni à l'émancipation ni à l'auto-
détermination.
La liste des brimades qui suit reflète une partie de la
dimension de l'oppression des femmes de la Somalie
socialiste et révolutionnaire :
— les femmes somaliennes doivent garder la tête
couverte d'un voile ou d'un foulard, afin de mas-
quer leur chevelure et de préserver les hommes de
toute tentation sexuelle ou érotique que la vue des
cheveux féminins pourrait provoquer chez eux ;
— la femme, en période de menstruation, ne doit pas
« souiller » les hommes, à savoir ne pas les saluer ni
leur préparer de repas, ni, bien sûr, avoir de rap-
ports sexuels ;
— la femme somalienne n'entre pas à la mosquée ; elle
pourrait y entrer en l'absence des hommes, mais
aucun horaire ne lui a été réservé ; bon prétexte
pour les cloîtrer à la maison ;
— les repas des hommes se prennent dans une autre
pièce que ceux des femmes ; ceux-ci sont servis en
premier, en vertu de l'adage : « Un homme doit
s'alimenter pour être fort. »
J'ajoute que les musulmans se plaisent à souligner que
c'est « au nom d'un dieu clément et miséricordieux » qu'ils
agissent ainsi...
3.
Où le socialisme favorise
le commerce privé
123
couches de la population citadine, qui désormais ne jure
plus que par les thèses « libérales » : le déterminisme
sociologique, l'éloge de la différence, et l'individualisme
forcené empruntés à nos civilisations, mais sous-jacents
dans l'âme du Somalien traditionnel, gagnent du terrain
dans les mentalités. Les jeunes désoeuvrés qui hantent les
halls des grands hôtels de la capitale me font part de leur
rêve de devenir d'habiles business men ou d'obtenir un
jour un emploi dans les pays du Golfe. Ils dévoilent les
aspirations profondes d'une certaine jeunesse parisienne,
turinoise ou munichoise : posséder, acheter, dépenser,
sortir, briller.
Le commerce est assez florissant dans la capitale et
entretient toute une bourgeoisie qui parade dans le luxe
des grosses voitures et des somptueuses villas où trône la
vidéo fonctionnant grâce au groupe électrogène qui
tourne en permanence à l'extérieur. Mais il faut aussi se
rendre à la réalité et appréhender sans honte l'ampleur du
désastre économique et culturel somalien.
124
sources en devises se sont constituées grâce aux exporta-
tions de bétail vivant et à divers produits agricoles.
Par ailleurs une réelle politique a été entamée, avec
l'apprentissage de la nouvelle langue, mise au point en
1972, avec la création dans les villes et les villages d'écoles
et de collèges, renforcée par l'alphabétisation de masse
des nomades. Cet élan s'est concrétisé par un progrès
social avec la promulgation de la loi de la famille.
Un premier tournant a été amorcé en 1974 avec le
premier choc pétrolier, puis un autre dans les années
1980. C'est au cours de ces années que les courbes, alors
légèrement croissantes, se sont inversées définitivement.
C'est aussi à la même époque que la Somalie a commencé
à subir (dans une certaine mesure) le manque à gagner
causé par le départ des Soviétiques, mais surtout les
coups portés par le conflit somalo-éthiopien et l'afflux
soudain de réfugiés. La révolution a commencé à s'essouf-
fler et tout s'est dégradé peu à peu : le pays s'empêtrait
dans une crise énergétique liée au prix des produits
pétroliers, et l'administration sombrait dans l'inactivité.
Les ressources en devises chutaient pendant que l'appareil
productif local se détériorait. Il n'y a guère que le petit
commerce qui se portait bien.
125
C'est précisément entre Kilomètre 4 et Kilomètre 9, de
part et d'autre de l'avenue qui mène à Afgoye, que trône
l'image agressive de la réussite commerciale des commer-
çants de la ville mais aussi des expatriés les plus fortunés.
Le luxe des villas, la propreté des jardinets, le bleu pur des
piscines et la taille des voitures, ainsi que le ronron
continuel des climatiseurs, font de cette partie de la
capitale, une sorte de Neuilly ou de Beverly Hills Ce sont
d'ailleurs les Américains qui se sont regroupés ici, par
souci de proximité avec le Club américain, mais aussi par
sécurité en restant tout près du complexe abritant les
trois ou quatre marines chargés de la sécurité de l'ambas-
sade et des ressortissants yankees.
Kilomètre 7: Le golf-club abrite sur une énorme
superficie close de barbelés épais une piscine, un super-
marché, un parcours de golf, et l'école américaine. Facili-
tés réservées en priorité aux Américains mais où certains
Anglo-Saxons sont parfois bienvenus, et les Somaliens
rares. La plupart d'entre eux viennent ici trouver de
l'alcool à foison et recréer, lors de barbecue-parties, une
sorte d'Alabama mythique qui leur fait tellement défaut,
en Somalie ou ailleurs.
Cette présence américaine synonyme de luxe et
d'abondance a donc attiré d'autres habitants dans ce
quartier, et le nombre de villas témoigne de cette frénésie.
De même certains dirigeants somaliens ont-ils aussi
émigré ici, s'entourant de hauts murs et d'immenses
portails. Auraient-ils quelque chose à dissimuler ?
La « franca valuta »
Oui, le commerçant somalien est riche. Pour peu qu'il
fasse de l'import, les richesses s'accroissent rapidement
grâce à une législation inédite : la « franca valuta ». Il s'agit
de la tolérance de la part des autorités d'un trafic de
devises et de biens de consommation.
126
Les importations étant facturées en dollars et le pays
n'en possédant pas, le commerçant peut, en fournissant
de la monnaie somalienne aux expatriés, exiger en
contre-partie un remboursement avantageux mais en
dollars sur un compte en Italie, en Suisse ou en Arabie
saoudite. Ainsi, au lieu de quatre-vingt-cinq shillings pour
un dollar à la banque, on vous en propose cent et plus
chez les commerçants. Ceux-ci peuvent désormais acheter
des biens à l'étranger et les expédier en Somalie où ils
seront revendus au prix fort. Ce système est aussi possible
avec les Somaliens expatriés dans les pays du Golfe
(200 000 environ) qui ne veulent pas rapatrier leurs
économies en raison du bas taux de change officiel.
Mais ces échanges favorisent la corruption, et provo-
quent d'une certaine façon la disparition des industries de
transformation somaliennes qui n'arrivent pas à lutter
contre l'attrait suscité par les produits importés. Ainsi en
vient on à préférer le sucre en poudre blanc français au
-
Un désastre culturel
127
En effet il est plus que courant qu'une famille de la
petite bourgeoisie possède un magnétoscope, dont le prix
atteint plus de 10 000 F au marché noir. Ainsi a-t-on noté
en quelques années l'apparition de magasins de location
de cassettes dont le nombre dépasse aujourd'hui la
centaine, soit une boutique pour dix mille habitants ; alors
qu'on compte trois librairies pour un million d'habitants !
Et encore, dans celles-ci sont disponibles de rares numé-
ros de Times, de Newsweek ou du Corriere della sera, tous
périmés. Aucun livre n'est en vente pour la simple raison
que la production d'ouvrages somaliens, prise en main
par la coopération allemande, est loin d'être efficiente. A
part les livres scolaires de qualité médiocre et les formu-
laires administratifs qui engorgent la production, rien
d'intéressant ne sort de l'imprimerie nationale. Les nou-
velles locales, tirées de communiqués de la Sonna (Agence
de presse somalienne), sont développées :
— dans un hebdomadaire en anglais : Heegan ;
— dans un quotidien en somali : Xiddidka Oktoobar
(Etoile d'octobre);
— à la radio : émissions en somali, mais aussi en
swahili et une demi-heure quotidienne en français ;
— à la télévision qui, installée grâce à des fonds
koweitiens, programme les discours du chef de l'Etat, des
leçons d'arabe et de religion, sur fond de musique tradi-
tionnelle.
L'information subit l'acharnement de l'ogre étatique
qui l'utilise pour sa propagande (comme ailleurs) et, par
conséquent, la plus grande place est accordée à la politi-
que nationale, à l'exaltation des sentiments nationaux
(poésie, théâtre, chansons sont décrétés révolutionnaires),
et à la mise en valeur des activités du président et de son
entourage, ce qui entraîne un ostracisme absolu de tout
autre apport : pas de musique étrangère, pas d'informa-
tions internationales dignes de ce nom. Cette utilisation
abusive des medias par l'Etat conduit la population à
128
chercher ailleurs (à l'étranger) ce que l'on ne peut lui
donner en Somalie, d'où une nouvelle forme de dépen-
dance culturelle. Ainsi, la radio nationale ne communique
aucune dépêche des agences étrangères (U.P.I., A.F.P.,
Reuter, A.P.), ni des agences officielles (sinon parfois
l'Agence lybienne) ; cela nuit considérablement au désen-
clavement culturel et, par conséquent, tous les posses-
seurs de radio se débrouillent pour capter les fréquences
étrangères.
Voilà comment les communiqués de la Voix de l'Amé-
rique deviennent paroles d'Evangile. Un comble dans un
pays musulman. La communauté intellectuelle s'articule
autour des universités (droit, langues, éducation, biologie,
médecine...), sans oublier l'Ecole d'administration (SIDAM)
et les écoles militaires. Les étudiants en manque d'infor-
mation captent la BBC principalement, mais aussi RFI et
VOA (Voice of America), et viennent s'arracher au Centre
culturel français les numéros de Jeune Afrique, du Monde
diplomatique et de Paris Match. Les maigres contacts
-
129
parties où, rassemblés autour de l'engin, on ingurgite à la
suite des cassettes de tout et de n'importe quoi : principa-
lement des variétés d'origine indienne ou égyptienne qui,
rassemblant tous les clichés et les phantasmes dont la
jeunesse est friande — violence, amour, musique et même
religion —, remportent un succès fulgurant dans les
familles.
Le rêve à bon marché et les plaisirs d'intérieur se
trouvent malheureusement être un outil d'acculturation
dans un pays qui repose sur l'existence de cultures
internes ancestrales, et paradoxalement se laisse submer-
ger, bien qu'il s'en défende, par des apports superficiels
qui déclenchent l'apparition de mythes et de héros sans
intérêt. Malheureusement, ceux-ci s'appellent Michael
Jackson et Lionel Richie qui, eux, fleurent bon les
Etats-Unis et la gomina. Cette considérable attirance pour
l'écran dans un pays dépourvu d'images a gagné tous les
milieux sociaux grâce à un judicieux marché. Il n'est pas
rare que le possesseur de magnétoscope propose à ses
voisins la diffusion de films chez lui en échange de
quelques shillings qui, multipliés, lui permettent de louer
d'autres cassettes. En 1984 sont apparus les premiers
téléviseurs dans certaines gargotes à thé, jusque-là consi-
dérées comme uniques points de rencontre et de discus-
sion pour les hommes. Désormais, même les quartiers les
plus reculés en bordure du bush voient l'apparition de
vidéos, tout au moins là où l'électricité est distribuée ! Et
la rumeur d'affirmer que les cassettes de porno s'échan-
gent sous le manteau à des prix prohibitifs. Ce qui est
certain, c'est que dans les milieux d'expatriés isolés, on
n'hésite pas à enregistrer, grâce à des vidéos portables, le
pâle déshabillé de femmes recrutées dans les lieux de nuit
de la capitale. La police et le bureau de la censure sont sur
les dents.
Face à ce raz de marée, le cinéma résiste bien pour des
raisons toutes simples : son prix d'environ sept shillings,
130
mais aussi l'ambiance. Celle-ci est créée par l'écran qui
nous renvoie de superbes images sous-titrées en arabe et
en anglais. Le fait que les salles de cinéma n'aient pas de
toit accentue le charme, et la nuit étoilée est beaucoup
plus fascinante que celle du Grand Rex par exemple. La
séance dure deux heures ou plus, et ce qui est frappant,
c'est le va-et-vient continuel dans les travées des specta-
teurs et des jeunes vendeurs de sucreries et de cigarettes
à l'unité. Un chewing-gum coûte un shilling, une cigarette,
cinq ou dix shillings selon la marque et le minuscule
paquet d'arachide, deux shillings. Un véritable plaisir. Ce
ballet incessant, ponctué par les cris et les sifflements du
public qui participe activement au scénario, constitue le
véritable spectacle. Et l'on observe çà et là dans l'obscu-
rité des bagarres rageuses, des amours naissants, ou
encore l'activité fébrile d'une mère occupée par sa progé-
niture excitée. Le spectacle est tous publics.
Le programme est invarié à cause du prix élevé de
location des copies. On préfère donc la production in-
dienne qui envahit aujourd'hui l'océan Indien et même
au-delà. Cependant le cinéma Ecuador se souvient avoir
programmé Lacombe Lucien en version italienne. Cet
attrait pour le cinéma indien s'explique par le faible coût
de sa production mais aussi par la fascination qu'il
provoque. Les scénarios, tous identiques, promettent de
belles images colorées et vives, qui reprennent les thèmes
du cinéma classique. Et la barrière des langues n'est pas
un obstacle, puisque le scénario est tellement caricatural
et les acteurs tellement typés, qu'on comprend toujours
qui est le bon, qui est le méchant, et que ce dernier
envisage de nuire au premier. Tout cela épicé de Hare
Krishna, sur fond de musique funk.
En fait, le cinéma est l'une des seules et uniques
distractions collectives urbaines, et cette activité se trouve
relayée par les centres culturels italien, américain, égyp-
tien, français ou pakistanais qui diffusent leur production
131
nationale. De plus, tous les deux ans, se tient MOGPAFIS,
le Festival du film panafricain, petit frère de celui de
Ouagadougou et de Carthage, qui réunit quelques rares
cinéastes africains pour des cérémonies trop officielles et
de vagues promesses. Notons tout de même une produc-
tion somalo-indienne, et un scénario relatant l'histoire de
la colonisation anglaise vue par le colonisé : film tourné
dans le Nord somalien sous autorité technique indienne.
L'autre distraction collective favorite du Somalien,
c'est le football, sport national par excellence qui réunit
25 000 personnes dans le stade chinois.
132
militaire afin d'animer l'avant-match. Les différentes
rencontres auxquelles j'ai assisté se sont toujours mal
terminées : bagarres dans les tribunes et sur le terrain. J'ai
même vu un soldat tenir en joue au bout de son fusil un
entraîneur qui venait d'assommer un joueur somalien. Un
sport viril, dangereux même !
Le spectacle se poursuit après la rencontre, mais à
l'extérieur. En effet, à la fin du match, vers 18 heures,
chacun doit regagner son quartier par ses propres
moyens. Les plus chanceux ont une voiture personnelle,
ou affrètent un taxi, les autres empruntent les transports
en commun : pick-up ou minibus Toyota, qui se trouvent
rapidement être en surcharge étant donné le nombre de
candidats au transport. Une lutte acharnée s'engage dès le
coup de sifflet final, par des cavalcades effrénées dans les
tribunes et les rues avoisinantes, afin d'évacuer au plus
vite et s'engouffrer dans les machines stationnées au-
dehors. L'aspect extérieur, l'axe des roues et l'état des
pneus pourraient faire hésiter tout étranger, mais ici une
Toyota charge jusqu'à vingt passagers dont certains
s'accrochent au bastingage, tant et si bien que les roues
avant du véhicule ont bien du mal à toucher le sol et
rendent ces engins hyper-dangereux il leur est impossi-
ble de s'arrêter à temps, étant donné qu'ils font la course.
C'est un violent coup de pied dans la carrosserie qui
signale au chauffeur qu'un passager désire descendre.
133
scolarité de la part des jeunes qui se rendent compte
qu'un maigre et hypothétique diplôme ne leur servira à
rien. De plus, l'enseignement élémentaire souffre aujour-
d'hui d'un cruel défaut d'enseignants qui autrefois
croyaient encore à un idéal révolutionnaire, et qui, en-
voyés de force auprès des populations, avaient réussi à
alphabétiser 70 % de la population, ce qui est considérable
au lendemain d'un moyen âge culturel imposé par les
autorités coloniales. Une classe compte en 1987 plus de
quarante, voire cinquante élèves turbulents et joueurs,
pour un salaire mensuel de huit cents shillings, soit
l'équivalent de dix paquets de cigarettes. On comprend
mieux les enseignants.
Depuis peu, l'illettrisme réapparaît en force, notam-
ment chez les plus jeunes, ce qui promet de sérieux
problèmes d'ici quelques années. Même l'Université na-
tionale n'échappe pas à la règle, et les étudiants qui en
sortent avec un diplôme auront bien du mal à faire leurs
preuves dans une jungle régie par les lois du marché, de
la corruption et du népotisme. A Mogadiscio, tout écolier,
tout lycéen exerce une petite activité salariée, en général
exténuante et peu gratifiante. Les étudiants de l'Université
nationale subsistent grâce aux bourses ou aux parents.
Les autres enfants traînent les rues, lâchés par une
révolution qui a cru à sa force mais l'a gâchée en ne
sachant pas rester intègre en côtoyant le pouvoir. Dans la
réalité de 1987, professeurs et élèves s'accrochent coura-
geusement à de maigres espoirs d'ascension sociale, en
bachotant des cours vides de sens, à la lumière des lampes
à pétrole.
Face à ce retour en arrière, l'illusoire réussite écono-
mique du commerce urbain constitue l'une des vitrines à
laquelle le socialisme somalien est parvenu : un renfor-
cement de l'idée que l'enrichissement individuel est
source de bonheur.
Conclusion
135
sont dictées que par la vénalité des dirigeants actuels.
Croire que l'on puisse les rééduquer serait par ailleurs
une utopie.
Il faut d'abord permettre à ces gens de s'instruire, les
rendre capables de réfléchir et agir sur la situation
actuelle en s'orientant vers l'accession à l'autosuffisance
et à l'indépendance économique et culturelle, et qu'ils
définissent eux-mêmes leurs besoins. Ces objectifs ne sont
pas pour l'instant des priorités en Somalie. Ils le devien-
dront peut-être par la force des choses et à la fin du règne
Siyad Barre. Mais la structure ethnique est telle que l'on
peut penser que les prochains dirigeants reproduiront un
système identique au précédent.
Le pouvoir et le sacré
136
poliser un au-delà qui ajoute son poids déjà écrasant
de l'ici-bas. »
De plus, à mon sens, il y a incompatibilité totale entre
une société remise à Dieu (traduction de « musulmane »)
et une autre, laïque, où l'Etat ou, mieux encore, les
peuples peuvent définir clairement leurs besoins et résou-
dre leurs problèmes de société. Ce ne sont ni les pseudo-
vertus de l'avènement d'une démocratie, ni moins encore
la renaissance d'un tout-Etat qui feront sauter cette
pesante chape. En revanche, concevoir des mouvements
de rébellion populaire, à la manière de ceux qui réveillent
de temps à autre la vieille Europe, me semble relever de
l'irréalisme pour ce pays, tant que la prééminence des
multiples pouvoirs et traditions qui cloisonnent la société
somalienne ne sera pas contestée.
Et si l'homme voulait enfin s'opposer au sacré, qu'il
cesse de le faire avec sa raison, car, à chaque fois, il
reproduit les excès de ce à quoi il s'était opposé.
Table des matières
PREMIÈRE PARTIE
139
3. Entre Shebelle et Jubba
Balcaad — La rouille et la vase font leur travail —
Afgoye sur le Pô — Le Bureau de la banane — Vers
un développement autocentré — Où est passée l'Afri-
que ? — Une Albanie africaine 43
5. Hargeysa
Des banquettes de vieux Dakota — Une tradition plus
que millénaire — Istaqfurow, ou comment soigner
l'hystérie — La Somalie galbeed — Un pays sans
opposition — Les Frères musulmans — Un centre
d'agitation — Défoncés à la colle 59
6. La canonnière
L'enveloppe des Somali-Airlines — Un fait de société
— Hassan — Retourner vers les Russes — Des liens
avec l'apartheid — Les relations avec le monde arabe
—La recherche d'une identité — La lutte anti-impé-
rialiste et les relations avec l'Allemagne fédérale —
Une identité politique 75
DEUXIÈME PARTIE
2. La femme somalienne
Canaab — La loi de la famille — La femme et le
Coran — Masquer les cris de douleur — Une tentative
de libération ? — La thèse officielle 111
140
3. Où le socialisme favorise le commerce privé
Une révolution essoufflée — Le commerce : vitrine
tapageuse du socialisme somalien — La « franca
valuta » — Un désastre culturel — La vidéo, outil
d'acculturation — Mieux qu'au Chili — Une catastro-
phe éducative 123
Conclusion
Définir leurs besoins — Le pouvoir et le sacré 135
Achevé d'imprimer
sur les presses de
l'Imprimerie Graphique de l'Ouest
Le Poiré-sur-Vie (Vendée)
N° d'imprimeur : 8076
Dépôt légal : Mai 1988